Un dirigeable au pôle Nord/5
MARTYRS DU POLE
— Andrée !… s’écrièrent ensemble Georges et Christiane.
Le nom de l’aéronaute suédois leur était venu à tous deux à la fois.
Et une inexprimable émotion leur serra le cœur.
Ils en avaient parlé si souvent, ils y avaient pensé si souvent depuis le départ, à cet héroïque pionnier du Pôle, à cet enfant perdu de la science aérostatique qui avait voulu devancer les plus fameux navigateurs, en demandant aux vents de le pousser plus loin qu’eux !…
Ce drapeau aux couleurs de Suède, lui seul avait pu le planter en ce point, et l’exclamation des deux jeunes gens voulait dire :
— Andrée est passé la !
Ou plutôt :
— Andrée est tombé là !
À son tour, l’Américain arriva et voulut toucher le glorieux lambeau d’étoffe sorti de sa gangue de givre. Il l’étala, on examina de près les croix rouge et bleu piquées dans les angles, près de la hampe, et répéta :
— Oui, ce drapeau ne peut être que celui d’Andrée !
Le Suédois avait donc atteint le premier le Pôle Nord !
Le Français et l’Américain, eux, arrivaient trop tard.
Mais, d’avoir été devancés, ils ne concevaient ni amertume, ni déception d’aucune sorte.
Car celui qui avait affronté, douze ans plus tôt, avec une âme aussi intrépide, l’aventure la plus étonnante et la plus osée dont fasse mention l’histoire des explorateurs de tous pays, celui-là avait payé de sa vie son geste fou et superbe.
Pendant douze ans, l’Europe avait ignoré le triomphe dont il avait immortalisé le pavillon de son pays.
Elle allait enfin le connaître !
Leur gloire, à eux, consisterait à révéler au monde cette victoire du glorieux disparu. Et cette gloire, quoique faite de reflets, leur gonflait le cœur à l’avance.
Ils ne se disaient pas que le retour leur était fermé, que, comme Andrée, ils allaient finir là, que leur ballon n’était plus qu’une épave impuissante comme l’Aigle parti de Virgo-Bay. Ils ne se disaient pas tout cela. Une mystérieuse émotion les étreignait tous quatre, et ils jetaient autour d’eux des regards étonnés, investigateurs, comme s’ils se fussent attendus à voir surgir, au sommet de cette falaise, l’un des survivants de l’expédition suédoise.
Mais rien, dans le paysage glacé, qui commençait à se rayer de flocons blancs, n’indiquait de vestige humain. Ce monticule de neige, sur lequel ils trouvaient hissé le mystérieux pavillon, devait être un bloc de glace détaché de cette falaise qui barrait l’horizon. Sans doute Andrée l’avait choisi pour y signaler son passage, parce qu’abrité par le talus escarpé de ce glacier-muraille, il serait préservé des tempêtes polaires et des amoncellements de neige qui l’eussent enseveli ailleurs.
À son tour, l’Américaine voulut toucher la précieuse relique.
Non sans peine, elle commença l’escalade du « hummock ».
Car il apparaissait évident à tous quatre que ce point était le Pôle ; qu’il était inutile, et d’ailleurs impossible, à cause de la falaise, d’aller le chercher plus loin.
Or, mistress Elliot, bien que déçue plus que tout autre de trouver la place prise, ne se fût jamais pardonné de n’avoir pas touché la hampe de ce drapeau qui prolongeait l’axe terrestre.
Quand elle fut à mi-pente, non sans peine, et s’appuyant sur un piolet qu’elle avait eu soin d’emporter, son mari, descendant de deux ou trois pas le rapide talus, lui tendit la main pour la hisser au sommet.
Un dernier effort, et elle allait l’atteindre, lorsque soudain son piolet s’enfonça tout d’une pièce dans une fente insoupçonnée ; manquant d’appui, elle tomba lourdement, et tout à coup, une crevasse s’ouvrant sous ses pas, mistress Elliot disparut en poussant un cri déchirant…
— Cornélia ! jeta le milliardaire.
Et, glissant sur la pente où venait de se révéler cette fissure béante, il s’y effondra à son tour.
Muets d’horreur devant cette catastrophe inattendue, les deux jeunes gens s’étaient rejetés en arrière, Georges Durtal, cramponné d’une main à la hampe du drapeau suédois, solidement enfoncé dans la glace, avait lâché son fusil pour saisir Christiane et l’empêcher de glisser.
Quelle crevasse venait de se révéler là ?
Conduisait-elle aux abîmes océaniques, ou s’arrêtait-elle au niveau de la banquise ?
L’aventure prenait les proportions d’un drame, lorsque la voix de l’Américain, très proche, appela :
— Commandant ! Venez vite !… vite !
— Où êtes-vous ?
— Dans une espèce de grotte… Andrée est là ! Andrée est là !
Les yeux de la jeune fille s’agrandirent comme à l’apparition d’un spectre.
— Vite ! répéta mistress Elliot. Laissez-vous glisser !
— Allons vite, Georges, fit Christiane fiévreusement.
— Permettez que je vous précède, dit le jeune homme. Vous vous laisserez aller et je serai là pour vous recevoir…
— Oui, je vous suis. Allez. Georges.
Et quand tous quatre furent réunis dans cette cavité manifestement creusée de main d’homme et qui s’enfonçait au flanc de la muraille de glace, ils furent saisis de la mystérieuse impression de respect qu’éprouvaient les anciens en pénétrant dans les sanctuaires fameux ou dans les bois sacrés.
Car, à la lueur de la lampe électrique portative que l’Américain emportait partout et qu’il venait d’allumer, le spectacle qui s’offrait aux yeux des naufragés de l’air était le plus poignant qu’une imagination humaine pût rêver.
La cavité où ils se trouvaient était une sorte de boyau, de trois mètres de large, sur huit à neuf mètres de profondeur, creusé dans la glace, et dont la voûte allait s’abaissant vers le fond.
Les parois en étaient noires et enfumées.
Dans la partie la plus large, deux cadavres étaient étendus côte à côte, dans des sacs de couchage formés de peaux d’ours blancs.
On n’en voyait que les têtes, d’une maigreur effrayante, et les mains, aux doigts allongés démesurément, comme ceux des squelettes. La peau, jaunâtre et comme tannée, se plissait, sur ces visages sans muscles, comme une étoffe trop large, et les paupières bleuies, ridées et agrandies, bouchaient la cavité des orbites comme l’eût fait un pansement de chirurgien.
Les cheveux et les barbes, d’un blond flave chez l’un, d’un roux ardent chez l’autre, avaient poussé démesurément et s’étalaient, broussailleux et hirsutes, sur les peaux d’ours des couchettes.
Depuis combien de temps étaient-ils là, momifiés par le froid, ces explorateurs du Pôle ?
Combien de semaines, de mois peut-être, y avaient-ils vécu, sans espoir de revoir le monde civilisé, comptant les jours qui les séparaient de la fin ?…
C’était une vision atroce, et le beau visage de Christiane, tout à l’heure animé et rosé par le vent de la course, était devenu d’une pâleur extrême. L’apparition de ces squelettes, encore que la découverte du pavillon suédois pût faire prévoir leur voisinage, était trop impressionnante pour la nature délicate et nerveuse de la jeune fille ; elle frissonna sous ses fourrures et se serra contre son compagnon.
Cependant, l’Américain promenait le faisceau lumineux de sa lampe autour des cadavres.
Divers objets gisaient à terre à côté d’eux ; les exilés du Pôle semblaient les avoir placés à portée de leurs mains, comme s’ils eussent été incapables de se mouvoir hors de leur couchette pour aller les chercher.
Il y avait la une lanterne, un petit fourneau, une pharmacie portative en désordre, deux bidons d’alcool vides, des boîtes de conserve ouvertes ; contre la paroi, un fusil à deux coups voisinait avec une pelle et deux pioches, les outils qui avaient servi aux martyrs du Pôle à creuser leur propre tombe.
Mais, parmi toutes ces choses si disparates, on ne discernait plus ni provisions, ni vivres.
Manifestement, les passagers de l’Aigle étaient morts de faim.
— Lequel est Andrée ? murmura l’Américain.
C’était la question que tous se posaient.
Nul n’y répondit, car nul n’avait connu le Suédois.
Au moment de sa tentative, ses traits avaient paru dans tous les journaux, mais, même s’ils étaient restés gravés dans la mémoire de ceux qui étaient là, comment les retrouver sur ces faces parcheminées ?
Était-il la seulement, celui qui avait été l’âme et le chef de l’expédition, et n’était-ce pas lui qui manquait à l’appel funèbre que faisaient en eux-mêmes les passagers du Patrie ?…
Ils étaient partis trois en 1897, Andrée, Strindberg et Fraenkel. Lequel avait disparu ?
Et comment avait-il disparu ?
Avait-il été projeté hors de la nacelle dans le traînage suprême qui s’était terminé là, jetant les deux autres pantelants au pied de cette falaise ?
Ou bien, succombant avant les autres, avait-il été enterré par eux sur la banquise, petit tumulus de neige, aujourd’hui disparu ?
Peu importait d’ailleurs. Ce qui était certain, c’est que, poussée au Pôle, l’expédition Andrée n’avait pu faire un pas en arrière pour en revenir, et que ces ossements étaient le premier jalon de cette redoutable découverte.
Muette, les yeux troubles, Christiane de Soignes serrait nerveusement le bras de son fiancé.
Cette gloire dont elle était si jalouse quelques heures auparavant, et pour son pays et pour l’homme à qui elle voulait lier sa vie, c’était à ces tortures, à cette fin atroce dans l’éternel abandon, qu’elle aboutissait donc !…
Ces malheureux, sur qui le monde entier avait eu les yeux fixés pendant quelques heures et qui l’avaient connue, cette gloire éphémère, ils étaient morts d’épuisement dans leur conquête.
Et le même sort attendait sans doute ceux qui venaient de découvrir leurs restes…
Car eux non plus n’avaient aucun moyen de retour.
Maintenant que la griserie du résultat obtenu se dissipait, Christiane de Soignes se sentait envahie par une épouvante sans nom.
Elle se voyait étendue à côté de Georges Durtal, dans cette grotte de glace, refuge qu’ils seraient encore bien heureux de trouver tout creusé, lorsque leur aérostat, emporté au premier souffle, les laisserait sans ressources, sur la banquise.
Elle eut la vision des longues heures d’agonie qui les attendaient, et toute la fragilité de la nature féminine reparut en elle.
— Partons, Georges, partons vite, fit-elle… J’ai peur !…
À côté d’elle, prostrée par la même angoisse, mistress Elliot s’était agenouillée. La jeune fille l’imita, et la tête dans ses mains, elle chercha dans la prière un dérivatif aux visions funèbres qui, maintenant, l’assaillaient en foule.
— Georges, fit-elle en se relevant, partons vite, je vous en supplie.
L’officier tenait a la main un carnet qu’il venait de trouver à côté de l’un des cadavres, et l’Américain, penché sur lui, dirigeait sur les feuilles jaunies et couvertes de notes au crayon le rayon de sa lampe.
Mais ils n’en purent rien déchiffrer, ne connaissant ni l’un ni l’autre le suédois.
— Il faut retourner au ballon sans tarder, sir Elliot, fit le jeune homme.
Mais l’Américain semblait ne pouvoir s’arracher à la contemplation de ces lugubres restes, car il poussa jusqu’au fond du réduit.
— Voici leur nacelle, fit-il…
C’était un panier circulaire en osier et en rotin, recouvert de toile imperméable. Un toit légèrement convexe le recouvrait à sa partie supérieure et ce toit était percé d’une trappe donnant accès à l’aéronaute qui veillait au dehors, pendant que ses deux compagnons reposaient à l’intérieur.
Les six grosses cordes de chanvre qui soutenaient la nacelle pendaient le long de ses parois : elles avaient été tranchées à coups de couteau ou de hache, ce qui semblait indiquer que les explorateurs avaient été obligés de se séparer rapidement de leur aérostat.
De ce dernier qui était énorme, puisque son diamètre dépassait 20 mètres et sa capacité 4.500 mètres cubes, il n’existait aucune trace dans le réduit.
Mais, sur le toit de la nacelle, l’Américain trouva un pavillon de soie blanche orné d’une ancre bleue.
— Pauvre Andrée ! fit-il… C’était un pavillon de reconnaissance adopté par lui et qu’il arbora au départ au-dessous du pavillon suédois… Quelle fin lamentable !…
Et tel était l’intérêt qu’il mettait à ces recherches, qui eussent d’ailleurs été passionnantes à tout autre moment, qu’il n’entendit même pas les deux jeunes gens insister pour le retour vers le Patrie.
Il montra à sa femme, qui l’écoutait à peine et lui parlait aussi du retour, les skis dressés contre la paroi de glace, le petit traîneau léger, la barque en toile démontable, encore pliée dans un coin et qu’Andrée avait emportée sous sa nacelle.
Georges Durtal et Christiane avaient hâte de se retrouver au dehors. Ils revinrent vers l’ouverture. Une surprise nouvelle les y attendait :
La neige tombait à gros flocons !
— Cette fois, murmura Georges Durtal, c’est la fin…
— Vous croyez vraiment qu’en allégeant le Patrie de tout ce qui n’est pas de première nécessité, nous ne pourrons pas repartir ? demanda la jeune fille.
Il hocha la tête et expliqua :
— Peut-être, en abandonnant la machine, les hélices, le traîneau, l’instrument du docteur et les provisions, puis en rendant au Patrie sa forme rigide avec de l’air insufflé par le ventilateur, aurait-on pu retrouver une certaine force ascensionnelle ; mais, maintenant qu’une tonne de neige allait surcharger l’enveloppe du ballon, il était cloué à terre sans rémission….
— C’est sans doute ainsi que ce pauvre Andrée s’est perdu, conclut l’officier. La neige aura amené son ballon à terre, et, pour ne pas risquer de le voir emporté dans un traînage final, il aura tranché à coups de hache les cordes qui attachaient la nacelle, pour sauver au moins ses vivres.
— Erreur ! fit sir James qui avait entendu. Un dispositif spécial, installé sur le balcon d’Andrée, le mettait à l’abri de cet aléa : c’était une calotte de soie fortement vernie, sur laquelle la neige et l’eau glissaient sans séjourner.
Ce disant, l’Américain hissa jusqu’à l’orifice de la voûte le traîneau d’Andrée qu’il venait de découvrir dans une anfractuosité de la grotte.
— Que dites-vous de mon idée ? fit-il. Ce traîneau, fort bien conditionné, ne pourrait-il être remorqué par le nôtre ? Nous arriverions ainsi beaucoup plus rapidement jusqu’au Patrie.
Le jeune officier convint que l’idée était des plus heureuses, mais il ajouta qu’il fallait la mettre de suite à exécution, car il redoutait par-dessus tout une de ces tempêtes subites qui, dans les régimes arctiques, succèdent presque invariablement aux grands calmes.
— J’aurais pourtant bien voulu faire l’inventaire complet de ce réduit, objecta le milliardaire. Jugez de l’intérêt qui s’attachera au moindre des détails que nous découvrons ici ! Ainsi, par tous ceux que j’ai pu relever, je puis déjà certifier qu’Andrée et son compagnon sont restés ici plusieurs mois.
— D’où vient cette certitude ?
— Du travail qu’ils ont accompli : il y là, au fond de ce couloir, deux appendices creusés à droite et à gauche et qui, autant que j’ai pu en juger, devaient leur servir de garde-manger. Dans l’une de ces cavités, il y a deux peaux d’ours et une de renard argenté, recouvrant des instruments de météorologie et je ne sais quoi encore. Ils ont donc vécu un certain temps de leur chasse et, comme ils étaient partis avec des provisions pour quatre mois, je ne serais nullement surpris qu’ils aient fait ici un hivernage de huit à dix mois, peut-être davantage. Nous éluciderons cela avec leurs carnets, que j’emporte : l’un d’eux a l’air tenu au jour le jour… Mais, j’y pense, notre Norvégien de Petersen nous le traduira.
Georges Durtal essayait en vain d’arrêter ce flux de paroles. Il ne savait qu’admirer le plus, ou de la tenace confiance de cet homme dans le sauvetage final, ou de sa parfaite inconscience de leur situation à tous.
Il se borna à répondre :
— Pour peu que nous tardions encore, sir Elliot, nous ne retrouverons plus le docteur Petersen.
— N’exagérons rien, fit l’Américain : le temps est toujours au calme plat et le Patrie est assez gros pour que nous le retrouvions malgré la brume.
— La brume est encore épaissie par cette neige qui tombe… Et cette neige même a fait déjà disparaître les traces de nos pas. Plus nous tarderons, plus nous risquerons de nous perdre.
— Non pas. J’ai ma boussole de poche, et, en partant, j’ai pris note de l’azimuth de notre direction par rapport à l’aiguille : 67 degrés… J’ai même constaté que ce chiffre ne correspondait point avec celui que le docteur nous avait donné sur la direction que devait faire l’aiguille aimantée au Pôle, 62°. C’est une observation capitale, puisque le Pôle magnétique est très exactement connu. Il faudra que notre savant s’explique sur cette divergence.
— Partons, de grâce, sir Elliot, fit Christiane impatientée.
— Mais comment sortir d’ici ? demanda l’Américaine… Je ne me souviens que trop bien comment j’y suis arrivée, mais pour sortir…
— Ce sera très facile, Cornelia.
Et se dirigeant sur le fond de la grotte, le milliardaire en revint avec une pioche et attaqua vigoureusement la paroi qui donnait sur l’extérieur. Il eut rapidement creusé dans la neige durcie un étroit passage dans lequel il se glissa.
— Vous avez raison, fit-il, Petersen doit se demander s’il n’est pas abandonné là-bas, tout seul avec Bob… Hâtons-nous !
Et il tira derrière lui le léger traîneau, sur lequel il arrima une paire de skis.
— On ne sait jamais, fit-il : cela peut nous être utile. Savez-vous aller en ski, commandant ?
L’officier répondit négativement.
— Vous avez grand tort. On ne devrait jamais s’embarquer pour une expédition polaire sans savoir se servir de ces merveilleuses raquettes.
— Eh ! sir Elliot, avez-vous oublié qu’il y a moins de cinq jours, j’étais à 4.000 kilomètres d’ici et que je ne songeais guère à une expédition polaire ?
— Moi, j’adore ce Sport-là, fit l’Américain, et si j’avais eu ces skis à l’aller, sur un sol aussi uni que cette banquise, jamais ce gueux d’ours ne m’aurait rattrapé.
Ils se retrouvaient dehors, et l’immensité du désert glacé apparut plus lugubre encore à Christiane, sous le voile nouveau que lui tissait la neige.
Déjà, le traîneau-automobile en était en partie recouvert. La jeune fille courut à lui comme à un ami retrouvé, donna un tour de manivelle, et le petit moteur reprit aussitôt son ronronnement bruyant.
— Croyez-vous qu’il pourra nous traîner tous, miss ? demanda l’Américaine.
— J’en suis sûre. Il est de quatre chevaux, m’a dit sir Harris : c’est plus qu’il n’en faut… J’ai seulement peur de manquer d’essence, car je ne sais si Bob a rempli complètement le réservoir au départ.
Cependant, l’Américain avait apporté une des cordes trouvées dans la nacelle. Georges Durtal fit une remorque, qu’il eut soin d’éloigner du propulseur pour éviter tout enrayage.
Déjà Christiane, impatiente, était installée au volant.
Combien je regrette de n’avoir pas apporté mon appareil photographique, dit mistress Elliot ! Ce cliché des deux malheureux que nous abandonnons serait le souvenir le plus saisissant de notre voyage…
Décidément, la robuste espérance du milliardaire venait de regagner sa femme.
Elle aussi comptait revenir…
Ignorance des conditions d’un voyage aérostatique, confiance dans leur étoile, fatalisme, il y avait un peu de tout cela dans la ténacité avec laquelle l’un et l’autre parlaient du retour.
Sir Elliot et sa femme s’installèrent sur le traîneau d’Andrée. Georges Durtal, assis derrière sa fiancée, avait rechargé sa carabine.
Christiane allait embrayer quand l’Américain lui mit la main sur le bras.
— Pardon, miss, un dernier répit : à quelle hauteur estimez-vous cette falaise ?
— Quinze à vingt mètres au plus, mais pourquoi cette question ?
— Avez-vous déjà oublié notre pari : nous devions, d’après vous, trouver au Pôle un relief supérieur à la statue de la Liberté de Bartholdi, qui a 46 mètres. Or, cette falaise n’en a pas la moitié.
— J’ai donc perdu, sir James, mais je vous préviens : je suis partie avec 20 francs dans mon porte- monnaie.
— Je vous ferai crédit, miss ! Et se tournant vers sa femme.
— Reconnaissez là, une fois de plus, ma chance indéracinable, Cornelia : voilà le second pari que je gagne dans les vingt-quatre heures.
— Alors, vous devriez bien parier avec le lieutenant que nous sortirons d’ici sains et saufs, clama mistress Elliot.
— Cent autres livres que nous regagnerons l’Europe ! les tenez-vous, commandant ?
Georges Durtal acquiesça de la tête avec un sourire ennuyé : le propulseur mordit la glace, fit voltiger la neige, et le curieux convoi démarra sans difficulté.
— Hurrah ! s’écria l’Américain. Cet ours m’a un peu courbaturé et je ne suis pas fâché de revenir en voiture.
Grâce à la précaution qu’il avait prise d’emporter une boussole, aucune erreur de route n’était à craindre, bien que toute trace de pas eût disparu sous la neige. Les voyageurs passèrent près du cadavre de l’ours, petit monticule isolé qu’on eût déjà pris pour un bloc de glace, et il fallut toute l’insistance de Georges Durtal pour qu’aucun stationnement ne fût fait en cet endroit.
Le milliardaire voulait absolument couper une des pattes de son ennemi et rapporter les deux crocs les plus remarquables de sa formidable mâchoire.
— Je les aurais fait monter en breloque, déclara-t-il.
Mais Christiane passa outre, et quelques instants après, à la vitesse de dix kilomètres à l’heure qu’avait soutenue le merveilleux petit véhicule, les passagers du Patrie voyaient l’énorme silhouette de l’aérostat se profiler sous la calotte blanche qui le recouvrait de bout en bout.
À sa vue, l’officier poussa un long soupir de soulagement : le Patrie était pour eux l’ultime ressource, la dernière espérance…
Il était devenu la Patrie.
Bondissant de joie, Bob était accouru au-devant de l’automobile et manifestait, par les gestes les plus extravagants sa joie de retrouver sir James, l’interpellant sous une foule d’appellations, dont la plus répétée était celle d’ « excellent maître ».
Georges Durtal pensa :
« Si le malheureux se doutait que l’ « excellent maître » songe à l’abandonner en pleine banquise au cas où son poids pourrait délester le ballon, il serait peut-être moins démonstratif. ».
Sous sa pesante couche de neige, l’aérostat maintenait encore tendu tout son système de câbles, et cette constatation rassura un peu l’officier du génie.
Il fallait que sa force ascensionnelle fût encore considérable pour que, sous ce surcroît de lest, l’aérostat ne se fût pas couché sur la nacelle.
L’arrivée du savant arracha l’officier aux réflexions que lui imposait la situation.
Petersen était désespéré : il n’avait pu trouver Schedir de Cassiopée ! La neige avait encore compliqué ses observations, et, dans l’impuissance où il était de se livrer à aucun calcul, il avait fini par trouver le temps long.
— Je commençais à craindre que vous ne fussiez égarés, fit-il, et me voyez-vous, seul avec Bob, dans cette immensité !…
Mistress Elliot l’interrompit pour lui raconter la découverte du drapeau suédois, et elle eut des accents émus pour lui dépeindre la découverte des cadavres dans la grotte de neige.
À mesure qu’elle parlait, les yeux du savant pétillaient d’une joie intense. Quand elle eut terminé, il éclata :
— Mais alors, clama-t-il, c’est un de mes compatriotes qui a découvert le Pôle Nord !
— Pardon, objecta sir Elliot d’un ton sec ; que vous renonciez pour la circonstance à votre qualité d’Américain, je ne veux plus m’en étonner. Depuis le départ, vous ne faites que nous parler de votre petite patrie, et vous lui sacrifiez la grande, celle qui vous a comblé d’honneurs et dont les universités vous ont proclamé a l’envi leur correspondant.Libre a vous… Mais n’oubliez pas que vous êtes Norvégien, Petersen… Norvégien de Stavanger, vous nous l’avez assez répété.
— Certes oui, sir James, et je le répète encore.
--Eh bien ! ce n’est pas le drapeau norvégien que nous avons trouvé installé là-bas, c’est le drapeau suédois, suédois, entendez-vous ? Or, étant donnée la scission entre la Suède et la Norvège, c’est presque un pavillon ennemi du vôtre qui flotte au Pôle Nord. Il n’y a donc pas de quoi vous gonfler de la sorte, Petersen…
Le docteur fit plusieurs fois le geste machinal d’ajuster ses lunettes, sans se rappeler qu’il avait dû les ôter quand le froid était devenu si intense, que tout contact de métal avec la peau était interdit. Il ne tenait pas en place, et ce fut en redressant sa petite taille qu’il demanda :
— Pardon à mon tour, sir Elliot, mais en quelle année, s’il vous plaît, a eu lieu la scission entre la Suède et Norvège ?
— Mais… en 1905, si je ne me trompe.
— Et en quelle année Andrée a-t-il fait son héroïque tentative ?
— En 1897.
— Parfaitement, huit ans avant la scission par conséquent. Donc, quand il a planté le drapeau au Pôle, il était aussi bien Norvégien que Suédois, et mon triomphe personnel est aussi complet que je puis le désirer.
L’américain agacé ne trouva rien à répondre, et Petersen, dans une agitation croissante, se dirigea vers Georges Durtal.
Aidé de Bob Midy, celui-ci cherchait à se rendre compte, en essayant de soulever la nacelle par son support tubulaire, de ce qui restait au Patrie de force ascensionnelle. Après plusieurs tentatives, il avait pu constater que, comme il le craignait, cette force était désormais insuffisante pour les arracher à la banquise polaire.
Et tout, dans son attitude, révélait un profond découragement, lorsque le docteur Petersen, sa grosse tête rejetée en arrière, se planta devant lui.
— Commandant, vous ne me refuserez pas l’immense faveur que je vous demande au nom de la science, au nom de la France, foyer de science s’il en fût : puisqu’il ne faut pas une heure pour atteindre le point où flotte le pavillon de mon pays, veuillez prier Mlle de Soignes de m’y conduire en traîneau. Je vais faire enlever par Bob les écrous qui relient mon instrument au bardage de la nacelle ; nous l’installerons sur le traîneau où étaient tout à l’heure sir James et mistress Elliot, et une fois au pôle, je fais l’observation décisive, historique, celle que, dans toutes les Académies, on lira, on proclamera en séance solennelle.
Georges Durtal avait écouté distraitement la requête de Petersen. La seule idée qui en découlait pour lui, c’était que celui-là aussi croyait au retour triomphal, aux apothéoses des Instituts, à l’immortalité de son nom, alors que lui seul, aérostier compétent, était de plus en plus convaincu que leur retour à tous était impossible.
Sa requête restant sans réponse, Petersen insista sur le mode lyrique.
— Et si le ballon n’est plus là quand votre observation sera terminée, docteur ? répondit l’officier, dans un geste d’impatience.
— Que voulez-vous dire ?
— Si le vent se lève, nous entraîne vers l’inconnu pendant que vous serez là-bas, comme il eût pu advenir pour vous pendant que nous y étions…
Et Georges Durtal pensa :
— Comment peut-il supposer que je laisserai ma fiancée refaire, sans moi, ce périlleux trajet ?
Mais le savant n’était pas de ceux dont on se débarrasse aisément…
Tout à son rêve prestigieux, il revint à la charge, suivant le lieutenant, pas à pas, dans les déplacements nécessités par l’examen de l’état de stabilité de l’aérostat.
— Enfin, commandant, fit-il en désespoir de cause, puisque vous ne voulez pas, et je le conçois, que Mlle de Soignes me conduise là-bas, pourquoi ne pas essayer d’entraîner là-bas le Patrie avec nous ? Ce sera la France au Pôle, sans contestation cette fois.
Cette réflexion était absurde au premier abord, car six personnes, dont deux femmes, étaient incapables d’entraîner à six ou sept kilomètres de là une masse comme la nacelle, dont la béquille raclerait profondément la glace et formerait frein d’une façon continue.
Et cependant cette idée absurde devait être le salut de l’expédition.
Tant il est vrai que le salut, dans certaines circonstances désespérées, vient souvent du côté d’où on l’attend le moins.
Le savant ajouta :
— Il y a là-bas, dites-vous, un ressaut de glace d’une quinzaine de mètres ; c’est un abri tout trouvé pour l’aérostat, peut-être même un moyen de le fixer…
La falaise, un abri pour le Patrie !
Et Georges Durtal interrompit aussitôt ses recherches pour suivre cette idée qui répondait si bien à sa principale préoccupation. Que le vent se mît à souffler dans ce désert sans relief, et aucune force ne retiendrait le Patrie, dont l’ancre ne mordait pas dans la glace plane de la banquise.
Dans cette plaine immense, l’énorme masse était exposée à tout instant, et le moindre souffle l’emporterait. Là-bas, au contraire, contre la haute paroi de glace, on pouvait espérer en rester le maître pendant les quelques heures nécessaires au nouvel aménagement de sa nacelle.
Et Georges Durtal revoyait, à quelques mètres de l’entrée de la grotte, un renfoncement de la paroi de glace où le Patrie serait abrité de deux côtés au moins.
Dès lors, l’esprit du jeune homme se tendit vers cette solution du problème, et il entendit à peine les expressions de gratitude que lui prodigue le docteur Petersen en apprenant que sa requête était accueillie.
La première pensée de Georges Durtal fut de faire servir les hélices à cette translation. Pourquoi n’entraîneraient-elles pas le Patrie dans la direction que lui imprimerait une traction exercée par les passagers ?
Le poids de la nacelle enfonçait profondément la béquille de sustentation dans la neige et s’opposerait à cette traction, mais ne serait-il pas possible d’atténuer ce frottement ?
Et aussitôt la solution de cette difficulté apparut au jeune officier. Il suffirait de fixer la partie inférieure de cette béquille sur le traîneau ramené tout à l’heure, et le dur frottement des tubes d’acier dans la neige se transformerait en glissement.
Dès lors, les hélices entraîneraient aisément tout le système.
À condition toutefois de faire disparaître les plis dont se creusait l’aérostat.
Mais ceci était chose facile ; il suffirait d’insuffler de l’air dans les ballonnets.
Et sans mot dire, Georges Durtal, grimpant dans la nacelle, mit le moteur en mouvement et embraya la courroie qui montait vers le ventilateur.
Son ronflement attira tout le monde et les questions se croisèrent.
En quelques mots, Georges Durtal expliqua son projet, et mistress Elliot, qui commençait à faire débarquer des provisions par Bob, fut priée de suspendre ce travail et de tout faire rembarquer.
Le ballon reprenait sa forme à vue d’œil.
Une à une, les poches qui le creusaient disparurent ; il ne resta plus que la profonde dépression qui mettait un méplat à l’avant et que, seule, une provision d’hydrogène eût pu combler.
Cependant on avait glissé le traîneau d’André sous la béquille de la nacelle. À l’aide de fil de fer, l’Américain fixa solidement l’une à l’autre.
Ceci fait, tout le monde, sauf Georges Durtal resté dans la nacelle, s’attela aux cordes de suspension pour donner au Patrie l’impulsion directrice.
Les hélices battirent l’air… la masse de l’aérostat s’ébranla…
Il avançait…
Son allure s’accrut, et ceux qui le tenaient durent courir pour le suivre.
Ce que voyant, Georges Durtal ralentit la vitesse de rotation.
L’espoir lui revenait malgré tout, en voyant quel parti on pouvait tirer du merveilleux engin.
Après avoir été le dirigeable obéissant du début, il s’était transformé à l’heure critique en aéroplane pour atténuer la chute, et maintenant, devenu traîneau, il se transportait par ses seuls moyens à la surface de la banquise.
Complètement rassuré par ce premier essai, Georges Durtal arrêta le moteur et fit remonter dans la nacelle mistress Elliot, Bob Midy et le savant, de plus en plus enthousiaste. Christiane et l’Américain s’installèrent dans le traîneau-automobile et rétablirent la remorque qui avait réuni les deux traîneaux dans le voyage précédent. Ils allaient non pas entraîner, mais orienter le traîneau-support dans la direction voulue.
Avec toutes les précautions voulues et une lenteur calculée, la marche fut reprise vers la falaise.
Une demi-heure après, le Patrie l’atteignait sans encombre. L’enfoncement que Georges Durtal avait remarqué dans la haute paroi verticale était à courte distance de l’ouverture de la grotte. L’aérostat y fut tiré et son enveloppe poussée le plus près possible de la paroi protectrice.
Véritablement il semblait que ce mur de glace fût dressé la à la demande des aéronautes, car il affleurait le sommet du ballon et le préservait du vent dans deux directions.
Grâce au pic trouvé dans la grotte d’Andrée, une excavation fut creusée au pied de la muraille de glace : l’ancre y fut enfouie, fixée dans cet encastrement par de la neige fortement tassée, et, quand cette besogne fut terminée, Georges Durtal respira.
C’était comme un répit accordé aux Robinsons de l’Air.
Ils pouvaient maintenant espérer avoir devant eux les quelques heures nécessaires aux travaux de délestage qu’imposait l’énorme diminution de la force ascensionnelle du Patrie.
Harassés de fatigue et d’émotion, ils se souvinrent alors qu’ils n’avaient point mangé depuis plus de huit heures et firent honneur au repas servi par Bob Midy. On déjeune dans la nacelle. Le docteur, d’abord fort impressionné par sa visite à la grotte d’Andrée, recouvre peu à peu, sous l’effet des boissons toniques préparées par mistress Elliot, sa verve enflammée du début, et quand l’Américain, conciliant, porta un toast vibrant aux trois nations dont les libres citoyens foulaient du pied le North-Pôle, France, Amérique et Norvège, le savant se leva, et, le regard inspiré :
— Songez, dit-il, que, depuis que la vie s’est manifestée sur notre planète, jamais homme n’a vu ce que nous voyons, n’a pu parler le langage géographique que nous sommes tenus d’adopter en cette heure solennelle entre toutes…
Il n’y a plus pour nous de points cardinaux, proclama-t-il. Le Nord, nous y sommes ; le Sud, il est partout. L’Est et l’Ouest sont ici des mots vides de sens.
Où le soleil se lève et se couche-t-il ?
Nous sommes au centre mathématique de l’hémisphère boréal. Autour de nous, les constellations décrivent des cercles parfaits.
Ici, toute ligne verticale, tout fil à plomb devient un « gnomon » équatorial et la marche des ombres solaires ou lunaires trace la marche des temps.
Ici mon théodolite, bien installé, va devenir un équatorial.
« Ici enfin, nous sommes au Centre de la calotte d’aplatissement de notre globe, et si nous avions le temps nécessaire pour y mesurer un arc de méridien, aucune opération géodésique, fût-elle d’un Cassini ou d’un Perrier, ne pourrait être mise en parallèle avec ce miraculeux travail ! »
Comme pour se mettre à l’unisson de l’extase scientifique de Petersen, la neige avait cessé de tomber et la température s’était considérablement radoucie.Le savant le constate en lisant au thermomètre la graduation 18 et en expliquant que, d’après les calculs faits par Peterman et Murchison, la température du Pôle, pendant la période de jour, du 2l mars au 23 septembre, variait de —2 à —20°.
Pour des gens qui avaient subi —55 à 2.000 mètres de hauteur, c’était un temps véritablement estival, et pour le prouver Petersen ôta ses gants et put saisir son couteau sans risquer de voir ses doigts collés au métal.
Tout le monde l’imita, et, comme par hasard, les doigts de Christiane et de Georges Durtal se rencontrèrent, sous le sourire indulgent de mistress Elliot. Un bien-être général pénétrait les passagers du Patrie et leur ôtait, pour un instant, l’obsession du retour.
Il semblait que la confiance et l’enthousiasme du docteur eussent gagné tout le monde.
Les montres marquaient dix heures. Il fallait faire un effort pour se rappeler que c’était dix heures du soir et non dix heures du matin, tant ce jour perpétuel troublait les notions acquises dans les climats tempérés.
Le Patrie avait atteint le Pôle le dimanche à huit heures du soir, ayant quitté le Cap Nord l’avant-veille à une heure du matin. Il avait donc mis trente-sept heures à effectuer le trajet, dépassant de sept heures à peine la limite que sa vitesse avait fait prévoir au départ.
— Record sans précédent et tout à l’honneur des dirigeables français ! proclama sir Elliot.
— Et le retour !
C’était Georges Durtal qui jetait ce mot sur les cerveaux échauffés, car la douceur de l’heure présente et le répit accordé par les vents ne lui avaient pas fait perdre un instant de vue le redoutable problème…
Sauver Christiane, ne pas permettre que ce visage adoré devint semblable à ceux que la faim avait creusés là, tout près ; que ces yeux d’un bleu profond s’effondrassent dans le néant des orbites sans regard et sans vie, regagner avec elle les régions de la vie et du bonheur…
Il allait tout tenter pour cela.
— Il m’est impossible, avec les moyens dont je dispose, fit-il, de démonter la machine ; elle fait corps avec la nacelle ; elle est partie intégrante de son bâtis. Il faut donc nous débarrasser de la nacelle elle-même.
Tout le monde se récria, et cette déclaration fit l’effet d’une douche sur le docteur Petersen.
— Et mon instrument ?
— Vous pouvez à l’avance le faire déboulonner, et, quand vos observations seront terminées, le faire transporter dans la grotte, ou d’autres, un jour, le trouveront comme un témoignage de notre passage. Nous ne pouvons songer à l’emporter, puisque, si nous voulons repartir, il nous faut, je vous le répète, sacrifier la machine et la nacelle elle-même.
— Mais alors, où nous installer ? demanda mistress Elliot consternée.
— Dans la nacelle d’Andrée, que nous allons substituer à la nôtre, ce qui n’est pas un mince travail. Autant que j’ai pu en juger, notre force ascensionnelle est tombée de moitié ; elle n’est plus que de 3.500 à 3.800 kilogrammes. Or, l’aérostat, la machine et le gréement comptent ensemble pour 2.872 kilogrammes. Avec les 400 kilogrammes d’essence qu’il faudrait y joindre et les 468 kilogrammes que nous représentons à nous six, il ne nous resterait plus place, si nous partions avec la machine, que pour 100 kilogrammes de lest et pour un seul guide-rope. Nous ne pourrions emporter aucune provision ; or, partir sans lest… c’est la chute à brève échéance.
Ce lugubre exposé avait rembruni tous les visages. L’Américain objecte :
— Comment tenir six dans la nacelle d’Andrée faite pour trois personnes ?
— Il le faudra bien, sir James. Trois hommes se tiendront sur le toit ; mistress Elliot et Mlle de Soignes resteront à l’intérieur avec le docteur…
— Alors, plus de direction ?… Nous nous livrons au vent… Et s’il se remet à souffler du Spitzberg, comme précédemment, c’est vers le détroit de Behring qu’il nous emportera.
— Mais nous en sommes à plus de 2.000 kilomètres, murmura le docteur.
— Et quel secours espérer là-bas ? poursuivit le milliardaire. C’est le complexe de nos îles américaines, îles de Grant, de Bank, de Melville et de Victoria ; de l’autre côté ce sont les îles de la Nouvelle-Sibérie, la Terre de Wrangel : tout cela est inhabité.
Tout le monde comprenait enfin la gravité de la situation. Dans une dernière argumentation appuyée sur les chiffres précis qu’il tira de son calepin, Georges Durtal démontra qu’il n’y avait pas à hésiter. Avec la nacelle d’Andrée, on pouvait suspendre aux agrès et au panier lui-même 1.9.00 kilogrammes de lest, permettant un séjour en l’air de trente à quarante heures.
Avec la nacelle du dirigeable et son poids formidable de machine, on était amené à terre à la première condensation de gaz…
On se sépara en silence, chacun s’étant réparti le travail. Le savant allait faire démonter son instrument, et, pièce à pièce, le transporter sur la banquise pour y faire les observations qui allaient assurer à son nom l’immortalité des Herschell et des Newton.
L’Américain et Bob allaient apporter à pied d’œuvre la nacelle de l’Aigle et Georges Durtal allait déterminer dans le réseau compliqué des câbles du Patrie quels étaient ceux qui allaient servir à sa suspension.
Les câbles ne manquaient point pour l’effectuer, mais il fallait de toute nécessité que le panier dominât la nacelle. La partie délicate du travail consistait à abandonner la lourde masse qu’était cette dernière sans que l’aérostat, subitement délesté de 1.500 kilos, prit brusquement son vol.
Georges Durtal s’installa dans la nacelle et s’abîma dans les méditations qu’exigeait ce dispositif compliqué.
Près de lui, Christiane songeuse s’assit, sentant que son fiancé avait besoin du réconfort de sa présence à cette heure difficile où le sort de l’expédition reposait sur sa connaissance des lois et des règles de l’aérostation.
À côté d’eux, Bob Midy mangeait tranquillement les reliefs du dîner.
Quant à sir James Elliot et à sa femme, qui les eût suivis dans la grotte funèbre eût été bien surpris de les voir prendre au magnésium, avec leur appareil photographique, la vue des deux martyrs du Pôle, de la nacelle et des ustensiles qui les entouraient.
Ainsi, malgré les lugubres pronostics qui venaient d’être énoncés, sir James voyait déjà ces sensationnels clichés en première page du New-York Herald, et au même moment, le docteur Petersen entendait, dans un bourdonnement flatteur, l’écho du communiqué qu’il allait livrer aux Instituts de Christiania et de Chicago.
Tant est tenace au cœur de l’homme le désir de vivre !