Mercure de France (p. 212-228).
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XVI

Quand Léonor arriva à Robinvast, Rose et son père, assis dans le jardin, lisaient chacun une lettre. Rose, de temps en temps, levait les yeux et regardait les arbres ; M. des Boys, entre deux phrases, considérait sa fille. Depuis quinze jours elle était pâle, triste, de mauvaise humeur, et ce père distrait, mais tendre, s’était inquiété. Que se passait-il donc entre ces fiancés de la veille ? Mais M. des Boys n’eût jamais osé interroger sa fille. Il attendait une confidence, tout en sachant bien qu’elle ne viendrait jamais, et Rose, de son côté, s’affligeait de garder dans son cœur des peines qui l’étouffaient. Ces deux êtres, timides et secrets l’un pour l’autre, seraient demeurés ainsi pendant des années sans se résoudre aux paroles qui les auraient consolés.

M. des Boys avait donc pressé Léonor de venir achever ses travaux.

« Cela sera une distraction pour elle, avait-il pensé. Et puis, au fond, et malgré ma parole donnée, je suis de l’avis de ma femme, Léonor serait un mari bien plus favorable. Quoi ! Hervart la rendrait déjà malheureuse ? »

La lettre qu’il lisait en ce moment achevait de le troubler. Elle était de Bouret et Léonor y était beaucoup vanté. Bouret continuait :

« J’ai vu Hervart, que j’ai engagé également au mariage, mais pour des motifs différents. Quoi qu’il soit un peu plus jeune que nous, il est probablement plus près de la fin. Cette fin, mon ami, hélas ! nous la verrons l’un comme l’autre se dresser devant nous, si nous vivons encore quinze ans. Me comprends-tu ? Avec de la prudence et de la diplomatie, Hervart peut traîner encore longtemps et même retrouver des moments brillants, mais il a trop joué du beau violon que la nature lui a donné. Les cordes vont se casser les unes après les autres. Tant qu’il en reste une seule, un virtuose peut encore étonner des oreilles habituées aux exercices vulgaires, mais une seule corde, pourtant, c’est bien chanceux ! Je lui ai donc ordonné de se marier et surtout d’être fidèle à sa femme. La fidélité amènera la satiété, la satiété amènera la continence, et la continence sera peut-être le philtre. Une jeune femme n’est pas si dangereuse que l’on croit pour un homme sur le retour. Elle est un excitant favorable et, en même temps, un élément modérateur. Enfin Hervart peut très bien faire un bon mari. C’est, en tout cas, une expérience qui m’intéresserait. Je serais très capable, si elle donne de bons résultats, c’est-à-dire au moins un bel enfant, de céder, moi aussi, à une vieille tentation. Je liquiderais ma clientèle et j’irais cultiver des roses et des camélias dans un coin de votre paradis terrestre, dans ce val de Saire, où l’on voit des palmiers parmi les saules !

« J’oubliais un point assez important dans notre hypothèse. Il faudrait que la jeune femme fût d’un tempérament honnête, sans froideur, mais sans curiosité sensuelle ; une bonne reproductrice, apte à la volupté de concevoir plutôt qu’à la volupté d’aimer ; de celles qui, après avoir été de rougissantes épouses, deviennent de tendres mères. S’il tombe sur la femme rebelle, il est perdu. Si l’instrument qu’il doit accorder et sensibiliser ne rend aucun son ou des sons faux, il se découragera et retournera à ses vieux concerts. Mais si sa femme, par hasard, se révélait une créature de volupté, la perte serait encore plus certaine : Hervart flamberait comme un fagot et il n’en resterait qu’une poignée de cendres. Je ne parle pas de l’adultère qui, dans les deux derniers cas, est inévitable. Parfois, cela rétablit l’équilibre dans un ménage disloqué ; il y a d’excellentes associations conjugales, où chacun a son idéal en ville, dans un quartier différent. Mais ceci est de la sociologie et ne m’intéresse pas. Je reste dans mon domaine, qui est le corps humain, ses fonctions, ses anomalies. C’est d’ailleurs pour l’ignorer que les sociologues conçoivent tant de sottises. Ils en sont encore, les malheureux ! à raisonner sur des moyennes ! Ils ne descendent jamais à la réalité, à l’individuel. Dans quel mépris on le tient, ce corps humain, qui est pourtant la seule vérité, la seule beauté, comme il est le seul idéal et la seule poésie… »

Bouret était enclin à philosopher. Ses lettres dépassaient presque toujours la portée de leurs destinataires. Il s’en apercevait en se relisant, et souriait. De toute la dissertation de son ami, M. des Boys ne comprit que ce qui concernait Hervart, mais il le comprit très bien. Les réticences de Bouret firent leur effet ordinaire : Hervart fut considéré comme un incapable et condamné sans retour.

« C’est un fou. S’en aller capter le cœur d’une jeune fille alors que l’on n’est pas certain d’en pouvoir faire une femme ! Que diable ! les femmes ne sont pas des anges, elles ont une sensibilité corporelle, et puis la maternité, la maternité ! »

M. des Boys se confia à lui-même toutes les banalités scabreuses ou morales qu’un tel sujet lui pouvait remémorer. Cependant, il considérait sa fille.

« Comment lui expliquer cela ? Ah ! j’en chargerai sa mère. »

Il reprit ses méditations, et tantôt il souriait à l’évocation d’images saugrenues, tantôt ses sourcils se fronçaient et il éprouvait un mélange d’anxiété et de colère.

Rose lisait de son côté :

« … mais j’ai été très malade depuis mon arrivée ici. Je ne sais quelle fièvre, due peut-être aux délicieuses excitations de mon cœur. Une grande dépression s’en est suivie et j’éprouve maintenant une inquiétante lassitude. Hélas ! la conclusion est triste : il faut retarder notre mariage. Ma douleur est infinie à écrire cela : mais je me demande quand il sera possible ? Le sera-t-il jamais ? Non, je ne veux pas me demander cela. Cela serait affreux ! Je vous aime tant ! Avec quel bonheur je refais nos tendres promenades dans le bois de Robinvast ! Si je fus trop audacieux, vous me le pardonnez, n’est-ce-pas, en faveur de la force de mon amour… »

Il y en avait très long sur ce ton, et une femme moins inexpérimentée que Rose eût senti l’artifice de cette éloquence amoureuse. Pas un mot, certes, ne venait du cœur. M. Hervart, qui n’était pas méchant, avait posé tout d’abord le principe de sa maladie, et il comptait en tirer, en graduant les déceptions, toutes les conséquences logiques. Au besoin, s’était-il dit, Bouret m’aidera. M. Hervart, homme du dernier moment et de la sensation présente, ne pensait plus à Rose que comme on pense à un ami malade, dont on souhaite la guérison, certes, mais sans angoisse. Pourtant, la fatuité nécessaire aux mâles lui affirmait qu’il n’était pas oublié ; il se flattait d’avoir laissé au cœur de la jeune fille une blessure qui ne guérirait jamais tout à fait, et il éprouvait presque du remords. Il eût consenti à un sacrifice pour jouir de la paix complète des égoïstes, il eût permis à Rose, non pas l’oubli, mais la résignation mélancolique.

« Pauvre enfant !… Mais cela devait arriver. Enfin, j’espère qu’elle ne sera pas trop malheureuse ! »

La lecture de la lettre de M. Hervart laissa Rose triste et charmée :

« Oh ! comme il m’aime ! Ô mon cher Xavier, tu es donc malade ? »

Et elle songeait au destin cruel des fiancées :

« Il souffre, et je ne puis aller le consoler ! »

Elle se tournait vers son père, quand il se leva pour aller au devant de Léonor. Ce fut devant le jeune homme, et sans prendre garde à lui, qu’elle donna des nouvelles de M. Hervart :

— Il est malade, il a eu un accès de fièvre…

— De fièvre ? s’écria M. des Boys.

— Oui, et ensuite il a éprouvé une grande faiblesse…

— Une grande faiblesse, bien. Et après ?

— Après, voilà notre mariage remis…

— En effet.

— Je suis inquiète.

— Je le pense bien.

— Pourquoi n’irions-nous pas le voir ?

— Crois-tu que cela soit bien utile ?

— Cela lui ferait tant de plaisir !

— Le demande-t-il ?

— Non.

— Eh bien, alors ?

— Il n’ose pas.

— Est-il donc si timide ?

Cette innocente question la fit rougir.

— Je parlerai de cela avec ta mère, reprit M. des Boys. En attendant, occupons-nous un peu d’architecture.

Rose s’ennuyait tellement, depuis le départ de Xavier, elle avait eu tant de tristesse de son long silence et maintenant elle éprouvait une telle inquiétude, qu’elle accueillit sans répugnance la proposition de son père.

Cette fois, on s’occupa de la maison. Il y avait des réparations urgentes et des améliorations utiles. L’architecte, à mesure, indiquait les endroits faibles. Tout un plan de restauration s’érigeait dans sa tête.

Les jours passèrent. On vit bientôt les maçons à l’ouvrage, et Rose ne quittait presque pas Léonor.

On avait eu plusieurs fois des nouvelles de M. Hervart par les journaux, car ses remaniements au Louvre lui attiraient les épigrammes de la presse, mais lui-même gardait le silence. Devant cette attitude M. des Boys avait résolu de se taire, de laisser le temps faire son œuvre. Plus tard, quand il ne resterait plus au cœur de Rose devenue jeune femme aucun dangereux souvenir de ses amours passées, il lui confierait la vérité, en souriant.

Un jour, Léonor, monté sur une échelle, laissa tomber un carnet d’où il s’échappa un flot de papiers, des bouts de croquis, des factures, des lettres, des cartes postales illustrées. Rose les rassemblait, sans y jeter que les regards les plus discrets, lorsque le château de Martinvast attira son œil. Elle trouva au bas du donjon les « tendres baisers » de M. Hervart. Brusquement le sang aux yeux, elle retourna la carte, elle lut : « Mademoiselle Gratienne Lebœuf, rue du Havre, à Honfleur. » Elle leva la tête, Léonor n’avait pas l’air de s’être aperçu de l’incident, et, d’un geste vif, elle plia l’image et la glissa dans son corsage.

— Monsieur Léonor, votre portefeuille est tombé.

Léonor descendit de son échelle, remercia, cependant que Rose s’éloignait. Quand elle eut disparu, il constata avec joie qu’elle avait volé le château de Martinvast, puis, sifflant, remonta vers ses maçons.

Arrivée dans sa chambre, Rose s’assit en tremblant.

« Je me suis trompée, se disait-elle. Ce n’est pas possible. Et comment cela serait-il entre les mains de Léonor ? »

Elle tira l’image de sa cachette, la déplia vite et la regarda en tremblant.

« C’est bien son écriture. »

Elle doutait encore.

« Voyons la date. »

Elle la déchiffra avec certitude : « Cherbourg, 31 juillet 1903. »

« C’est le jour même que nous sommes allés au jardin Liais, que nous sommes montés à cette tour où j’ai défailli d’amour… J’étais si heureuse ! »

Elle pleura longtemps. À travers ses larmes, elle regardait ses mains, les faisant tourner, considérant chacun de ses doigts l’un après l’autre. Elle avait l’air de les retrouver, d’en reprendre possession.

À la fin, elle se leva et frappa du pied.

« Eh bien, je ne l’aime plus, voilà ! Adieu, monsieur Hervart. Vous m’avez trompée, je ne vous le pardonnerai jamais. Moi qui avais tant de confiance en lui, moi qui me laissais aller sur son cœur si doucement ! »

Elle pleura encore.

« Maintenant, j’ai honte… »

Et elle tâtait son corps, des pieds à la tête, comme pour le reprendre aussi. Elle aurait voulu le presser, le tordre pour en faire couler toutes les caresses, tous les baisers qui s’étaient insinués dans sa peau, qui avaient pénétré dans ses veines, qui avaient sensibilisé ses nerfs.

Dans son innocence déjà pervertie, elle se représentait les caresses de Xavier et de cette Gratienne. Elle suivait d’un œil jaloux leurs jeux fervents ; elle voyait leurs bouches collées, leurs mains jointes, leurs genoux et leurs pieds rapprochés. Elle se représentait la nudité de cette femme et la comparait à la sienne. Était-elle plus belle ? En quoi le corps d’une femme est-il plus beau que le corps d’une autre femme ? Xavier avait aimé à caresser son sein, à l’écraser doucement sous sa main tiède. Et ne disait-il pas : « Comme tu es belle ! » N’avait-elle pas permis des frôleries plus secrètes et la main qui s’y égarait n’était-elle pas demeurée là avec plaisir ? Une vision contre laquelle elle lutta en vain lui montra Xavier agenouillé près de Gratienne nue et la couvrant de baisers. Gratienne, sérieuse et à demi pâmée, acceptait de faire le geste qu’elle avait refusé et qui l’avait fâchée, et tout finissait par des baisers confus où l’on ne distinguait plus rien que des corps et des membres nus tordus et enchevêtrés les uns dans les autres.

Une chaleur lui montait à la gorge, son cœur se resserrait ; elle voulut crier, se leva à demi, battit des mains et tomba évanouie.

Quand elle revint à elle, ce fut pour éprouver une grande lassitude et une grande peur aussi. Elle regarda tout autour d’elle, craignant d’y découvrir la réalité de la vision douloureuse qui l’avait accablée. Rassurée, elle respira.

« J’ai rêvé, j’ai rêvé ! »

Mais il lui sembla tout d’un coup qu’un ressort se déclenchait dans son cœur. Il y eut dans son être un brusque changement d’état. Sous son sein virginal, naguère la joie d’une main amoureuse, le chagrin venait de s’installer. Elle le sentait comme on sent un gravier dans son soulier. C’était quelque chose de matériel qui s’était insinué dans l’intimité de sa chair et lui causait non pas une douleur, mais une gêne.

En même temps, tout ce qu’elle aimait d’habitude lui parut sans intérêt aucun. Elle regarda d’un œil indifférent cette chambre où elle avait tant rêvé, qu’elle avait ordonnée, parée avec tant de plaisir, tant de soins minutieux, qu’elle avait filée et tissée pour y dormir, chrysalide, en attendant l’éveil de l’amour. Les beaux arbres du bois qu’elle voyait de sa fenêtre, et jamais sans émotion, lui parurent d’insignifiantes verdures : elle remarqua pour la première fois que leurs cimes étaient inégales, et elle en fut choquée. Des coups de marteau retentirent ; elle se pencha à la fenêtre et vit des hommes qui brisaient en deux une barre de granit, et un instant elle se demanda pourquoi.

« Ah ! oui, ces réparations… Que m’importe ! Ah ! où sont mes belles heures solitaires dans la vieille maison prisonnière de ses lierres et de ses rosiers ! Et ce Léonor ! Ah ! qu’il s’en aille ! C’est lui la cause, c’est lui. Sans sa maladresse, je n’aurais point su l’existence de cette femme… Mais comment avait-il cela dans sa poche ? »

L’idée d’une indiscrétion volontaire ne lui vint pas. Elle n’avait jamais songé que Léonor pût éprouver pour elle un sentiment tendre. D’ailleurs, aucun homme que Xavier n’avait encore existé dans son imagination. Il y avait Xavier d’une part ; et, de l’autre, il y avait les autres.

Cependant, elle continua de réfléchir. L’amour, la jalousie, le chagrin aiguisaient son intelligence naturelle.

« Il y avait dans le carnet plusieurs lettres adressées à M. Varin. C’est tout naturel. Mais pourquoi celle-ci adressée à cette femme ? Il faut donc qu’il la connaisse aussi ? Elle la lui aura donnée à cause de la vue du château de Martinvast, sans doute ?… »

Elle n’arrivait pas à reconstruire l’aventure de cette carte postale. Il y avait là un mystère qu’elle renonça bientôt à pénétrer.

« Mais je n’ai qu’à interroger M. Léonor. Comme c’est simple ! Oui, mais il faudra lui dire que j’ai volé cette image, car je l’ai volée ! Ce n’est pas très grave, peut-être, mais comment oser lui en parler, comment avouer, d’abord, que j’ai eu l’indélicatesse de regarder sa correspondance ? Oh ! une carte postale, une image ! Et puis, je dirai la vérité, c’est par hasard que cela m’est tombé sous les yeux, et si la carte avait été tournée du côté de l’adresse, certes je ne l’aurais pas retournée… »

Ce qui lui répugnait surtout, c’était la nécessité de parler de Gratienne, car Léonor n’ignorait pas son projet de mariage avec M. Hervart. Elle demeura indécise, et aussitôt recommença à souffrir, car le chagrin, cependant qu’elle délibérait, l’avait un peu épargnée.

Elle était si morne et si lasse que, la cloche du dîner ayant sonné, elle descendit sans songer à sa toilette, sans rafraîchir ses yeux encore rougis, irrités par les larmes.