Mercure de France (p. 202-211).
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XV

Léonor, en arrivant à Barnavast, avait trouvé deux lettres dont il n’aurait su dire laquelle l’intéressait davantage.

L’une était de M. des Boys, qui le priait de venir achever, avant l’hiver, et immédiatement, s’il pouvait, les travaux de Robinvast. Une chambre l’attendait. Il n’avait qu’à prévenir. On l’enverrait chercher.

La seconde venait de La Mésangerie. C’était un journal.

« 15 septembre. — Que sont les baisers de mes enfants après les baisers de mon ami ? C’est l’odeur de l’humble giroflée après le parfum capiteux des fleurs les plus rares… »

« Sotte, se dit Léonor, pourquoi écrire ? Cette femme a de l’esprit, sa conversation est agréable, elle a du goût, et voilà ce qu’elle écrit ! Dieu, quelle tristesse ! »

« … mais les giroflées ont leur charme, comme elles ont leur saison, et je les retrouve avec bonheur, puisque leur saison est revenue. »

« Cela, pensa Léonor, c’est mieux ; c’est presque bien… Hervart est-il encore à Robinvast ? J’espère que non. Son congé n’était pas indéfini, je suppose. Si j’écrivais à Gratienne ? »

« … Ô fleurs que mon Bien-Aimé a fait éclore dans mon cœur, vous embaumez mon âme et vous faites délirer mes sens… »

« … Délirer mes sens… Est-il bien utile que je me rappelle au souvenir de Gratienne ? J’aimerais autant me renseigner d’un autre côté. »

« … délirer mes sens ! Mon corps frémit au souvenir de la nuit de Compiègne dont chaque minute est une étoile qui brille dans mes rêves. Je ne savais pas ce que c’était que l’amour… »

« Qui sait ce que c’est que l’amour ?… Je ne suis pas forcé de répondre aujourd’hui. Mais, j’y pense, je ne sais pas où est Gratienne. Elle devait partir presque en même temps que moi. Laissons cela…

« … Ce que c’était que l’amour… Je ne veux pas retrouver Hervart à Robinvast. Il m’ennuie. Est-ce qu’elle va vraiment épouser ce « fonctionnaire » ? Si Rose savait ? Oui, mais si Rose savait tout, m’estimerait-elle beaucoup plus que M. Hervart ? J’ai dix ans moins que lui, voilà tout, et ma maîtresse est une pierre au cou beaucoup plus lourde que la sienne. On éloigne gentiment une Gratienne ; avec une Hortense, la manœuvre est bien plus difficile. Elle peut faire un scandale, elle peut s’occire, elle peut se faire jeter à la porte par son mari et venir se réfugier dans mes bras… Alors ? D’ailleurs, je l’aime assez cette belle femme et je souffrirais beaucoup s’il fallait la désespérer. Et puis, Rose est follement amoureuse. Soyons raisonnable. Où en étais-je ? toujours à l’amour. »

« … l’amour, avant de te connaître, et j’ignorais la volupté, avant notre nuit de folie… »

« Cela, c’est très possible. Mais pour l’amour, je doute. Est-ce de l’amour, cette frénésie de curiosité sensuelle qui nous pousse à vouloir connaître sous toutes ses faces et selon tous ses mystères le corps que nous désirons ? Pourquoi pas ? C’est même sans doute le plus bel amour. Mordre, manger, dévorer ! Ah ! qu’ils ont bien compris cela, ceux qui réduisent l’objet de leur amour à un petit morceau de pain qu’ils avalent. La communion, quel acte d’amour ! C’est merveilleux. Bouret trouverait cela fou, peut-être, mais Bouret, qui a raison d’être matérialiste, a tort de ne pas comprendre le mysticisme matérialiste. Peut-on être plus matérialiste à la fois et plus mystique que les chrétiens, ceux qui croient à la présence réelle ? La chair et le sang c’est cela aussi que voudraient les amants, et eux aussi doivent se contenter d’un simulacre. »

« … de folie. Cela m’a révélé un monde nouveau. Je ne mourrai pas, comme Josué, sans avoir vu le paradis terrestre. »

Cette phrase, malgré sa banalité, agréa à Léonor, qui revenait à plus d’indulgence pour sa maîtresse.

« C’est un grand effort pour elle qu’une si longue lettre, et comme c’est pour moi qu’elle l’a fait, ce grand et tendre effort, je serais bien lâche de m’en moquer. Alors, je ferais peut-être aussi bien de n’en pas lire davantage. Je vais lui demander un rendez-vous à Carentan. Cela lui fera plaisir, et à moi aussi. Après, j’irai à Robinvast. Tout s’arrange. »

Le rendez-vous à Carentan fut difficile à organiser. Hortense, d’abord heureuse et toute prête à partir, semblait hésiter. C’était trop près, c’était une trop petite ville. Cependant, son désir était si fort ! Comment faire ? Elle espérait trouver un prétexte pour aller seule à Paris.

La vérité était que, réintégrée dans son milieu, Hortense ne se sentait pas assez d’audace pour en braver volontairement les règles. Elle était de celles qui sont prêtes à tout, pourvu que les circonstances déterminent leur volonté. Céder vivement à un amant impérieux, n’importe où, dès que la sécurité est assurée ; profiter d’un hasard ; mais le créer, mais l’organiser ? Son escapade à Compiègne lui apparaissait maintenant comme une de ces fortunes que la vie n’accorde pas deux fois. Elle rêvait d’une nouvelle rencontre fortuite avec Léonor ; mais un rendez-vous concerté ! À cette idée, elle se sentait suivie, guettée, elle se trouvait mal. Être surprise par son absurde mari, quelle honte !

« Si Léonor venait ici, nous trouverions bien quelque combinaison. Je puis être souffrante, un dimanche, garder la chambre, rester seule à la maison, et puis, il y a le hasard ! »

Elle s’en remettait toujours au hasard. Elle n’avait jamais cédé qu’à l’improviste à aucun de ses amants.

« Ne retrouverions-nous pas, continuait-elle, même dans un abandon rapide, quelque chose de la nuit de Compiègne ? »

Les femmes sont des ruminants. Elles peuvent vivre des mois, peut-être des années, sur un souvenir voluptueux. C’est ce qui explique la vertu apparente de certaines femmes : une belle faute, belle fleur au parfum éternel, suffit à bénir toutes les journées de leur vie. Les femmes se souviennent encore du premier baiser que les hommes ont oublié le dernier.

Hortense rêvait. Léonor désirait. Il ne pensait à la maîtresse d’hier, quand il y pensait, que pour en faire la maîtresse de demain. Son sentimentalisme était matériel. Il passait le ruisseau de pierre en pierre, de réalité en réalité. À défaut d’Hortense, il avait pris Gratienne, non par besoin physique, mais par besoin cérébral. Il lui fallait, pour vivre, l’électuaire de deux ou trois sensations, toujours les mêmes, mais toujours fraîches. Était-il capable d’un sentiment profond et un tel amour eût-il influé sur ses habitudes physiologiques ? Il n’en savait rien. Fidèle aux théories de Bouret, il ne le croyait pas.

Il écrivit à Hortense : « Je veux que tu viennes. » Elle fut effrayée, mais heureuse :

« Comme il m’aime ! »

La volupté d’obéir lutta longtemps en elle avec la peur. La peur, à certains moments, cédait.

« Puisqu’il veut que je vienne, c’est qu’il sait que je puis venir, qu’il n’y a pas de danger. Et puis, il sera là, lui ! »

Elle s’appuyait sur Léonor, comme sur un autre mari plus vrai et plus fort, quoique lointain. Lointain ? N’était-il pas toujours présent à sa pensée ?

La peur, un matin, céda tout à fait. Elle écrivit, elle partit, elle arriva.

Elle tremblait, et elle trembla longtemps encore, après que les verrous étaient tirés.

Cette nouvelle fête fut vaine pour sa sensibilité. Léonor, étonné d’une froideur qu’il croyait avoir vaincue pour toujours, l’attribua à une défaillance de la tendresse. Il savait que les femmes ne palpitent qu’avec ceux qu’elles adorent, mais il croyait qu’elles doivent palpiter toujours. Il ne savait pas combien ces organismes fragiles sont capricieux. Il ne savait pas qu’il y a des femmes qui courent toute leur vie après un délire qu’elles ne retrouveront plus jamais. Alors il imagina qu’il n’était plus aimé, et il fut amer, car les hommes, volontiers, sont amers quand l’exaltation de leur maîtresse est trop modérée.

Hortense pleura.

« Ô mon rêve, mon beau rêve ! »

Sa tendresse pourtant n’était pas diminuée. Léonor dut en convenir, en recevant d’un air contrit les baisers poignants d’Hortense. Il lui demanda pardon, il s’humilia, et elle fut heureuse, un instant, aux câlineries de son amant, mais elle disait encore tout bas :

« Ô mon rêve, mon beau rêve ! »

Après son départ, Léonor informa froidement la dame du logis qu’il ne reviendrait pas, puis, après s’être ennuyé longtemps dans une salle d’auberge, il regagna Barnavast. Une lettre l’attendait, qui le pressait encore. M. des Boys le priait, avec une sorte d’anxiété, de fixer le jour où on devait l’aller quérir.

Il aurait bien voulu, pourtant, donner quelques jours à la méditation. Il avait une question à résoudre : « M’aime-t-elle ? »

« Nous ne nous reverrons pas à Carentan, c’est décidé. D’ailleurs, c’était absurde. Quelle localité pour l’amour ! Sa défaillance fut de la répugnance pour le milieu. Cela prouve sa délicatesse. Et puis les femmes manquent d’imagination. À moi, tout est palais, la femme que j’adore illuminerait un taudis… M’aime-t-elle ? »

Mais il eut beau se répéter la question, il ne trouvait pas la réponse.

« Que je suis sot ! Je le verrai bien la prochaine fois. Moi, je l’aime toujours. Elle est belle, elle est obéissante… Mais est-ce le but de ma vie ? Si on me la donnait en toute propriété ? »

À cette question-là, non plus, il ne trouvait pas de réponse.

Hortense, au même moment, dans son ancienne chambre de jeune fille, s’endormait en soupirant :

« Ô mon rêve, mon beau rêve ! »