Mercure de France (p. 229-243).
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XVII

Léonor attendait l’effet de sa cure. Il vit, dès le soir, qu’elle avait réussi. Rose avait l’air d’une ombre, mais d’une ombre douloureuse. Elle oubliait de manger, elle demeurait, les yeux dans le vide, la main sur son verre, elle ne répondait pas aux questions, sans les faire répéter. Enfin, il était visible qu’elle avait pleuré.

« Le remède a été amer, se dit Léonor, n’en voudra-t-elle pas au médecin ? Peut-être, mais l’important était de rayer de hachures l’image intacte qu’elle portait dans son cœur. C’est fait. Sur le portrait de M. Hervart, il y a écrit partout maintenant, en long, en large, en travers : « Gratienne, Gratienne, Gratienne. » Ah ! petite hirondelle des grèves et des alcôves, que tu m’auras été précieuse ! Je te donnerai un collier d’or, pour remercier en ta personne la souveraine maîtresse des cœurs et des reins. Hervart, toi que j’ai envié, à cette heure, je te plains. Je te méprise aussi. Quoi, tu avais trouvé l’amour ingénu et absolu, tu avais trouvé en une seule créature l’enfant, l’amante et l’épouse, tu possédais le sourire de l’innocence et le désir de la femme, — et tu as laissé tout cela pour Gratienne aux baisers trop adroits ! Mais non, pas d’invectives ; honnête fonctionnaire, je te remercie. Oui, mais moi, est-ce que je vaux beaucoup mieux ? Ma Gratienne est une marquise, mais j’en ai une aussi. Non, je n’en ai plus. Je serai loyal. Je jette à la mer mon ancien fardeau, et je me mets à genoux devant toi, douloureuse jeune fille, les épaules libres et le cœur libre. »

Il n’arriva rien ce soir-là. Rose garda le silence. Son attitude avec Léonor fut celle des autres moments. Mais, pour conserver son amabilité coutumière, elle était obligée à de pénibles efforts. Léonor délibéra s’il ne prendrait pas la parole lui-même, s’il ne la questionnerait pas distraitement sur ce château de Martinvast « qu’il croyait mêlé aux autres papiers et qu’il n’avait pas retrouvé. Le vent l’avait emporté, peut-être » ?

« Non, cela serait trop direct. Qu’elle ait des soupçons, soit, je tâcherai de les détruire. Je serais perdu si elle avait des certitudes. Mais je suis bien tranquille. Elle y viendra d’elle-même, elle parlera. Et moi j’aurai l’air de ne pas comprendre, je me ferai arracher une à une des paroles ambiguës. »

Les jours passèrent. Rose, toujours dans la même attitude mélancolique, ruminait ses chagrins. Elle continuait de se taire, et Léonor voyait venir le moment où, sa présence étant inutile, il devrait prendre congé. Les travaux extérieurs s’achevaient, le mauvais temps rendait les terrassements impossibles et Rose avait décidé que les remaniements intérieurs seraient remis au printemps.

Léonor, cependant, commençait de souffrir à son tour. À vivre avec Rose, il avait senti s’accroître et s’affirmer en lui un amour d’abord assez chimérique. Rose, lors de leur première rencontre, avait éveillé en lui quelque chose comme l’amour de l’amour. Il avait d’abord été ému par la générosité de ce cœur innocent qui se donnait avec une violence si noble. Ensuite, il avait éprouvé cette jalousie vague que tous les hommes éprouvent l’un pour l’autre, et il avait détesté M. Hervart, sans pouvoir s’empêcher d’admirer le beau spectacle de son bonheur. Le désir de prendre sa place l’avait naturellement tourmenté, mais c’était un de ces désirs dont on se dit qu’ils ne se réaliseront jamais et devant lesquels, aux heures lucides, on hausse les épaules. Depuis que le hasard et son adresse avaient si bien modifié à son profit la marche logique des choses, Léonor se disait qu’il ne faut jamais douter de rien, que tout arrive, et que l’impossible est peut-être ce qu’il y a de plus raisonnable au monde.

Il était devenu en quelques semaines plus sérieux encore, et surtout plus calme. Son égoïsme commençait à être capable des longs détours. Il savait fort bien que Rose, s’il osait quelque aveu, lui répondrait avec indifférence, peut-être avec colère. Son plan était de hasarder, à l’occasion, quelques discrètes insinuations.

« Je pourrais, se disait-il, prendre, moi aussi, l’attitude mélancolique et désenchantée. Elle est malade, ce serait un malade qui chercherait quelque réconfort dans les yeux de son compagnon d’infortune… Comédie ! Eh ! serait-ce tant que cela une comédie ? Ai-je donc trouvé dans la vie tout ce que j’y cherchais ? Si je l’avais trouvé, serais-je ici à rêver à la capture d’une jeune fille ? C’est mon droit, cela, puisque je l’aime, et tous les moyens seront loyaux, qui mettront au service de mon cœur les ressources de mon imagination. »

Mais l’occasion de prendre une attitude mélancolique et désenchantée ne se présentait jamais. Rose le considérait de plus en plus comme un architecte, louait son talent à diriger les ouvriers et ne faisait nulle attention ni à sa jeunesse, ni à son esprit, ni même à ses regards, qui étaient souvent assez vifs.

Par moments, il se décourageait. Le souvenir d’Hortense lui revenait. Ils avaient échangé quelques lettres anodines. Elle l’appelait à lui, mais d’une voix faible, et il annonçait sa prochaine visite en termes incertains.

« Des amours qui meurent, c’est toujours triste, » pensait-il. Le poème aurait été beau, si nous nous étions dit adieu après Compiègne. Nous avons voulu y ajouter une strophe, et elle est manquée. Dommage ! Mais que va-t-elle devenir ? J’ai encore de la curiosité pour elle. »

D’autres fois, il se représentait Gratienne en ses ébats d’une si élégante lascivité, et cela l’excitait un moment. Mais l’image de M. Hervart venait bientôt se mêler à celle de l’agréable jeune femme, et le charme était rompu.

L’arrivée de Rose chassait toutes ces imaginations. Il la regardait marcher avec un grand plaisir, jouissant, sans aucune idée libertine, de la grâce de ses mouvements.

On avait déjà parlé du départ de Léonor. Rose, par un après-midi de pluie, se décida à parler.

Elle le fit très sérieusement, sans chercher à dissimuler son chagrin. Il s’en suivit, entre les deux jeunes gens, une conversation qui prit le ton des confidences amicales.

Après bien des hésitations, elle posa la question que Léonor attendait avec une certaine inquiétude. Il avait forgé plusieurs anecdotes dont Rose, sans doute, se serait contentée ; mais au moment même, plutôt que d’hésiter et de risquer d’inévitables contradictions, il se décida brusquement pour une certaine franchise.

Il dit :

— L’image m’est tombée entre les mains parce que, moi aussi, j’ai été reçu chez cette personne. M. Hervart, je dois vous le dire, n’y était pas ; il l’ignorait, et certainement il l’ignorera toujours. Je ne savais pas moi-même qu’il fût l’ami intime de la maison. C’est pourquoi son nom me frappa, souscrit comme il était à de tendres compliments.

— De « tendres baisers ».

— En effet, je crois me souvenir.

Et il répéta, avec une intonation qui les aggravait, qui les appuyait sur le cœur meurtri de la jeune fille :

— De « tendres baisers ». Il y avait beaucoup de cartes illustrées adressées à la même personne ; il y en avait beaucoup de signées du même nom ou d’une abréviation : H., Her., Herv. Je me risquai donc à en prendre une comme souvenir de ma visite. Et puis… et puis… Faut-il le dire, Mademoiselle ?

— Dites toujours. Rien ne peut plus me faire de mal.

— Eh bien, si je m’emparai malhonnêtement, peut-être, de cette image, c’est que je pensais à vous… je pensais que l’homme auquel vous veniez d’accorder votre main aimait une autre femme et lui avouait publiquement sa tendresse. Cela me parut mal, je souffrais pour vous, dont j’avais deviné les sentiments si délicats et si généreux… Oui, cela me fit de la peine et je me proposai, en dérobant la preuve d’une mauvaise action, de vous la faire connaître, si les circonstances me le permettaient.

— Mais c’est donc volontairement que vous avez laissé tomber votre portefeuille ?

— Je l’avoue. Et si le moyen avait échoué, j’en aurais cherché un autre.

— Vous m’avez fait beaucoup de mal. Pourtant je vous remercie.

Elle lui tendit la main, que Léonor serra avec respect.

— Je vous ai fait moins de mal, en ce moment, que vous n’en auriez éprouvé plus tard. Alors, cela eût été irrémédiable.

— Qui sait ? J’aurais peut-être pardonné après. Je ne pardonnerai pas avant.

— Je connais assez peu M. Hervart, dit Léonor, sur un ton légèrement hypocrite, mais je sais que, malgré son âge, il est capricieux. M. Lanfranc est mauvaise langue et je ne répéterai pas tout ce qu’il m’a dit. J’en ai assez, et de source sûre, pour me féliciter d’une intervention peut-être audacieuse.

— Et mon père qui a agréé notre mariage !

— Votre père vit loin de Paris. Il est bon et confiant. Son ami lui a juré sans doute qu’il ferait votre bonheur, et il l’a cru.

— Et moi aussi, je le croyais. Hélas ! il le faisait déjà !

— Oh ! il n’avait pas de mauvaises intentions. M. Hervart n’est pas méchant. Il est léger, inconstant et irrésolu.

— Je ne m’en aperçois que trop.

— Il est égoïste. Tous les hommes sont égoïstes, d’ailleurs, mais il y a des degrés. Est-il capable d’aimer une femme uniquement, de consacrer sa vie à lui tisser de quotidiennes joies ? Quel plus beau rêve, cependant, quand on rencontre sur son chemin une créature qui en est digne et qui appelle à soi non seulement l’amour, mais l’adoration !

— De telles femmes sont rares aussi, sans doute ?

— Ceux qui en ont connu une et qui la délaissent sont bien coupables.

— Dites plutôt qu’ils sont bien à plaindre. Mais je ne suis pas de celles-là, et je n’en demandais pas tant.

— Vous ne vous connaissez pas, Mademoiselle. Oh ! si je m’étais trouvé, moi, à la place de M. Hervart !

— Que serait-il donc arrivé ? demanda Rose sans aucune émotion, sans même de curiosité.

— Comme je vous aurais aimée !

— Mais il m’aimait beaucoup.

— Il ne vous aimait pas comme il faut aimer.

— Je ne sais pas. Comment saurais-je ces choses ? Je croyais, voilà tout. Je croyais en lui.

— Il n’était pas digne de vous.

— C’est peut-être moi qui n’étais pas digne de lui, puisqu’il ne m’aime plus.

— Pas digne de lui, vous ! Vous ne savez donc pas ce que c’est que cette femme ?

— Non, et je ne veux pas le savoir. Oh ! je ne suis pas jalouse. Je suis humiliée. Il me semble que j’ai été battue. Jalouse ? Non. Je n’aime plus et je n’aimerai plus,

— Ne dites pas cela.

— On n’aime pas deux fois.

— Mais si on a été malheureux la première fois ?

— On reste malheureux.

— Il faut toujours chercher le bonheur. Quand on le cherche, on le trouve.

— Le bonheur tombe du ciel, un jour, et puis il y remonte et il ne redescend plus.

— Ne dites pas cela. Vous serez heureuse.

— C’est fini.

— Vous serez heureuse, le jour où vous rencontrerez celui qui vous aimera vraiment, avec toutes les forces d’un cœur ardent et dévoué.

— Ne parlons pas de ces choses-là. Cela me fait mal.

— Je vous obéis. Je me tais, mais pas avant de vous avoir dit que ce cœur, c’est le mien.

Rose le regarda avec des yeux étonnés. Elle semblait ne pas comprendre. Léonor, très ému, se leva, s’avança vers elle et dit, à mi-voix :

— Rose, je vous aime.

Rose, à ce mot, sursauta, et comme Léonor voulait lui prendre la main, elle se leva et s’enfuit, en criant :

— Non, non, non, non !

« Que j’ai été maladroit, se disait Léonor, demeuré seul. Est-ce que l’on déclare son amour ? Me voilà au niveau des plus bas héros de romans. Qu’est-ce que l’amour qui ne rapproche pas les mains, sitôt que les yeux se sont rencontrés ? Déclarer son amour ! Dire : J’ai chaud ! à une femme qui a froid. Qu’est-ce que cela peut lui faire ? Les paroles ont de l’éloquence, quand les oreilles les attendent. Sinon, elles sonnent faux. Elles n’inclinent que les cœurs qui ont déjà abdiqué leur volonté. »

Léonor aimait Rose très sincèrement. Aussi, fut-il fort malheureux. Il croyait se rendre compte, d’ailleurs, que M. Hervart était déjà tout pardonné. Rose n’attendait pour se redonner à lui qu’un acte d’humilité.

« Elle souffre dans son orgueil. Son cœur est heureux, si le bonheur est d’aimer, bien plus que d’être aimé. C’était pour elle un plaisir douloureux, mais un plaisir de parler de M. Hervart… »

Le soir, Léonor n’eut pas la peine de prendre un air mélancolique et désenchanté. Il éprouvait à merveille ces deux sentiments, et Rose, qui ne put s’empêcher de le regarder, s’en aperçut.

« Est-ce que, vraiment, se demanda-t-elle, il m’aimerait, lui ? »

Le lendemain, elle se fit, dès son réveil, la même question dangereuse. Puis, tout à coup, un flot de rouge lui monta à la tête. Elle venait de se souvenir de tous les jeux auxquels l’avaient induite son innocence et la bonhomie perverse de M. Hervart.

« Je suis déshonorée, se disait-elle. Suis-je une jeune fille ? »

C’était la première fois qu’elle ressentait de la honte en se représentant les baisers et les caresses où son cœur, plus que sa chair, s’était pâmé. Sans qu’elle eût conscience de ce revirement, la douleur dont elle continuait de souffrir, sans changer de nature, venait de changer de cause.

Quand Léonor la salua, elle se sentit rougir et se détourna aussitôt pour découvrir sur sa jupe un brin de fil imaginaire.

— Alors, c’est demain qu’on vous reconduit ? disait M. des Boys.

— Si l’on n’arrange pas le jardin avant l’hiver, dit Rose, il faudra attendre l’automne prochain.

— C’est évident, répondit Léonor, on ne peut transplanter au printemps. Du moins, c’est une opération délicate.

— Eh bien, restez et finissons-en, dit M. des Boys.

Léonor resta.

« Puisque j’ai fait une déclaration, et que cela a réussi, je vais faire ma cour, maintenant. Les vieilles méthodes seraient donc les bonnes ? »