Mercure de France (p. 130-144).
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X

Pendant le temps qu’il avait passé seul, M. Hervart avait fait tout son possible pour prendre une décision, comme il se l’était promis, mais les décisions, capricieuses mouches, avaient joué autour de sa tête et ne s’étaient pas laissé prendre. Il n’en fut, en somme, ni surpris, ni contrarié.

« Rose, se dit-il enfin, fera ce que je voudrai. »

Cette certitude lui suffit. Le jour où il aurait une volonté, Rose acquiescerait.

« Mais pourvu que ma volonté soit conforme à la sienne, cela est évident. Or, la volonté de Rose est de devenir Mme Hervart. Elle m’aime, cette petite… »

Il se complut dans cette idée, mais, l’instant d’après, elle l’effrayait. Il se sentait prisonnier. Cent fois, il se répéta :

« Il faut en finir. Ce soir, demain matin au plus tard, je parlerai à des Boys… Il se moquera de moi… Eh bien, voilà tout… Ensuite, il sera bien obligé de céder. Ma volonté, celle de Rose… Je l’enlèverai, je l’emmènerai à Paris… Est-ce donc ma première aventure ? Si c’est la dernière, au moins, elle sera belle. »

Alors, il entrevit les péripéties de cette entreprise romanesque. Naturellement, il louerait un compartiment afin de s’assurer une solitude propice. Ce ne serait pas la nuit, mais le soir. Après un goûter amusant et d’émouvantes caresses, Rose s’endormirait sur son épaule et, de temps en temps, il presserait son corsage, baiserait ses paupières. Elle serait, en ce moment, à la fois sa femme et sa maîtresse, la femme qui se donne, mais que l’on ne prend pas encore, le beau fruit que l’on regarde longtemps et que l’on manie délicatement dans tous les sens avant d’y porter les dents ou le couteau. Oh ! que Rose serait une créature d’amour agréable ! Que sa curiosité serait docile ! Quelle élève que cette maîtresse ! Quelle pâte d’heureuse argile sous les mains du sculpteur ! Un enlèvement ? Pourquoi pas un voyage de noces ? Non, pas d’enlèvement ! Pas de sottises romantiques. Des Boys me donnera sa fille quand je voudrai… »

Mais soudain il eut une vision singulière : Il était sur le quai de la gare, à Caen, s’amusant à jeter d’indiscrets regards dans les voitures, et que vit-il ? Rose et Léonor, blottis l’un contre l’autre, attachés bouche à bouche. Le train se remettait en marche, et il restait planté sur ses jambes à considérer la lanterne rouge qui fuyait dans la fumée…

Il se leva, plein de jalousie, il courut, puis ralentit le pas, épiant les paroles possibles, interrogeant le silence. Sans qu’il sût pourquoi, le rire de Rose, perçu à travers les feuilles, le rassura. Il vit Léonor se baisser, puis se relever en tenant à la main une fleurette rose.

Sherardia Arvensis, dit-il, en prenant la fleur. Elle n’aurait pas dû pousser ici. Sa place est dans le champ, à côté. Arvensis, comprenez-vous, Arvensis ? Il y a des plantes qui s’égarent.

— Il sait tout, dit Rose, vous voyez.

Léonor, qui avait compris l’allusion, ne répondit rien. Il s’éloigna, feignant de continuer à s’intéresser à la végétation silvestre.

« Il a raison, cet homme. Si l’amour naissait en ce moment dans mon cœur, il prendrait bien mal son temps, il choisirait bien mal son terrain… Aime-t-il comme il est aimé ? Voilà ce que je voudrais savoir. Est-il capable de persévérance ? Qui sait ? Rose, peut-être qu’un jour tu pleureras dans mes bras ?… »

Ils rentraient tous les trois, Léonor un peu en avant. M. Hervart se taisait, car ce qu’il avait à dire exigeait le mystère, et des paroles banales lui étaient impossibles. Rose ne s’apercevait pas du silence ; elle-même ne songeait pas à parler. Elle était heureuse de marcher près de son ami. Parfois, d’un geste furtif, elle avançait la main et lui serrait un doigt. M. Hervart laissait exprès pendre son bras gauche. Léonor ne se retourna pas une seule fois. Rose lui en sut gré. M. Hervart, qui s’était senti deviné, eût préféré une discrétion moins voulue, moins suspecte.

« Que sont venus faire ces architectes ? se demandait-il. Tout cela semble arrangé par les des Boys en vue de caser leur fille. Reviendront-ils ? Léonor reviendra. Et moi ? Vais-je pouvoir rester ? »

Ses perplexités recommençaient. Quand la main de Rose touchait la sienne, il se sentait son prisonnier, son esclave heureux. Dès que le contact s’éloignait, des idées le prenaient, de fuite, de liberté. Il avait envie d’appeler Léonor, de jeter Rose dans ses bras et de s’encourir à travers champs.

« Jamais aucun amour ne m’a troublé ainsi. Ah ! c’est le mariage ! Quelles complications ! Ce Léonor, je le hais. Sans lui… Sans lui ? Est-il seul au monde ? Si ce n’est pas moi qui la prends, ce sera un autre… »

Il se rapprocha brusquement de Rose et, d’un ton fou, il lui jeta dans l’oreille des mots rapides, tendres et violents :

— Rose, je vous aime, je vous désire de tout mon cœur, je vous veux !

Rose tressaillit, mais ces paroles répondaient si bien à sa propre pensée qu’elle ne fut surprise que de leur brusquerie. D’abord, elle rougit, puis un sourire d’une douceur heureuse éclaira sa figure où les yeux brillaient de vie et de désir.

Ils rejoignirent bientôt Lanfranc et M. des Boys, qui devisaient en buvant. Quelques instants après, les architectes montaient en voiture.

Léonor, au moment où le domestique lâcha le cheval, se retourna. Rose comprit que ce geste était pour elle : elle haussa très légèrement les épaules.

— Je vais faire un peu de peinture, dit M. des Boys.

— J’ai aperçu dans le haut du jardin un scarabée qui m’intéresse, dit M. Hervart.

— Je monte à ma chambre, dit Rose.

Cinq minutes plus tard, les deux amants se retrouvaient près du banc où M. Hervart avait médité en vain.

Sans dire une parole, Rose se laissa aller dans les bras de son ami. Sa tête penchée découvrait son cou. M. Hervart le baisa avec plus de passion que d’habitude. Sa bouche repoussait le col de la robe, cherchait à pénétrer vers l’épaule.

— Asseyons-nous, dit-elle enfin, quand elle eut bien joui des tièdes caresses de son ami. Et à son tour, lui prenant la tête, elle le couvrit de baisers, mais plutôt sur les yeux et sur les sourcils, sur le front. Désirant un contact plus tendre, il prit l’offensive, saisit la tête charmante qui ne résistait pas, atteignit les lèvres et, après une légère résistance, en fit la conquête. Il y avait toujours une petite lutte pour en venir à ce point si doux, quand ils étaient assis : car souvent, pendant qu’ils se promenaient, elle lui avait tendu ses lèvres, avec franchise.

Sur le banc, c’était plus grave, parce que c’était plus lent, et aussi parce que le baiser irradiait plus à son aise dans toutes les parties de son corps moins défendu.

— Non, Xavier, non !

Mais elle laissait faire. Pour la première fois, M. Hervart, ayant réussi à dégrafer le corsage, passait sa main sous l’étoffe et atteignait la chair douce d’un sein éperdu de peur et de bonheur. Jusqu’alors il n’avait pressé la poitrine de son amie que sur la robe. C’était doux, mais équivoque. La franchise de la chair donnait des sensations bien plus naturelles, si naturelles que Rose, après le premier émoi, se laissa aller sans remords aux émotions de cette nouvelle caresse. La main qui enclavait son jeune sein et en écrasait doucement la pointe raidie se glissa vers l’aisselle, et l’attouchement plus charnel encore, sans doute par similitude, acheva d’attendrir la sensibilité bienveillante de la jeune fille. Sa bouche mouillée se laissait manger comme un fruit très mûr ; quand la morsure tardait, elle la provoquait câlinement. Un double sursaut arrêta enfin le double festin, et il n’y eut plus, assis l’un près de l’autre, que deux amants à la fois heureux et mal satisfaits. L’un se demandait si l’amour n’avait pas de plus complètes fêtes, et l’autre se disait : quel dommage d’être un honnête homme !

M. Hervart se croyait en ce moment très réservé. Plus tard, revenu à tout son sang-froid, il éprouverait sans doute quelques scrupules, car il était délicat et sujet à la migraine à la suite des plaisirs indécis. Sur l’heure, il s’enorgueillissait de la domination, au moins partielle, qu’il savait, aux moments scabreux, exercer sur ses centres nerveux inférieurs, par l’intermédiaire d’un cerveau bien construit et en bonne pâte.

« Cela vaut encore mieux, après tout, se disait-il, que des rêves digitaux. La langueur qu’elle a ressentie sous mes baisers et mes chastes caresses, ne l’eût-elle pas trouvée, ce soir, dans la solitude d’un demi-sommeil ? Le plaisir fut menu, mais il fut partagé. Il n’y avait que quelques petites cerises rouges à la branche que nous avons cueillie, mais nous les avons mangées ensemble, fraternellement. L’amour est de la fraternité spirituelle et corporelle. D’ailleurs, elle est ma femme… »

— Tu aimes ton mari, ma petite Rose ?

— Oh ! oui !

Elle se réveilla pour lancer un oui énergique. M. Hervart n’avait plus aucune indécision. Il commença presque aussitôt d’ailleurs à donner à ses pensées un autre cours. Il désira manger et Rose acquiesça. Comme elle tardait à se lever, il voulut la prendre dans ses bras, mais ses bras, amollis, furent inégaux au léger fardeau. M. Hervart sentit, de plus, que ses jambes n’avaient, pas une très grande solidité. Il aurait voulu à la fois manger et se coucher dans l’herbe. Il se laissa retomber sur le banc.

— Vous avez l’air fatigué, dit Rose, qui inventait toutes les tendresses. Restez, je vais apporter du vin et des gâteaux.

Mais il refusa, et ils rentrèrent tous les deux.

Quand il fut regaillardi par quelque xérès et quelques brioches, M. Hervart souhaita de la musique. Rose, quoique inexperte, berça son ami d’autant de mélodies qu’il le désira. Elle se prit même à chanter. C’étaient des romances.

« Les joies d’un jeune ménage, se disait-il, en somnolant un peu. Un tableau de Greuze. Il y manque un petit chien griffon et quelque paterne vieillard qui, par la fenêtre, à ce spectacle ravissant, verse quelques douces larmes « que lui inspire le souvenir ». Hé ! Je me raille, donc je ne suis pas si démoli qu’on le dirait. Pas si prisonnier, non plus… »

— Allez voir mon père, dit Rose, en laissant un couplet à moitié chemin. J’irai vous rejoindre.

Et elle reprit sa musique.

« De plus en plus conjugal, car je vais obéir, après avoir été, naturellement, l’embrasser dans le cou. Chère petite, elle s’attend à la surprise, elle en frissonne déjà. »

Tout se passa comme l’avait prédit M. Hervart, mais il y eut quelque chose de plus. Rose se retourna et dit, après avoir tendu ses lèvres :

— Allez, mon chéri, et surtout admirez beaucoup sa peinture, encore plus aujourd’hui qu’hier.

— Oui, mon amour.

« Que c’est charmant ! se disait-il, en frappant à la porte de l’atelier. Délicieuses complicités familiales ! Vais-je pouvoir jouer longtemps ce rôle ? Si je déclarais mes intentions à mon vénérable ami ? Évidemment, il n’y a plus à hésiter. Allons ! »

Ils parlèrent de sainte Clotilde. M. Hervart vanta tout à la fois la science historique et la science picturale du maître de Robinvast, et à chaque mot qu’il prononçait il avait envie d’aiguiller la conversation sur les vertus conjugales de cette honorable reine. Puis cette envie lui passa.

L’heure vint du dîner. Ensuite, comme toujours, on joua au whist. M. Hervart ensuite se coucha avec plaisir, et, las de baisers et las de pensées, s’endormit dans le contentement des fatigues heureuses.

« Il faudrait cependant, se dit-il le lendemain matin, sitôt son réveil, qui fut tardif, que j’avertisse Rose des projets de sa mère. On pourrait la faire tomber dans quelque piège. »

Il en trouva bientôt l’occasion. Le matin, leurs baisers étaient plus réservés, encore somnolents. Ils baguenaudaient. Quelquefois M. Hervart étudiait sérieusement une bestiole rare. Rose brodait avec conviction. Ils n’entraient pas toujours dans le bois, à cause de la rosée, restant aux alentours de la maison. C’était l’heure où M. Hervart se trouvait particulièrement lucide. Alors il discourait sur mille choses et Rose l’écoutait sans oser l’interrompre, même quand elle ne comprenait pas. Elle jouissait du son de sa voix bien plus que du sens de ses paroles.

Rose apprit sans étonnement les projets de sa mère. Elle avoua du reste qu’elle avait cru découvrir dans l’attitude de M. Varin des intentions assez précises. Il fut donc convenu que le jour même, pour prévenir les événements, M. Hervart ferait sa demande. Rose parlait sur un ton si résolu et son discours était si lyrique que M. des Boys sentait se fondre toutes ses absurdes hésitations. Elle connaissait la fortune de ses parents, et elle en dit le chiffre, très simplement, en personne pratique. M. des Boys détenait soixante mille livres de rente et n’en dépensait guère que la moitié, pensait-elle. L’autre moitié, il en donnerait volontiers sans doute la plus grande part à sa fille unique. Comme elle avait également, quoique avec moins de certitude, évalué la fortune de M. Hervart et ses émoluments, elle conclut, avec fermeté :

— Nous aurons de trente à quarante mille francs de rente.

M. Hervart refit l’évaluation avec les données qui lui étaient personnellement connues, et la trouva juste. Son admiration pour Rose s’en accrut.

« Elle a toutes les vertus : l’aptitude à l’amour et le sens domestique ; de l’intelligence et pas d’instruction ; de la santé et pas une beauté éclatante. Enfin elle m’adore et je l’aime. »

Dès les premières insinuations de son ami, M. des Boys sourit et dit :

— Je m’en doutais. Ma fille n’a reçu qu’une éducation vague. Sa mère est incapable. Moi, je n’aime que l’art. Elle a besoin d’un mari sérieux, c’est-à-dire pas de la première jeunesse. Si elle veut de toi, prends-la. Je vais l’interroger.

M. Hervart fut sur le point de dire : c’est inutile. Mais il eut le bonheur de se retenir et M. des Boys interrogea sa fille.

— Je veux bien, dit-elle.

M. des Boys revint.

— Elle a dit : Je veux bien. Elle l’a dit sans enthousiasme, mais elle l’a dit. Maintenant arrangez-vous. Je vais faire un peu de peinture.

M. Hervart admira Rose encore davantage, pour sa réponse astucieuse.

Comme il revenait vers elle, la jeune fille l’attendait debout, sérieuse et à peine souriante, mais la figure très belle d’une profonde émotion contenue à grand’peine. Elle tendit sa main, puis son front, et comme M. Hervart l’attirait dans ses bras, elle pleura.