Mercure de France (p. 244-250).
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XVIII

Ils eurent pendant les derniers jours de l’automne, sous la pluie des feuilles mortes, des heures très douces. Léonor vivait avec attention, prenant garde qu’une seule de ses paroles pût choquer la jeune fille. Rose, les yeux toujours tristes, répondait avec une politesse cordiale. Leurs propos étaient mesurés, insignifiants même, mais ils étaient prononcés d’une voix où il y avait une émotion secrète.

Ils dirigeaient les travaux en commun, ne donnaient aucun ordre sans s’être consultés l’un l’autre ; et ils se mettaient facilement d’accord, car leur unique souci était de rester ensemble à considérer les ouvriers. On se bornait à tracer quelques allées utiles, à déplacer quelques arbustes, à ménager des gazons et des corbeilles de fleurs.

Les gestes décisifs sont presque toujours les plus simples, les plus naïfs. Dénicher le long d’un mur quelques brins de violette, les cueillir, les offrir. Cela valut à Léonor le premier sourire de la jeune fille, un sourire encore indécis, un sourire où l’âme sollicitée se montra un instant, comme à une fenêtre enfin visitée par le soleil.

Un jour, en soutenant un lilas que l’on transplantait, leurs mains se rencontrèrent. Rose retira la sienne sans affectation, mais un peu plus tard elle la rapprocha, et cet arbre, que l’on arrachait de la terre, sentit peut-être passer dans son corps endormi un tremblement d’amour.

Léonor ne pensait plus à rien qu’au charme de sa vie présente. Il ne s’analysait plus, il ne faisait ni combinaison, ni projets ; il respirait de l’air pur, il s’épanouissait.

Rose, moins dolente, souffrait encore. C’était le soir, au moment qu’elle se dévêtait pour se coucher. À mesure que ses membres nus apparaissaient, elle se remémorait les privautés qu’elle avait permises. Aucun détail ne lui était épargné et son corps avait beau se révolter, elle sentait monter le long de ses nerfs vaincus le frisson, maintenant honteux, de ses anciennes voluptés.

Elle se jetait dans son lit, et bientôt, parmi la chaleur, les contacts imaginaires se multipliaient et se précisaient. Alors, la tête perdue, elle cédait et s’endormait dans une volupté maudite.

Aussi, le matin, était-elle un peu revêche. Léonor semblait perdre, à ce moment-là, ce qu’il gagnait l’après-midi. Il ne s’en troublait pas. Il savait que les caractères changent selon les heures de la journée, comme selon les saisons. Heureux de pouvoir tout espérer, il attendait sans impatience.

Il fallait la présence de Léonor durant toute une matinée pour exorciser Rose. Le son de sa voix, plus que ses paroles, calmait la possédée. Elle finissait par douter de la hantise dont elle sortait et, après déjeuner, c’était un enfant qui souriait à l’amour.

Les crises, certains soirs, étaient très vives. À peine était-elle entrée dans sa chambre qu’il lui semblait recevoir comme une injonction impérieuse de se mettre nue et d’aller se regarder dans la glace. Là, elle écrasait sous ses fébriles mains ses seins et ses hanches, elle flattait de hâtives caresses son ventre, ses membres, ses épaules. Puis, elle se sentait soulevée et portée dans son lit, à la merci du démon luxurieux.

D’autres fois, l’obsession était plus bénigne, et elle pouvait essayer quelque résistance. La chute était lente, graduelle et quelquefois incomplète. Elle s’aperçut qu’elle avait plus de paix et plus de force les soirs où, par ses regards ou son attitude, elle avait encouragé Léonor à quelque discours plus doux, et cela lui causa une grande joie. Elle aima son exorciste ; comme une malade pleine de confiance, elle aima son médecin.

Alors, elle parut plus humble et en même temps presque provocatrice. Elle laissait son regard se poser plus souvent et plus longuement sur le visage du jeune homme. Elle en arriva à le contempler, quand il ne la voyait pas, et, quoiqu’elle baissât vivement les yeux à la moindre alerte, Léonor s’en aperçut.

« Elle m’aime, elle m’aime ! Ah ! cette fois, elle m’écoutera, et elle parlera peut-être. »

Mais, en aimant avec naïveté, Léonor était devenu timide, et plusieurs jours se passèrent à ces mouvements des yeux et du cœur. Rose y puisait un grand réconfort. Un soir que l’obsession l’avait presque laissée en paix et qu’elle allait s’endormir victorieuse, elle se revit tout à coup dans le salon qu’ils venaient de quitter. Léonor lui offrait une fleur merveilleuse et qu’elle ne reconnut pas. Elle la prenait et sentait en la respirant une douceur inexprimable envahir lentement tout son être : elle dormait.

Elle s’éveilla joyeuse, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le jour de sa grande douleur. Elle souriait déjà à Léonor avant de l’avoir vu. Ils se rencontrèrent dans l’escalier. Léonor entendit une porte se fermer, des pas précipités. Il se rangea pour laisser passer. C’était Rose. Il fit, en jouant, comme elle le lui avait permis déjà, le geste de lui barrer le chemin.

— Vous ne passerez pas, dit-il.

— Eh bien, non, je ne passerai pas.

Et elle tomba dans les bras ouverts qui se refermèrent aussitôt sur le corps de Rose, volontairement prisonnière.

— Tu m’aimes donc ? Enfin !

— Oui, je t’aime.

Rose ne se souvint jamais qu’elle était tombée ainsi dans l’escalier de la tour vers les bras de M. Hervart. Elle oublia tout entière la première aventure de son cœur abusé et de ses sens troublés. Quand le nom de M. Hervart était prononcé devant elle, cela lui rappelait de studieuses promenades à Robinvast avec ce vieil ami de son père, qui lui apprenait les anecdotes de l’entomologie.

M. des Boys, comme il se l’était promis, dévoila à sa fille ce qu’il appelait les malheurs de M. Hervart. Aussi, quand elle apprit qu’il épouserait Mme Suif, se permit-elle un honnête sourire de commisération.

Cela arriva la troisième année de son mariage ; ils passaient la saison à Grandcamp, où elle coudoyait souvent, sans la connaître, une jeune femme qui avait joué un rôle décisif dans sa destinée.

Léonor errait un matin sur cette même plage, où la vision de Gratienne l’avait sollicité, et il ne pensait pas à Gratienne, qui pourtant le considérait, de loin, avec intérêt. Il pensait à Hortense, dont un journal du pays annonçait la mort ; à Hortense, qui lui avait écrit, la veille de son mariage, une lettre si émouvante, dans sa fière résignation, qu’il avait failli en pleurer ; à Hortense qui l’avait aimé et qui mourait peut-être de son bonheur.

Quand il rentra, Rose l’accueillit comme on accueille un amant. Elle avait trouvé dans le mariage les soins que comportait son état. Elle était heureuse.

FIN