Ernest Flammarion (p. 213-256).


DANS LE CYCLONE

Vers le détroit de Behring. — Volcan sous-marin. — La confiance de mistress Elliot. — Bob Midy et le sauvetage du whisky. — L’agitation du docteur Petersen. — Aurore boréale. — Derniers tours de moteur. — Tragique décision. — Un lest humain. — Dernier effort, dernier sacrifice. — Par-dessus les monts Franklin.

Rejoint par le cyclone, le Patrie n’était plus maintenant qu’un atome emporté dans l’espace.

Essayer de mettre les hélices en mouvement, pour lui tenir tête, ou seulement pour obliquer dans une autre direction que celle de l’ouragan lui-même, eût été une imprudence inutile.

Quand Georges Durtal eut constaté que l’aérostat se maintenait à une altitude moyenne de 400 mètres, la carte fut étalée et la boussole consultée : la direction suivie faisait avec l’aiguille aimantée un angle de 112 à 115°.

Trois degrés, c’était la seule approximation possible avec le compas du bord, et le docteur, en la constatant, ne put s’empêcher d’émettre un regret attendri pour son instrument :

— Ah ! s’il était là !…

L’indication de la boussole était cependant suffisante pour apprendre aux passagers du Patrie vers quelles régions ils étaient entraînés.

Le ballon allait droit au groupe d’îles qui porte le nom d’Archipel de la Nouvelle-Sibérie et parmi lesquelles les îles Bennett et de Long rappellent le promoteur et le commandant de la célèbre exploration de la Jeannette.

Au delà, c’était la mer Nordenskjold et les côtes sibériennes.

Du Pôle à l’île Henriette, la plus septentrionale de l’Archipel de la Nouvelle-Sibérie, on comptait 4.500 kilomètres. C’était une des terres les plus éloignées de celles qui entourent le Pôle, du moins des terres connues, car peu d’explorateurs ont abordé le problème polaire par la voie du détroit de Behring, et il pouvait exister dans cette région une île plus grande que la France sans que les géographes s’en doutassent.

Le premier sentiment des naufragés de l’air fut donc de considérer avec anxiété l’immense étendue qui les séparait des terres habitées vers lesquelles ils étaient poussés et de regretter que le vent ne les ramenait pas d’où ils étaient partis.

Regrets superflus d’ailleurs et où ils ne s’attardèrent point, car tous étaient maintenant familiarisés avec le danger. D’avoir échappé à l’écrasement contre la falaise, d’avoir trouvé dans cet approvisionnement d’hydrogène légué par Andrée le moyen de repartir contre toute attente, d’être emportés enfin à une vitesse fantastique loin de ce lieu funèbre où ils avaient bien cru rester, de cet ensemble de contingences extraordinaires enfin, ils n’étaient pas loin de conclure comme mistress Elliot à une intervention providentielle.

L’esprit à tendances scientifiques de Georges Durtal ne se serait pas accommode de cette explication, si l’amour de Christiane n’avait transformé en lui bien des choses ; mais l’empire de la jeune fille sur son âme très neuve était plus fort qu’il ne le soupçonnait lui-même.

En somme, il n’était allé au Pôle que dans son sillage : elle avait été la véritable instigatrice de l’expédition, et puisque la conviction du superstitieux Américain au sujet de la jeune Française semblait se vérifier, puisqu’elle paraissait bien être le porte-bonheur du Patrie, pourquoi n’accepterait-il pas lui-même cette version qui s’accordait si bien avec son amour sans cesse grandissant ?

De cet état d’esprit des passagers du ballon résulta vite une sorte de quiétude générale qui tenait à la fois du fatalisme des uns, de la confiance religieuse des autres, et qui, le premier moment d’angoisse passé, se manifesta par des questions de toutes sortes.

— Quelle peut être la vitesse de cet ouragan ? demanda l’Américain. Je ne sais si c’est une illusion d’optique, mais la terre me parait filer de plus en plus vite : nous devons aller à 23 mètres à la seconde, au moins… Qu’en dites-vous, commandant ?

— En termes d’aérostation, un vent de 25 mètres n’est qu’un vent violent, répondit le jeune homme : à cette allure, on ne fait que du 90 à l’heure. Un vent est dit « de tempête » quand sa vitesse va de 25 à 30 mètres à la seconde, et dans ce cas, il fait au maximum 108 à 110 kilomètres à l’heure. C’est dans un courant de cette nature que nous avons dû franchir la mer du Nord, Mlle de Soignes et moi. Enfin, il y a des vents plus violents encore…

— Faisant plus de 110 kilomètres à l’heure ? s’exclama l’Américain.

— Arrivant à 150. Ce sont les vents dits « d’ouragan ». Ceux-là marchent à raison de 41 à 42 mètres à la seconde ; or, il me semble bien que nous sommes plutôt dans un vent « d’ouragan » que dans un vent de « tempête ».

— Ainsi nous pourrions franchir les 1.500 kilomètres qui nous séparent de la Sibérie en dix heures seulement ?

— Oui, si nous filions en ligne droite. Mais il est à remarquer que les vents du Pôle sont souvent animés de mouvements de giration autour de l’axe terrestre. Ainsi, les deux bouées laissées par Andrée et retrouvées en des lieux assez éloignés de son point de départ et de la direction originelle du courant qui l’emportait, prouvent qu’au début tout au moins, il fut plongé dans un courant giratoire le ramenant vers le Groenland. Il pourrait donc se faire qu’au lieu d’aller en ligne droite, nous fassions un demi-cercle qui nous ramènerait vers le Spitzberg.

— Ne nous leurrons pas d’un pareil espoir, dit le docteur. À une vitesse pareille, cet ouragan-là nous emporte en ligne droite.

Pourtant, deux heures après le départ, l’hypothèse de Georges Durtal se vérifiait et l’angle de l’aiguille aimantée atteignait 128 à 430 degrés ; la direction s’infléchissait donc vers le cap Tchéliouskine, le point le plus septentrional du continent sibérien.

Mais deux autres heures après, il n’était plus que de 96 degrés, et la direction correspondante était celle du détroit de Behring. Le trajet affectait donc la forme d’un S et il n’était plus possible de formuler la moindre hypothèse.

— À la grâce de Dieu ! conclut Christiane. C’est toujours là qu’il faut en revenir.

— Aidons-le de notre mieux en prenant des forces, ajouta mistress Elliot.

Et elle sortit de la cantine à vivres les conserves les plus appétissantes.

Tout le monde fit honneur à ce repas que la température rendait moins pénible que ceux du début, car le thermomètre ne marquait que — 12 degrés, et comme les naufragés de l’air étaient emportés dans le vent, ils ne souffraient plus du froid.

Aussi, les visages et les mains s’étaient découverts et, seul, Bob Midy avait conservé son apparence d’homme des bois. Le temps restait clair et le soleil, rouge, énorme et sans chaleur, roulait à l’horizon.

Il semblait que son globe fût tout proche et à la hauteur même de la nacelle, car, d’après les lois de la perspective, l’horizon s’élève avec l’aérostier et la banquise apparaissait, malgré la convexité terrestre, comme une immense assiette creuse.

Toute l’attention de Georges Durtal était concentrée sur le baromètre, car le problème du main- tien de l’aérostat à une altitude suffisante allait devenir de plus en plus ardu.

Étant donnés les heurts qu’avait subis l’enveloppe contre la paroi de la falaise, il était probable que, soit par perforation d’une aiguille de glace, soit par décollement de quelques fuseaux de soie, une ou plusieurs ouvertures laissaient maintenant échapper l’hydrogène.

L’officier avait été confirmé dans cette appréhension par une baisse d’altitude continue, commençant dès la deuxième heure.

Heureusement elle était lente, et l’officier y avait paré en continuant à infuser à l’aérostat, avec une lenteur égale, le contenu du tube qui se trouvait ajusté sur le manchon au moment du départ.

Il avait continué l’opération avec les deux autres en la faisant durer aussi longtemps que possible ; car il importait de n’avoir recours au jet du lest que quand on ne pourrait plus faire autrement.

Du lest proprement dit, d’ailleurs, il n’y en avait plus à bord.

Tous les sacs restants avaient été jetés au départ et tout ce qu’il faudrait désormais lancer par-dessus bord ne pourrait consister qu’en objets utiles.

Dans tous les cas, il fallait prévoir l’ordre dans lequel ces objets seraient sacrifiés et, après entente avec ses compagnons, l’officier le détermina ainsi : les accumulateurs restants, une caisse de réserve d’effets, les appareils de télégraphie sans fil, les bidons d’essence, la boîte d’outils, les cordages, les trois guide-ropes, la tente, trois caisses de conserves et deux cantines à vivres.

En prévision de la perte des provisions et d’un naufrage sur la banquise, l’officier engagea donc ses compagnons à bourrer leurs poches de tout ce qui leur conviendrait, en choisissant surtout les aliments les plus réparateurs sous le plus faible volume, chocolat, jambon, fromage, à l’exclusion des liquides, dont on n’aurait jamais à se préoccuper, la neige étant là pour fournir aux naufragés l’eau de boisson nécessaire.

Dans le même ordre d’idées, deux objets furent mis de côté pour être réservés jusqu’à la dernière extrémité : d’abord un fusil avec ses cartouches, Pour se défendre contre les ours et chasser les Phoques, ensuite le fourneau à alcool pour fondre la glace.

Déjà familiarisé avec les détails de la vie d’explorateur en pays arctique par quelques raids exécutés en traîneau l’année précédente, sir Elliot fit choix lui-même d’un certain nombre de boîtes, qu’il répartit entre ses compagnons, et tira de la caisse d’effets des ceintures d’épaisse flanelle qui seraient nécessaires en cas de bivouac dans la neige.

Bob Midy avait entendu des recommandations faites par l’ « excellent maître » et les avait parfaitement comprises.

Ainsi donc, on allait être obligé de se séparer de ces bouteilles d’excellent whisky que l’adoucissement de la température avait en partie dégelées, qu’il avait amoureusement habillées de paille de riz et rangées lui-même dans un coin de la tente…

Cette idée lui fut insupportable et, dans son cerveau de nègre, germa aussitôt l’idée de sauver du naufrage tout ce qu’il pourrait absorber de sa liqueur favorite.

Profitant de l’inattention des deux femmes, occupées à la répartition des provisions, il se glissa dans le coin de la tente qui servait de cave, décacheta l’une des flasques au col allongé dans laquelle il lui semblait qu’on avait emporté un peu de soleil liquide et, dissimulé derrière les peaux de renne de la tente, il s’oublia dans une absorption continue de la réchauffante liqueur.

Maintenant, Georges Durtal, sans perdre de vue le baromètre, étudiait quelles étaient les parties de machine dont il était possible d’alléger la nacelle ; il ne trouva que les hélices et le réservoir d’essence situé au-dessous de la nacelle.

Encore est-il à remarquer que le déboulonnage de ces pièces exigerait un temps assez long, et que seuls Georges Durtal et Bob Midy pourraient l’exécuter, car il faudrait quitter la nacelle et prendre sous son plancher, au milieu des tubes de sustentation, une position assez risquée.

Christiane s’était assise près de son fiancée.

Elle ne lui parlait point, ne voulant plus, en distrayant son attention, provoquer d’accident, comme celui qui avait abouti à la « découverte » de l’île Petersen.

Elle avait repris sa sérénité, et maintenant, familiarisée avec les colères de l’atmosphère, elle regardait, sans émotion apparente, le chaos de glace qui passait sous ses pieds avec une vitesse de rapide. Toute heure gagnée les rapprochait de la vie civilisée, et s’ils sortaient sains et saufs de cette extraordinaire épreuve, quelle valeur plus tard aurait à leurs yeux le souvenir de ces heures-la !…

Quant à mistress Elliot, sa confiance avait repris le dessus.

Elle n’aimait pas les émotions violentes, mais elle avait dans la chance de son mari une foi invincible.

Sir James lui-même avait lini par partager la conviction de sa chère Cornelia et, penché sur la carte, il avait plutôt l’air de tracer l’itinéraire d’un voyage d’agrément que de subir la fantaisie de la tempête.

À côté d’eux, le docteur Petersen, que les plus émouvantes péripéties n’avaient pas réussi jusque- là à troubler dans sa quiétude scientifique, était le seul qui eût perdu le calme.

Peu de temps après l’apparition du volcan sous-marin, en effet, on l’avait vu tirer de sa poche son carnet de notes quotidiennes.

Il les avait relues, vérifiées, puis avait refait quelques calculs.

Soudain il s’était plongé dans un abîme de méditations qui se manifestaient tantôt par une véritable prostration, tantôt par une agitation fébrile.

À tout autre moment, l’expression soucieuse de sa physionomie eût frappé ses compagnons de voyage. Mais tous les regards étaient fixés au loin, soudant l’horizon, et nul ne l’interrogea.

Était-ce la perte de son cher instrument, abandonné avant vérification des observations déjà faites ?

Était-ce le regret de n’avoir pu mener à bien la visée suprême dont il attendait l’immortalité scientifique, ou bien encore l’impuissance où il était désormais de noter les différentes étapes du retour ?

Son agitation devint telle que, dans une visée faite à l’aide du sextant, il laissa échapper l’appareil, qui disparut, petit point noir sur la neige.

Quelle que fût l’infériorité de ses précisions, comparées à celles que donnait le théodolite Petersen, le sextant n’en était pas moins le seul instrument capable d’indiquer aux naufragés de l’air en quel point de la planète ils se trouvaient, et l’Américain, témoin de la maladresse du savant, eut une exclamation de regret.

Mais le docteur ne sembla point l’entendre et il ne parut point que la perte du sextant eût de l’importance à ses yeux.

Un autre souci devait absorber toute l’activité de ses lobes cérébraux, car il se remit à crayonner sans se lasser équations et opérations, ne s’interrompant que pour tirer de sa houppelande et feuilleter nerveusement une table de logarithmes qui ne le quittait jamais.

Soudain, Bob Midy, derrière la paroi qui le dissimulait, s’écroula, dans une subite poussée d’ivresse. Sa chute s’entendit, parce qu’il heurta de la bouteille qu’il tenait le fourneau à alcool, et tout le monde se retourna.

On ne voyait plus de lui, dépassant le bord inférieur de la tente, que les mocassins fourrés qui le chaussaient et une main serrant énergiquement la flasque tentatrice.

Terrassé par le whisky trop généreusement absorbé, le noir serviteur s’était mis aussitôt à ronfler comme une sirène de paquebot.

Malgré la gravité de la situation, mistress Elliot eut, en le découvrant, une exclamation de dégoût.

Un juron de sir Elliot lui fit chorus.

— Tenez, dit-il aux deux Français, voici la créature pour laquelle, tout à l’heure, vous vous êtes pris, Mlle de Soignes et vous, d’une belle compassion. Reconnaissez maintenant qu’elle était excessive !…

— L’ivresse est le défaut commun à tous les nègres, paraît-il, dit Georges Durtal, et il faut avouer que c’est notre civilisation qui le leur a inoculé.

— C’est même ce qui prouve le mieux que ce nègre est une créature humaine, dit en riant la jeune fille, car les animaux ne s’enivrent point.

— Ça, un homme ? Non, mademoiselle, fit énergiquement le milliardaire. Si vous habitiez l’Amérique et si vous y voyiez cette race à l’œuvre, vous auriez des idées tout autres, j’en suis sûr. Pour moi, je ne fais pas de différence entre la brute affalée là et un phoque dormant au bord d’une crevasse.

Et, saisissant Bob par les pieds, il le traîna hors de la tente et le jeta inerte aux pieds du savant, dont les calculs logarithmiques n’en furent d’ailleurs aucunement troublés.

— Déjà huit heures que nous sommes partis, fit l’Américain… À la vitesse que vous indiquiez tout à l’heure, commandant, nous aurions déjà dépassé le 80e degré. C’est grand dommage que nous ne puissions plus faire le point…

— Si la mer libre est proche, il nous faudra, sans trop tarder, y découvrir une terre, dit l’officier du génie, car le ballon perd du gaz et j’ai épuisé, il y a une heure déjà, le dernier tube d’Andrée. Voyez, dans dix minutes, si nous ne nous délestions point, nous serions traînés sur la banquise sans pouvoir nous accrocher nulle part, n’ayant plus d’ancre…

Le délestage commença. Les accumulateurs restants furent jetés au dehors l’un après l’autre.

Peu après, la caisse d’outils suivit. Mais l’officier avait eu soin d’en retirer une hachette qu’il suspendit à sa ceinture, une lime qu’il mit dans sa poche et les outils nécessaires au déboulonnage du réservoir.

— Ne pouvez-vous pas user du procédé qui vous a si bien réussi pour enrayer notre chute près du Pôle ? hasarde Cornelia, qui, avec Christiane de Soignes, s’occupait à démonter la tente de peau et à la découper pour la jeter par morceaux, le moment venu.

— C’est vrai, appuya sir Elliot… Vos plans horizontaux ont fait merveille à ce moment-là…

— Parce que le ballon avait une vitesse propre. Mais là, nous n’avons que la vitesse du vent, et les ailerons d’avant, qui ont fait office de plan d’aviation, n’auraient pas plus d’action que n’en a le gouvernail d’une barque abandonnée au courant d’un fleuve.

— Et pourquoi ne nous donnerions-nous pas une vitesse propre ? interrogea l’Américain.

— En mettant la machine en mouvement ?

— Eh ! oui, pourquoi pas ?… Puisque vous êtes décidé à jeter l’essence et son réservoir, nous n’avons pas à l’économiser. Usons-en au contraire le plus possible, et nous nous délesterons ainsi au fur et à mesure de sa consommation, tout en augmentant notre vitesse.

L’idée était juste, bien qu’issue d’une proposition fausse de mistress Elliot, et Georges Durtal s’y rendit.

Le moteur déclenché et les hélices en mouvement, les passagers du Patrie s’aperçurent vite, au froid plus vif provoqué par le vent de la marche, qu’ils gagnaient ainsi une accélération de vitesse fort appréciable.

Une heure après, des taches noirâtres furent aperçues dans le sud-ouest, et sir Elliot invita le docteur à en fixer la position approximative, car toute cette partie de l’Océan glacial arctique était totalement inconnue.

Mais son invitation ne reçut qu’une réponse inintelligible ; le savant s’était remis, avec une nouvelle fièvre, à ses calculs…

— Vous avez donc fait une découverte, Petersen ?

Mais, d’un geste impérieux, le docteur pria qu’on le laissât à ses équations.

Une heure durant, par le jeu des ailerons horizontaux, Georges Durtal maintint le Patrie à une altitude variant de 3 à 500 mètres. Mais la fuite de l’hydrogène se faisait plus rapide et il fallut se décider à recourir de nouveau au délestage. La caisse d’effets fut lancée par-dessus bord. Après elle, on jeta un des guide-ropes, et l’anxiété de l’officier redoubla, car il sentait son gaz s’enfuir de plus en plus rapidement, comme si les déchirements de l’enveloppe s’agrandissaient.

La redoutable perspective d’un traînage sur la glace, à une pareille vitesse, lui fit prendre en main la corde de déchirure, afin d’être prêt à toute éventualité.

L’aspect de la mer de glace s’était modifié : ce n’était plus le chaos évoquant le vers du poète latin : « Rudis indigestaque moles » et dénotant les convulsions de plusieurs banquises lancées l’une contre l’autre, c’était de nouveau la steppe glacée aux plis ondulés, parsemée d’icebergs erratiques, et pendant une heure le Patrie courut à la surface de cette mer figée, maintenu à grand’peine à trois cents mètres d’altitude par le jet continu et méthodique des cordages, du projecteur électrique et des appareils de télégraphie sans fil.

D’autres îles, formant un archipel allongé comme celui des îles Aléoutiennes, défilèrent à l’horizon dans la direction de l’Est, mais la belle confiance de l’Américain et de sa compagne commençait à être ébranlée, en constatant la baisse continue et de plus en plus rapide de l’aérostat, et ils ne songèrent point à les repérer.

Le moment n’était plus loin où il ne resterait plus rien à jeter et où, peur éviter le traînage sur la banquise, il faudrait avoir recours à la corde de déchirure.

À quelle distance serait-on alors des côtes américaines ou sibériennes, et comment les atteindrait-on jamais ?

Le milliardaire énonça le premier l’inquiétude qui commençait à le tenailler :

— Mieux vaudrait peut-être nous arrêter ici, avec ce qui nous reste de provisions, commandant, que de les semer ainsi derrière nous et de nous retrouver sans vivres un peu plus avant.

Mais Georges Durtal protesta avec énergie : le Patrie seul pouvait sauver ses passagers en leur faisant franchir rapidement de vastes espaces ; s’arrêter, c’était se condamner à ramper à la surface de la banquise pendant des semaines et peut-être des mois…

Et pour aboutir où ?…

« Il fallait, coûte que coûte, pousser le plus loin possible » ! Et, après cette affirmation, formulée sur un ton d’autorité qui prévint toute nouvelle objection dans la bouche de sir James, le jeune officier jeta lui-même par-dessus hord une caisse de conserves.

— Si cette brute n’était pas dans un pareil état, gronda sir James en repoussant le corps de Bob d’un coup de pied, il pourrait aller travailler au déboulonnage partiel du réservoir d’essence.

— Non, sir James, c’est un travail que, seul, je vais pouvoir faire, pendant que vous surveillerez le baromètre.

— Vous allez quitter la nacelle, Georges ? demanda anxieusement Christiane.

— Il le faut… Et encore gagnerons-nous ainsi à peine une heure… Le ballon perd de plus en plus…

— Alors, ne vaudrait-il pas mieux s’arrêter, comme vous le proposait sir James, sans jeter nos vivres ?

— Mais une heure gagnée maintenant, c’est cinq ou six jours de marche plus tard, Christiane…et quelles marches !…

— Tenez… la-bas… N’est-ce pas une terre qu’on aperçoit ?

L’officier braque sa jumelle à l’avant. Une ligne noirâtre, d’aspect uniforme, barrait l’horizon. Déjà sir James l’avait aperçue et, après un instant d’observation, déclara :

— Ceci, c’est la mer libre, commandant… Si nous voulons nous arrêter, il n’est que temps !…

Tous les regards se portèrent vers Georges Durtal.

Lui seul pouvait savoir, pouvait dire si le Patrie était en état de se soutenir assez longtemps pour franchir les centaines de kilomètres de mer qui séparent la banquise du continent asiatique.

Malgré son énergie, l’officier eut un moment d’hésitation.

Il regarda la corde de déchirure qu’il tenait à la main et eut besoin de tendre tous les ressorts de sa volonté pour s’obliger à réfléchir.

N’était-ce pas l’arrêt de mort pour tous qu’il allait prononcer, en engageant l’aréostat sur l’Océan libre de glaces ? La chute en pleine mer, c’était l’engloutissement inévitable…

Mais d’un autre côté, vider le ballon, s’arrêter sur la banquise, au bord même de la mer libre, n’était-ce pas se condamner a une mort lente, inévitable elle aussi, sans espoir de gagner aucune terre ?…

N’était-il pas d’ailleurs à craindre que, dans les mouvements de désagrégation qui se produisaient incessamment sur les bords de cette banquise, ils ne fussent engloutis dans une crevasse ou emportés à la dérive sur un iceberg flottant ?…

Si Nansen et son compagnon Johansen avaient pu, dans cette même saison, regagner la terre François-Joseph, c’est qu’ils étaient munis de kayaks, ou canots de peaux, qui, montés sur traîneaux, leur permettaient de franchir les nappes d’eau, canaux et bras de mer rencontrés.

Les naufragés de l’air n’en avaient pas.

Quel navire viendrait jamais les recueillir dans cette partie de l’Océan glacial, la moins explorée de toutes par les navigateurs et les baleiniers ?…

Et quelles souffrances pour les deux femmes, dans ce bivouac improvisé au bord de cette mer déserte !…

La seule chance de salut consistait donc à profiter de cet ouragan qui les ramenait vers le monde civilisé a raison de 150 kilomètres à l’heure et qui, seul, pouvait leur faire franchir la barrière liquide des mers sibériennes.

Toutes ces réflexions avaient traversé le cerveau de Georges Durtal avec une incroyable rapidité. Une remarque de l’Américain suspendit un instant sa décision :

— Puisque votre nacelle est étanche, nous pourrions tenter la traversée avec elle… gagner une des îles de la Nouvelle-Sibérie…

Mais cette nacelle étanche était incapable de flotter ailleurs qu’en eau calme. Baser un sauvetage sur cette particularité était une illusion de plus, et Georges Durtal secoua la tête.

— Non, sir James… c’est impossible… Il faut continuer… Il le faut !

Et cherchant à affermir sa voix pour donner à ses compagnons une confiance qui commençait à l’abandonner :

— Nous pouvons nous soutenir quelque temps encore. Il faut passer. Au delà, c’est le continent… il ne peut plus être loin.

Son regard croisa celui de Christiane.

Elle lisait en lui : elle devinait l’effort prodigieux qui lui était nécessaire pour prendre cette redoutable responsabilité.

— Georges, murmura-t-elle, vous seul savez ce qui est possible… Que Dieu vous inspire !…

Maintenant, la ligne bleue de la mer libre s’était élargie ; cinq ou six milles à peine séparaient les naufragés de cet inconnu plein d’épouvante…

Fallait-il aller plus loin ?

L’instant était tragique.

L’Américain et sa femme s’étaient rapprochés de l’officier, lui parlant tous deux à la fois.

— Commandant, croyez-vous que ?…

Mais Georges Durtal ne les écoutait plus.

Il s’était penché. Sous la nacelle, la banquise courait toujours à la même vitesse, mais craquelée, fêlée, laissant sourdre, ici et là, des taches vertes qui semblaient des flaques de neige fondue et qui, en réalité, étaient des abîmes.

La descente encore possible était rendue des plus dangereuses par ces regards ouverts sur la mer profonde, car, si rapidement que le Patrie se vidât, quand son enveloppe serait éventrée, il pouvait être entraîné par la violence du vent vers l’un de ces gouffres et y semer ses passagers.

D’ailleurs, s’il échappait à ce danger, que serait demain ?…

Un dernier regard de sa fiancée décida le jeune homme. Il y lut la suprême confiance de Christiane en lui, et en lui seul ; il y puisa la force d’âme qui lui permettait de regarder, en face, ce nouveau péril.

Depuis qu’ils étaient partis tous deux dans le vent, le danger quotidien leur avait fait une cuirasse que l’amour avait trempée, et, ne craignant plus la mort pourvu qu’ils l’affrontassent ensemble, ils étaient mûrs pour toutes les épreuves.

Le regard de la vaillante jeune fille voulait dire :

— Soyez fort jusqu’au bout !

— En avant !… dit Georges Durtal en jetant pardessus bord le deuxième guide-rope.

Le Patrie franchit, à 600 mètres de hauteur, la frange aux découpures bleuâtres qui marquait la fin du glacier polaire. Moins d’une demi-heure après la banquise ne formait plus, à l’horizon, qu’une ligne imprécise qui, rapidement, se fondit dans des lointains de brume.

L’aérostat courait désormais entre le ciel et l’eau.

La mer était grosse, d’un bleu foncé, strié de franges mousseuses qui étaient des crêtes de vagues et des embruns glacés. Ballottés à sa surface, de nombreux floë ou glaçons dérivaient lentement vers l’ouest.

Quelques-uns formaient de véritables îles de plusieurs kilomètres carrés, et des légions de phoques s’y ébattaient, apparition rapide, aussitôt évanouie.

Puis, les icebergs se firent plus rares, et ce fut l’immensité désertique, monotone, incommensurable de l’Océan sans bornes.

Où allait-on ? Qu’y avait-il de l’autre côté ?

Le continent sibérien avec ses lagunes, ses plaines immenses, avec l’orungan des Toungouses ou la toundra des Samoyèdes ?

Où était-ce le continent américain avec le désert neigeux de ses Esquimaux, sa barrière de montagnes et le fouillis de ses archipels ?

Aucun des passagers n’aurait pu le dire, car, depuis plusieurs heures, ni Georges Durtal, ni l’Américain n’avaient consulté le compas. Le souci de ne pas toucher la banquise avait primé tous les autres. Ils n’avaient pas continué à tracer sur la carte les variations de l’aiguille aimantée et, quand ils songèrent à l’observer, ils trouvèrent un angle de 105 degrés qui semblait indiquer une translation constante vers la terre de Wrangel et le détroit de Behring.

— Je vais aller déboulonner le réservoir d’essence, dit Georges Durtal à l’américain. Veillez avec soin au baromètre, pendant cette opération qui peut être longue.

— Vous n’arrêtez pas la machine ?…

— Non, tout ce que nous pourrons faire vers le sud sera autant de gagné. Le moteur s’arrêtera de lui-même quand le réservoir tombera.

Le jeune officier mit dans la poche de son vêtement de cuir deux clefs anglaises, une pince à gaz, un tournevis, un marteau, un ciseau à froid, et enjambe le bordage, non sans provoquer chez Christiane une exclamation angoissée.

— Ne craignez rien, fit-il. Les tubes de sustentation offrent un appui solide, je suis là en sûreté autant que dans la nacelle.

Mais, presque aussitôt, il remonta.

— C’est folie, dit-il, de ne pas garder le réservoir jusqu’à la dernière extrémité… Grâce à la machine, nous faisons 50 kilomètres de plus à l’heure, et au besoin nous pourrons nous orienter sur une terre en vue… Il faut jeter les provisions avant de toucher à l’essence.

Il restait deux caisses de conserves. Boîte par boîte, l’œil sur le baromètre, l’Américain les vida, pendant que l’officier, monté à l’échelle de cordes qui aboutissait au ventilateur, démontait ce dernier organe.

Trois nouvelles heures furent ainsi gagnées. Tous, les regards étaient tendus vers l’horizon. Le continent ne pouvait plus être loin, car les récits des navigateurs concordent tous sur ce point que la banquise polaire s’étend beaucoup plus près des côtes américaines et asiatiques que des côtes d’Europe.

Les steamers allemands et norvégiens qui, chaque année, conduisent des touristes au Spitzberg et poussent au delà pour les faire jouir du spectacle de la banquise, ne la trouvent qu’à 81 et même 82 degrés de latitude.

Du côté du détroit de Behring, au contraire, Collinson la trouva au 73e degré, et Berry au 74e, et cette différence de latitude s’explique aisément par l’absence de courants chauds du côté du détroit de Behring, alors que le Gulf-Stream, jetant ses dernières ramifications vers le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble, y recule de 800 kilomètres la formation de la barrière de glace.

La largeur de la mer libre que franchissait l’aérostat devait donc être relativement faible, et Georges Durtal, la carte sous les yeux, se cramponnait à ce dernier espoir.

Un regard jeté sur le baromètre le rappela à la question capitale du lest.

Le Patrie baissait plus vite, et le dernier guide-rope fut sacrifié ; c’était le plus gros.

Puis ce fut le tour des provisions d’huile et de graisse nécessaires à la machine, et Georges Durtal, craignant d’avoir trop attendu, enjambe la balustrade pour descendre sous la nacelle, afin de donner suite à son projet de déboulonnage du réservoir.

— Que faudra-t-il jeter, si votre travail se prolonge ? lui demanda l’Américain, au moment où il allait disparaître.

Et il montra le fond de la nacelle, où rien ne restait plus de l’énorme matériel embarqué au Cap Nord.

— J’espère que vous n’aurez pas besoin de délester pendant ce temps, répondit Georges Durtal, car je vais ouvrir le robinet de vidange du réservoir… L’essence s’écoulera et nous délestera au fur et à mesure… Je ne lâcherai le réservoir lui-même qu’ensuite…

Il se remit au travail et une demi-heure se passa, pendant laquelle Christiane, penchée sur le bordage, ses cheveux agités au vent des hélices, appela sans se lasser :

— Georges ! parlez-moi…

— Je suis là, Christiane, n’ayez pas peur…

— Tenez-vous bien, je tremble que vous ne fassiez un faux mouvement, que vous ne tombiez…

— Soyez sans crainte…

— Si cela arrivait… je vous suivrais aussitôt…

— Christiane !…

— Georges, nous descendons !…

— Je vais avoir terminé…

Soudain, dans un grincement, les hélices, que le graisseur ne frictionnait plus, cessèrent de tourner, le moteur exhala une dernière plainte dans le tube d’échappement et tout mouvement cessa à bord du Patrie

La provision d’essence était épuisée.

Mais alors, n’ayant plus de mouvement propre, l’aérostat n’était plus soumis à l’action des ailerons horizontaux.

Il se mit donc à descendre rapidement…

En quelques instants, il ne fut plus qu’à une trentaine de mètres au-dessus de la mer, et Christiane, à la pensée du danger que courait Georges Durtal, sous la nacelle, poussa un cri d’angoisse.

Mistress Elliot à son tour, se pencha, appela…

Seuls, des coups de marteau lui répondirent.

Avec une hâte fiévreuse, Georges Durtal, dans sa cage d’acier, faisait sauter les derniers boulons du réservoir…

Mais il était visible qu’il n’arriverait pas à temps.

Lui-même s’en aperçut.

— Jetez quelque chose ! cria-t-il… Jetez vite !… n’importe quoi !…

On eût dit que l’Américain n’attendait que cette invitation pour donner suite à un projet fermement arrêté.

Car il avait conservé une dernière corde et la tenait à la main.

Il la passa sous les bras de l’ivrogne affalé au fond de la nacelle, attacha solidement ce dernier sous les aisselles et en fixa l’autre extrémité au rebord de la nacelle.

Soulever ensuite le nègre et le faire basculer par-dessus le bardage fut pour sir Elliot l’affaire d’un instant.

Et au moment où la nacelle allait toucher l’eau, immergeant sans aucun doute Georges Durtal acharné à sa besogne, Bob Midy, précipité, disparaissait dans une éclaboussure argentée :

Le ballon fit un bond, aussitôt enrayé par le guide-rope humain qu’il traînait derrière lui.

On vit le corps du nègre sortir de l’eau, suspendu à la corde comme un poisson gigantesque. Puis il s’y replongea à demi, et tantôt émergeant, tantôt disparaissant, il fut entraîné dans la course folle de l’aérostat.

Dégrisé d’ailleurs instantanément par ce bain glacé, Bob se démenait maintenant frénétiquement. en roulant des yeux énormes et en poussant des cris inarticulés.

Comment se trouvait-il la ? Il était à cent lieues de croire que c’était à l’ « excellent maître » qu’il devait ce bain forcé, prologue de la noyade définitive si le salut des passagers l’exigeait, et c’est à lui qu’il adressait ses supplications les plus expressives.

Penchée du côté opposé, Christiane n’avait pas assisté aux sinistres préparatifs : elle jeta un cri en voyant le nègre disparaître dans les vagues.

Mais l’explosion d’indignation qu’elle avait manifestée précédemment expire sur ses lèvres, lorsqu’elle comprit que, sans cette exécution sommaire, Georges Durtal serait à cette heure plongé dans l’océan glacé et maintenu dans cette affreuse position par le plancher de la nacelle.

L’officier remonta en hâte auprès de ses compagnons.

Lui non plus ne sut que dire à sir Elliot.

Il était bien obligé de s’avouer à lui-même que l’Américain avait trouvé la seule solution… logique.

Ils en étaient à l’heure de la lutte pour la vie, et, au vingtième comme au premier siècle, les races « inférieures », comme on appelait la race de Cham, étaient tenues de fournir les sacrifiés.

En présence du délestage inattendu dont il avait été le témoin abasourdi, Georges Durtal n’en avait pas moins eu la présence d’esprit de ne pas lâcher le lourd réservoir et de le laisser suspendu à l’extrémité des tubes de sustentation ; une simple poussée suffirait, au moment voulu, à le jeter à la mer.

Mais il fallait prévoir d’autres délestages.

Manifestement, les déchirures par où s’écoulait le sang du Patrie s’agrandissaient d’heure en heure et ce n’était plus le jet mesuré de boîtes de conserves, de cordes ou de vêtements qui pouvait l’enrayer.

D’ailleurs, rien de tout cela n’existait plus à bord.

Aussitôt donc, le jeune homme s’attaque a l’une des hélices. À cheval sur l’arc-boutant qui débordait la nacelle à droite, il desserre les écrous qui fixaient à son axe l’aile droite du Patrie.

C’était d’ailleurs une opération familière aux aérostiers de Moissons et de Meudon, car les hangars ballon comportent pour loger la nacelle un fossé profond, mais étroit, dont il est souvent à craindre que les hélices raclent les parois. Quand donc le vent est assez fort pour prendre en flanc l’aérostat à sa sortie ou à sa rentrée, on descend les hélices de leurs axes, et ce travail, maintes fois exécuté sous les yeux de Georges Durtal, pouvait être effectué par lui sans tâtonnement, ni perte de temps.

L’une après l’autre, les deux ailes d’acier allèrent rejoindre le réservoir au fond de l’Océan et deux nouvelles heures furent ainsi gagnées.

Deux heures pendant lesquelles Christiane, le cœur chaviré, essaya de détourner les yeux de l’épave humaine que le Patrie traînait à sa remorque.

Mais son regard s’y reportait malgré elle.

La figure convulsée du nègre exprimait maintenant la terreur la plus intense, car le malheureux comprenait que le moment viendrait où, pour gagner les quelques kilogrammes de lest que représentait la partie de son corps restée hors de l’eau, les blancs du Patrie n’hésiteraient pas à couper la corde qui le rattachait à la vie.

Après avoir appelé en vain son « excellent maître », il avait implore Christiane, dont il devinait l’immense pitié, et ses yeux suppliaient, embués d’épouvante…

— C’est affreux ! dit la jeune fille à mistress Elliot. Allons-nous abandonner ce malheureux pour nous sauver ?…

— Laissez faire sir James, miss, dit l’Américaine ; il fera ce qu’il faut, soyez-en sûre…

Et, adressant de la main un geste amical à Bob, comme pour lui dire de ne pas perdre courage :

— Il a un vêtement complètement imperméable, ajouta-t-elle, et comme il est très peu sensible au froid, il peut résister longtemps encore. Pauvre Bob !…

Si l’heure n’eût pas été si grave, la jeune Française eût accueilli d’un sourire cette réflexion si pleine d’une cruelle inconscience, mais le malheureux nègre avait été la rançon d’une vie qui lui était infiniment précieuse, et dans une détresse de tout son être, elle détourna les regards vers le lointain horizon où les poussait la destinée.

Soudain, elle crut y discerner une ligne sombre dont la base, tantôt se fondait avec le bleu de la mer, tantôt semblait sortir d’une ligne de nuages aux cimes étincelantes…

Elle ne put retenir un cri.

— Georges, fit-elle, qu’est-ce, là-bas !…

Le jeune officier, dont le regard inquiet sondait tous les recoins de la nacelle à la recherche d’une nouvelle pièce à détacher, fixa la direction indiquée et poussa une exclamation qui fit retourner l’Américain et sa femme.

— Mais c’est la terre ! fit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler… c’est bien elle !

— La terre !… répéta comme un écho mistress Elliot ; et, dans un élan de joie, elle serra la jeune fille dans ses bras maigres.

— C’est vous qui l’avez vue la première, miss ! s’écria l’Américain transporté… Quand je disais que vous étiez la bonne fée de l’expédition !…

— La colombe de l’arche ! compléta l’Américaine qui ne tenait plus en place.

— C’est même une terre très haute, reprit au bout d’un instant le milliardaire qui s’était fait un auvent de ses deux mains pour mieux observer.

Il n’y avait plus de lunette à bord : les deux jumelles emportées avaient été jetées à la mer par mistress Elliot, dans le moment d’afolement qui avait précédé le lancement au dehors de Bob Midy.

— Oui, c’est une côte… très longue… reprit l’Américain : elle s’étend à droite et à gauche à perte de vue.

— La Sibérie sans doute… James, vraiment la Providence nous conduit par la main…

— A quelle distance la supposez-vous ? demanda Christiane.

— Oh ! très loin encore… Et cependant… il semble qu’elle soit déjà beaucoup plus distincte que tout à l’heure… Nous allons décidément à une rude vitesse !…

Il suffisait d’ailleurs de voir le malheureux nègre pour en juger : soulevé par les aisselles, il bondissait à la surface des lames longues et de plus en plus creuses, que soulevait l’ouragan ; tantôt il les effleurait du bout de ses mocassins, laissant derrière lui une traînée de poussière liquide, tantôt il disparaissait complètement dans une vague.

C’était un de ces supplices auxquels l’imagination la plus raffinée n’eût jamais songé, et l’Américain lui-même assura par la suite qu’il avait été sur le point de couper la corde sans rien dire, pour mettre un terme à cette souffrance humaine…

Le malheureux n’avait d’ailleurs plus la force de crier et ses mouvements inconscients de nageur avaient cessé. Il n’était plus qu’une épave douloureuse traînée à travers la plaine liquide, comme jadis Mazeppa à travers les steppes de l’Ukraine.

Mistress Elliot se retourna vers lui et, le bras tendu :

— Voici la terre, Bob !… Courage !

Elle n’eût pas parlé autrement à un athlète épuisé dans la course de Marathon, en lui montrant le but, et, sans s’en douter, elle était éminemment comique dans ce rôle.

Un quart d’heure se passa, pendant lequel Georges Durtal disposa dans les encoches ménagées à cet effet les deux portes caoutchoutées qui bouchaient les ouvertures latérales de la nacelle et la transformaient en bateau parfaitement étanche.

Après quoi il réussit à arracher l’un des deux volants de direction et le lança dans la mer, au moment où les vagues léchaient le fond de la nacelle.

Il s’attaqua aussitôt à l’autre,’mais une réflexion de l’Américain l’obligea à observer de nouveau…

— C’est une vraie chaîne de montagnes qui borde cette côte… voyez, commandant… Pourvu qu’elle ne tombe pas à pic dans la mer !…

L’appréhension contenue dans cette remarque semblait se vérifier a mesure qu’on approchait…

C’était en effet une falaise énorme qui commençait à se dresser au loin, et de tous les dangers qu’ils avaient courus jusqu’à cette heure, les passagers du Patrie allaient maintenant au-devant du plus redoutable.

À la vitesse à laquelle il était emporté, le ballon allait en effet se briser contre cette muraille, dont la hauteur croissait de minute en minute.

La première idée qui vint à Georges Durtal fut de se précipiter sur la corde de déchirure et de se tenir prêt à arrêter la course du Patrie avant que le choc se produisit.

Mais qu’arriverait-il, lorsque le frêle esquif qu’était la nacelle, ballotté par les vagues que creusait le vent et que rendait furieuses le voisinage de la côte, serait recouvert par l’enveloppe soudainement vidée ?

Quelle surcharge que ce poids énorme s’abattent sur le bateau improvisé ?

De plus les agrès constitueraient un véritable filet au-dessus de la tête des passagers, leur interdisant tout mouvement ! la nacelle, embarquant des paquets de mer, coulerait à pic au bout de quelques minutes.

C’était la pire des solutions à adopter.

Et Georges Durtal, maintenant hypnotisé par la vue de cette côte granitique rougeâtre qui grandissait à vue d’œil, avait pris la main de Christiane et la serrait nerveusement, comme s’il eût attendu d’elle une réponse à l’inexorable question :

« Que faire ? »

Il n’avait plus qu’un espoir : trouver au pied de cette falaise une grève, une étroite plage qu’on ne voyait pas encore. Dans ce cas, en opérant la déchirure à temps, on pouvait espérer atterrir avant de heurter le granit.

Mais si la mer battait la haute muraille, si elle se creusait profonde et mugissante a son pied, c’était l’engloutissement sans rémission.

L’Américain avait suivi sur le visage du jeune officier le reflet de ses angoisses. Il lui mit la main sur l’épaule.

— Commandant, dit-il, il n’y a qu’un moyen de ne pas nous briser contre ces roches : c’est de passer par-dessus.

— Évidemment, sir James… mais…

— Et il n’y a qu’un moyen de passer par-dessus, c’est de délester le ballon d’un poids considérable, et tout d’un coup… Or, le poids de Bob ne suffirait plus… Dans un instant, nous allons toucher l’eau !

Et, se penchant au-dessus du bordage, le milliardaire se débarrasse de sa lourde pelisse et la jeta à la mer.

— Donc voici : je vais vous délester de ma personne… Je suis un excellent nageur… je puis aller deux ou trois milles sans fatigue… et je trouverai bien quelque part une brèche, une crique, ou aborder… Nous nous retrouverons demain !…

Je vous confie mistress Elliot, fit-il plus bas.

Ôtant alors une lourde ceinture pleine d’or qu’il portait constamment, il la tendit à sa femme.

— Tenez Cornelia, fit-il, si vous êtes obligée de jeter cela… tâchez de garder au moins notre carnet de chèques… il est dans la poche intérieure de droite.

L’Américaine avait écouté sans comprendre tout d’abord ; mais quand son mari fit le dernier geste qui révélait si clairement son projet, elle poussa un cri tel que le malheureux Bob, maintenant complètement plongé dans l’eau et n’émergeant plus que de la tête, roula de nouveau vers elle ses gros yeux blancs pleins de détresse.

— James !… oh ! non, pas vous !…

Et elle tenta de se suspendre à son cou pour paralyser ses mouvements.

Mais l’Américain échappa à l’étreinte et, d’une voix qui n’admettait pas de réplique :

— Entendez-moi, Cornelia : vous connaissez ma chance habituelle… elle ne m’abandonnera pas. Mais il le faut, sans quoi nous allons tous être brisés sur ces rochers !

— James, je vous en supplie !… monsieur Durtal, je vous en conjure !… trouvez un moyen…

— Sir James, intervint l’officier, vous êtes un vaillant, mais je ne vous laisserai point courir pareil danger. J’ai vingt ans moins que vous ; je suis, moi aussi, très bon nageur et c’est à moi qu’il appartient…

— Permettez, fit le milliardaire. Ce n’est pas une question d’âge, c’est une question de poids… Combien pesez-vous ?

— 68 kilogrammes.

— Et moi 96 : il n’y a donc pas à hésiter, votre délestage serait insuffisant.

Et l’Américain déboutonna vivement ses hautes guêtres.

Christiane n’avait pas quitté la main de son fiancé ; elle la serrait de toutes ses forces et, dans le regard dont elle l’enveloppait pendant cette discussion tragique, elle avait concentré tout son amour.

Mais elle ne dit pas un mot, ne fit pas un geste pour retenir Georges Durtal. Le jeune homme se grandissait encore à ses yeux, elle voulait rester digne de lui, en lui évitant les supplications dont mistress Elliot affolée assaillait maintenant son mari…

— Sir James, reprit l’officier avec autorité, je suis seul maître à bord, et je puis…

— Vous ne l’êtes plus, dit l’Américain, car nous flottons… D’après nos conventions, c’est moi qui commande ici…

La nacelle en effet venait de se poser sur les vagues ; tantôt elle les effleurait, et tantôt, participant à leur mouvement de houle, elle bondissait à leur crête.

Cette preuve de présence d’esprit chez l’Anglo-Saxon en un pareil moment eut pour effet de fouetter l’amour-propre de l’officier.

Sous le regard de Christiane, il ne laisserait pas à cet étranger le prestige d’un acte héroïque dont le silence même de la jeune fille était la manifeste approbation.

— Non, sir James, affirma énergiquement le jeune homme, le maître du Patrie, c’est moi, et je le serai jusqu’à la dernière minute. Voici la corde de déchirure, je vous la confie… dès que vous aurez franchi la falaise, tirez un coup sec pour la faire sauter hors de l’anneau à ressort où elle passe, là, à l’avant. Il faut pour cela un effort de 40 kilogrammes, je vous en préviens…

Et, à son tour, Georges Durtal jeta à la mer une ceinture assez lourde qu’il portait sous son jersey de laine.

— Attendez, fit l’Américain secouant la tête. Notre sacrifice sera inutile, le ballon est trop dégonflé et surtout… c’est trop haut ! voyez donc !

La falaise en effet se dressait maintenant abrupte, formidable. Sa hauteur n’était pas inférieure à 1,000 mètres et les vagues, lancées à l’assaut de sa masse, lui faisaient a la base une collerette d’écume.

C’était une véritable chaîne de montagnes, dont la dernière assise tombait a pic sur la mer.

Rien dans ce que l’Américain savait de la nature des côtes sibériennes ne ressemblait à ce massif montagneux qui s’étendait dans l’Est et l’Ouest à perte de vue.

Ce n’était donc pas la le continent asiatique.

Mais l’heure n’était pas à l’examen de la carte.

Le ballon n’était plus qu’à trois ou quatre milles du redoutable obstacle. Bientôt il ne serait plus temps de prendre un parti…

— Et la nacelle ? s’écria soudain Christiane… ne serait-il pas possible de l’abandonner ?

C’était une réminiscence de Jules Verne qui revenait à la vaillante Française.

Dans cet instant tragique, elle se raidissait contre la peur pour être à son tour digne de l’homme qu’elle inspirait.

— La nacelle ! fit Georges Durtal comme un écho.

Et ce fut pour lui un trait de lumière.

Tirant la hachette qu’il avait passée à sa ceinture, il donna un coup sec sur un des câbles de suspension, au point où il se fixait au bardage.

Sous le tranchant de l’acier, la cordelette en fils de cuivre tressés se brisa net.

Ce résultat pouvait donc être obtenu sur tout le pourtour de la nacelle.

— Mlle de Soignes a raison, sir James… nous n’avons plus que ce moyen, dit le jeune homme. Nacelle et moteur pèsent 1.200 kilogrammes. Assurément, le Patrie délesté de ce poids nous emportera par-dessus la falaise.

— Mais où nous mettre !… glapit douloureusement l’Américaine. Ne me quittez pas James !… Je…

Une vague qui balaya la nacelle coupa le reste de la phrase. Mais déjà Georges Durtal avait pris son parti et donnait ses ordres :

— À l’échelle ! s’écria-t-il… On peut y tenir trois : mistress Elliot et Mlle de Soignes sur les échelons supérieurs, assises ; vous docteur, sur le dernier échelon !

Et ce disant, il trancha l’extrémité des câbles qui rattachaient au bordage l’échelle conduisant au ventilateur ; puis aussitôt il s’attaqua aux autres.

— Ne vous préoccupez pas de moi ! fit une voix lasse, lugubre, lointaine.

Et le docteur Petersen, que les dramatiques péripéties de cette course échevelée n’avaient pu distraire de son absorbante préoccupation, brandit un carnet sur lequel il venait de tracer un dernier chiffre…

— Voilà, fit-il, voilà la vérité ! Or, la science, c’est avant tout la vérité !

Ce n’était pas le moment d’interroger le digne homme et de savoir ce qu’il voulait dire par ces mots. Il avait d’ailleurs l’air égaré et il fallut que l’Américain l’obligeât à s’installer sur l’échelle, dont les deux femmes occupèrent en hâte les échelons supérieurs.

— Pour vous, sir James, ce trapèze de suspension : je prendrai l’autre.

—Prenez garde ! cria l’Américain… Ne restez pas dans la nacelle !… Rejoignez-nous vite !

— Georges ! cria à son tour Christiane qui s’était débarrassée de son lourd manteau de fourrures pour être plus libre de ses mouvements ; un câble vient de se rompre… grimpez vite ! les autres vont céder…

La nacelle en effet ne tenait plus à l’aérostat que par quatre points d’attache, et l’un d’eux venait de se briser.

Mais sans s’être concerté avec Christiane, et certain d’être avec elle en communauté de pensée, Georges Durtal voulait, avant de se sauver, réparer, s’il le pouvait encore, l’injustice dont il avait lui-même bénéficié.

Et maintenant il hâlait sur sa corde le malheureux Bob exténué.

L’état du nègre n’était pas tel d’ailleurs qu’il fût incapable de tout mouvement, et malgré son long séjour dans l’eau, le malheureux, véritablement chevillé contre le froid, eut la force de s’accrocher au bordage, dès qu’il le sentit sous sa main.

Que deviendrait-il ensuite ? L’officier n’avait plus le temps de se le demander.

Satisfait seulement de lui avoir mis en main une bouée, une chance de salut et certain d’être récompensé par un regard de Christiane, il s’élança dans les agrès.

— Georges ! Georges ! Vite !…

Un nouveau câble venait de céder. Deux seulement rattachaient encore la nacelle au ballon, et celle-ci faisait à la crête des vagues des bonds désordonnés… ’

-— Vous avez la corde de déchirure, sir James ?

— Oui. Grimpez vite, commandant !…

Mais, pour trancher ces deux amarres, Georges Durtal fut obligé de se suspendre au dernier barreau de l’échelle.

L’un des câbles fut tranché sans difficulté ; mais le dernier résista aux coups de hache que l’officier ne pouvait plus appliquer au bon endroit, et devant eux le formidable bastion de granit grandissait démesurément.

Déjà, les naufragés de l’air entendaient les cris discordants des myriades d’oiseaux de mer que chassait des anfractuosités rocheuses la vue du colossal oiseau qui se ruait à l’assaut de leurs nids, lorsque, enfin, à la suite d’un soubresaut plus violent que les autres, le dernier câble se brisa.

Le Patrie fit un bond gigantesque !

— Georges !

Et l’appel désespéré de la jeune fille, installée au sommet de l’échelle et, les bras raidis, se penchant pour regarder au-dessous d’elle, se perdit dans le vacarme et dans le vent.

— Christiane !… je suis là !… Tenez-vous bien !

L’intrépide officier, suspendu à l’extrémité de l’échelle, dont Petersen assis occupait l’avant-dernier échelon, était dans l’attitude du gymnaste suspendu à un trapèze.

Au-dessus de lui, la nacelle, ballottée, mais toujours flottante, n’était déjà plus qu’un petit point.

L’œil atone, assis sur l’avant-dernier échelon, le docteur Petersen considérait le vide qui se creusait à ses pieds ; ses lèvres remuaient sans émettre de sons.

Levant la tête, Georges Durtal vit Christiane descendre de quelques échelons, comme si elle eût cherché à venir à sa rencontre et, arrivée à hauteur de mistress Elliot, l’enlacer étroitement.

Sur l’un des trapèzes destinés à amortir le choc aux atterrissages, sir James assis et que sa position empêchait de tourner la tête, appelait Cornelia qui ne répondait plus.

L’enveloppe du Patrie pointait maintenant vers le ciel son avant en forme de bec ; elle montait obliquement avec une rapidité de météore, et pourtant, si grande que fût sa vitesse ascensionnelle, celle du vent était plus grande encore, et l’immense muraille se dressa soudain devant elle, avant qu’elle en eût atteint le sommet.

Le choc était inévitable et une affreuse angoisse s’empara de Georges Durtal.

Depuis un instant, il était hanté par la terreur de voir l’échelle se rompre sous le poids de la grappe humaine qui l’encombrait.

Or, inévitablement, cette rupture allait suivre le choc, et en admettant même que l’échelle tint bon, les deux femmes ne lâcheraient-elles pas prises sous l’action du terrible à-coup qui allait se produire et du rebondissement qui secouerait tout l’aérostat ?…

Il jeta vers elles la phrase si souvent redite depuis le départ « Tenez-vous bien ! » et n’eut pas le temps de la répéter, car au même moment la rencontre se produisit.

Par bonheur, elle n’eut pas lieu normalement : à la hauteur de 6 à 700 mètres à laquelle le ballon était arrivé déjà, la falaise n’était plus verticale et sa pente, combinée avec la poussée ascensionnelle du Patrie, atténua l’abordage.

Le heurt brutal qu’avait redouté l’officier se transforma en un frottement rude et prolongé.

Mais le Patrie avait dû rencontrer le long de la paroi rocheuse des aspérités qui avaient élargi les plaies par lesquelles fusait son hydrogène, car sa poussée ascensionnelle se ralentit, et Georges Durtal, levant la tête, eut la sensation aiguë qu’il n’atteindrait pas le sommet.

C’était une situation atroce, car rien au monde ne pouvait plus être tenté.

Tout délestage était désormais impossible.

Quand il aurait cessé de monter, l’aérostat commencerait à descendre avec une vitesse accélérée.

Alors Georges Durtal n’eut plus qu’une pensée : rejoindre Christiane, se trouver près d’elle quand la chute commencerait, la Soutenir quand on atteindrait les vagues, mourir avec elle s’il ne pouvait rien.

D’un vigoureux coup de rein, il se renversa en arrière, passa ses jambes sous le savant et se redressant, maintenant assis sur le dernier échelon, il se trouva face à face avec lui.

Petersen avait un regard étrange, ses dents claquaient et sa grosse tête roulait sur ses épaules, comme trop lourde.

— Nous n’arriverons pas en haut ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Non ! fit l’officier, les dents serrées.

Et Georges Durtal s’apprêtait à franchir les trois échelons qui le séparaient de sa fiancée, quand nerveusement la main du docteur saisit la sienne :

— Commandant, fit-il d’une voix saccadée, les yeux brillants de fièvre, écoutez-moi.

Et lui mettant dans la main le carnet qu’il n’avait pas lâché depuis le départ :

— Ceci est mon testament, fit-il… À la dernière page vous le trouverez…

Il s’interrompit pour dégager une de ses jambes et se mit debout.

— Docteur, que faites-vous ?… Prenez garde !

— Moi, fit Petersen… ma vie ne compte plus… Mieux vaut que je vous la donne !…

— Docteur… oh ! docteur !

Mais Petersen venait de lâcher son appui et, recroquevillé, rebondissant de roche en roche, il disparaissait, épave minuscule, dans le tourbillon d’écume qui battait la falaise.

Un dernier mot monta jusqu’à l’officier atterré :

— Vérité !

Et soudain délesté, le ballon, qui semblait accroché à une aspérité rocheuse et prêt à se replonger dans l’abîme, se remit à escalader la rouge paroi. Quelques instants après, il en franchissait le sommet et prenait sa course sur un plateau dénudé, pierreux, creusé de profonds ravins.

— La corde ! sir James, la corde !…

L’Américain n’avait pas attendu cet appel : d’une traction vigoureuse il avait dégagé la corde de déchirure de son anneau de sûreté et, sans effort ensuite, avait décollé à l’intérieur de l’enveloppe le large segment de soie qui ouvrait issue à l’hydrogène.

Presque instantanément, l’enveloppe s’affaissa.

Le Patrie — ou du moins ce qui en restait — se traîna encore une dizaine de mètres sur le sol et s’arrêta, flasque et vide, recouvrant les naufragés.

Un à un, ils se dégagèrent. Mistress Elliot était défaillante et à bout de forces ; seule, l’énergique intervention de Christiane l’avait soutenue contre le vertige au moment du heurt contre la falaise, et quand elle vit son mari penché sur elle avec anxiété, ses premiers mots furent l’expression d’une chaleureuse gratitude à l’adresse de la vaillante jeune fille.

Mais déjà Georges et Christiane étaient aux bras l’un de l’autre.

Et il n’y eut plus rien au monde pour eux que le bonheur de se retrouver au sortir de cette tombe entr’ouverte !