Ernest Flammarion (p. 177-212).


LE LEGS D’ANDRÉE

Confidences émues. — Fatalisme et inertie. — La trouvaille de l’Américain. — Hydrogène solidifié. — Son emploi. — Les doléances de Peterson. — Dernier adieu à Andrée. — Lest improvisé. — Au-dessus de la falaise. — Pauvre Bob ! — Chaos polaire. — Un revenant.

— Georges vous n’espérez plus !… Et vous devez me maudire à cette heure…

— Vous maudire !… vous, Christiane !

— Oui, moi qui vous ai dit : « Il faut aller au Pôle », moi qui, ne sachant rien de la science de l’air, me suis imaginé que je pouvais vous conseiller, moi qui, déjà coupable d’avoir enfreint une première consigne, ai violenté votre sentiment de discipline en vous arrêtant sur le chemin du retour, moi enfin qui suis cause de notre perte à tous !…

Et les derniers mots de la jeune fille se perdirent dans un sanglot douloureux.

Monté sur le bordage, le jeune homme venait de distendre avec un levier à fourche une des pattes d’oie qui répartissaient sur plusieurs points de l’aérostat le poids de la nacelle. Il ne fit qu’un bond vers Christiane, lui prit les deux mains dans un élan passionné et, ses yeux dans les siens :

— Christiane, je ne puis m’étonner de vous voir parler ainsi, fit-il, vous ne me connaissez pas. Les circonstances sont telles que nous nous appartenons sans nous connaître, et ce n’est d’ailleurs pas l’heure des confidences, car nos minutes sont comptées. Laissez-moi seulement vous dire ceci, et avec toute la sincérité que doit avoir un être dont la vie ne tient qu’à un fil : non seulement je ne vous maudis pas mais je vous bénis de m’avoir amené ici… Vous m’avez fait pénétrer dans un monde nouveau, entrevoir un idéal que je n’aurais jamais trouvé au fond de moi-même. Je vous bénis et je vous aime, Christiane.

Elle se rapprocha de lui dans un mouvement de confiante reconnaissance.

— Écoutez-moi, poursuivit-il. Mes parents étaient des humbles. Mon père, gardien de batterie dans un fort frontière, fut toute sa vie l’homme du devoir étroit et minutieux, dont l’horizon n’allait pas plus loin que ses casemates et les canons dont il avait la garde. Il est mort, après avoir pourvu à mon éducation, m’avoir vu entrer à l’École Polytechnique. Ma mère, avec qui je vis depuis, se confine dans la pratique des vertus domestiques, et moi-même je n’avais été, jusqu’au jour de notre rencontre, qu’un serviteur ponctuel, terre à terre, attaché à son devoir quotidien et ne rêvant rien au delà. Vous m’avez révélé qu’il y avait des ambitions sublimes, des devoirs qu’on trouvait au fond de soi-même, des responsabilités grandioses qu’il fallait savoir prendre. Vous m’avez fait comprendre en quelques heures ce qu’étaient ces Français aventureux qui nous ont légué un patrimoine de gloire et vous m’avez lancé sur leurs traces. Et voilà que le modeste officier que j’étais va peut-être contribuer à mettre au front de la Patrie une couronne de plus !… Oh ! non, Christiane, je ne vous maudis pas… je vous aime autant que je vous admire, et quoi qu’il advienne maintenant, je vous remercie de m’avoir élevé jusqu’à vous. Vous m’êtes apparue comme une de ces héroïnes que jadis le peuple suivait d’instinct. Et voyez, en vous suivant, je suis arrivé ici, où nul Français n’est parvenu… Qu’adviendra-t-il maintenant ? Je ne sais. Mais rien de ce qui nous attend ne m’effraie, puisque vous êtes là.

— Et moi, Georges, j’ai peur maintenant… peur de cette mort affreuse… de cette transformation de notre pauvre corps en squelettes grimaçants… Oh ! Georges, l’horreur de cette vision, là-bas, dans la grotte, si vous saviez !… L’autre jour, pendant nos heures de veille dans la nacelle, je vous disais que je ne comprenais pas l’amour sans l’épreuve de dangers communs… Mais cette épreuve a été au-dessus de mes forces…

— C’est votre impressionnabilité de femme qui intervient, Christiane, et je n’en suis pas surpris. Mais, à mon tour, je vous dis : Appuyez-vous sur moi ; chassez cette vision ; moi, elle ne m’effraie pas, parce que notre carrière est de celles où il nous faut souvent avoir l’idée de la mort devant les yeux. Si nous devons finir comme Andrée, je me vois sans terreur étendu à vos côtés comme nous les avons trouvés… Je voudrais seulement que ceux qui nous trouveront à leur tour disent, en voyant nos mains unies : « Ils se sont aimés jusqu’au dernier souffle »…

Elle ferma les yeux et murmura lentement :

— Oh ! merci, Georges, vous êtes bien l’élu que j’attendais… C’est ainsi que je voulais être aimée !… Oui, la vision s’efface… Votre affection chasse l’effroi ; elle me donnera la force. Et puis, nous sommes entre les mains de Dieu : qu’il fasse de nous ce qu’il voudra, pourvu qu’il ne nous sépare point.

Ils demeurèrent un instant silencieux, écoutant leurs deux cœurs harmoniser leurs battements. Si distants l’un de l’autre par leur origine, si dignes de se comprendre néanmoins, ces deux êtres se complétaient par leurs qualités natives, comme la nacelle et l’aérostat de ce Patrie qui les avait emportés vers les régions de mystère et l’inconnu d’amour. Elle avait joué le rôle de l’aérostat, élevant l’âme de celui qu’elle avait choisi et l’entraînant dans une envolée d’apothéose ; lui était semblable à la nacelle qui se laisse emporter, mais sur laquelle fonctionnent à toute hauteur les organismes de direction et d’équilibre nécessaires à l’ensemble.

Elle s’arracha la première à l’extase qui les envahissait.

— Cette heure est douce, dit-elle, et si Dieu nous ramène, je m’en souviendrai plus tard comme d’une des meilleures de ma vie ; mais nous n’avons pas le droit de la prolonger. Il faut vous remettre à ce travail de nacelle, Georges ; je vous fais perdre des minutes précieuses… Avez-vous quelque espoir ? Dites-moi la vérité.

Il secoua lentement la tête, et, montrant le baromètre :

Tout dépendra de la direction du vent qui va nous emporter.

— Vous prévoyez un coup de vent ?

— Le baromètre a baissé depuis une heure de 18 millimètres. Il baisse encore. Cette dépression ne peut indiquer qu’un ouragan ; mais de quel côté vient-il, je ne saurais le dire. Si, par malheur, il arrive du Spitzberg, nous risquons d’abord d’être brisés contre cette paroi de glace, si nous ne nous sommes pas enlevés à temps, ensuite d’être entraînés vers les régions les plus désertes, vers la Nouvelle-Sibérie ou les îles inhabitées de l’Amérique du Nord.

— Mais alors, c’est folie de causer comme nous le faisons… Ou bien, n’est-ce pas plutôt que vous jugez impossible de changer cette nacelle contre celle d’Andrée ?

— Vous avez touché juste, Christiane, vous me voyez inactif parce qu’il n’y a rien à faire : espérer, dans le court laps de temps dont nous disposons, faire une substitution comme celle-là, qui demanderait, en atelier, un travail de plus d’une journée, c’est s’illusionner lourdement. Et puis, ajoutez à cela que je suis un peu fataliste.

— Il ne faut pas être fataliste, Georges, c’est une doctrine d’inaction et de laisser-faire. Il y a là-haut quelqu’un qui voit vos efforts, qui les attend peut-être pour vous en récompenser…

Comme elle achevait ces mots, un amas de neige tomba devant eux. Il venait manifestement du haut de l’aérostat, car d’épais flocons le suivirent, partant du sommet de l’échelle de cordes qui conduisait à la soupape.

C’était Bob Midy qui, ayant entendu dire que cette surcharge empêcherait le ballon de s’envoler. essayait de se rendre utile en déblayant la partie supérieure de l’enveloppe.

Il s’était muni pour cette opération d’un des skis trouvés dans la grotte, et quand il l’eut suffisamment promené sur la soie comme un râcloir aux environs de la soupape, il se glissa à plat ventre vers l’avant, puis vers l’arrière, pour y continuer son ingénieuse opération. L’étoffe distendue luifaisait d’ailleurs un lit au passage, et en très peu de temps il eut déblayé le long fuseau, sauf aux environs des pointes, du lourd manteau qui le surchargeait.

Georges Durtal lui prodigua, quand il descendit, les plus chaleureux compliments.

— Il vient de nous gagner le poids de deux personnes, dit-il à Christiane. Or, c’est tout juste si sir Elliot ne voulait pas le laisser ici pour délester le ballon.

— Il fait mieux encore, Georges, il vous montre, avec son étroite intelligence de nègre, qu’il y a quelque chose a tenter et que l’inertie nous est interdite… Travaillons. Puis-je vous être bonne à quelque chose ?

Il fit signe que non, et remonta sur le bordage de la nacelle, pendant que Bob Midy, heureux des compliments reçus, courait, l’air épanoui, retrouver sir James dans la grotte.

Le jeune officier travaillait depuis une demi-heure dans le lacis des câbles, et il commençait à s’étonner de ne point voir l’Américain rouler jusqu’au Patrie le panier d’Andrée, comme il était convenu, lorsque, de la grotte, un appel monta jusqu’à eux.

Puis l’Américain parut, précédant Bob Midy. Le nègre portait dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant, un tube métallique de la grosseur du bras et d’un mètre de long environ, qu’il hissa, non sans peine, dans la nacelle.

Une des extrémités en était filetée et percée en son centre d’une couverture de 10 à 12 millimètres. Une petite roue de cuivre, portant les lettres O (Open) et C (close), indiquait dans quel sens il fallait la tourner pour ouvrir et fermer l’orifice.

Sur le tube, on lisait, en lettres blanches :
Hydg. sol. Amstg. South. 1897.

— Il y a une douzaine de ces tubes dans une des anfractuosités de la grotte, dit l’Américain ; ils étaient dissimulés sous des peaux d’ours. Or, Hydg, veut dire hydrogène, n’est-il pas vrai ?

Malgré son flegme, le milliardaire était très ému. Cette trouvaille, que rien ne pouvait faire prévoir, pouvait être le salut du Patrie.

Quant à Georges Durtal, le mot d’hydrogène avait produit sur lui l’effet que doit produire, sur le voyageur perdu au désert, la vue d’une source fraîche.

Ce précieux gaz était le sang du ballon ; infusé dans son enveloppe, il pouvait lui rendre la force ascensionnelle perdue, et si, au lieu de confier au vent une masse indirigeable, on repartait avec la nacelle et le moteur, on pouvait espérer encore le salut.

Même devant l’ouragan qui accourait, il ne faudrait pas désespérer ; on se laisserait emporter par lui, et le Patrie quitterait le Pôle comme il avait quitté Andevanne.

Mais après avoir essayé de comprendre ce que voulait dire le reste de l’inscription, l’officier du génie secoua la tête.

— Vous dites qu’il y a une douzaine de tubes comme celui-là ? demanda-t-il.

— Oui, et un autre beaucoup plus gros, mais moitié moins long, sur lequel on distingue des ma- nettes et un cadran. L’aiguille du cadran est à zéro… Je ne vois pas à quoi il peut servir, mais les autres contiennent évidemment de l’hydrogène et il faut les utiliser de suite, commandant. Bob et moi allons vous les apporter ici.

Mais Georges Durtal secoua la tête…

— Vous êtes sûr qu’il n’y a qu’une douzaine de ces tubes ? fit-il.

— Oui, nous avons maintenant fouillé tous les coins de la grotte. Il n’y en a pas d’autres, mais si le gaz y est comprimé à 100 atmosphères, cela doit donner un volume important.

— Important, s’il s’agissait de réparer une perte de dilatation, oui, et c’est dans ce but qu’Andrée les avait emportés ; mais non dans le cas d’une perte accidentelle de l’importance de la nôtre. Un tube comme celui-là, d’une contenance de 10 à 12 décimètres cubes, peut contenir 12 a 15 mètres cubes de gaz à la pression normale, ce qui donne 150 mètres cubes pour l’ensemble de l’approvisionnement d’Andrée. C’est une force ascensionnelle de 160 kilogrammes ; or, il nous en faudrait dix fois autant.

— Attendez, fit l’Américain, dont le regard s’éclaira, attendez, je crois me rappeler… Armstg veut dire Armstrong. C’est le grand constructeur anglais et il a à Southampton — South c’est bien cela — une usine dans laquelle il a obtenu l’hydrogène liquéfié. Sous cette forme, ce tube doit contenir bien plus de 15 mètres cubes.

Presses autour du cylindre d’acier qu’une peinture brune avait préservé de la rouille, les passagers du Patrie le considéraient avec l’anxieuse attention que doivent apporter a l’examen d’un végétal inconnu des naufragés mourant de faim dans une île déserte.

Bob Midy lui-même semblait comprendre que, de sa trouvaille — car c’était bien lui qui avait déniché les tubes dans une excavation pratiquée à leur intention — pouvait sortir quelque chose de bon pour l’expédition, car il ne lit qu’un saut dans la neige et courut vers l’entrée de la grotte.

— Bob, va chercher les petits frères, cria-t-il.

Les petits frères, c’étaient les autres tubes, et quand il revint, avec le second, Georges Durtal, qui n’avait cessé de considérer l’inscription, eut une exclamation joyeuse.

— Mais nous avons là bien plus d’hydrogène encore que nous le pensons, dit-il… Le mot sol, à n’en pas douter, veut dire « solidified »… C’est donc du gaz en bâtons que contiennent ces récipients.

— Vous croyez qu’on a pu solidifier l’hydrogène ailleurs que dans les laboratoires ? interrogea sir Elliot…

— Je crois qu’Armstrong a dû en faire préparer spécialement pour l’expédition d’Andrée et lui en faire cadeau. il me semble avoir entendu parler de quelque chose de ce genre en 1896 ou 97. Si c’est vraiment de l’hydrogène solide que contiennent ces récipients, nous avons là sous la main une force expansive formidable, et les tubes doivent avoir une épaisseur appropriée.

— Voici la manette d’ouverture, sans doute, fit l’Américain en tournant de quelques spires la petite roue de cuivre.

Soudain, un jet blanchâtre jaillit de l’extrémité filetée du tube avec un bruit effrayant. Il semblait que le crépitement d’une fusillade se fût déchaîné soudain. Des gouttelettes brillantes, semblables à du métal en fusion, furent projetées dans la neige, quelques-unes assez loin, et semblèrent y éclater comme de petits projectiles, en flocons bleuâtres.

Un recul général s’ensuivit, et mistress Elliot, qui venait de remonter dans la nacelle en repliant son kodak, disparut dans la tente d’arrière.

Par bonheur, aucun des passagers ne s’était trouvé sur le trajet de cette mitraille d’un nouveau genre ; car chacun des projectiles, faisant office de balle explosible, eût été meurtrier.

Sir Elliot avait refermé aussitôt le dangereux orifice.

— Impossible d’utiliser une force aussi brutale, dit l’officier, dont le visage manifesta une vive déception : on crèverait fatalement l’enveloppe en lui envoyant directement le gaz sous cette forme.

— C’est extraordinaire, dit l’Américain, fort impressionné. Je n’aurais jamais cru à de pareils effets.Notre mitrailleuse Hotchskiss crache de cette façon.Ce sont de véritables paquets de balles qui sont partis là, et cet engin-là a plutôt l’air d’un canon pour ours blanc que d’un tube de ravitaillement.

— Tenez, montra Christiane, voyez ce trou dans la neige : ne dirait-on pas la trace d’un projectile ?

— Projectile que j’ai failli recevoir, fit le savant, dont la tête se montra au-dessus du bordage… Votre feu à répétition a interrompu toutes mes opérations. Que se passe-t-il ?

On le mit au courant, et, quand il eut jeté un coup d’œil sur les dangereux récipients :

— Diable ! fit-il. Mais il y a la de quoi faire sauter un iceberg, et je ne m’étonne pas de l’effet produit. Il est démontré, vous le savez, que l’hydrogène est un métal. Ce sont donc bien des projectiles métalliques qui viennent de s’échapper, et il ne faudrait pas recommencer l’expérience.

— Mais alors !… interrompit sir Elliot.

— Savez-vous, proclame Petersen, qu’Armstrong a dû employer, pour solidifier ce gaz, deux a trois cents atmosphères de pression et 150 degrés de froid ?

— Froid auprès duquel notre température polaire est une brise printanière, ajouta mistress Elliot en passant sa tête à l’ouverture de la tente. Mais vous avez été bien imprudent, James, en manipulant comme vous l’avez fait un produit aussi dangereux, et vous n’avez plus qu’a faire reporter ces tubes par Bob où il les a trouvés…

— N’en faites rien, fit vivement Georges Durtal. Le salut est là et il n’est que là… Si nous arrivons à discipliner ce terrible jet, il devient inutile de changer de nacelle : le contenu de cinq ou six de ces tubes rendra à notre Patrie toute sa force ascensionnelle.

Le discipliner, mais c’est bien simple, fit le docteur Petersen ; seulement, il faut avoir l’appareil approprié et il n’est pas possible qu’Andrée n’en ait pas été muni, puisque, sans lui, il n’aurait pu employer le gaz solidifié.

— Qu’est-ce donc ?

— C’est un récipient à plusieurs compartiments avec soupapes automatiques ; le gaz s’y détend successivement et, quand il arrive dans le dernier, il est à la pression voulue pour être envoyé dans l’aérostat : c’est comme une antichambre, où l’hydrogène entre solide, devient liquide, puis gazeux…Mais, sacrebleu ! quel refroidissement doit accompagner une pareille cuisine !…

— Mais, cet appareil, nous l’avons vu, s’écria l’Américain : c’est le gros cylindre, seul de son espèce, dont je parlais tout à l’heure.

Et il donna aussitôt a Bob Midy, qui arrivait avec un nouveau tube, des explications précipitées.

Le nègre repartit en courant.

Quand le gros tube court fut à son tour hissé dans la nacelle :

— C’est bien cela, fit Petersen admiratif. Cet engin-là est une véritable usine à lui tout seul, et il va se passer dans ses flancs un petit travail assez semblable à celui qui avait lieu jadis à l’intérieur de notre planète, quand elle commençait à se refroidir…

— Hâtons-nous, docteur, intervint Georges Durtal. Le baromètre continue à baisser… l’ouragan ne doit plus être loin… S’il nous trouve ici, nous serons enlevés comme un fétu de paille.

— Le baromètre a baissé ? interrogea le savant qui avait remis ses lunettes.

— Oui, de 24 millimètres, depuis deux heures du matin.

Le front du docteur se barra d’un pli.

— Alors oui, fit-il, hâtons-nous, car cette dépression est considérable sur cette banquise dénudée. Je ne serais pas surpris que nous tombions dans un véritable cyclone…

— Vite ! sir lames, dit l’officier. Aidez-moi à visser ensemble ces deux tubes.

— Et moi qui venais vous demander de suspendre le départ et d’attendre encore quelques heures ! fit le savant en regardant au zénith !… Car si vous partez de suite, c’est la plus grande satisfaction réservée au premier explorateur du Pôle qui m’échappe.

— Laquelle donc ? demanda l’Américain.

— J’ai disposé mon appareil dans un état d’horizontalité parfaite ; la lunette est dirigée vers le zénith avec une correction de 0° 46’3l”, correspondant a l’écart vers α de la grande Ourse de l’Étoile polaire, écart qui correspond au jour où j’opère. À la première éclaircie, l’Étoile polaire doit m’apparaître exactement, rigoureusement, à la croisée des fils de mon objectif… Comprenez-vous l’émotion scientifique dont je vais être privé, faute de quelques heures ?… Car cette brume va se dissiper, l’ouragan lui-même va s’en charger.

Mais nul n’écoutait plus Petersen. Les regards inquiets interrogeaient maintenant l’horizon, dont la menace était encore dissimulée par le voile impénétrable des brouillards polaires, et une activité fiévreuse empêchait le Français et l’Américain de prendre garde aux doléances du savant.

Celui-ci d’ailleurs n’attendait pas de réponse ; il était habitue à parler à la cantonade et, sans être écouté, il poursuivit :

— Comprenez-vous cette émotion ?… Cette vérification suprême et décisive de mes observations précédentes, de mes visées d’étoiles, de mes calculs de parallaxes… Certes, lorsque votre illustre compatriote Leverrier, mon cher commandant, braqua son télescope sur le point du ciel où il attendait Neptune dont il avait deviné l’existence par le calcul des perturbations d’Uranus, il n’éprouvait pas une émotion comparable à la mienne. Songez que…

— Je songe, maître, fit Georges Durtal, tout en continuant l’installation de l’appareil sauveur, je songe que vous n’avez plus que le temps de faire transporter votre appareil dans la grotte, si vous voulez qu’un jour il soit retrouvé…

— Mais mes calculs…

— Emportez-les pour les vérifier quelque autre part, si nous nous tirons de là… Mais, croyez-moi, il ne faut plus songer qu’à nous enlever d’ici au plus vite.

Tout en monologuant, le jeune homme avait tiré d’un coffre un manchon jaunâtre en soie imperméabilisée, avait grimpé dans les cordages pour l’ajuster à une ouverture de même diamètre, pratiquée dans l’aérostat et terminée par un manchon semblable.Cette opération terminée par une forte ligature, il avait fixé l’autre extrémité du manchon au gros tube-antichambre, comme l’appelait le docteur Petersen.

— Attention ! fit-il, j’ouvre… Préparez les autres tubes et montez-les tous à l’avance dans la nacelle…

Et, avec la plus grande précaution, il tourna la roue de cuivre…

Un ronflement formidable se produisit… C’était bien, suivant la comparaison du Savant, une véritable usine qui se mettait à fonctionner. Au bout de quelques instants, l’aiguille du manomètre monta de 0 à 75, et un autre index, qu’on n’avait pas remarqué à l’extrémité opposée, se mit à sautiller le long des graduations parallèles…

— Il faut sans doute attendre qu’il soit à cette graduation 2 1/4 soulignée en rouge, dit l’officier… Ma foi, nous n’avons pas le temps d’étudier cela… À la grâce de Dieu !

Et, lentement, il ouvrit le robinet gradué qui, noyé dans l’épaisseur du métal, pour être préservé de tout contact accidentel, donnait issue au gaz détendu.

D’ailleurs, manomètre et index disparaissaient à vue d’œil sous l’épaisse couche de givre qui se formait à la surface de l’appareil, dénotant à l’intérieur la présence d’un effroyable froid.

A peine l’officier eut-il ouvert une issue au gaz, que le manchon de soie s’enfla soudain, arrondi, gonflé a bloc. Un jet bruyant venait de tendre l’étoffe avec violence, et Georges Durtal eut un instant la mortelle angoisse de la voir éclater. Le manchon n’était pas fait évidemment pour des pressions semblables.

Il résista néanmoins, et maintenant, le gaz, délivré de cette prison où, depuis treize ans, il était tenu captif, fusait vers le Patrie avec une incroyable rapidité…

On vit presque aussitôt l’enveloppe de l’aérostat se tendre, et, afin de permettre à l’hydrogène de prendre la place de l’air qui avait été envoyé en excès dans les ballonnets pour maintenir au Patrie la permanence de sa forme, le lieutenant aérostier déclencha l’une des deux soupapes inférieures qui, au-dessus de leur tête, en permettait l’évacuation.

Cette opération faite, il n’y avait plus qu’à attendre.

— Si le vent nous en laisse le temps, nous sommes sauvés, fit Georges Durtal en se rapprochant de Christiane..

— Et sauvés par Andrée, fit-elle… Pauvre Andrée ! C’est un legs qu’il nous a laissé en mourant.

Et comme si une idée subite lui fût venue :

— Combien supposez-vous qu’il faille de temps encore pour vous remettre en état de partir ?…

— Pour restituer complètement au ballon tout le gaz qui lui manque, il nous faudrait plusieurs heures, même avec un jet aussi puissant que celui-là et qu’on n’oserait jamais employer dans un gonflement normal. Pour pouvoir nous enlever tous les six, l’aérostat étant délesté de l’appareil du docteur, du traîneau et d’une partie des provisions, il faudra deux heures, peut-être moins…

— Pauvre traîneau ! laissez-moi le conduire dans la grotte. Nous lui devons beaucoup… Qui sait s’il ne pourra pas rendre d’autres services à ceux qui viendront après nous ?…

— Je vous reconnais bien là, Christiane !… mais je serais si inquiet de ne pas vous voir la près de moi… Sait-on jamais, avec la soudaineté des orages dans ces régions où aucune montagne n’arrête le vent sur plus de mille kilomètres…

Je ne perdrai pas de temps… Voyez, le docteur Petersen s’occupe lui aussi de transporter là-bas les pièces de son appareil… Et puis, je veux faire une dernière prière auprès de ces deux abandonnés…

—Promettez-moi d’avoir constamment l’œil sur l’aérostat… Il est encore immobile et c’est comme un répit providentiel…

— Ah ! monsieur le fataliste, vous en arrivez a la Providence !

— J’arrive à tout avec vous, Christiane… N’êtes-vous pas mon inspiratrice, ma vie,… tout pour moi ?… Mais, je vous le répète, promettez-moi, si vous voyez des oscillations se produire dans le ballon, de regagner aussitôt la nacelle.

— C’est promis. De votre côté, rendez-moi le pavillon que je vous avais confié en partant…

— Il l’avait encore autour de la taille ; il s’en débarrassa en souriant et le lui tendit.

— Vous songez toujours à votre idée de priorité ? fit-il…

Mais le visage de la jeune fille était devenu grave et ses yeux s’embrumaient de mélancolie.

— Vous ne m’avez pas devinée, fit-elle, il faudra à l’avenir mieux lire en moi… Non, nous n’avons plus le droit de mettre nos couleurs à côté de celles de la Suède : elle nous a devancés… Mais je vais étendre notre pavillon sur ces deux morts, et si plus tard un explorateur retrouve ce linceul, il saura que la France est passée là pour saluer l’héroïsme et prier pour ses frères en Dieu.

— Christiane, fit-il, très ému, vous êtes… vous êtes…

Il s’interrompit, ne trouvant pas le qualificatif qui rendrait son admiration, et d’un accent passionné, il répéta :

— Comme je vous aime et comme je vous aimerai !

Elle s’échappe légère, souriante, heureuse, enjamba le bordage et descendit rapidement l’échelle de corde. Il la vit courir vers le traîneau, le mettre en mouvement, s’y installer.

L’ouverture de la grotte n’était qu’à une centaine de mètres, mais peut-être faudrait-il l’agrandir pour y faire passer le précieux véhicule, et une vague inquiétude s’empara du jeune officier.

Il se reprocha de l’avoir laissée descendre.

S’il arrivait quelque chose !… Si elle n’était pas là au moment critique !…

Le gaz continuait à fuser avec force. Un premier tube était épuisé ; on lui en substitue un second et l’opération continua. L’hydrogène chassait l’air des ballonnets, et, à la tension des câbles, on devinait le rapide accroissement de force ascensionnelle, mieux qu’on ne le voyait par la disparition de la vaste poche creusée sous la pointe du Patrie.

La dépression barométrique s’était arrêtée. Sans doute elle était au plus bas.

Une légère oscillation se produisit dans la masse de l’aérostat et un des cabillots que Georges Durtal avait enlevé de son logement tomba a l’extérieur, pendant au bout de son câble. L’officier se hâta de le remettre dans son alvéole et de resserrer les pattes d’oie qu’il avait distendues.

Cette oscillation, c’était le premier avertissement du vent.

L’officier passa l’inspection de la machine, regarda la haute muraille de glace.

— Pourvu qu’une hélice n’aille pas heurter cette paroi, quand nous nous enlèverons, pensa-t-il.

Il songea aux précautions qu’on prenait à Moissons, à Chalais, pour sortir le dirigeable de son hangar. Il revit Juchmès, le pilote, surveillant les équipes d’aérostiers, l’ingénieur Julliot consultant l’anémomètre. Il eut une réflexion involontaire :

— S’ils nous voyaient ici !

Tout dépendait de la direction qu’allait avoir ce vent, dont le souffle avant-coureur s’annonçait déjà, car une seconde oscillation, plus large, plus longue, fit pencher la nacelle.

— Sir James, préparez les sacs de lest, avec le couteau tout prêt pour les couper à mon signal… C’est vous qui êtes chargé de cela. Quant au docteur, il aura à jeter les tubes vides par-dessus bord, mais à mon indication seulement… Vous, mistress Elliot — veuillez m’excuser de vous donner un rôle — je vous conjure d’aller chercher Mlle de Soignes et de la ramener au plus tôt…

Puis, se penchant au dehors, il appela :

— Docteur !… Vite, j’ai besoin de vous.

Sa voix avait un accent d’autorité que nul ne lui avait vu jusqu’à présent.

L’approche du danger réveillait en lui le chef responsable.

— Me voici, fit Petersen, mais j’ai encore à remonter l’instrument dans la grotte : c’est l’affaire d’un quart d’heure.

— Ce quart d’heure peut être mieux employé ici, docteur. Veuillez observer de quel côté nous arrive le vent ?

La question était capitale en effet et, de la nacelle, il était impossible de la résoudre. Le savant s’éloigna d’une cinquantaine de mètres, reste un instant en observation et revint en déclarant :

— Le vent vient du Groenland.

Un pli profond barra le front du jeune officier. C’était, avec celle du Spitzberg, la direction qu’il redoutait le plus.

Car il y avait d’abord la haute paroi à franchir sans heurt, et de l’autre côté, c’étaient les immenses espaces inconnus qui s’étendaient jusqu’au détroit de Behring…

— Docteur, voyez-vous la nacelle se soulever ?…

— Non. L’extrémité du trépied de sustentation s’est taillé un logement dans la glace. Je ne constate aucun soulèvement.

Quelques gouttes de sueur perlèrent au front de Georges Durtal, aussitôt transformées en stalactites de glace. La nacelle ne se soulevait pas encore et il restait trois personnes à embarquer… La force ascensionnelle était encore insuffisante.

Sir James, hâtivement, vissait le quatrième tube. L’avant du ballon reprenait son profil effilé en forme de bec.

Tout à coup, une angoisse traversa Georges Durtal.

Et si tout d’un coup l’aérostat s’enlevait, arrachant l’ancre que Bob Midi avait enfoncée avec soin dans une anfractuosité de la paroi glacée !…

C’était peu probable, étant donné le poids énorme des tubes pleins ou vides entassés dans la nacelle dont l’officier comptait se servir comme premier lest au départ. Mais, ce que la force ascensionnelle ne pouvait faire encore, un coup de vent subit pouvait le provoquer… Et Georges Durtal appela désespérément :

— Christiane !…

De son côté, l’Américain, effrayé par une nouvelle oscillation de l’aérostat, jeta un « Cornelia » retentissant.

Les deux femmes n’apparaissaient point. Georges Durtal escalade le bordage.

— Restez ici, commandant, je vais les chercher…

— Non, sir James ; continuez a surveiller l’opération. Je reviens…

Au bas de l’échelle, Georges Durtal trouva Bob apportant le dernier tube. Quand le nègre l’eut déposé dans la nacelle, l’officier pria l’Américain de lui ordonner d’en descendre un vide. Lorsque Bob eut obéi, l’officier, dressant contre l’échancrure où l’ancre était enfoncée le cylindre d’acier, expliqua par gestes au nègre qu’il devait s’arc-bouter avec force contre ce tube et empêcher ainsi l’ancre de déraper.

La tête crépue s’agita plusieurs fois en signe de compréhension, et, plus tranquille en pensant que la résistance de l’ancre serait doublée par ce dispositif, le jeune homme se précipita vers la grotte…

Les deux femmes n’avaient pas entendu l’appel : elles priaient…

À l’entrée du Couloir, les pièces de l’instrument de Petersen étaient éparses, jetant dans la demi-obscurité de la grotte le scintillement de leurs cuivres et le reflet plus doux de leurs limbes en aluminium.

Le traîneau s’allongeait maintenant aux pieds des cadavres, et, sur leurs deux couchettes de peau, s’étalait, déroulé, le pavillon du Patrie. Un jour blafard, pénétrant par l’ouverture de la voûte, éclairait ce tableau, que le jeune homme eut trouvé d’un pathétique intense, si son anxiété n’eût été plus intense encore.

— Christiane ! vite, je vous en supplie… Il faut embarquer.

Elle se releva, et mistress Elliot l’imitant montra à Georges Durtal un portefeuille à l’angle duquel un chiffre en or faisait saillie sur le cuir fauve.

— J’ai trouvé cela sous la tête de celui-ci, fit-elle en montrant le cadavre a barbe blonde. Voyez les deux lettres : F A. Je ne connais pas le prénom d’Andrée, mais l’A ne laisse aucun doute… Celui-ci est donc bien Andrée.

Elle serra dans la poche intérieure de son manteau de fourrure le précieux document, et, malgré la gravité de l’heure, le jeune officier ne put s’empêcher de donner un long regard au courageux Suédois.

— Si nous devons être sauvés, dit-il, c’est à lui que nous le devrons.

— Georges, je vous en prie, fit Christiane, prenez cette pelle et obstruez vite l’entrée avec de la neige, des que nous serons sorties.

— Nous n’avons plus une minute à perdre, Christiane ; écoutez…

Un grondement lointain montait jusqu’à eux du fond de l’horizon.

— C’est une idée absurde peut-être, Georges, mais mon émotion première m’a reprise… Il me semble que je partirai plus calme, si vous faites ce que je désire… Nous avons violé cette sépulture. Si nous ne la refermons pas dernière nous, un ours, un fauve viendra qui dispersera ces restes… J’ai le cœur qui défaille rien que d’y penser… Faites ce que je vous demande, Georges…

Il n’objecta rien, et au sortir de l’étroit passage se borna à dire :

— Regagnez vite la nacelle et embarquez pendant ce temps. L’orage approche.

— Nous nous embarquerons ensemble, Georges…Vous, mistress Elliot, prenez les devants… Écoutez d’ailleurs votre nom : sir James vous appelle.

L’Américaine partie, l’officier accumule rapidement de la neige à l’entrée du passage. La jeune fille la tassait nerveusement avec ses petits pieds.

— Encore un peu, Georges ; ce n’est pas assez haut.

Il ne songeait pas à résister. Perdre du temps en un pareil moment était folie, sa raison le lui disait ; mais son fatalisme reparaissait, doublé d’une sorte de superstition dont Christiane était l’objet.

« Elle était la bonne fée de l’expédition », avait dit sir James, et le jeune homme le croyait fermement.

Donc, ce qu’elle demandait là, il pouvait, il devait le faire sans hésitation.

Quand il eut terminé, elle dit d’une voix grave, dans le vent qui montait : « Adieu, Andrée ! », puis ils prirent leur course, se tenant par la main.

Maintenant, l’air glacé leur fouettait le visage et, autour d’eux, des traînées de ouate semblaient courir… La brume se dissipait et, au détour du promontoire de neige que surmontait le drapeau d’Andrée, l’aérostat leur apparut avec netteté. Il se balançait et commençait à rebondir contre la haute paroi qui ne l’abritait point, puisque l’ouragan arrivait du côté de la banquise.

Du côté du Spitzberg, un éclair jaillit, et, quelques secondes après, un coup de tonnerre sec et semblable au crépitement d’une fusillade lointaine se répercuta sur la haute falaise.

L’Américain faisait de la nacelle des gestes désespérés, et ses appels, mêlés à ceux de mistress Elliot et du savant, se précipitaient.

En un clin d’œil, les deux jeunes gens arrivèrent au pied de l’échelle et Georges Durtal fit passer la jeune fille devant lui.

La nacelle se soulevait, retombait et quand l’enveloppe, heurtant la blanche muraille, était renvoyée par elle comme une balle élastique, tout le réseau de cordages criait sous les brusques soubresauts de la grande barque d’acier.

Le ronflement du gaz indiquait que, malgré l’augmentation manifeste de force ascensionnelle, l’Américain n’avait pas interrompu l’opération du gonflement.

— Enfin ! vous voilà, fit-il, quand Georges Durtal sauta dans la nacelle. Nous sommes au complet… Il n’y a plus un instant à perdre. Que faut-il faire ?

— Au complet ? dit l’officier. Non, Bob n’est pas là, il surveille l’ancre. Dites-lui de remonter, sir James.

Maintenant, poursuivit-il, jetons successivement les tubes vides au dehors. Combien y en a-t-il ?

— Il y en a sept, les voici…

— Après eux, nous jetterons le lest, et puis, si c’est nécessaire, les tubes pleins… les derniers…

— Il en reste trois… Dépêchons-nous !… Ces inclinaisons de la nacelle sont horriblement dangereuses… Tenez-vous bien, Cornelia !

— Il nous faudrait nous enlever assez vite, dit l’officier, pour que la nacelle ne frotte pas contre la paroi, à cause de l’hélice. Sir James, c’est vous qui couperez la corde d’ancre, dès que je vous le dirai… Vous, docteur, aidez-moi a jeter ces tubes au dehors.

Successivement, les sept tubes vides furent précipités par-dessus bord. Au moment où le dernier venait de délester la nacelle, un nouveau coup de tonnerre éclata, beaucoup plus proche, et l’horizon entier fulgura.

L’ouragan arrivait au galop.

Devant son souffle puissant, ce qui restait de brouillard s’évanouit en quelques minutes comme un rideau qu’on tire, et la banquise s’étala sous les yeux des aéronautes, immense et striée de reflets électriques, qui en prolongeaient, jusqu’à l’extrême horizon, la nappe éblouissante.

Vers la gauche, du côté opposé au promontoire d’Andrée, la falaise se prolongeait en une ligne fuyante qui allait se fondre dans des blancheurs lointaines.

— Je vois Sirius à l’œil nu, clama le docteur ! Et voici Pollux !… Ah ! si j’avais mon instrument !…

— Les sacs de lest maintenant !

Il en restait une vingtaine, représentant près de 200 kilos. L’Américain coupa successivement les ficelles qui les retenaient au bordage et ils s’écrasèrent dans la neige, sans que la nacelle se soulevât franchement.

Or, tant qu’elle ne tirait pas d’une façon continue sur la corde d’ancre, on ne pouvait espérer voir l’ascension se produire assez rapidement pour éviter les rudes frottements contre la falaise que Georges Durtal redoutait par-dessus tout.

— Christiane, fit-il, je vous en conjure ; entrez dans la tente… Il va se produire des heurts capables de vous jeter dehors… Je n’aurai pas la liberté d’esprit nécessaire, si je crains pour vous.

Elle obéit, rejoignit l’Américaine, et l’officier chercha autour de lui ce qui lui restait à jeter.

Il y avait encore les trois tubes pleins d’hydrogène solidifié ; après eux, le matériel du ballon et les approvisionnements de l’expédition devaient suivre.

Cependant, le docteur, tout en aidant l’officier de son mieux, se répandait en amers regrets que traduisaient de brusques apartés.

— L’étoile polaire est maintenant visible à l’œil nu… là, cachée par cette masse stupide… Tous mes diplômes pour une observation d’un quart d’heure à cent pas d’ici… C’est une fatalité !…

Mais il s’interrompit. Un coup de tonnerre d’une violence inouïe éclata au zénith, et le ballon parut tout irradié d’effluves phosphorescentes. Une odeur caractéristique, celle de l’ozone, consécutive à la chute de la foudre, emplissait l’atmosphère.

Les éclairs se succédaient pressés, papillonnants, et Georges Durtal ne put retenir une exclamation terrifiée.

— Pourvu que notre ballon ne prenne pas feu !…

L’Américain l’entendit, et vivement se pencha…

Soudain, la nacelle quitta le sol, frôlant la paroi de glace. Un heurt violent de l’aérostat contre la falaise l’en éloigna quelques secondes, mais le long fuseau vint y rebondir de nouveau, imprimant à la nacelle une secousse qui l’inclina à 45 degrés.

L’étoile résisterait-elle à de pareilles épreuves ? Le gaz, comprimé par ces chocs répétés, n’allait-il pas faire sauter la soupape ; ou bien encore les câbles métalliques, rendus cassants par le froid, ne risquaient-ils pas de se rompre ?

Autant de questions angoissées que se posa Georges Durtal pendant les instants d’épouvante où la nacelle escaladait la haute muraille.

— Vous avez donc coupé la corde ? interrogea fébrilement l’officier.

— Il le fallait, commandant.

— Et Bob ?… Il n’est pas là !…

L’Américain ne répondit rien.

Maintenant, la nacelle arrivait au sommet de la falaise. Et voilà que, au moment où l’hélice allait buter contre la glace, Georges Durtal aperçut, accroché à l’une de ses branches, un corps qui s’agitait frénétiquement.

C’était le malheureux nègre qui, laissé à la garde de l’ancre et recevant sur le dos la corde coupée par l’Américain au ras du bordage, s’était suspendu aux tubes de sustentation pour ne pas manquer le départ.

Pendant l’escalade de la muraille, il avait, à coups de pieds vigoureux, écarté de la paroi de glace l’hélice et son axe, de sorte qu’inconsciemment, il avait évité au Patrie ce que Georges Durtal redoutait le plus, un axe faussé ou une branche d’hélice rompue.

Mais quand la nacelle eut dépassé le bord du plateau, elle se coucha, et Bob Midy, obligé de lâcher son point d’appui, disparut..,

Georges Durtal ne put retenir un cri d’horreur.

— C’est votre faute, sir James, si ce malheureux est perdu… Vous deviez le rappeler avant de couper la corde de l’ancre ; vous ne l’avez pas fait !…

La voix du jeune homme tremblait de colère et d’émotion. Près de lui, Christiane, qui venait de sortir de la tente et avait tout deviné, ajouta :

— C’est mal, sir James, très mal !

L’Américain hocha la tête. La sensiblerie de ces Français lui paraissait parfaitement ridicule en un pareil moment.

Il tenait Bob comme à un chien bien dressé, mais ne lui accordait pas plus de valeur qu’à ce chien. À cette heure de lutte pour la vie, la vie de ce nègre ne comptait pas.

Enfin, sa perte ne regardait que lui, Elliot.

L’heure n’était d’ailleurs pas aux récriminations.

Brutalement secouée, la nacelle heurtait de son tube de sustentation la surface du plateau ; la force ascensionnelle était manifestement encore insuffisante, et, dans le désarroi de ses pensées, l’officier ne put s’empêcher de se dire que la froide cruauté de l’Anglo-Saxon était leur salut à tous, car, avec le poids du nègre en plus, on risquait un traînage d’autant plus redoutable que la vitesse s’accélérait rapidement et qu’au lieu d’un plateau uni comme la banquise, le Patrie franchissait maintenant un amoncellement de blocs erratiques formant ce que les explorateurs appellent un icefield.

Il fallait absolument délester encore la nacelle d’une centaine de kilogrammes et, ne voulant pas sacrifier les trois tubes d’hydrogène restant, plus précieux que les vivres, Georges Durtal fit signe au docteur de saisir avec lui une des trois cantines à vivres.

— Pas celle-là ! s’écria la voix vinaigrée de mistress Elliot.

Et elle prouva qu’en bonne Américaine elle ne perdait pas la tête dans les moments critiques, car, grâce à elle, on jeta une caisse d’ustensiles au lieu de jeter une caisse de provisions.

Ces dernières, d’ailleurs, allaient suivre, lorsque le regard de Georges Durtal tomba sur l’appareil de télégraphie sans fil…

À quoi désormais leur servirait-il, dans les régions désertiques où le Patrie était entraîné ?…

Et, retirant successivement de leurs alvéoles plusieurs des lourds accumulateurs qui fournissaient au T. S. F. son énergie électrique, il les lança au dehors.

Il était sur le point d’en faire autant pour les appareils de transmission et de réception eux-mêmes, lorsque le docteur lui mit la main sur le bras et, montrant le baromètre :

— 90 mètres… Nous montons.

Georges Durtal se pencha ; le paysage glacé défilait maintenant sous la nacelle à une vitesse vertigineuse.

C’était une région véritablement chaotique, aussi bouleversée que la banquise parcourue la veille était plane et unie. Les jeux de lumière y faisaient scintiller des aiguilles et y creusaient des abîmes.

Çà et là, de vastes espaces miroitaient, regards de la mer libre, de cette Polynia aux profondeurs mystérieuses parcourues par les derniers effluves du Gulf-Stream.

Le regard perdu vers cet horizon qui s’enfuyait, le docteur Petersen se sentait l’âme gonflée de regrets. Que de sujets d’études, que d’embryons de découvertes lui échappaient à tout jamais !

Que ne pouvait-il s’arrêter au milieu de ce chaos, où le malheureux nègre allait mourir de faim et de froid, et y surprendre les secrets de la formation des icefields, des débâcles polaires et des dérives sous-marines !…

Malgré les travaux de Tyndal et des savants qui l’avaient précédé, l’étude glaciaire ne pouvait avoir son contrôle qu’au Pôle même. C’est dans ces lieux, temoins actuels de la période glaciaire qui a joué un si grand rôle dans l’histoire physique du monde, que sont déposées les clefs de nombreux mystères géologiques.

Et l’âme du savant se teintait de mélancolie à la pensée qu’il en passait si près sans pouvoir les saisir.

Cette mélancolie, chez Christiane, était devenue un profond serrement de cœur depuis l’abandon de Bob Midy.

Que le milliardaire eût eu la barbarie de payer leur salut à tous d’une vie humaine, c’est ce que sa généreuse et enthousiaste nature se refusait à comprendre, encore moins à accepter. Sa chaude imagination lui montrait le malheureux errant parmi les névés et les toross, cherchant le ballon à l’horizon et, dans sa naïveté ignorante, s’imaginant peut-être qu’on viendrait le rechercher.

Le ballon montait…

Emporté dans le vent, il fuyait vers l’inconnu.

Pour le moment donc, ils étaient sauvés, ils avaient échappé au danger le plus redoutable, celui d’être écrasés contre la falaise, avant d’avoir pu fuir, par le formidable cyclone qui maintenant faisait rage au-dessus du tombeau d’Andrée.

Mais toute la joie qu’eût dû en ressentir la jeune fille était gâtée par la pensée de cette agonie douloureuse d’un être humain injustement sacrifié. Elle maudissait l’Américain et mistress Elliot elle-même, dont toute l’oraison funèbre avait été un « Pauvre Bob ! » assez banal, et elle avait toutes les peines du monde à ne pas leur crier son indignation.

En somme, le malheureux nègre avait pourtant bien gagné sa place dans cet aérostat, où Georges Durtal ne l’avait accueilli qu’avec méfiance à la suite de son escapade sur la soupape. Son mauvais tour involontaire du début, Bob l’avait racheté en refermantcette même soupape, a l’instant le plus tragique de leur chute sur la banquise, en travaillant de son mieux au cours du sauvetage, et surtout en débarrassant l’enveloppe de son manteau de neige.

Sans l’initiative qu’il avait montrée là, quelques instants seulement avant le départ, le Patrie eût-il pu s’enlever ?

Son abandon était donc une mauvaise action, une révoltante injustice.

Pauvre nègre !…

Et comme la jeune fille, assise près du volant, murmurait de nouveau à son fiancé cette exclamation attendrie, deux mains velues s’agrippèrent soudain au rebord de la nacelle, et presque aussitôt la tête crépue de Bob apparut au-dessus du bordage.

Ses yeux jaunes roulaient d’une façon comique et ses grosses lèvres découvraient deux rangées de dents magnifiques.

D’un vigoureux rétablissement sur les poignets, exécuté sans la moindre apparence d’effort, il sauta dans la nacelle. Puis, se précipitant vers sir James, avec tous les signes de la joie la plus vive, il lui expliqua avec volubilité qu’il s’était réfugié dans le triangle des tubes de sustentation, qu’il avait « beaucoup dansé » sur la neige, mais qu’il était tout à fait content de retrouver un si « excellent maître ! »