Mercure de France (p. 165-179).
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XII

Alanguie, repue de cette fatigue qui est un bienfait pour les membres et une joie pour le cerveau allégé, Hortense songeait. Il ne lui déplaisait pas de rentrer chez elle. Le voyage, quel meilleur prétexte aux migraines qui exigent l’ombre et le silence, aux longs repos du matin, aux siestes ?

« Il faut peut-être cuver l’amour, comme les ivrognes disent qu’il faut cuver son vin. Mais quel vilain parallèle ! Je vais délicieusement rêver. Ami, je n’ai qu’à fermer les yeux pour te revoir, heureux de mon bonheur, et sentir sur mon corps la promenade charmante de tes caresses… Dis, es-tu content de moi ? Me veux-tu encore ? Veux-tu quelque chose de plus ? Comment faut-il faire pour être encore plus ta maîtresse ! Oui, je sais, je n’aurais pas dû partir, j’aurais dû rester près de toi, à tes ordres, oublier tout ce qui n’est pas toi… Il fallait courir, il fallait me rejoindre, me retenir, m’enfermer ! Écoute, j’irai te voir toutes les semaines. Oh ! comme je vais mentir avec volupté ! Que je vais avoir de plaisir à regarder en face M. de La Mésangerie, pendant qu’il lira autour de mes yeux l’innocente lassitude de la voyageuse ! Mes enfants ? Eh bien ne sont-ils pas destinés à vivre ma vie ? De quelle Hortense seras-tu le Léonor, Pierre aux grands yeux, toi qui me ressembles ? Et toi, ma petite Anne, ta mère t’aimera-t-elle moins, parce qu’elle est heureuse ? Que ton mari soit ton amant, voilà ce que je désire… »

Le délire sensuel envahissait toute sa vie. Elle ne se souvenait presque plus des événements qui avaient précédé le voyage à Compiègne. Elle passa plus d’une heure à se demander s’il y avait aux environs de Saint-Lô, ou dans la forêt de Cerisy, des océans de fougères. Elle n’en voyait pas. Elle chercherait…

M. de La Mésangerie, qui l’attendait à la gare, lui trouva l’air fatigué. Elle n’était pas fatiguée, elle était hallucinée, Cependant, elle eut assez de présence d’esprit pour reprocher à son mari de l’avoir laissée. Ainsi, l’ameublement qu’ils avaient presque choisi, elle n’avait osé le retenir, elle avait passé au Louvre deux journées d’indécision, à lasser tout le monde et elle-même.

— Vous y retournerez seul. Ce sera votre punition.

M. de La Mésangerie fut flatté. Mais il y avait un autre malheur : les babioles pour les enfants avaient été oubliées. Hortense eut quelque honte de l’avouer ; elle eut aussi du regret d’une telle distraction.

« Je suis amante, mais je suis mère aussi. »

Elle eut, pour la première fois, l’idée d’un conflit possible entre deux tendances de son cœur. Une course dans la ville répara la faute. Elle en profita pour envoyer une carte postale à Barnavast. Ensuite, elle s’adonna avec un certain plaisir à retrouver ses paysages familiers : ils n’étaient pas aussi différents qu’elle aurait cru.

Léonor revenait sans idées lyriques, mais néanmoins très satisfait.

« J’ai une maîtresse et telle que je la voulais. Libertinage et sentiment. Ce mélange donne une odeur aiguë. Mais je ne la croyais pas capable de tant de liberté corporelle. Jamais elle n’aurait osé cela dans son milieu. Les êtres ne deviennent eux-mêmes que hors de leur milieu natal. Alors ils crèvent ou bien ils se développent selon leur logique physiologique. Les Bretonnes, dont Paris fait parfois de si agréables petites guenippes, sont, à l’ombre de leur clocher, de rêveuses prudes. Hortense est, comme on l’a dit de Marion, « naturellement lascive » : elle aurait pu mourir sans connaître l’art d’exercer avec fruit ce tempérament précieux. Elle semblait si gauche et si honteuse, quand elle se laissait aller dans nos premières rencontres !… Elle m’aime. Mais ne va-t-elle pas m’aimer trop ? Quitter son mari ! Non, qu’elle reste mon secret. »

Il était de fort bonne humeur, s’intéressant aux arbres, aux rivières et aux maisons. La monotonie des champs de pommiers et de bœufs ne l’ennuyait nullement. N’ayant rien à désirer, il jouissait de vivre.

Il s’arrêta à Carentan, pour chercher la maison où cacher un lit, ne la trouva pas, mais découvrit une chambre meublée assez convenable. Le patron d’un caboteur anglais l’habitait parfois, mais on serait heureux d’avoir un locataire plus sobre. Tout sentait le whisky. Il s’en accommoda, fit nettoyer, paya très bien et ne cacha rien de ses intentions. « Oh ! répondit-on, l’autre y en amenait aussi. Pourvu qu’on ne fasse pas de bruit ! »

« En, songeait-il, voilà donc ce qu’elle sera pour ces gens. Elle en sera… »

Il partit, alla errer le long de la mer à Grandcamp, sans penser à rien qu’aux petites sensations du moment, qu’il voulait agréables. Il n’était pas de ceux qui se plaignent que les plages soient bordées de maisons, qu’il y ait des salles où se réfugier en cas de pluie ou de vent, des boissons pour faire fondre le sel dans la gorge, des nourritures, des lits et le mouvement d’une humanité médiocre, mais parfois curieuse. Ces petits garçons qui vont devenir de grossiers mâles, ces fillettes destinées à faire de prétentieuses demoiselles et de riches bourgeoises, quelle jolie et délicate animalité ! C’est bien plus amusant que les petits chiens ou que les chatons. Il avait souvent réfléchi au mystère de l’intelligence chez les enfants. Comment se fait-il que ces subtils êtres se transforment si vite en imbéciles ? Pourquoi la fleur de ces plantes gracieuses et fines est-elle la sottise ?

« Mais n’en est-il pas de même chez les animaux, et surtout chez les animaux les plus voisins de notre physiologie ? Les grands singes, si intelligents dans leur jeunesse, deviennent, dès qu’ils sont pubères, idiots et cruels. Il y a là un cap qu’ils n’ont jamais doublé. Quelques hommes y réussissent ; leur intelligence échappe au naufrage et ils voguent libres et souriants sur la mer apaisée. Le sperme est une absinthe dont les forts seuls peuvent supporter la violence ; elle empoisonne le sang du commun des hommes. Mais il faudrait un autre mot et un autre principe, car les femmes succombent plus sûrement encore à cette crise. Celles qui ont été intelligentes dans leur jeunesse le redeviennent presque toujours, passé l’âge critique. Chez les deux sexes, il y a deux crises successives : la crise sexuelle et la crise sensuelle. La première vient à dates fixes pour les individus d’une même race, d’un même milieu. La seconde coïncide généralement avec l’achèvement complet de la croissance, avec l’état de perfection physiologique. Parfois, quand commence le déclin, une troisième crise se manifeste, qui ressemble à la première en ce qu’elle comporte presque toujours un état sentimental. Hervart subit en ce moment cette crise, j’en suis presque certain ; Hortense et moi-même, nous en sommes à la seconde ; Rose éprouve la première. »

Léonor, comme beaucoup de ses contemporains, dédaignait son métier. Architecte, il souhaitait d’écrire des études où montrer que la physiologie est la base de toutes les manifestations dites psychiques. Les actes appelés vertueux ou vicieux, il les voyait nécessités par l’état des organes, par la disposition du système nerveux. Rien ne l’inclinait à rire comme la prétention des femmes frigides à se faire un mérite de leur chasteté, et il s’étonnait, après tant de constats scientifiques, de l’obstination des hommes à considérer comme volontaires ou involontaires les explosions de l’organisme. L’influence de la conscience sur la conduite des hommes lui semblait nulle. Il démontrait cela chez lui à un de ses amis, professeur ecclésiastique, au moyen d’une horloge à poids qui ornait son cabinet. « Ce que vous appelez la conscience, disait-il, c’est le poids qui règle la sonnerie. Mais je puis l’enlever et l’horloge continue de marquer les heures qu’elle ne sonne plus. » Cet ami lui avait avoué que sa chasteté, très réelle, était tout à fait involontaire. Les femmes n’éveillaient en lui aucun désir. Il en avait fait l’expérience et n’avait obtenu, à grand’peine, qu’un résultat décevant. L’exiguïté de ses moyens avait fait rire la femme pourtant blasée qui lui consacrait ses talents. « Je crois, ajoutait-il, que la plupart de mes confrères sont dans le même cas. Quelques-uns, plus favorisés, usent de leurs facultés en secret ; tel autre a un vice, et j’en connais un qui est un danger pour les enfants. En général, nous sommes chastes par la volonté même de la nature. Le libertinage serait pour moi un grand supplice. Je ne m’intéresse qu’aux mathématiques. »

Léonor, cependant, entendait bien ne pas succomber aux étreintes de la crise sensuelle.

« Jouir de cette disposition momentanée, mais en conservant un certain esprit critique. Ne compromettre ni ma fortune physique, ni ma fortune intellectuelle, ni ma fortune sociale. Dans ces limites, se donner tout entier à la folie de la saison. Hortense est un violon admirable, j’en serai l’archet dévoué. Suis-je pas aussi entre ses mains de bonne volonté un instrument assez heureux ? Oh ! les sots qui passent leur vie à combattre leurs passions ! Et après ? Quand ils voient que le jardin va défleurir, ils viennent mélancoliques respirer la dernière rose : le vent passe et ils ne trouvent qu’un buisson de feuilles et d’épines ! Mais moi, et dès maintenant ne pourrais-je pas dire aussi : et après ? Il n’y a peut-être de délicieux dans la vie que la constance d’un amour inconscient ? Je sais trop que j’aime Hortense, et je sais trop pourquoi je l’aime. Il est certain que le jour où elle m’apparaîtra moins belle, je me détournerai. Si j’en restais là ? Si je cherchais ? La variété vaut-elle la qualité ? Voyons si sur ces plages… Il faut utiliser mon état d’esprit, c’est-à-dire l’heureuse irritation de mes nerfs… »

Le hasard n’est guère que notre aptitude à profiter des circonstances. Léonor rencontra au bord de l’eau une jeune femme assez jolie, une jeune femme comme il y en a tant, et dont la toilette et la tournure ne disent que des choses indécises sur leur état. En toute autre circonstance, il eût continué, après un coup d’œil, à considérer à ses pieds la mort mélancolique des vagues, mais il se promenait précisément pour cela, pour rencontrer une femme qui se promenât seule : son désir créait le hasard. Un instant il eut peur qu’on ne lui fit des avances. Mais on passa. Il suivit. La jeune femme, longeant toujours le flot, s’éloignait des sables fréquentés. Elle voulut saisir un ruban de varech, qui lui échappa. Léonor l’atteignit. Sorti de l’eau, c’était un long fouet visqueux. Elle remercia, embarrassée du présent.

— Rejetez-le, allez. Il en est de cela comme de la plupart de nos désirs. Dès qu’on les tient, on voudrait bien les rejeter à la mer.

Elle eut un petit rire triste et comme étranglé :

— Oh ! Pas toujours, dit-elle.

Ils revinrent vers les dunes et, assis sur le sable, ils causaient déjà comme des amis.

Elle le regardait avec insistance, quoique à la dérobée. Enfin, elle dit :

— Vous n’avez pas l’air méchant.

— Est-ce un compliment ?

— Dans ma bouche, oui.

Alors, s’échauffant peu à peu, elle parla sans arrêt. C’était un flot pareil à celui qui montait, mais plus rapide. Elle racontait sa vie. Léonor aimait chez les femmes équivoques ces sortes de discours. Il montra un grand intérêt, proféra tous les petits mots qui inspirent confiance. Léonor crut bien comprendre ceci :

Elle demeurait à Paris et ne se livrait qu’à un petit nombre d’amis, toujours les mêmes. L’honnêteté de sa vie était donc hors de doute. Ses parents, d’ailleurs, n’avaient pas à se plaindre d’avoir une fille comme elle. Ils demeuraient dans le nord, près de Boulogne ; aussi, pour ne pas les rencontrer, ni des gens de son pays, elle bornait ses pérégrinations aux plages normandes. Parmi ses amis, deux lui étaient chers. L’un, qui était un jeune étranger, ne passait que six mois par an à Paris, mais il continuait de lui donner des sommes, durant l’été. L’autre, quoique plus âgé, donnait moins ; elle l’aimait davantage, il avait de l’esprit, étant Parisien. C’était un fonctionnaire. Elle ne voulut pas dire au juste dans quelle partie, mais cela semblait les Beaux-Arts. Le premier de ces amis la croyait à Grandcamp, où elle venait d’arriver ; pour le fonctionnaire, elle était à Honfleur. Cela compliquait un peu sa correspondance, mais c’était mieux. D’ailleurs, elle n’avait pas eu l’occasion depuis longtemps d’écrire au fonctionnaire, qui donnait à peine signe de vie par quelques cartes postales. Cela lui semblait suspect et la rendait triste. La dernière fois, il était à Cherbourg, mais n’avait pas donné son adresse.

— Il a l’air d’un homme qui va se marier. Lui, il n’est pas seulement capable de contenter une femme ! Pourtant, je l’aime. Et puis, il me manquerait beaucoup, pour d’autres motifs.

Cette femme à la vie si banale, au cerveau si banal, avait un agréable son de voix, la figure fine, de l’esprit dans les yeux, une sorte d’élégance naturelle. Léonor la désira vivement.

— Je passe quelques jours ici, dit-il.

— Et moi aussi.

— Voulez-vous que nous les passions ensemble ?

Elle rit d’un joli rire, se fit prier, puis accepta, après avoir encore une fois examiné Léonor d’un œil sagace. La proposition acceptée, elle tendit ses lèvres, regarda l’heure à une montre minuscule et se leva, en disant :

— Eh bien, allons dîner. Dépêchons-nous pour avoir une petite table.

Elle s’appelait Gratienne. C’était une toute petite femme aux cheveux bruns très abondants. Son profil était charmant. Le contraste que faisait cette statuette avec Hortense, opulente Léda, amusa Léonor. Il trouva un corps souple, frais, et délicatement parfumé. Elle inclina le voluptueux Léonor à beaucoup de folies. C’était d’ailleurs une praticienne, et comme elle participait ardemment aux plaisirs qu’elle provoquait, il passa quelques nuits agréables. Les journées l’étaient beaucoup moins, car il devait subir de prolixes confidences. Il y avait parmi ses histoires quelques traits agréables, mais par vertu professionnelle elle se gardait de jamais prononcer aucun nom propre ; cela embrouillait un peu les anecdotes.

Un soir, cependant, elle eut un moment de distraction ou d’abandon et elle laissa Léonor feuilleter une petite collection de cartes postales :

— Et puis, ajouta-t-elle, puisque tu n’es pas de Paris, les noms ne te diront rien.

Léonor considéra des bateaux, des montagnes, des casinos, des baigneuses et beaucoup d’autres images. Les unes étaient signées Théobald et venaient d’Autriche ; d’autres, Paul, et venaient des Pyrénées.

« Tiens, le château de Tourlaville ! »

Sans en avoir l’air, il examina attentivement l’écriture de l’adresse. Il ne la connaissait pas. La carte était signée H. Il passa. Encore un château de La Hague. Cette fois la signature était Herv.

« Ne serait-ce pas Hervart ? »

Le nom s’étalait tout entier au bas du château de Martinvast, en même temps que de « tendres baisers ».

« Ah ! c’est lui, le fonctionnaire des Beaux-Arts ? En effet. »

Cela l’ennuya un instant d’être le collaborateur, même occasionnel, de M. Hervart. Il eût préféré un inconnu. Théobald lui agréait davantage. Mais tout à coup, il songea à Rose :

« C’est curieux, se dit-il, que nous aimions les mêmes femmes en tous les genres. »

Comme Gratienne regardait par la fenêtre, il glissa dans sa poche le château de Martinvast.