Hetzel (p. 215-225).

CHAPITRE IV

les mauvais chemins de l’angola.


En ce moment, le petit Jack se réveilla et passa ses bras au cou de sa mère. Son œil était meilleur. La fièvre n’était pas revenue.


« Tu vas mieux mon Jack ? »

« Tu vas mieux, mon chéri ? demanda Mrs Weldon en pressant l’enfant malade sur son cœur.

— Oui, mère, répondit Jack, mais j’ai un peu soif. »

On ne put donner à l’enfant que de l’eau fraîche, dont il but quelques gorgées avec plaisir.

« Et mon ami Dick ? demanda-t-il.

— Me voici, Jack, répondit Dick Sand, qui vint prendre la main du jeune enfant.

— Et mon ami Hercule ?…

— Présent, Hercule, monsieur Jack, répondit le géant en approchant sa bonne figure.

— Et le cheval ? demanda le petit Jack.

— Le cheval ? Parti, monsieur Jack, répondit Hercule. Maintenant, c’est moi le cheval ! C’est moi qui vous porte. Est-ce que vous trouvez que j’ai le trot trop dur ?

— Non, répondit le petit Jack, mais alors je n’aurai plus de bride à tenir ?

— Oh ! vous me mettrez un mors, si vous voulez, dit Hercule en ouvrant sa large bouche, et vous pourrez tirer dessus tant que cela vous fera plaisir !

— Tu sais bien que je ne tirerai presque pas ?

— Bon ! vous auriez tort ! J’ai la bouche dure !

— Mais la ferme de monsieur Harris ?… demanda encore une fois le petit garçon.

— Nous y arriverons bientôt, mon Jack, répondit Mrs Weldon… Oui… bientôt !

— Voulez-vous que nous repartions ? dit alors Dick Sand, pour couper court à cette conversation.

— Oui, Dick, en route ! » répondit Mrs Weldon.

Le campement fut levé et la marche reprise dans le même ordre. Il fallut passer à travers le taillis, afin de ne point abandonner le cours de la rivulette. Il y avait eu là quelques sentiers, autrefois, mais ces sentiers étaient « morts », suivant l’expression indigène, c’est-à-dire que ronces et broussailles les avaient envahis. On dut faire un mille dans ces pénibles conditions et y employer trois heures. Les noirs travaillaient sans relâche. Hercule, après avoir remis le petit Jack entre les bras de Nan, prit sa part de la besogne, et quelle part ! Il poussait des « hans » vigoureux en faisant tournoyer sa hache, et une trouée se faisait devant lui comme s’il eût été un feu dévorant.

Heureusement, ce fatigant travail ne devait pas durer. Ce premier mille franchi, on vit une large trouée, pratiquée à travers le taillis, qui aboutissait obliquement à la rivulette et en suivait la berge. C’était une passée d’éléphants, et ces animaux, par centaines sans doute, avaient l’habitude de redescendre cette partie de la forêt. De grands trous, faits par les pieds des énormes pachydermes, criblaient un sol détrempé à l’époque des pluies et dont la nature spongieuse se prêtait à ces larges empreintes.

Il parut bientôt que cette passée ne servait pas seulement à ces gigantesques animaux. Des êtres humains avaient plus d’une fois pris cette route, mais comme l’auraient suivie des troupeaux brutalement conduits vers l’abattoir. Çà et là, des ossements jonchaient le sol, des restes de squelettes à demi rongés par les fauves, et dont quelques-uns portaient encore les entraves de l’esclave !

Il y a, dans l’Afrique centrale, de longs chemins, ainsi jalonnés par des débris humains. Des centaines de milles sont parcourus par des caravanes, et combien de malheureux tombent en route sous le fouet des agents, tués par la fatigue ou les privations, décimés par la maladie ! Combien encore, massacrés par les traitants eux-mêmes, lorsque les vivres viennent à manquer ! Oui ! quand on ne peut plus les nourrir, on les tue à coups de fusil, à coups de sabres, à coups de couteaux, et ces massacres ne sont pas rares !

Ainsi donc, des caravanes d’esclaves avaient suivi ce chemin. Pendant un mille, Dick Sand et ses compagnons heurtèrent à chaque pas ces ossements épars, mettant en fuite d’énormes engoulevents, qui d’un vol pesant s’enlevaient à leur approche et tournoyaient dans l’air.

Mrs Weldon regardait sans voir. Dick Sand tremblait qu’elle ne vînt à l’interroger, car il conservait l’espoir de la ramener à la côte sans lui dire que la trahison d’Harris les avait égarés dans une province africaine. Heureusement, Mrs Weldon ne s’expliquait pas ce qu’elle avait sous les yeux. Elle avait voulu reprendre son enfant, et le petit Jack, endormi, absorbait toute sa pensée. Nan marchait près d’elle, et ni l’une ni l’autre ne firent au jeune novice les terribles questions qu’il redoutait. Le vieux Tom, lui, allait les yeux baissés. Il ne comprenait que trop pourquoi cette trouée était bordée d’ossements humains.

Ses compagnons regardaient à droite, à gauche, d’un air surpris, comme s’ils eussent traversé un interminable cimetière, dont un cataclysme aurait bouleversé les tombes, mais ils passaient en silence.

Cependant, le lit de la rivulette se creusait et s’élargissait à la fois. Son cours était moins torrentueux. Dick Sand espérait qu’il deviendrait bientôt navigable ou qu’il se jetterait avant peu dans quelque rivière plus importante, tributaire de l’Atlantique.

Suivre à tout prix ce cours d’eau, c’est à quoi le jeune novice était bien décidé. Aussi n’hésita-t-il pas à abandonner cette trouée, lorsque, remontant par une ligne oblique, elle s’éloigna de la rivulette.

La petite troupe s’aventura donc encore une fois à travers l’épais taillis. On marcha à la hache, au milieu des lianes et des buissons inextricablement enchevêtrés. Mais, si ces végétaux obstruaient le sol, ce n’était plus l’épaisse forêt qui confinait au littoral. Les arbres se faisaient rares. De larges gerbes de bambous se dressaient seulement au-dessus des herbes, si hautes qu’Hercule lui-même ne les dominait pas de la tête. Le passage de la petite troupe n’eût été révélé que par l’agitation de ces tiges.

Ce jour-là, vers trois heures après-midi, la nature du terrain se modifia absolument. C’étaient de longues plaines qui devaient être entièrement inondées dans la saison des pluies. Le sol, plus marécageux, se tapissait d’épaisses mousses surmontées de charmantes fougères. Venait-il à se relever par quelque tumescence à pente roide, on voyait apparaître l’hématite brune, derniers affleurements, sans doute, de quelque riche gisement de minerai.

Dick Sand se souvint alors, et fort à propos, de ce qu’il avait lu des voyages de Livingstone. Plus d’une fois, l’audacieux docteur faillit rester dans ces marécages, très perfides au pied.

« Faites attention, mes amis, dit-il en prenant les devants. Éprouvez le sol avant de marcher dessus.

— En effet, répondit Tom, on dirait que ces terrains ont été détrempés par la pluie, et cependant il n’a pas plu pendant ces derniers jours.

— Non, répondit Bat, mais l’orage n’est pas loin !

— Raison de plus, répondit Dick Sand, pour nous hâter de franchir ce marécage avant qu’il n’éclate ! — Hercule, reprenez le petit Jack dans vos bras. Bat, Austin, tenez-vous près de mistress Weldon, de manière à pouvoir la soutenir au besoin. — Vous, monsieur Bénédict… Eh bien ! que faites-vous donc, monsieur Bénédict ?…

— Je tombe !… » répondit simplement cousin Bénédict, qui venait de disparaître, comme si quelque trappe se fût subitement ouverte sous ses pieds.

En effet, le pauvre homme s’était aventuré sur une sorte de fondrière et avait disparu jusqu’à mi-corps dans une boue tenace. On lui tendit la main, et il se releva couvert de vase, mais très satisfait de n’avoir point endommagé sa précieuse boîte d’entomologiste. Actéon se plaça près de lui, et eut pour fonction de prévenir toute nouvelle chute du malencontreux myope.

D’ailleurs, cousin Bénédict avait assez mal choisi cette fondrière pour s’y enfoncer. Lorsqu’on le retira de ce sol boueux, une grande quantité de bulles monta à la surface, et en crevant, elles laissèrent échapper des gaz d’une odeur suffocante. Livingstone, qui eut quelquefois de cette vase jusqu’à la poitrine, comparait ces terrains à un ensemble d’énormes éponges faites d’une terre noire et poreuse, d’où le pied faisait jaillir de nombreux filets d’eau. Ces passages étaient toujours fort dangereux.

Pendant l’espace d’un demi-mille, Dick Sand et ses compagnons durent marcher sur ce sol spongieux. Il devint même si mauvais que }{{Mrs|Weldon} fut obligée de s’arrêter, car elle enfonçait jusqu’à mi-jambe dans la fondrière. Hercule, Bat et Austin, voulant lui épargner plus encore les désagréments que la fatigue d’un passage à travers cette plaine marécageuse, firent une litière de bambous sur laquelle elle consentit à prendre place. Son petit Jack fut placé dans ses bras, et l’on s’occupa de traverser au plus vite ce marécage pestilentiel.

Les difficultés furent grandes. Actéon tenait vigoureusement cousin Bénédict. Tom aidait Nan qui, sans lui, eût plusieurs fois disparu dans quelque crevasse. Les trois autres noirs portaient la litière. En tête, Dick Sand sondait le terrain. Le choix de l’emplacement où mettre le pied ne se faisait pas sans peine. Il fallait marcher de préférence sur les rebords, que recouvrait une herbe épaisse et coriace ; mais souvent le point d’appui manquait, et l’on s’enfonçait jusqu’au genou dans la vase.

Enfin, vers cinq heures du soir, le marécage ayant été franchi, le sol reprit une dureté suffisante, grâce à sa nature argileuse ; mais on le sentait humide dans les dessous. Très évidemment, ces terrains se trouvaient placés en contrebas des rivières voisines, et l’eau courait à travers leurs pores.

En ce moment, la chaleur était devenue accablante. Elle eût même été insoutenable, si d’épais nuages orageux ne se fussent interposés entre les rayons brûlants et le sol. Des éclairs lointains commençaient à déchirer la nue, et de sourds roulements de tonnerre grondaient dans les profondeurs du ciel. Un formidable orage allait éclater.

Or, ces cataclysmes sont terribles en Afrique : pluies torrentielles, rafales auxquelles ne résistent pas les arbres les plus solides, foudroiements coup sur coup, telle est la lutte des éléments sous cette latitude. Dick Sand le savait bien, et il devint extrêmement inquiet. On ne pouvait passer la nuit sans abri. La plaine risquait d’être inondée, et elle ne présentait pas un seul ressaut sur lequel il fût possible de chercher refuge !

Mais l’abri, où le chercherait-on dans ce bas-fond désert, sans un arbre, sans un buisson ? Les entrailles mêmes du sol ne l’auraient pas donné. À deux pieds de la surface, on eût trouvé l’eau.

Cependant, vers le nord, une série de collines peu élevées semblaient limiter la plaine marécageuse. C’était comme le bord de cette dépression du terrain. Quelques arbres s’y profilaient sur une dernière zone plus claire, que les nuages ménageaient à la ligne d’horizon.

Là, si l’abri manquait encore, la petite troupe, du moins, ne risquerait plus d’être prise dans une inondation possible. Là était peut-être le salut de tous.

« En avant, mes amis, en avant ! répétait Dick Sand. Trois milles encore, et nous serons plus en sûreté que dans les bas-fonds.

— Hardi ! hardi ! » criait Hercule.

Le brave noir eût voulu prendre tout ce monde dans ses bras et le porter à lui seul.

Ces paroles enflammaient ces hommes courageux, et malgré les fatigues d’une journée de marche, ils s’avançaient plus vite alors qu’ils ne l’avaient fait au commencement de l’étape.

Quand l’orage éclata, le but à atteindre se trouvait à plus de deux milles encore. Toutefois, — ce qui était le plus à craindre, — la pluie n’accompagna pas les premiers éclairs qui furent échangés entre le sol et les nuages électriques. L’obscurité devint presque complète alors, bien que le soleil n’eût pas disparu derrière l’horizon. Mais le dôme des vapeurs s’abaissait peu à peu, comme s’il eût menacé de s’effondrer, — effondrement qui devait se résoudre en une pluie torrentielle. Des éclairs, rouges ou bleus, le crevaient en mille endroits et enveloppaient la plaine d’un inextricable réseau de feux.

Vingt fois, Dick et ses compagnons coururent le risque d’être foudroyés. Sur ce plateau, dépourvu d’arbres, ils formaient les seuls points saillants qui pussent attirer les décharges électriques. Jack, réveillé par les fracas du tonnerre, se cachait dans les bras d’Hercule. Il avait bien peur, le pauvre petit, mais il ne voulait pas le laisser voir à sa mère, dans la crainte de l’affliger davantage. Hercule, tout en marchant à grands pas, le consolait de son mieux.

« N’ayez pas peur, petit Jack, lui répétait-il. Si le tonnerre nous approche, je le casserai en deux, d’une seule main ! Je suis plus fort que lui ! »

Et vraiment la force du géant rassurait bien un peu le petit Jack !

Cependant, la pluie ne pouvait tarder à tomber, et alors, ce seraient des torrents que verseraient ces nuages en se condensant. Que deviendraient Mrs Weldon et ses compagnons, s’ils ne trouvaient pas un abri ?

Dick Sand s’arrêta un instant près du vieux Tom.

« Que faire ? dit-il.

— Continuer notre marche, monsieur Dick, répondit Tom. Nous ne pouvons rester sur cette plaine, que la pluie va transformer en marécage !

— Non, Tom, non ! mais un abri ! Où ? Lequel ? Ne fût-ce qu’une hutte !… »

Dick Sand avait brusquement interrompu sa phrase. Un éclair, plus blanc, venait d’illuminer la plaine tout entière.

« Qu’ai-je vu, là, à un quart de mille ?… s’écria Dick Sand.

— Oui, moi aussi, j’ai vu !… répondit le vieux Tom en secouant la tête.

— Un camp, n’est-ce pas ?

— Oui… monsieur Dick… ce doit être un camp… mais un camp d’indigènes !… »


Un nouvel éclair permit d’observer.

Un nouvel éclair permit d’observer plus nettement ce camp, qui occupait une partie de l’immense plaine.

Là, en effet, se dressaient une centaine de tentes coniques, symétriquement rangées et mesurant douze à quinze pieds de hauteur. Pas un soldat ne se montrait d’ailleurs. Étaient-ils donc enfermés sous leurs tentes, afin de laisser passer l’orage, ou le camp était-il abandonné ?

Dans le premier cas, Dick Sand, quelles que fussent les menaces du ciel, devait fuir au plus vite. Dans le second, là était peut-être l’abri qu’il demandait.

« Je le saurai ! » se dit-il.

Puis, s’adressant au vieux Tom :

« Restez ici, ajouta-t-il. Que personne ne me suive ! J’irai reconnaître ce camp.

— Laissez l’un de nous vous accompagner, monsieur Dick.

— Non, Tom. J’irai seul ! Je puis approcher sans être vu. Restez. » La petite troupe, que précédaient Tom et Dick Sand, fit halte. Le jeune novice se détacha aussitôt et disparut au milieu de l’obscurité, qui était profonde lorsque les éclairs ne déchiraient pas la nue.

Quelques grosses gouttes de pluie commençaient déjà à tomber.

« Qu’y a-t-il ? demanda Mrs Weldon, qui s’approcha du vieux noir.

— Nous avons aperçu un camp, mistress Weldon, répondit Tom, un camp… ou peut-être un village, et notre capitaine a voulu aller le reconnaître avant de nous y conduire ! »

Mrs Weldon se contenta de cette réponse.

Trois minutes après, Dick Sand rentrait.

« Venez ! Venez ! cria-t-il d’une voix qui exprimait tout son contentement.

— Le camp est abandonné ? demanda Tom.

— Ce n’est pas un camp ! répondit le jeune novice, ce n’est pas une bourgade ! Ce sont des fourmilières !

— Des fourmilières ! s’écria cousin Bénédict, que ce mot mit en éveil.

— Oui, mais des fourmilières hautes de douze pieds au moins, et dans lesquelles nous essayerons de nous blottir !

— Mais alors, répondit cousin Bénédict, ce seraient les fourmilières du termite belliqueux ou du termite dévorant ! Il n’y a que ces insectes de génie qui élèvent de tels monuments, que ne désavoueraient pas les plus grands architectes !

— Que ce soient des termites ou non, monsieur Bénédict, répondit Dick Sand, il faut les déloger et prendre leur place.

— Ils nous dévoreront ! Ils seront dans leur droit !

— En route, en route…

— Mais, attendez donc ! dit encore cousin Bénédict. Je croyais que ces fourmilières-là n’existaient qu’en Afrique !…

— En route ! » cria une dernière fois Dick Sand avec une sorte de violence, tant il craignait que Mrs Weldon n’eût entendu le dernier mot prononcé par l’entomologiste.

On suivit Dick Sand en toute hâte. Un vent furieux s’était levé. De grosses gouttes crépitaient sur le sol. Dans quelques instants, les rafales deviendraient insoutenables.

Bientôt, un de ces cônes qui hérissaient la plaine fut atteint, et quelque menaçants que fussent les termites, il ne fallait point hésiter, si l’on ne pouvait les en chasser, à partager leur demeure.

Au bas de ce cône, fait d’une sorte d’argile rougeâtre, se creusait un trou fort étroit, qu’Hercule élargit avec son coutelas en quelques instants, de manière à livrer passage même à un homme tel que lui.

À l’extrême surprise du cousin Bénédict, pas un seul des milliers de termites qui auraient dû occuper la fourmilière ne se montra. Le cône était-il donc abandonné ?


Dick et ses compagnons s’y glissèrent.

Le trou agrandi, Dick et ses compagnons s’y glissèrent, et Hercule disparut le dernier, au moment où la pluie tombait avec une telle rage, qu’elle semblait éteindre les éclairs.

Mais il n’y avait plus rien à craindre de ces rafales. Un heureux hasard avait fourni à la petite troupe cet abri solide, meilleur qu’une tente, meilleur qu’une hutte d’indigène.

C’était un de ces cônes de termites, qui, suivant la comparaison du lieutenant Cameron, sont, pour avoir été bâtis par de si petits insectes, plus étonnants que les pyramides d’Égypte, élevées par la main de l’homme.

« C’est, dit-il, comme si un peuple avait bâti le mont Everest, l’une des plus hautes montagnes de la chaîne de l’Hymalaya. »