XVI


Sur la rive du lac qui borne d’un côté les terres de Rosenthal, Karl avait fait construire un petit embarcadère rustique où était amarré un canot qu’il aimait à diriger lui-même et où Elsbeth et Betsey, toutes deux nageuses intrépides, avaient coutume de s’apprêter pour le bain, à la fin des chaudes journées d’été. Quatre piliers de bois plantés dans l’eau soutenaient une sorte de pavillon muni d’échelles, et c’était plaisir de briser, en plongeant de si haut, ce miroir d’azur. Un bain qu’eût choisi Diane, frais, ombreux, garanti contre les regards profanes par un rideau de saules et de peupliers, bordé d’une marge étroite de fin gazon et à distance prudente de toute végétation aquatique, de sorte que l’on voyait de loin briller les soyeux panaches des roseaux et les nymphéas couleur de nacre se balancer endormis au soleil, sans courir le risque de leurs perfides enlacements. Elsbeth alla se baigner à l’heure ordinaire, après avoir donné quelques ordres chez elle, et fait tout haut ses projets pour le lendemain. Elle resta longtemps assise sur l’herbe épaisse et embaumée, regardant à travers les petites vagues rayées de lumière, branches, mousses et buissons S’enlacer de haut en bas dans un curieux désordre de végétation vierge. Le bleu du lac se renforçait si violemment du bleu du ciel qu’elle pouvait se demander où était le ciel, où était le lac, si le paysage renversé sous cette nappe vive n’était qu’un reflet, si la naïade qui l’appelait tout bas comme jadis elle appela le Pêcheur, lui faisait de menteuses promesses. Le vertige de l’eau la maîtrisait. Avec effort elle leva ses yeux fascinés vers les riches pâturages suspendus aux flancs des montagnes qui enserrent de toutes parts ce réservoir limpide, vers les toits rouges des scieries, les gradins polis des ardoisières, les hameaux blottis çà et là dans un pli cultivé, où les moissons mûres attendaient la faucille. Ce tintement argentin qui semble faire partie de l’air même du Hartz, frappa son oreille engourdie. Tout cela était pur, triste, austère, d’une poésie un peu froide, comparable à celle des idylles de Gessner, et l’âme d’Elsbeth hésita. De toutes les églises lointaines dont les clochers lui apparaissaient dans le feuillage, partait une voix, celle du pasteur Mansfeld : « L’éternité, y songes-tu ? As-tu songé à ton salut ?… au châtiment, au malheur sans fin ?…

— Soit ! dit-elle en joignant les mains, soit !… en échange de leur bonheur en ce monde.

Et, sans se donner le temps de penser davantage, elle descendit rapidement vers le lac. Quelques minutes elle s’ébattit à la surface, sa longue chevelure flottant derrière elle comme un linceul d’or ; puis elle fixa ses yeux sur le soleil couchant dont la pourpre pâlissait à l’horizon, et se laissa glisser dans l’infini.

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Un étourdissement, une faiblesse, une contraction de muscles, le contact fortuit d’une racine, et l’événement qui transforme en cadavre un corps jeune et actif est expliqué. Ce qui restait d’Elsbeth fut retrouvé sur un point du lac réputé dangereux et où était survenue déjà plus d’une catastrophe. On la savait atteinte d’une maladie du cœur. Il n’en fallait pas davantage pour couper court aux soupçons qui n’eussent pu s’arrêter d’ailleurs sur une personne du caractère de Mme de Waldheim. Ce fut à Goslar une sorte de deuil public, tant elle était chérie et vénérée. On s’associa profondément à la douleur très-sincère de Karl, qui ne fit du reste qu’une courte apparition dans le pays pour rendre les derniers devoirs à sa femme. Rosenthal lui était devenu odieux. Il se hâta de le mettre en vente et alla vivre à l’étranger. La mort d’Elsbeth lui est restée un sujet de mélancolie permanente, qui a chassé et remplacé la mélancolie du souvenir de Dora. Le fait est qu’il a depuis longtemps atteint cette phase de désillusion où l’on cherche des prétextes pour ne plus jouir, ne plus croire, ne plus espérer. On a vu le mal de près ; une déplorable expérience a émoussé tous les ressorts de l’esprit et du cœur ; tout rebute, tout ennuie, et l’on se croit grand philosophe parce qu’on est fatigué jusqu’à l’impuissance. Certaines organisations généreuses n’arrivent jamais à cette extrémité, quelles que soient les tourmentes qu’elles traversent, — demandez à George Mansfeld qui prêche maintenant l’évangile aux sauvages, s’il s’est jamais découragé ! — d’autres, et elles sont en grand nombre à notre époque, succombent dès la première épreuve. Parfois il leur revient une trompeuse velléité de jeunesse, comme telle qui un soir, sous les lilas en fleur, fit tomber pour la seconde fois Karl aux pieds d’Elsbeth, avec le vague désir de reprendre un roman inachevé. Malheur aux romans que l’on rouvre à l’âge du scepticisme, après les avoir commencés à l’âge des émotions faciles et des naïfs enthousiasmes ! Malheur aux âmes dévouées qui se trouvent sur le chemin de ces jeunes vieillards ! Elles épuiseront en vain leur chaleur à réchauffer des âmes de glace, qui ne peuvent rien rendre parce qu’il ne leur reste que des regrets, et que le regret est stérile ! Quelque détaché qu’il se croie des biens de ce monde, M. de Waldheim ne l’est pas encore assez pour ne faire aucun cas de l’opulence et des satisfactions de vanité qu’elle comporte.

Il eut avec sa première femme une entrevue, une seule, relative à leur fille. Elsbeth se trompait lorsqu’elle s’imaginait qu’il fût impossible de rencontrer sans tressaillir ce qu’on avait une fois aimée. Rien ne devait mieux faire oublier à M. de Waldheim, Dora telle qu’elle avait pu être, que le spectacle de ce qu’elle était devenue. Chacun d’eux crut rencontrer le spectre de l’autre, et il ne fut question entre ces étrangers, qui avaient été des époux, que de Betsey. Karl permit, sous certaines conditions, qu’elles se revissent, et il faut dire que l’ex-comtesse de Waldheim chercha à se rendre digne de cette faveur ; sa conduite n’a donné prise depuis lors à aucun scandale. Est-elle absolument irréprochable au fond ? Qui le sait ?

L’amour exalté de Betsey, privé du double stimulant de la persécution et du fruit défendu, s’est calmé quelque peu depuis que, mariée elle-même, elle apprécie à leur valeur les devoirs et les fautes de la femme. Son père, qu’elle n’a jamais voulu quitter, le voyant veuf, reste en première ligne dans ses affections, avec le jeune attaché d’ambassade à qui elle a, encore presque enfant, accordé sa main. Cette petite main tenait une grosse dot, grâce à l’héritage des Sigfrid. Betsey est pleine d’égards pour sa mère et lui rend visite… le matin, ce qui passe inaperçu dans la grande ville qu’elle habite. Du reste, femme du monde exquise — sèche, coquette, polie et frivole comme il convient au rôle, vertueuse par orgueil autant que par sagesse. La pensée de la fin soudaine d’Elsbeth s’empare d’elle quelquefois avec la violence d’un remords, des lueurs indécises de l’affreuse vérité lui traversent l’esprit. Elle les repousse comme de mauvais rêves. La vie qu’elle s’est faite lui plaît, et il faut se garder d’y laisser entrer la réflexion, qui assombrit et gâte tout ; c’est son opinion du moins. Quoi que l’on puisse penser de cette vie à la fois très-élégante et très-vulgaire, il est certain qu’Elsbeth y serait de trop.