POSTFACE

À MADAME GEORGE SAND


Ce petit roman parut, Madame, sous votre patronage : le nom magique inscrit en tête lui servit de sauvegarde. J’avais besoin d’une pareille égide pour oser toucher à l’une des questions les plus émouvantes et les plus complexes qui aient préoccupé les esprits généreux de notre époque. La compassion, l’équité même ont inspiré d’éloquents plaidoyers en faveur de l’être malheureux rivé à une chaîne qui lui est odieuse, ou condamné par la faute d’un autre à l’éternel isolement. On a démontré que l’indissolubilité d’un mariage mal assorti pouvait devenir la cause déplorable de douleurs sans bornes, parfois de désordres et de crimes. Mais ce problème du divorce présente bien des aspects opposés ; quelques-uns font hésiter encore la conscience et le sentiment. Après tout ce qui a été dit pour et contre, il reste à juger par exemple, si les aspirations très-naturelles de l’homme et de la femme au bonheur d’une nouvelle union, ne doivent pas être étouffées chez le père et la mère, par le plus impérieux de tous les devoirs, si nous avons le droit de vivre pour nous-mêmes lorsque ce dépôt redoutable et sacré, un enfant, a été remis entre nos mains. Quant à moi, je crois que les plus chauds partisans du divorce ne peuvent rien répondre de péremptoire aux arguments que l’enfant apporte avec lui dans le monde, qui naissent du fait même de son existence, et je m’adresse à votre cœur maternel pour excuser mon raisonnement s’il vous parait défectueux. Vainement la seconde épouse fera-t-elle de nobles efforts pour remplacer la mère ; elle s’est rendue coupable en supplantant celle-ci, fût-elle indigne, d’une usurpation dont le châtiment est certain. Mon héroïne glisse sur la pente fatale où l’a engagée son imprudence, jusqu’à l’acte qu’une âme telle que la sienne doit réprouver le plus et que tous les moralistes flétrissent avec raison comme une inexpiable révolte contre le Créateur et un vol fait au genre humain. On m’assure que ce dénoûment a été blâmé ; il parait que j’écrivais sans le vouloir une apologie du suicide, tandis que je croyais faire le procès du divorce, dans le cas où des enfants existent. Je ne conçois pas bien cette méprise de plusieurs de mes lecteurs ; mais vous l’avez expliquée, Madame, en écrivant naguère que lorsqu’un livre ne prouvait pas clairement, uniquement et sans réplique ce qu’il voulait prouver, c’était la faute du livre, non pas toujours celle de l’auteur : « Ce qu’il y a de plus difficile au monde, c’est de dire ce qu’on veut dire et de faire ce qu’on veut faire. » Voilà vos propres paroles, et leur justesse se trouve démontrée de nouveau. Je n’ai certes jamais songé à excuser le suicide, mais il m’apparaissait cette fois comme la conséquence épouvantablement logique d’une première faute. Pour moi, en effet, le crime ne date pas de l’heure même où Elsbeth se donne la mort, il remonte au jour où elle a dérangé l’ordre des choses voulues par Dieu en prenant la place d’une mère, vivante encore, auprès de sa fille abusée. Cette présomption, toute mêlée qu’elle ait pu l’être de magnanimité, est punie par le remords et la terreur qui tout à coup en présence du mal qu’elle a fait, s’emparent d’Elsbeth, comme jadis les Furies de leur victime, et l’égarent au point de lui faire détruire volontairement une vie qui ne peut être désormais que funeste à ceux qu’elle aime. Il faut sinon dans la réalité, qui comporte les demi-mesures et les demi-solutions, du moins dans le roman, dont le sujet doit être conduit à ses conclusions extrêmes, il faut qu’Elsbeth meure, puisqu’elle a épousé Waldheim. Les deux événements : ce mariage, cette mort, ne sont qu’une même faute inspirée par le dévouement sans doute, mais néanmoins injustifiable.

On m’a demandé pourquoi je n’avais pas, de préférence, sacrifié Waldheim lui-même. Parce que Waldheim est un égoïste, et qu’il est avéré que les égoïstes se tirent toujours fort bien des situations inextricables où ils entraînent autrui. D’ailleurs il arrive rarement que le plus coupable soit chargé de l’expiation.

Certaines susceptibilités patriotiques se sont soulevées contre le cadre que je prête à mon récit ; mais lorsque j’écrivais les pages qui ont été mises à vos pieds, en signe d’admiration, de confiance et de respect, l’Allemagne n’était pas encore prussifiée. Il n’y avait point de honte à l’aimer. Ma première pensée fut, après la guerre, de supprimer cette étude de mœurs et de caractères qui ne pouvaient être désormais sympathiques à des lecteurs français ; puis j’ai pensé qu’ils offriraient d’autant plus d’intérêt au contraire que le teutonisme allait les effacer pour jamais, faisant ainsi autant de mal à « la grande patrie, » qu’il en a pu faire à notre pauvre France. Si je me suis trompée, je veux du moins que personne ne doute des intentions droites qu’a pu trahir, comme il arrive trop souvent, une plume mal habile.