Mercure de France (p. 112-129).
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IX

L’heure du déjeuner fut agréable pour Rose. Les regards, les désirs, les propos venaient vers elle. M. Lanfranc galantisait sans indécence. Elle riait, puis, soudain sérieuse, acceptait quelque contact avec les gestes de son voisin, M. Hervart. Léonor ne se permit que des phrases brèves, qui voulaient résumer les discours plus ingénus des convives. L’œil de cette jeune fille, qu’il croyait dédaigner, le surexcitait ; mais à force de vouloir paraître un homme supérieur, il parut un homme désagréable. Rose en eut peur.

« Qu’il est sec ! songeait-elle. Comment parler, comment jouer avec un homme si sûr de ses mouvements ? Il gagnerait toujours. »

Plusieurs fois, avec une inconscience innocente, elle regarda tendrement M. Hervart.

« Comme j’ai bien choisi ! Voici un homme plus jeune que mon ami, plus près de moi, et chacun de ses gestes, chacune de ses paroles me rapproche encore de Xavier. Je sens bien qu’il en sera toujours ainsi. Qui pourrait lutter avec lui ? Xavier, je l’aime ! »

En se penchant pour atteindre une carafe, elle murmura dans la figure de M. Hervart :

— Xavier, je t’aime !

M. Hervart feignit de s’étrangler. Sa rougeur fut mise sur le compte d’un noyau de cerise, et Lanfranc imagina quelques pauvres facéties.

Comme le déjeuner s’achevait, elle dit avec une franchise perverse :

M. Hervart, voulez-vous venir avec moi, voir s’il ne manque rien là-bas ?

— J’ai fait servir le café dans le haut du jardin, dit Mme des Boys.

Lanfranc vanta cet usage campagnard.

Sitôt que les massifs les dissimulèrent, Rose, sans mot dire, prit M. Hervart par les épaules et lui offrit ses lèvres. Ce fut un long baiser. Xavier serrait la jeune fille dans ses bras et lentement, avec une tendresse où il y avait beaucoup de science, il aspirait son âme, son haleine et aussi un peu de salive.

Quand il releva la tête, à bout de respiration, il était confus :

« J’ai donné un baiser d’amant et on me demandait un baiser d’amoureux. Que va-t-elle penser de moi ? »

Rose inspectait déjà la table rustique. Quand M. Hervart la rejoignit, elle l’accueillit avec un sourire très doux.

« C’est donc cela qu’elle désirait ? » se demanda M. Hervart.

— Rose, dit-il tout haut, je vous aime, je vous aime !

— Je l’espère bien, répondit-elle.

— Oh ! que je voudrais être seul avec vous, en ce moment !

— Pas moi ! J’aurais peur.

Cette réponse fit longuement réfléchir M. Hervart :

« En saurait-elle aussi long que cela ? Est-ce une invitation ? »

Sa pensée se perdit dans d’inutiles désirs. Mais précisément, comme l’heure n’était pas propice, il se laissa aller aux idées les plus audacieuses. Ses yeux erraient vers le bois obscur, semblaient chercher une favorable retraite. Il eut des mouvements inachevés. Levé à demi de sa chaise, il y retombait, maniait une tasse vide, cherchait en vain une allumette pour sa cigarette absente. L’arrivée de Léonor le rasséréna. Il accepta sa destinée du jour, qui était de se livrer avec ce jeune homme à de frivoles discussions.

Tout le monde étant réuni, on reprit le ton du déjeuner, mais Rose rêvait, M. Hervart avait mal à la tête. Cela fut si languissant, malgré les agaceries de Lanfranc, qui faisait le bon compagnon, que M. des Boys promptement proposa une promenade.

— Si vous voulez, dit Léonor, que nous établissions un plan des transformations de votre propriété, il faut nous la montrer avec quelque détail. Ce bois fait partie du parc que vous projetez ? Et au delà ? Y a-t-il un domaine, des prés, des champs ? Quelles sont les servitudes ? Voulez-vous une seule avenue vers Couville ? On pourrait également rejoindre la route de Saint-Martin…

— Vous ne prétendez pas, demanda Rose, dévaster ce bois, si beau dans sa sauvagerie ?

— Mais, Mademoiselle, dit Léonor, je ne prétends à rien, c’est-à-dire que je ne prétends qu’à vous plaire…

— Faites ce que voudra ma fille, dit M. des Boys. C’est pour elle que vous êtes ici.

— C’est pour elle, reprit Mme des Boys.

— Oh ! alors, dit Léonor, nous nous entendrons fort bien.

— Je l’espère, dit Rose.

— Je suis à vos ordres, dit Léonor.

— Venez donc, dit Rose.

En disant cela, elle se leva, jetant à M. Hervart un coup d’œil, qui fut compris. Mais comme M. Hervart se levait à son tour, Mme des Boys s’approcha de lui :

— J’ai quelque chose de très intéressant à vous dire.

M. Hervart dut laisser Rose et Léonor s’enfoncer seuls dans ce bois, où il avait éprouvé depuis quelques jours de si agréables sensations. Mme des Boys l’emmena dans le jardin.

— Mon cher ami, je voudrais vous demander un renseignement. D’abord, est-ce sérieux la profession d’architecte ?

— Très sérieux, dit M. Hervart.

— On y gagne vraiment beaucoup d’argent ?

— Lanfranc, que j’ai connu gueux, est peut-être aujourd’hui plus riche que vous, et Léonor ira plus loin encore, sans doute, car il semble intelligent et instruit dans son métier.

— Vous ne parlez pas par amitié, par camaraderie ?

— Moi, nullement. Au contraire, car, à vous dire vrai, je ne les aime guère, ni l’un ni l’autre.

— Ils sont pourtant fort honorables et de bonne compagnie.

— Sans doute, surtout Lanfranc.

— N’est-ce pas qu’il est amusant ? Son neveu est plus sévère, mais j’aime mieux cela.

— Moi aussi.

— Je suis content de vous voir de mon avis.

Elle continua, après avoir rêvé un peu.

— Cela ferait un excellent mari pour Rose.

M. Hervart ne répondit rien. Il avait pâli et son cœur s’était mis à battre très fort. Ses pensées, fort confuses, tourbillonnaient tristement.

— Qu’en pensez-vous ? insista Mme des Boys.

Il ne répondit pas encore, car il sentait que sa voix allait paraître toute changée. Il murmura :

— Heum ! ou quelque chose de pareil, quelque chose qui signifiait seulement qu’il avait entendu la question.

Mais peu à peu, il se reprenait. L’idée heureuse lui vint de la nullité familiale de Mme des Boys et de son peu d’influence sur sa fille.

« Tout ce qu’elle dit n’a aucune importance. Je serai de son avis. »

— Je suis, prononça-t-il, entièrement de votre avis.

— Ma fille est singulière, reprit Mme des Boys, mais votre approbation suffirait peut-être à la décider. Vous avez beaucoup d’influence sur elle.

— Moi ?

— Elle vous aime beaucoup. Cela est visible.

— Un si vieil ami ! dît courageusement M. Hervart.

Sa lâcheté, cependant, le fit rougir.

« Pourquoi ne pas avouer ? Pourquoi ne pas dire : oui, elle m’aime, je le sais, et je l’aime aussi, pourquoi ?… Est-ce que mon désir n’est pas évident ? Puis-je m’en aller, la laisser, me passer d’elle ?… »

Mais à toutes ces questions intimes, M. Hervart n’osait répondre d’une façon absolue.

« Ce que je voudrais, c’est que le temps présent durât toujours… »

— Ils n’ont presque pas parlé ensemble, et cependant, reprit Mme des Boys, j’ai deviné qu’il y a entre eux un commencement de… je ne sais… comment dirai-je…

— D’entente, souffla M. Hervart, avec une charité ironique. Pourquoi pas de l’amour ? Il y a des coups de foudre.

— Oh ! Rose est trop bien élevée.

La sottise de cette femme, pourtant si raisonnable et si naturelle dans son rôle de mère, exaspéra M. Hervart, plus encore que les insinuations qu’on l’obligeait d’écouter. Cessant, non d’hésiter, mais de réfléchir, il dit tout à coup :

— Cela me ferait beaucoup de chagrin de la voir mariée.

Mme des Boys lui serra la main :

— Cher ami ! Oui, cela ferait un grand changement dans la maison…

Elle reprit, après quelque hésitation :

— Silence sur tout cela, mon bon Hervart, n’est-ce pas ? Et puis, je crois que le tête-à-tête a assez duré, vous seriez bien aimable d’aller les rejoindre.

M. Hervart, quoiqu’il eût assez d’impatience, s’enfonça lentement dans les méandres du petit bois sauvage. Pareil à Panurge, il se répétait mentalement :

« L’épouser ? Ne pas l’épouser ? »

Sa tête était une horloge dans laquelle un balancier oscillait infatigablement. Il s’assit sur le petit banc où, pour la première fois, il avait senti la tête de la jeune fille se pencher doucement sur son épaule. Il voulut réfléchir.

« Je vais, se dit-il, prendre une décision. »

Dès les premiers pas de leur promenade, Léonor avait remarqué que Rose tendait l’oreille au moindre bruit.

« Elle l’attend. Il va arriver. Tant mieux. Je me soucie peu de cette petite fille. Nous sommes seuls. Plus de compliments. Je suis un architecte paysagiste aux ordres de Mlle Rose des Boys… Oh ! ce nom… »

Il regarda la jeune fille.

« Ce nom, eh bien, il n’est pas ridicule… Il est moins ridicule qu’on ne le croirait… Elle est si fraîche, elle a l’air si pur… c’est curieux, ces êtres innocents qui passent dans la vie avec la grâce d’une fleur épanouie le long d’un chemin… Mais faisons un peu notre métier. »

— Le goût du jour, Mademoiselle, incline vers le jardin à la française. Un certain compromis, du moins, est nécessaire, entre le faux naturel des parcs anglais et la rigidité des dessins géométriques…

— Dites votre compromis.

— Mais je ne connais pas encore le terrain.

— Oh ! Ce n’est pas grand. En un quart d’heure, vous aurez une idée de l’ensemble.

Léonor disserta encore un peu sur l’art des jardins, mais il sentait parfaitement qu’on ne l’écoutait pas. Enfin il dit :

— La nature doit obéir à l’homme ; mais l’homme raisonnable ne lui demande guère qu’une seule chose, se laisser admirer ou se laisser aimer. Ceux qui veulent admirer sont parfois enclins à lui imposer certains sacrifices. Ceux qui aiment sont moins difficiles et ils sont contents, pourvu qu’ils trouvent un accès facile vers les sites qui les charment. Mais je conçois que les femmes soient plus exigeantes. Il leur faut une nature plus douce, toute vaincue, des paysages où l’on voie la marque de leur puissance…

« Quelle singulière conversation, se disait Rose ! Voilà un architecte qui m’ennuierait bien, si je devais passer ma vie avec lui… »

Cette idée la fit songer plus particulièrement à M. Hervart. Elle tourna la tête, interrogeant les étroites allées où tombaient quelques gouttes de soleil.

« Elle pense à son cher Xavier, se disait Léonor. Que pourrais-je bien imaginer qui fixât un peu son attention. Évidemment, mon discours l’a jusqu’ici fort peu intéressée. »

Un homme, si froid qu’il se veuille, si maître de soi que l’ait fait la nature, est peu capable de se promener seul à seul avec une jeune femme sans chercher à lui plaire. Il est très incapable également de conserver assez de présence d’esprit pour se regarder agir et ne pas faire de fautes. Mais, plaire ? Le peut-on par règles, et surtout à une jeune fille ? Les femmes ne sont guère capables que d’impressions totales. Elles ne distinguent pas, par exemple, entre l’esprit et l’intelligence, entre l’aisance et la force, entre la vraie jeunesse et la jeunesse apparente. Leur plaire, c’est leur plaire tout entier, et dès qu’on leur plaît, on devient pour elles l’animal sacré. Léonor eut une inspiration. Au lieu d’exposer ses propres idées sur les jardins, il se mit à répéter, en termes différents, ce que Rose avait dit le matin :

— Ce que je vous expose, dit-il, ne semble guère vous intéresser. Que voulez-vous, je dois faire mon métier, qui est de seconder M. Lanfranc… Pour moi, je suis de votre avis. S’il y a des parties faibles dans votre maison, le premier maçon y mettra le plâtre, les pierres et la chaux nécessaires. Quant au jardin et au bois, je n’y ferais rien que quelques allées afin de m’y pouvoir promener sans trop craindre la rosée ou les ronces.

— Ah ! vous voilà raisonnable. Eh bien, je dirai à mon père que c’est avec vous seul que je désire m’entendre. Vous reviendrez, et nous ne ferons rien, presque rien.

— Je reviendrai avec plaisir, et je ne ferai rien, mais si je ne vous ai pas déplu, je trouve que j’aurai fait beaucoup.

— Mais vous ne me déplaisez pas. Quand on est de mon avis, on ne me déplaît jamais.

— Et comment ferait-on pour ne pas être de votre avis, quand vous dites des choses si raisonnables ?

— Oh ! c’est très facile et M. Hervart ne s’en prive pas. Il me contredit, il me raille.

« Bon, pensa Léonor, elle aime Hervart : donc elle aime qu’on la contredise et même qu’on se moque un peu d’elle. Ou peut-être qu’elle ment, pour me faire croire qu’Hervart lui est indifférent ? Essayons d’une piqûre. »

— À son âge, cela lui est permis.

— Aussi je ne m’en fâche pas.

— Il est très bon, d’ailleurs.

— Oh ! très bon, et je l’aime beaucoup.

« Cela ne prend pas, songea Léonor. Hervart est un dieu pour elle et nous parlerions jusqu’à demain sans qu’elle comprît une seule de mes insinuations ou de mes ironies. »

Il continua cependant, cherchant parmi toutes les méchancetés qui peuvent se dire avec bienséance.

— Les vieux garçons ont souvent des manies…

— C’est ce que je lui dis souvent. Ainsi son goût pour les insectes… Mais cela l’amuse tant !

« Elle est invulnérable », se dit Léonor.

— Il connaît la vie, d’ailleurs. Il a tant vécu !

— N’est-ce pas ? Quelquefois, quand il me parle, il me semble qu’un monde s’ouvre à moi.

— Il connaît tout ce qu’on peut connaître, les arts et les sciences, l’amitié et l’amour, les hommes, les femmes… Il en a tant vu et de toutes sortes.

Cette fois, Rose réfléchit un petit instant, puis :

— Aussi j’ai en lui une immense confiance. C’est un bonheur pour moi qu’il soit venu passer ici ses vacances. J’ai plus appris avec lui en quelques semaines qu’en toutes mes autres années.

Léonor regarda Rose. Il éprouvait une grande émotion. Être aimé ainsi lui sembla tout à coup l’état de félicité suprême. Il n’avait jamais cru que l’on pût inspirer à une jeune fille une confiance si ingénue. Et quelle franchise ! Quelle divine simplicité !

« Comment être aimé ainsi ? Quel est son secret ? Ah ! si j’osais en demander davantage ? Mais non, je ne veux point même tenter de violer une intimité si délicieuse à contempler. C’est le bonheur que je vois, spectacle rare ! »

Il regarda Rose encore une fois.

« Mais c’est qu’avec cela elle est très jolie. Et quelle grâce sous cet air un peu sauvage ! Quelle souplesse de formes ! Il n’est point jusqu’à ce teint doré et piqué par le soleil, comme une pomme, qui ne plaise, en ce milieu campagnard. Ah ! qu’une femme comme cela me conviendrait, à moi homme de ce pays et destiné à y vivre. Qu’Hervart n’est-il resté parmi ses Parisiennes ! »

— Il doit vous aimer beaucoup, reprit-il, et j’envie son bonheur que cela lui soit permis. Je reviendrai, puisque vous le désirez, mais je préférerais ne pas revenir.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que je ne voudrais pas vous déplaire.

— Mais cela ne me déplaira pas, au contraire. Expliquez-vous.

— Si je reviens, peut-être n’aurai-je pas la force de ne pas vous aimer, et cela vous fâchera.

— Pourquoi donc ? Que vous êtes singulier ! Mais devenez un ami de la maison, j’en serai contente.

— Mais je ne pourrai pas vous aimer comme vous aime M. Hervart.

— Oh ! cela, je ne crois pas que cela soit possible.

— Et vous ne m’aimerez pas non plus comme vous l’aimez.

Elle se mit à rire si naïvement que Léonor se dit qu’elle n’avait rien compris à ses insinuations. Cependant, il se trompait, et son rire en était la preuve. Elle avait ri précisément parce que l’idée lui était venue brusquement qu’un autre homme aurait pu jouer près d’elle le rôle de son Xavier. L’idée lui paraissait comique, et elle avait ri. Mais l’idée lui était venue, et c’était un grand point.

C’était un si grand point qu’à son tour elle regarda Léonor, et cette fois sans rire ; mais aucune comparaison n’eut le temps de se faire dans son esprit, car, au même moment, elle dressa l’oreille et dit :

— Le voilà.

M. Hervart n’arriva qu’un bon moment plus tard, et Léonor se disait :

« Elle sent son amant comme un chien de chasse sent le gibier. L’amour est extraordinaire. »

Il réfléchissait, étonné d’avoir appris tant de choses en une demi-heure de promenade avec une jeune fille au cœur simple.

Rose regardait de tous ses yeux dans la direction d’où lui était venu le bruit de feuilles remuées. Léonor se baissa derrière elle et baisa la traîne de sa robe.