Ernest Flammarion (p. 257-282).


ÉPILOGUE

Le Patrie est tombé en Alaska. Les passagers sont sauvés grâce au dévouement de Petersen dont le testament est lu par Georges Durtal sur la dernière page du carnet qui lui avait été confiée.


Ceci est mon testament.


« Le culte de la Vérité, à laquelle j’ai consacré ma vie, m’oblige à reconnaître solennellement que j’ai commis une erreur grave au cours des observations effectuées à l’aide de mon instrument, pendant notre translation dans la brume, au-dessus de la banquise polaire.

« J’ai confondu Pollux de la constellation des Gémeaux avec γ de la même constellation, parce que cette dernière étoile qui est une « périodique », se trouvait dans la période d’intensité croissante qui la fait passer, pendant dix jours seulement, de la troisième à la deuxième grandeur.

« J’ai été confirmé dans cette erreur substitutive par le voisinage de μ de la même constellation, que j’ai confondue avec Castor.

« Sur cette erreur, j’ai basé tous les calculs faits après la découverte de l’île Petersen.

« Ils étaient donc faux.

« Je viens de les recommencer : on les trouvera rectifiés dans les pages qui précèdent.

« Il résulte de ces nouvelles données que nous avons atteint, non pas le 90e degré de latitude nord, mais 88° 42’20", ayant effectué une déviation sur notre gauche de 2° 12’.

« Nous n’avons donc pas touché le Pôle Nord, comme je l’ai affirmé.

« Nous avons effectué un trajet égal à la distance qui nous en séparait au départ, mais nous ne l’avons pas atteint.

« Nous nous en sommes écartés à 78 milles, soit 145 kilomètres et avons dû stationner le 11 septembre à 62° 9 de longitude Ouest.

« Le journal d’Andrée confirmera, je veux l’espérer, mon nouveau chiffre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mais j’ai assuré par le T. S. F. le 11 septembre à 6 heures du soir que nous étions arrivés à 89° 47 et que nous atteindrions l’axe terrestre deux heures plus tard.

« L’univers entier croit aujourd’hui, sur la foi de mon nom, que le Pôle est atteint.

« Il ne l’est pas.

« Je ne survivrai point a l’humiliation qui m’attend au retour et qui rejaillirait sur la Norvège, chère petite patrie à laquelle je garde le meilleur de moi-même.

« Ceci est donc mon testament.

« Car je saisirai la première occasion de disparaître, souhaitant seulement que ma mort soit plus utile que ne l’a été ma vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je lègue ma bibliothèque à l’Université de Christiania, le plan de mon instrument à sir Elliot… qui voudra bien le faire reconstruire et le placer aux musée de Washington.

« Je le remercie, ainsi que mistress Elliot, de m’avoir associé à leur expédition et à leurs recherches scientifiques et je leur adresse mes adieux d’ami et de chrétien.

« Je prie monsieur le lieutenant français Durtal de garder ce carnet, fruit de mes derniers travaux en souvenir de la haute estime que m’a inspirée son caractère et celui de sa vaillante compagne.

« En terminant volontairement une existence vouée à la science et au travail, je prie le Tout- Puissant, qui est aussi le Tout-Miséricordieux, de m’accueillir dans la paix et de donner le repos à mon âme dans la Vérité immuable.

« Fait à bord du Patrie, par latitude et longitude inconnues, le quatrième jour après le départ du Cap Nord.

« Signé : Docteur Julius Petersen. »

Le jeune officier avait la voix altérée en achevant cette lecture, et un silence lourd d’émotions la suivit.

— Pauvre docteur ! murmura la jeune fille.

— Ainsi nous ne sommes pas allés au Pôle ! articula lentement l’Américain.

Et un pli barra son front, creusé par une immense, une formidable déception.

— Ainsi, répéta-t-il, ce n’était pas le Pôle !…

Et Petersen devait nous en préciser le point à 300 yards près !…

Et j’ai compté mes pas !…

Et il s’est trompé de 78 milles, rien que cela !…

Sir Elliot se tut, accablé, et relevant soudain la tête :

— Mais alors, fit-il, Andrée ne l’a pas atteint non plus !…

— James, fit la voix aigre de mistress Elliot, vous n’en avez pas moins gagné votre pari, car les erreurs n’ont commencé qu’après la rencontre de l’île Petersen, qui est au delà de 87° 6.

— C’est vrai, Cornelia, fit le milliardaire, dont l’air soucieux accusait un trouble profond. Mais quel aveu à faire en arrivant après les dépêches affirmatives, triomphales, qui ont maintenant couru le monde entier !… En vérité, je comprends presque ce pauvre Petersen… Après une erreur aussi énorme, aussi retentissante, il ne pouvait plus reparaître en Amérique.

— James ! fit sévèrement la puritaine, ne blasphémez pas ; vous savez que Dieu défend le suicide… Or, il nous est interdit, après la lecture de ce testament, de regarder la fin de ce malheureux Petersen autrement que comme un suicide prémédité… C’est affreux !

— Affreux ! madame, ne put s’empêcher de protester Georges Durtal… Mais sans lui…

— Je sais ce que vous allez me dire… Nous devons la vie à ce suicide. Mais je n’ai qu’une réponse à vous faire : en aucun cas nous ne devons disposer de l’existence que nous a confiée le Très- Haut…

— Même pour en sauver d’autres ?…

Le milliardaire évita à sa femme une réponse embarrassante.

— Pauvre Petersen, fit-il, il aurait eu, comme géologue, de sérieuses satisfactions s’il avait pu atterrir avec nous, car c’est le sol riche et vierge par excellence ; ainsi, voyez, il doit y avoir de l’étain ici : voilà une pierre aux lamelles argentifères qui n’est autre qu’une pyrite d’étain. Étain et or ! une concession sur ce plateau donnera des bénéfices immédiats, colossaux…

Et, les yeux à terre, le milliardaire s’absorba dans l’examen du minerai.

Christiane, silencieuse et émue, songeait.

Elle se reprochait de n’avoir pas deviné tout ce que renfermait de dévouement et de droiture l’ingrate enveloppe du pauvre savant, en qui elle n’avait vu qu’un doux maniaque. Il avait su choisir, pour se débarrasser d’une vie trop lourde, le moment où cet abandon serait profitable à ceux devant lesquels la vie s’annonçait riante et féconde.

Non, Dieu, plus indulgent que les hommes, ne m’accablerait point et le recevrait là-haut !…

Et, de son cœur tout vibrant de reconnaissance, une prière monta pour l’infortuné savant.

Pendant qu’on en était aux déceptions, Georges Durtal avoua le touchant mensonge qui avait donné naissance à l’île Petersen. L’aérostat avait tout simplement touché la banquise ; aucune terre n’en émergeait et c’était encore une rectification à faire au compte rendu que, sur la foi des dépêches, avaient déjà diffusé dans le monde entier journaux et sociétés savantes.

— Pauvre Petersen ! conclut de nouveau l’Américain. Je ne sais plus s’il est bien opportun de lui faire bâtir une pyramide en ce lieu, car décidément, il ne restera pas grand’chose de lui…

— Il emporte mon admiration la plus sincère, déclara nettement Christiane.

— Il a emporté aussi deux boîtes de pâté truffé que je lui avais mises dans ses poches à la répartition des vivres, remarqua l’Américaine. C’est tout à fait regrettable, car nous allons être rapidement au bout de nos provisions.

Ce fut la fin de l’oraison funèbre du pauvre homme.


Les naufragés de l’air atteignent Vancouver après 30 jours de marche et de navigation.

Ce fut à Vancouver qu’un interprète suédois put leur traduire le journal d’Andrée.

L’Américain tenait surtout à y trouver confirmation de la latitude atteinte par le Patrie, avant de livrer un récit définitif de l’expédition au New-York Herald.

Cette latitude, il ne l’y trouva point.

Andrée avait ignoré jusqu’au dernier moment à quelle hauteur exacte il était parvenu, ayant perdu ses instruments dans des conditions que son journal laissait inexpliquées.

Il fixait seulement à l’estime cette position entre le 88e et le 89e degré et le docteur Petersen, en trouvant 88°49, était dans les limites de l’hypothèse du Suédois.

Le journal d’Andrée comprenait le récit très bref de dix-neuf mois d’hivernage, du jour du départ, 2 juillet 1897, à janvier ou février 1899.

Il commençait par être quotidien, puis ne portait plus que des notes brèves de semaine en semaine, lorsque la monotonie de la vie sur la banquise ne fournit plus matière suffisante au récit.

Les dernières lignes d’ailleurs ne portaient plus de date.

Les infortunés s’étaient éteints dans la longue nuit polaire, vraisemblablement en février 1899, et le temps avait cessé d’avoir pour eux les mêmes divisions que pour le reste des hommes.

Le début du journal montre quelle foi dans le résultat de l’expédition animait ces trois apôtres.

2 juillet, 280 mètres. « Je trace ces lignes appuyé sur le rebord de la nacelle, l’âme remplie d’une confiance sans bornes dans cette Providence à laquelle nous nous confions. Le Dieu des glaciers et des tempêtes est aussi le Dieu de bonté et le Maître de la science. Nous sommes dans sa main, suspendus à une bulle de gaz dans l’atmosphère infinie. Un souffle de sa volonté peut, en quelques heures, nous faire atteindre ce Pôle autour duquel ont dû s’arrêter tant de courageux navigateurs. Si c’est une pensée outrecuidante que j’ai conçue en tentant d’y parvenir par une autre voie, que cet accès d’orgueil me soit pardonné ; c’est pour la science et pour le renom de mon pays dans le monde que je l’ai laissée féconder mon cerveau. »

L’Aigle dut demeurer environ trente heures dans l’atmosphère. Il marcha au guide-rope pendant seize heures dans la bonne direction ; puis, l’extrémité renforcée de cet appendice s’étant prise dans une faille de glace, immobilisa le ballon.

Pour recouvrer sa liberté, Andrée dut l’abandonner.

Mais ainsi délesté, il atteignit 800 mètres et rencontra à cette hauteur un contre-courant qui le ramena vers le Groenland.

Il n’espérait plus retrouver la direction du nord, lorsqu’un de ces cyclones si fréquents dans le bassin polaire, l’y reporta de nouveau à la 22e heure ; et c’est dans la bouche d’Andrée un nouveau chant d’actions de grâces.

3 juillet. 460 mètres. « Que l’Éternel soit loué ! Dans huit heures, à la vitesse du courant dans lequel nous sommes plongés, nous devons être au’ Pôle.

« Tout au moins nous en passerons bien près.

« Où irons » nous ensuite ? C’est le secret du Tout-Puissant, et je n’y veux pas penser. Je demande, seulement, si nous devons aller nous abîmer dans les mers inconnues qui baignent l’Amérique du Nord, que l’une de nos bouées, jetée au passage au-dessus de l’axe terrestre, aille dire à nos frères de Suède :

« C’est un des vôtres qui le premier a approfondi le mystère arctique ! »


Puis, c’est la catastrophe. L’Aigle perd son gaz.

Andrée ne dit pas, ne sait peut-être pas à quoi est due la fuite de son hydrogène.

Le ballon, courant à quelques mètres au-dessus de la banquise, vient heurter la falaise de glace que lui masquait le brouillard : le choc a précipité au dehors Strindberg, qui était de garde sur le toit de la nacelle, et a fait sauter les soupapes.

Le ballon se vide et, à coups de hache, les aéronautes coupent les câbles qui le rattachent à la nacelle… L’Aigle disparaît par-dessus la falaise, et Andrée écrit :

4 juillet. « Nous avons passé de lugubres heures à rechercher notre malheureux ami : il a dû être tué raide en tombant. Il nous précède devant le Tribunal de Dieu…

« Nous sommes perdus.

« Nul ne viendra nous chercher aux environs du 89e degré, latitude où j’estime que nous venons de tomber ; nul, par conséquent, ne saura que nous y sommes parvenus, car je ne compte pas sur nos deux derniers pigeons voyageurs partis tout à l’heure. Ils ont dû tomber près d’ici, sous l’avalanche de neige qui nous a à demi ensevelis

« Sans l’abri de la falaise, c’était aujourd’hui notre dernier jour.

« Nous allons y creuser notre tombeau. »

Deux jours après :

6 juillet. « Nous avons de nouveau exploré les environs, crié, tiré des coups de feu pour retrouver Strindberg, mais en vain. Maintenant, la neige qui tombe en abondance a recouvert son corps : que Dieu ait son âme et puisse-t-il, nous précédant dans l’éternel repos, obtenir du Tout-Puissant l’adoucissement de nos derniers jours !… »

La grotte est creusée. Les deux naufragés plantent à l’entrée le drapeau suédois…

Et c’est la vie d’hivernage dans toute sa monotone tristesse.

Par bonheur, ils ont deux fusils et des munitions ; ils tuent quelques ours, non sans avoir failli être dévorés eux-mêmes par une ourse dont ils avaient emporté l’ourson.

Bien que n’espérant plus rien, la passion des découvertes tient toujours Andrée et, au cours de septembre 1898, il s’attaque a la banquise pour y creuser le puits qui doit conduire à l’Océan arctique.

Ils se relaient pour ce travail et, bien qu’ils aient pris la précaution de s’attacher avec des cordes, Fraenkel disparaît dans l’eau en arrivant a la dernière couche de glace, à 3 m. 50 de profondeur. Andrée l’en retire, mais son compagnon contracte là une pneumonie que compliquent encore des attaques de scorbut.

Fraenkel ne se relèvera plus : il meurt au cours d’octobre 1898.


18 octobre. « Je n’ai ni le courage, ni la force de traîner au dehors le cadavre de mon pauvre compagnon, écrit Andrée ; j’ai récité sur lui les dernières prières : je devrais lui donner pour tombeau ce puits que nous avons ouvert sur la mer et que le froid bouchera dans quinze jours ; mais la solitude où je me trouverai m’effraie. Puisque le froid empêche la décomposition, je vais le garder près de moi, dans son sac de peau, et je m’imaginerai qu’il dort… Puisse mon sommeil être aussi calme que le sien !…

21 octobre. « J’ai pu me traîner au bord de notre puits, regard ouvert sur l’Océan glacial, avec le plomb de sonde que nous avions emporté. Je l’ai laissé filer tout entier…

« 2.500 mètres sans atteindre le fond !

« Cette expérience confirme les sondages de Nansen et permet de conjecturer qu’une mer profonde recouvre toute la calotte boréale.

« Ce sera ma dernière expérience. Car je ne me sens plus la force d’aller à la chasse et la mort arrivera avec la fin de nos conserves…

« Encore un mois, peut-être deux !

« Seigneur, donnez-moi le courage nécessaire pour envisager sans terreur la solitude douloureuse où je vais m’éteindre ! »


Puis ce sont des phrases sans date :

« L’immobilité de Fraenkel m’effraie !…

« Et pourtant quelquefois il me semble voir passer une lueur au fond de ses orbites.

« Dieu permet-il que les morts viennent aider les vivants à franchir le redoutable passage ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mangé aujourd’hui la dernière boite de ham. « Plus qu’une bougie… Je l’économiserai aussi longtemps que possible…

« Mais que de fantômes dans cette obscurité !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je viens d’avoir une révolte, un accès de désespoir en pensant aux miens…

« Nous devons être proches de la fête de Noël. Je n’ai plus compté les jours, il me semble avoir sommeillé longtemps…

« Noël !… Au pays, la joie est dans tous les chalets. Des lumières brillent dans les sapins…

« Dans la patrie, la neige elle-même est gaie et la glace n’attriste pas !…

« Ce sont les courses en sky… les longues veillées sous la lampe, près du grand poêle de faïence…

« Pourquoi ai-je quitté tout cela ?…

Puis, des phrases sans suite, écrites à tâtons :

« Plus de lumière !…

« Et pourtant cette grotte m’apparaît parfois pleine de clartés… Hallucinations sans doute !…

« Adieu, Suède aimée !… Adieu tous !

« Seigneur, recevez-moi et accordez-moi le pardon éternel ! »


Les yeux de Christiane étaient baignés de larmes en parcourant ces dernières lignes, tracées d’une main tremblante sur le papier jauni. Cette peinture tragique eût pu être celle de leur propre destinée, si l’énergie de Georges Durtal, si le legs d’Andrée ne les avaient arrachés à l’affreuse mort dont les lugubres étapes étaient retracées là.


À New-York, ils assistent à une fête splendide donnée par les milliardaires en l’honneur de M.  James Elliot.


Au sortir de cette fête éblouissante, les deux jeunes gens montèrent dans l’automobile de mistress Elliot, qui avait eu sa part des ovations prodiguées à son mari, et tous trois rentrèrent à l’hôtel du milliardaire, situé sur la cinquième avenue.

Ils y trouvèrent le Consul de France, porteur d’un pli officiel du Ministre de la Guerre français, transmis par l’intermédiaire des Affaires étrangères, à l’adresse du lieutenant Durtal, du bataillon d’aérostiers militaires.

En recevant la large enveloppe scellée de rouge, le jeune officier du génie eut un sourire de joie.

C’était le lien rétabli entre ses chefs et lui.

C’était sa rentrée dans l’armée, dans la vie hiérarchique, et Christiane, qui se sentait déjà de la « grande famille », se pencha pour lire le texte des premiers mots d’éloge qui, par une attention délicate du Ministre, devançaient le retour des naufragés en terre de France.

Elle vit blêmir le jeune officier.

— Georges, qu’est-ce donc ?

Elle lut par-dessus son épaule, stupéfaite :

C’était un ordre au lieutenant aérostier Durtal d’avoir à comparaître devant le Rapporteur du 1er Conseil de guerre, séant à Paris, pour y répondre de la perte de l’aérostat militaire dont il s’était trouvé le chef éventuel.

— Ah ! par exemple !…

Et le jeune homme ne trouva pas autre chose à dire, suffoqué.

Le milliardaire survint à ce moment et n’en put croire ses oreilles.

« C’était à devenir antimilitariste », déclara-t-il tout d’abord.

Il s’emporta, tonitrua et menaça de faire intervenir l’ambassadeur des États-Unis, mais Georges Durtal avait repris ses esprits et expliquait.

« C’est par application de ce qui se passe dans la Marine, que je suis traduit en Conseil de guerre : tout commandant de bâtiment qui perd son navire, eût-il fait son devoir héroïquement pour le sauver, doit en passer par là. Le plus souvent, il en sort avec les félicitations du Conseil et aux applaudissements de ses camarades.

— Espérons qu’il en sera ainsi cette fois, grogna sir Elliot… Mais c’est égal, pour une surprise, c’en est une ; le premier mot de bienvenue que vous recevez de votre gouvernement n’est pas ordinaire. Singulier pays !

Le 28 octobre enfin, les deux jeunes gens s’embarquèrent pour la France. Sir Elliot et sa femme les quittèrent avec les marques de la plus vive affection, leur promettant formellement leur venue à Andevanne, pour assister à leur mariage.

Sur le pont du steamer qui les emportait, sir Elliot tira un carnet de chèques.

Il y griffonna un nombre en toutes lettres :

Deux millions cinq cent mille francs, signa et le tendit au jeune homme.

Et comme Georges Durtal reculait d’un pas, ébloui :

— Impossible de refuser, fit l’Américain. Cette promesse a été faite au moment où vous veniez de me sauver la vie : elle est sacrée !… Vous m’obligeriez à déposer cette somme à votre nom a la Banque de France…

Et soudain, dans un gros rire :

— Seulement, dit-il, j’ai fait une erreur : j’aurais dû, puisque vous faites désormais bourse commune, vous retenir 200 livres, soit 5.000 francs, pour les deux paris de 400 livres chacun que je vous ai gagnés ; l’un à vous-même il doit vous en souvenir, quand je vous ai parié que nous regagnerions l’Europe.

— C’est vrai, dit l’officier, je l’avais oublié.

— L’autre à Mlle  de Soignes au sujet de la hauteur de notre falaise de glace.

— Mais pas du tout, intervint a son tour mistress Elliot ; celui-là, James, vous l’avez perdu.

— Comment ! Mais mademoiselle a dû convenir elle-même que la falaise de glace était moitié moins haute que la Liberté de Bartholdi… C’est d’ailleurs visible à l’œil nu d’ici : voyez l’énorme bronze dominant toute la rade ; notre falaise là-bas ne lui allait pas à la ceinture.

Et le milliardaire montrait à l’entrée du port de New-York la superbe statue qui, le bras dressé dans un geste splendide, élève son flambeau à 46 mètres au-dessus du rocher qui la supporte.

— La question n’est pas là, insista l’Américaine. Quand vous avez fait ce pari, vous supposiez l’un et l’autre que la falaise était au Pôle… Or, elle n’y était point.

— C’est vrai, fit le milliardaire : mais je n’ai pas perdu mon pari pour cela : il reste en suspens tant qu’on n’aura pas été voir ce qu’il y a réellement au Pôle.

— Nous n’avons qu’un an à attendre, dit en riant Christiane, puisque vous y serez l’an prochain.

— Et vous n’attendrez pas davantage, affirma avec énergie le tenace anglo-saxon.



Comment dépeindre les effusions, aussi vives qu’impressionnantes, qui accueillirent les deux jeunes gens à leur arrivée au Havre, où leurs parents, le Général Gouverneur de Verdun, le commandant Tuffier du Patrie, le directeur de l’École d’aérostation et de nombreux camarades les attendaient ?

L’élan qui jeta Christiane aux bras de ses parents fut de ceux qui défient toute description et quand, au sortir de ces effusions, la jeune fille dont tout le monde connaissait la noble et touchante histoire, présenta à sa mère celui qu’elle demandait la permission d’appeler son fiancé, des larmes d’attendrissement coulèrent de bien des yeux.

Tout le monde se disait que, s’il était un bonheur mérité, c’était bien celui de cette vaillante qui, dans une aventure où tant de caractères eussent sombré, avait su se montrer Française de race et insuffler l’héroïsme autour d’elle.

Aussi, lorsque, dans le délai minimum, fut célébré dans la petite église d’Andevanne le mariage de Christiane de Soignes et de Georges Durtal, il y avait autour des deux jeunes gens autre chose que l’affection des proches et les vœux des amis, autre chose que les félicitations et les sourires des personnages officiels.

Il y avait, émanant du pays tout entier, comme un immense écho de la chaleureuse gratitude dont la France a toujours été prodigue, à l’égard de ceux qui ont élargi le champ de sa gloire et porté haut son pavillon.

Par avance, l’opinion imposait son verdict au Conseil de guerre.



Ce fut une séance sensationnelle que celle où Georges Durtal comparut devant ses camarades devenus ses juges, pour répondre de la perte du Patrie.

Sir Elliot et sa femme, qui venaient d’assister au mariage de leurs jeunes amis, avaient prolongé leur séjour en France pour apporter à l’officier, devant le tribunal militaire, le témoignage de leur admiration et de leur reconnaissance.

L’ordre qui prononçait la mise en jugement de Georges Durtal ne visait point sa conduite au moment de l’envolée de l’aérostat dans le ravin d’Andevanne ; car les auteurs de l’attentat avaient été arrêtés au moment où ils franchissaient la frontière du Luxembourg, grâce aux dépêches téléphoniques envoyées aussitôt d’Andevanne à tous les postes de douane. On avait appris avec stupeur alors que ces destructeurs de nos engins militaires étaient, non des étrangers, mais des anarchistes français mettant en pratique les plus détestables enseignements de l’antimilitarisme. Ils étaient trois et attendaient à cette heure leur comparution devant la Cour d’assises.

Mais leur attentat n’avait pas eu les conséquences qu’ils en espéraient : le Patrie avait été sauvé !

Et s’il était maintenant perdu pour la France, c’est parce que l’officier qui en était devenu le chef responsable, avait cru pouvoir, — disait l’acte d’accusation — le détourner de sa destination pour entreprendre, sans ordre et sans autorisation, un voyage d’où il avait toutes chances de ne pas revenir. »

Là était le point sur lequel s’appuyait le Commissaire du Gouvernement pour demander, non la condamnation de Georges Durtal à une peine quelconque, mais un blâme motivé, sauvegardant le principe hiérarchique.

Le blâme serait atténué dans la plus large mesure par les félicitations du Conseil, par les manifestations admiratives du pays tout entier, mais il fallait une sanction — concluait le Ministère public — car il n’en était pas moins acquis que, si la guerre éclatait demain, la France serait privée, par le fait d’une initiative risquée, d’un de ses principaux éléments de défense, puisque le Patrie n° 2 était irrémédiablement perdu. »

— Il ne l’est pas ! dit l’avocat de Georges Durtal se levant au milieu de l’émotion générale. Voici la dépêche qui est arrivée de Fort-Yukon, territoire d’Alaska, hier soir :

« Ai plaisir vous annoncer nacelle Patrie retrouvée intacte par Esquimaux sur grève située trois milles lieu atterrissage. Nègre qui s’y trouvait secouru à temps. Ferai expédier nacelle, enveloppe et nègre à votre adresse Paris, par vapeur descendant à Port-Michel mois prochain. »

Gouverneur Alaska (Fort Yukon).

Malgré la solennité du lieu, des acclamations frénétiques retentirent dans l’enceinte du Conseil de guerre, et le Président, cédant lui-même à l’enthousiasme général, ne chercha pas à les réprimer.

Les considérants du jugement acquittant Georges Durtal contenaient, à la suite des éloges les plus chaleureux à son adresse, la requête au Ministre de la guerre d’acquitter la dette de reconnaissance contractée par le pays envers l’un de ses officiers les plus intrépides.

— Il n’y a que ces nègres du diable pour avoir la vie aussi dure, dit l’Américain au jeune officier au sortir du Conseil de guerre ; un honnête blanc n’en serait jamais revenu.

— Puisque Bob arrive ici avec le ballon, il faut nous le laisser, dit Christiane ; nous le garderons à Andevanne. Georges, qui l’a repêché, deviendra l’ « excellent maître » ; c’est bien son tour…

— Vous ne connaissez pas les nègres, madame. L’ « excellent maître », ce sera toujours moi qui l’ai jeté à l’eau. Cette race n’apprécie que la main qui tient le fouet. Vous en verrez de toutes les couleurs avec ce diable de Bob. Mais mistress Elliot et moi vous l’abandonnons bien volontiers.

Mais il faut que votre mari m’accorde une compensation, en obtenant de l’ingénieur Julliot qu’il vienne sans retard me construire là-bas un dirigeable, le Pôle-Nord. Je comptais absolument sur lui et à mon grand étonnement…

— Il a refusé vos offres ?…

— Vous le saviez ?

— Je le tiens de lui-même.

— Je lui avais fait un pont d’or. Il préfère rester, me dit-il, dans les ateliers Lebaudy, où il a conçu ses premiers travaux et où il a tout ce qu’il faut pour perfectionner son œuvre. Vos compatriotes ne sont décidément que des sentimentaux.

— Je vais trahir un secret en vous donnant une autre raison de son refus, sir James : le Pôle-Nord va être construit en France ; M. Julliot est déjà à Moissons pour le commencement des travaux et c’est un ballon français qui cette fois ira au Pôle, ne vous en déplaise… Il me parait plus loyal de vous en informer…

L’Américain parut atterré.

— Et moi qui voulais faire un nouveau pari d’être au Pôle en ballon l’an prochain, murmura-t-il.

— Eh bien, sir James : allez-y dans le ballon de M. Lebaudy. Je me charge de vous y faire réserver une place.

Mais le milliardaire secoua la tête.

— Non, fit-il, cette solution est indigne de notre grande Amérique… Je vais chercher un autre inventeur, Capazza par exemple, dont le ballon lenticulaire me paraît d’une remarquable ingéniosité. Ou encore je vais essayer du nouvel aviateur de nos frères Wright ; il peut porter quatre personnes et n’est pas, lui, à la merci d’une fuite d’hydrogène…

— C’est vrai, sir James, mais il est à la merci d’un boulon qui casse ! ou d’une hélice qui file… on l’a bien vu !…

— Qui ne risque rien n’a rien ! clama le milliardaire. C’est le drapeau étoilé qui doit être planté là-bas le premier, et il le sera. Hurrah pour la libre Amérique !

Et mistress Elliot prit aussitôt sa Bible pour y trouver dans le livre du prophète Isaïe une prédiction adéquate.


Cinq mois après la séance du Conseil de Guerre dont le jugement avait été unanimement acclamé et ratifié par le pays, Georges Durtal prenait possession comme capitaine de son nouveau commandement, et ce commandement était celui du Patrie n° 2, du Patrie arraché aux flots de l’Océan glacial et aux solitudes de l’Alaska.

Armé d’hélices neuves scintillant au soleil, reverni, ses plaies fermées, étincelant comme un navire de guerre, il arriva un dimanche au-dessus d’Andevanne, évolua gracieusement à la cime des arbres et, sa nouvelle flamme tricolore à l’arrière, descendit lentement dans le ravin, définitivement classé abri pour dirigeable et organisé comme tel.

Le Gouverneur de Verdun et le Directeur de Chalais-Meudon étaient à bord. George Durtal avait demandé, et aisément obtenu, d’orienter sa première sortie vers ces lieux d’où il était parti à la Conquête du bonheur.

L’officier d’infanterie, qui commandait le poste de garde et se présenta à lui à l’arrivée, était le même qui avait dû crier : « Lâchez tout ! », pendant la nuit tragique, pour éviter un malheur plus grand.

Il semblait que tout concourût à rappeler au jeune commandant la date du 6 septembre, point de départ pour lui d’une existence de rêve.

De nouvelles amarres, celles-là métalliques et fixées à des blocs de béton profondément enfouis dans le sol, furent expérimentées.

Une échelle spéciale, allant de la nacelle au gouvernail, remplaçait les deux cordages jumelés le longs desquels le lieutenant du génie avait effectué au-dessus de la mer sa périlleuse ascension.

Quand le majestueux aerostat fut immobilisé dans son alvéole provisoire, Cassagne, le sapeur de garde, monta dans la nacelle et, songeant que la femme de son commandant, dont il avait reconnu à l’arrivée la fine silhouette, ne manquerait pas de venir s’y asseoir tout à l’heure, il épousseta avec soin le tapis qui recouvrait le banc d’arrière.

Tout le monde se dirigea vers le château ou un lunch était servi.

Bob Midy servait à table, la figure épanouie : il ne semblait point qu’il regrettât, outre mesure, « l’excellent maître », car il avait déjà fait connaissance avec une certaine eau-de-vie de marc de Lorraine qu’il trouvait supérieure au Whisky et sa frêle cervelle de nègre avait déjà oublié le bain prolongé que lui avaient valu ses tendances à l’ivrognerie, en même temps que son instinct lui faisait prévoir une indulgence sans bornes chez ses nouveaux maîtres.

Avant que le lunch prit fin, Georges Durtal et Christiane s’esquivèrent sans bruit, et les convives échangèrent un sourire en les voyant disparaître, car leur pensée avait été devinée.

Tous deux voulaient revivre les impressions qui avaient précédé les minutes tragiques de l’envolée nocturne, et, par le sentier ombreux qui conduisait a la tête du ravin, ils partirent, enlacés et silencieux.

Le printemps avait reverdi les coteaux et couronné l’Argonne de frondaisons nouvelles. C’était une fin de journée comme celle-là qui les avait vus déboucher souriants à l’orée du bois, elle extasiée devant l’apparition du géant de l’air, lui subissant déjà l’emprise d’un charme d’une infinie douceur.

Il n’y manquait même pas la brise agitant les grands chênes au sommet des plateaux et balançant majestueusement dans son berceau naturel le Patrie ressuscité.

Arrivée au bord du ravin, elle contempla longuement le grand corps jaune et flottant et s’assit sur l’herbe.

Il resta debout près d’elle, lui abandonnant la main qu’elle avait prise et attendant qu’elle descendît la pente.

Lui aussi avait pensé qu’elle voudrait remonter dans cette nacelle, où ils avaient vécu des heures inoubliables dans le froid et la tempête, qu’elle y jouirait délicieusement de la sécurité dont il répondait, et qu’à la tombée de la nuit, il la sentirait néanmoins tressaillir au moindre balancement du monstre.

Elle n’y songea point.

Fille de fière race, elle s’était trouvée un jour devant une grande œuvre à tenter et avait laissé parler en elle la voix des siècles.

Elle avait été héroïque sans pose et sans souci de faire figure.

Maintenant elle aimait, et c’étaient d’autres voix qu’elle écoutait, celles des aïeules dont jadis des vaillants avaient porté les couleurs et qui lui disaient de garder jalousement un bonheur revenu de si loin.

L’heure de l’héroïsme, qui sonne rarement pour la femme, était passée. Celle de l’amour, qui remplit sa vie, était venue…

Puis une vision venait de s’interposer entre elle et l’aérostat, celle d’une crypte de neige où s’allongeaient, dans leur linceul glacé, les deux vrais « Robinsons de l’air », les passagers de l’Aigle, martyrs du Pôle, et une larme perla à ses longs cils.

Georges Durtal sentit cette larme couler sur sa main et vivement s’agenouilla.

— Christiane, ma bien-aimée, tu pleures !…

— Reste ainsi, Georges, fit-elle… prions pour Andrée, veux-tu ?

Et en remontant vers le château, serrée contre lui, heureuse, mais frissonnante, elle murmura encore, les yeux perdus au loin :

— Pauvre Andrée !…