Un cœur virginal/11
XI
Léonor, cependant, avait reçu une blessure qu’il supportait avec impatience. Il pensait à Rose cent fois par jour. Il n’était pas amoureux de la femme, il était amoureux de son amour. Il la revoyait telle qu’elle lui était apparue dans le bois de Robinvast, tout son désir, toute sa volonté, tout son corps innocemment tendus vers M. Hervart, et il n’éprouvait pas de jalousie ; il admirait, au contraire, la force ingénue d’une tendresse aussi confiante et aussi puissante. D’avoir pu se faire aimer ainsi, M. Hervart lui inspirait un respect presque superstitieux ; il l’aurait volontiers servi dans son amour.
« Je voudrais le connaître, se disait-il naïvement, je lui demanderais des conseils, des leçons. Je le supplierais de me dévoiler son secret. »
Il rêvait pendant des heures sur ce thème : Être aimé ainsi. Les plus intelligents, en ces matières, deviennent facilement puérils. Le moi est un mur qui borne la vue et qui se dresse d’autant plus haut que l’homme est plus grand. Il y a cependant un certain degré de grandeur, à partir duquel l’homme peut toujours regarder par-dessus le mur de son égoïsme ; mais cela est très rare. Léonor n’était pas un homme rare ; c’était seulement un homme un peu au delà de l’ordinaire, capable d’originalité à la fois et d’expérience, habile en son métier, apte aux idées générales, tantôt raffiné et tantôt grossier, plutôt paysan qu’homme du monde, solitaire, d’aspect froid, plein de contradictions, ironique ou naïf, selon les moments, tourmenté d’images génésiques et d’idées sentimentales.
Il n’était pas de ceux dont un amour naissant, même un amour de tête, abolit les sens. Plus il rêvait à Rose et plus ses nerfs se tendaient. Son désir n’allait pas vers elle : il se surprit un soir à guetter la femme du garde de Barnavast, qui montrait ses jambes en se penchant sur le puits. Cela lui fit un peu honte, car cette grosse normande, jeune et fraîche, n’avait sans doute qu’une propreté de paysanne, tout extérieure, et il n’admettait la femme qu’à l’état de nymphe qui sort de l’eau, comme les compagnes de Diane.
Il s’aperçut d’ailleurs que Lanfranc, mais très sérieusement, cajolait cette commère. Certain de lui faire plaisir en s’éloignant pendant quelques jours, il se fit conduire à Valognes et prit le train pour Paris.
Léonor, sans prétendre à des conquêtes, aurait voulu des sortes d’aventures. Il souhaitait une de ces femmes qu’un mari imprévoyant, avare ou pauvre, prive des joies de la toilette élégante, ou qui, parées des prodigalités d’un amant, rêvent de donner pour rien ce qu’elles vendent pourtant de bon cœur. Il avait connu ces bonnes grâces équivoques, au temps qu’il habitait Paris. Il avait même enchanté pendant dix-huit mois une petite actrice fort agréable qui rentrait à merveille dans la seconde catégorie, et il se souvenait d’avoir dupé une jeune bourgeoise très jolie et très pauvre qui se donna à lui, parce qu’il s’était fait passer pour un riche gentilhomme. Sa maîtresse du moment était Mme de la Mésangerie, une beauté du pays, mais il ne l’avait jamais possédée que sur l’herbe ou en chemin de fer. Quand il souhaitait des amours moins vêtues, il allait à Paris.
Quel Grand Seigneur régna jamais sur un tel harem ? Paris, les cafés, les concerts, les théâtres, les gares, les grands magasins, les jardins et les bois ! Les femmes appartiennent à qui les prend, aucune ne s’appartient à elle-même. Aucune ne sort libre de chez elle, qui soit sûre de n’y point rentrer esclave. Léonor n’avait pas d’illusions sur les résultats de sa quête sensuelle. Il savait fort bien qu’il ne capterait que des esclaves volontaires, esclaves de métier, esclaves de naissance. Mais la chasse, si le gibier venait gracieusement s’offrir au chasseur, aurait encore son attrait, celui du choix : le jeu serait de mettre la main sur la perdrix grasse.
« Non, se disait-il, en descendant l’avenue de l’Opéra, cette petite fille de Robinvast ne m’obsédera pas ainsi, heure par heure. N’importe quelle chair de femme, pourvu qu’elle agrée à mes sens, me délivrera de cette sotte vision. Y a-t-il de l’amour sans désir charnel ? Cela serait contraire à la vérité physiologique. Si j’aime Rose, c’est que je la désire… Si je la désire, c’est que j’ai des besoins physiques. Ces besoins rassasiés, je ne désirerai plus aucune femme, et je ne penserai plus à cette péronnelle. Qu’Hervart en fasse son plaisir, cela me sera parfaitement égal et, après tout, les satisfactions qu’il en tirera seront-elles si différentes de celles qu’une inconnue va me verser, avec tant de bonne volonté ? Quelques minauderies : est-ce un piment ? La sensation d’une victoire : la grâce vaut mieux. Trouverai-je la grâce ? Hélas ! non. Mais en y mettant le prix, on a des imitations parfaites. Ah ! que ne suis-je à Barnavast, à jauger des cubes de maçonnerie, avec l’entrevision des cuisses mafflues de Placide Gérard ? Maintenant, je sais ce qui va arriver… Le sait-on jamais ? Il n’est qu’onze heures du matin et j’ai huit jours devant moi. »
Il entra, poursuivant sa flânerie et ses réflexions, aux magasins du Louvre. La province et l’étranger y promenaient leurs exigences et leurs étonnements. On y entendait toutes les manières de mal prononcer la langue française. C’était une exposition de linguistique provinciale. Il s’engagea sur des trottoirs roulants et grimpants, il longea des files de poêles et de lampes, il redescendit, traversa un océan de porcelaines, il remonta, trouva des cuirs, des fouets et des lanternes, tomba dans des ascenseurs, fut happé encore une fois par des toiles sans fin, et après avoir erré assez longtemps parmi des ceintures en cuir blanc, des jarretières et des parapluies, il se trouva face à face avec Mme de La Mésangerie, qui rougit.
« Est-ce de bonheur ? »
C’était peut-être de bonheur, car elle lui dit très vite :
— Je suis seule. Mon mari vient de repartir. J’allais vous télégraphier.
Puis plus bas :
— Te voilà ! Je ne te demande pas comment cela se fait… En profitons-nous ?
— Il me semble que je te cherchais, sans le savoir…
— J’ai deux jours, dit-elle, au moins deux jours.
Alors, ils sortirent, en faisant leurs plans. Ils furent simples.
— Allons, dit-elle, nous cloîtrer pendant deux jours à Fontainebleau.
— Non, à Compiègne, c’est un meilleur désert.
Elle voulut partir aussitôt. Sa pruderie provinciale semblait s’être envolée soudain. Ce n’était plus la calme maîtresse qui n’avait jamais cédé qu’à des prières passionnées. La femme au cœur hautain se transformait en amoureuse tendre et un peu folle. Le tutoiement, même aux moments d’abandon extrême, était très rare dans sa bouche.
Léonor, en organisant rapidement une valise, se sentait heureux, quoique toujours très surpris. Il se promit cependant de ne faire aucune question équivoque. La femme qu’il cherchait, et qu’il n’aurait pas trouvée, venait de tomber dans ses bras. Et cette femme, il la connaissait, il l’aimait, quoique sans passion, il avait puisé en elle des voluptés furtives, mais délicieuses ; elle lui inspirait, enfin, une vive curiosité : il trembla à l’idée qu’il allait la déshabiller, jouir de son esthétique secrète et naturelle.
« Est-elle aussi belle qu’elle est élégante ? Si j’allais trouver une vachère sous la robe de la grande dame ? Et puis, l’amour nu engage à des jeux délicats… »
Il se souvint d’avoir respiré sur ses vêtements un parfum de bon augure.
Moins d’une heure après leur rencontre, ils se retrouvaient au buffet de la gare du Nord. Ils eurent le temps de déjeuner vite, puis le train les emporta.
— Je suis toute étourdie, fit-elle, en baisant à son tour les mains de Léonor. Quelle histoire ! Mais, ma parole, c’est moi qui me suis jetée à votre tête !
— Je me suis si souvent jeté à vos genoux !
— Eh bien, je cède à une ancienne prière, voilà, — et à mon désir, enfant, car je t’aime… Je n’ai pas fait souvent ce que vous auriez voulu ? Eh ! crois-tu que je n’avais pas la même volonté que toi ? Une femme est si peu libre, surtout en province ! Combien y en a-t-il qui oseraient faire ce que j’ai fait, le peu que j’ai fait ? S’égarer à la chasse, c’était bon une fois… Que j’ai eu peur, quand tu es monté à contrevoie dans mon compartiment, un soir, à Condé !… Oui, comptez, une fois, deux fois… Et dans ma chambre, que je fus obligée de raconter à Germaine que j’avais défait mon lit pour chercher mon chapelet… N’est-ce pas toi qui es mon chapelet, monstre ?… Cela fait trois… Non, ne comptons pas la voiture, cela fut trop malheureux… Mais je ne me suis jamais refusée à toi dans le haut du jardin ?… Il fallait venir plus souvent… J’y ai passé bien des après-midi à rêver à toi, méchant… Tiens, tu me rends sans pudeur ! Je suis contente ! »
Et elle prit la tête de Léonor qu’elle pétrissait à pleines mains, qu’elle baisait au hasard. Léonor l’avait souvent vue embrasser ainsi son petit garçon ou son petit chien.
Hortense avait trente ans. Elle devait son nom à des sentiments bonapartistes qui avaient survécu quelques années, dans sa famille, aux événements de 1870. On y avait également conservé, jusque vers 1895, des habitudes élégantes d’esprit et de mœurs. Son père, M. d’Urville, avait été l’un des acteurs des comédies d’Octave Feuillet, en ce même Compiègne où ils arrivaient. Elle avait lu, à l’âge où les jeunes filles oublient qu’il y a des poupées, les œuvres complètes de cet homme timide et passionné ; sa mère ne lui défendait pas de feuilleter la Vie Parisienne, où son heureuse frivolité n’avait jamais rien vu de dangereux pour une jeune fille bien élevée. Aussi, quand elle se maria, Hortense savait que si le mariage est un jardin entouré d’un mur, il y a des échelles pour passer par-dessus ce mur et elle ne considéra dans son mari que le rang, la fortune, les convenances. Son premier amant avait été un jeune officier, avec qui, comme avec Léonor, elle s’égara à la chasse ; seulement, c’était une chasse à courre ; Léonor n’avait participé qu’à une chasse ordinaire, M. de la Mésangerie, vu les malheurs présents, ayant rompu sa meute. Ces amours furent des plus fugitives. Elle accueillit ensuite M. de La Cloche, député un instant célèbre ; mais M. de La Cloche vota mal, et M. de La Mésangerie lui ferma sa maison, malgré sa femme, qui cacha sous des raisons politiques un désespoir réel, quoique momentané. Enfin, M. Léonor Varin, ayant séjourné à La Mésangerie pour surveiller des réparations assez délicates, car le château était un beau type du Louis XIII campagnard, Hortense avait trouvé dans ce jeune homme froid, et cependant romanesque autant que sensuel, un amour plus durable qui augmentait beaucoup son bonheur. Sous une réserve très sagement calculée, elle adorait Léonor, qui s’était toujours montré obéissant, respectueux, adroit et tendre. Elle sentait bien que les furtives joies qu’elle pouvait lui donner, sans se compromettre, ne satisfaisaient point tout à fait son amant. Elle aussi, en qui s’éveillait la sensualité avide de la trentaine, souhaitait des ébats moins rapides et plus compliqués. Les baisers de Léonor et ses chuchotements avaient peu à peu dessiné dans son imagination des images qu’elle voulait voir en vie. Que de fois n’avait-elle pas pensé à une fugue ! Deux jours à Paris ! Et ces deux jours, voici que son mari lui-même les lui donnait !
En disant « Je suis contente ! », elle s’avouait un bonheur auquel il lui semblait encore impossible de croire tout à fait. Elle se pressa contre Léonor :
« Est-ce vrai ? Nous voilà donc tous les deux seuls et libres ? »
Plus bas, elle ajouta, cependant que sa gorge se soulevait en vagues précipitées :
— Comme je vais être à toi, bien à toi, enfin !
— Toute, toute ? demanda Léonor en touchant sa bouche de sa bouche.
— Je t’appartiens.
Alors, elle eut la sagesse de se reculer, et elle demanda, en s’approchant de la portière :
— Où sommes-nous ?
— Nous approchons de notre bonheur, dit Léonor.
Après l’Oise, calme et douce, ce furent les premières maisons de Compiègne, et bientôt l’arrêt. Ils étaient émus.
Elle ne voulut pas aller à l’hôtel de la Cloche. Une voiture les eut vite conduits à la Corne-de-Cerf. Léonor la congédiait, mais Hortense, plus sage encore que son amant, la retenait pour courir la forêt. Elle fut impitoyable et, tout en riant d’un rire passionné, elle ajusta sa toilette et redescendit.
Ils passèrent, sans le voir, devant l’hôtel-de-ville, élégant coffret de pierre, puis, longeant le Grand Parc, arrivèrent, par le carrefour du Renard, aux monts du Tremble, où des chênes et des châtaigniers émergent, tels des voilures de navires, au-dessus du vert océan des fougères. Ils descendirent de voiture et voulurent se perdre un instant dans cette mer aux odeurs amères. La robe blanche de la jeune femme et ses cheveux blonds y laissaient, à mesure qu’elle fuyait, un sillage lumineux, car elle fuyait, faunesse rieuse, devant le rire rauque du faune.
— Il était temps, dit-elle, quand la voiture les reprit pour les mener aux Beaux-Monts.
— Il était temps ?
— Oui, reprit-elle, malicieuse, j’étais ivre… Un peu de plus et je me serais couchée dans la mer des fougères, pour attendre mon destin… Mais il ne fallait pas… Non, pas aujourd’hui… Nous y reviendrons. Veux-tu ? Nous y reviendrons tous les ans… Ah ! il faut bien de la vertu pour résister aux conseils de la forêt !
— La vertu, dit Léonor, c’est de savoir différer son plaisir ou son bonheur… Je voudrais te voir nue dans cette mer odorante, nymphe, dryade ou sirène…
— Le veux-tu ?… Tu me rends folle…
Gravir la pente des Beaux-Monts apaisa leurs nerfs. La voiture, venue par la route circulaire, les attendait au sommet. Ils contemplèrent un instant des lointains que cendrait la brume.
Ils se laissèrent ramener par le vivier Frère Robert, la route des Brioleurs et la route de Soissons ; ils ne regardaient plus rien et, l’air devenant frais, ils se serraient un peu l’un contre l’autre, les mains unies.
Léonor comptait les singuliers hasards qui, en si peu de jours, l’avaient transporté de Barnavast dans la forêt de Compiègne et du métier d’architecte à celui d’amant. Malgré que cela lui parût absurde et presque indélicat, il se mit, dans la voiture où il serrait la main crispée de sa maîtresse, à songer à sa promenade avec Rose.
« Rose, voilà la cause, mon âme. » C’est elle qui m’a mené ici, et non toi, pauvre amie qui rêves à mon côté. C’est elle qui m’a donné faim des baisers que je te réserve et que toute autre femme eût reçus à ta place… Oui, presse ma main, tu le peux, car je crois bien que je t’aime, en vérité. Je t’aime plus que le hasard, je t’aime plus que celle que je cherchais, puisque tu es celle que j’ai trouvée. Et puis l’odeur de ton âme parfumera tes caresses, n’est-ce pas ? Et puis tu seras égoïste ? Tu courras éperdue après ton plaisir et tu ne guetteras pas dans le frémissement de mes muscles la venue de l’onde électrique ? En amour, l’égoïsme est un hommage ; c’est aussi une marque de confiance. »
Le moment arriva. Le silence tombait avec la nuit. Léonor, comme il se l’était promis, déshabilla lui-même sa maîtresse, pièce à pièce. Elle essayait de cacher son trouble sous un sourire impudent.
— Faut-il être une statue pour te plaire ? Suis-je une statue ?
— Ta beauté m’enchanterait, dit-il, même si ce n’était pas toi. Marbre, es-tu marbre ?
— Tu sais bien que non, dit-elle.
Elle se remémorait, quoique bien mal à propos, les pudeurs de son mari, ses venues discrètes dans la chambre conjugale, la timidité de ses caresses, la décence de ses propos, et la soudaine attaque succédant à des jeux fraternels. Longtemps, elle avait cru que l’amour ne différait des tendresses familiales que par une conclusion plus vive. M. de La Mésangerie lui avait expliqué que la formalité finale était nécessaire à la procréation des enfants. « Le bon Dieu, ajoutait-il, l’a ainsi établi, et il faut bénir sa divine providence. » Il semblait d’ailleurs regretter l’obligation d’en arriver là et soit bêtise naturelle ou acquise, soit hypocrisie, il entretenait sa femme dans le mépris des plaisirs charnels. « Ils sont, disait-il encore, un moyen et non un but. » Selon ces principes, il l’avait sevrée dès que sa première grossesse fut probable. M. de la Mésangerie était très pieux et se vantait d’une religion très éclairée et très méthodique.
« Voilà donc, se disait-elle, en tordant ses cheveux, comment on dresse une femme pour l’adultère. »
Elle s’admira devant la glace, sous prétexte de planter une épingle dans son chignon, et elle disait en même temps, au risque de froisser son amant, qui n’en devait pas douter :
— Toi seul m’auras vue ainsi, toi et moi.
Commencée de si bonne heure, la nuit leur permit d’épuiser presque tous leurs désirs. Les imaginations d’Hortense furent satisfaites. Elle accueillit tous les caprices de son compagnon de jeu et se laissa instruire avec délices dans tous les mystères. Quand Léonor, vaincu par tant de victoires, s’endormit, elle s’agenouilla près de ce corps adoré, et il lui venait aux lèvres des paroles pieuses : elle avait enfin trouvé le dieu vivant.
Ils avaient deux jours. Ils décidèrent d’achever à Paris les heures dernières et ils revinrent s’enfermer dans un hôtel de la rue de Rivoli. Hortense était inlassable. Elle inventait. Elle étonna Léonor, qui avait pourtant l’imagination luxurieuse.
— Comment ferons-nous pour retrouver cela ? demandait-elle.
L’idée leur sourit d’une petite maison louée à Carentan. Mme de La Mésangerie aurait toujours le prétexte d’aller voir sa mère à Carquebut ; son mari ne l’y accompagnait qu’une fois par an.
— Oui, dit Léonor, entre deux trains, puis un train que l’on manque. Deux heures. On fait bien des choses en deux heures.
— Les amants apprennent l’art d’employer les minutes.
Hortense croyait commencer une nouvelle vie, sa véritable vie. Elle voulut aussitôt consulter les horaires, et elle fit des combinaisons. Puis elle jeta le livret, en disant :
— Bah ! Il serait bien plus simple de divorcer !
— La vertu de votre mari s’y oppose, chère amie.
Elle n’insista pas. Pourtant, en ce moment, elle eût abandonné tout, famille, enfants, maison, fortune, honneur, pour suivre Léonor et devenir la femme d’un petit architecte à l’avenir encore incertain. Être la nièce de Lanfranc, dont la mère vendait des gâteaux aux enfants sur la place Notre-Dame, à Saint-Lô ! Elle lui en avait acheté, quand elle avait dix ans. Son instinct aristocratique se révoltait, mais elle regarda Léonor et songea que des demi-dieux étaient nés de paysannes de l’Attique. Elle poursuivait son idée.
— Votre mère devait être très belle ?
— Qui vous a dit cela ? C’est vrai.
Elle voulut gagner la gare toute seule, partir seule.
— Quand te verrai-je ? Tu ne vas pas rester à Paris ?
— Non.
Léonor tint parole. Il vit Hortense monter en voiture, les yeux rouges, et, une heure plus tard, il partait à son tour.