Mercure de France (p. 100-111).
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VIII

Rose avait manœuvré de façon à se trouver sur le chemin du jeune homme. Ne pas la voir, c’était la fuir. La voir, c’était la saluer. Ainsi était-il arrivé. Au salut, Rose avait répondu par une parole de bienvenue, puis on avait passé au château de Barnavast, enfin à Mme Suif. Mais Léonor était discret et vague, si bien qu’à une question de Rose la conversation tourna vers les banalités sentimentales. Cependant, pour Rose, il n’y avait encore rien de banal au monde.

— Elle semble bien âgée, pour se remarier ? demanda-t-elle.

— Oh ! Mme Suif est de celles dont le cœur est toujours jeune.

— Ah ! Il y a donc des cœurs qui vieillissent moins vite que les autres ?

— Il y en a qui ne vieillissent jamais, Mademoiselle, comme il y en a qui n’ont jamais été jeunes.

— Pourtant, je vois de grandes différences, autour de moi, dans les sentiments des jeunes et des vieilles personnes.

— Connaissez-vous beaucoup de monde ?

— Non, très peu, au contraire, mais j’ai toujours vu un certain accord entre les cœurs et les visages.

— Sans doute, mais la vérité générale, quoique représentant la moyenne des vérités particulières, n’est presque jamais conforme à une vérité particulière, prise au hasard…

Rose regarda Léonor avec un mélange d’admiration et de honte. Elle ne comprenait pas. Léonor s’en aperçut et reprit :

— Je veux dire qu’en toutes choses il y a des exceptions. Je veux dire aussi qu’il y a des règles qui comportent un grand nombre d’exceptions. Il arrive même dans la vie, comme dans la grammaire, que les cas exceptionnels soient plus nombreux que les cas réguliers… Comprenez-vous ?

— Oh ! très bien.

— Ce qui n’empêche, acheva-t-il, en scandant ses mots, que la règle, n’aurait-elle que deux cas normaux à opposer à dix exceptions, la règle est la règle.

Ce ton doctoral plaisait à Rose. M. Hervart, depuis quelque temps, était toujours de son avis.

— Mais à quoi, reprit-elle, reconnaît-on la règle ?

— La règle, dit Léonor, satisfait la raison.

Rose le regarda, inquiète, puis, feignant d’avoir compris, fit un signe d’assentiment.

— Les femmes, reprit Léonor, n’entendent pas cela très bien. Cela ne les contente pas. Elles ne cèdent qu’au sentiment. Les hommes aussi, du reste, mais ils ne l’avouent pas. Aussi les femmes, que l’on accuse d’hypocrisie et de vanité, en ont-elles moins que les hommes, peut-être… Enfin la règle est la règle. La règle voudrait que Marguerite renonçât…

— Qui ça, Marguerite ?

Mme Suif.

— Vous la connaissez beaucoup ?

— Ne suis-je pas, répondit Léonor en souriant, le neveu et le lieutenant de son architecte ? La règle, donc, voudrait que Marguerite renonçât à l’amour ; et la règle veut que vous, Mademoiselle, vous y pensiez.

— La règle est la règle, dit sentencieusement Rose, en réprimant les éclats d’un rire qui s’épanouit en silence dans son cœur.

« Elle n’est pas bête, la règle, songeait-elle. Je ne demande qu’à lui obéir, et je crois que nous serons toujours d’accord… »

À ce moment, M. Hervart se trouva devant eux, au détour d’une allée. Rose l’accueillit par un sourire heureux, un sourire d’une délicieuse franchise.

« Allons, se dit M. Hervart, il n’est pas encore mon rival. Mon rôle, en ce moment, est de faire l’homme sûr de lui-même, l’homme qui possède, qui domine, le seigneur au-dessus de toutes les contingences… »

Et il parla de son séjour à Robinvast, du plaisir qu’il prenait au milieu de cette nature riche et désordonnée.

— Mais, dit-il, vous venez y mettre de l’ordre. Vous allez blanchir ces murs, gratter ces mousses et ces lierres, éclaircir ces masses sombres, enfin donner à M. des Boys un joli château tout neuf, avec un délicieux parc également tout neuf…

— Toucher à mes lierres ! s’écria Rose indignée.

— Et pourquoi cela ? dit Léonor. Les lierres ne sont-ils pas la gloire des murailles de Tourlaville ? Les lierres, mais c’est la seule beauté architecturale qu’on ne puisse acheter. À Barnavast. qui est à l’état de ruine, nous les respectons, chaque fois que le mur peut se consolider par l’intérieur. Restaurer, pour moi, c’est rendre au monument l’aspect que les siècles lui auraient donné si on avait veillé à son entretien. Restaurer, ce n’est pas remettre à neuf ; ce n’est pas donner à un vieillard les cheveux, la barbe, le teint et les dents d’un jeune homme ; c’est relever un mourant et lui donner la santé et la beauté de son âge.

— Oh ! que je suis contente de vous entendre parler ainsi, dit Rose. J’espère que M. Lanfranc a vos idées ?

M. Lanfranc est tout à fait converti à mes idées.

— Mon père ne fera rien sans me consulter, mais je serai plus sûre de vaincre, si vous êtes mon allié.

— Je serai votre allié.

— Votre méthode est sage, dit M. Hervart. Vous savez que je conserve la sculpture grecque au Louvre ? Je suis entré dans cette nécropole au moment où le vieux système des restaurations commençait d’être abandonné. On oscillait entre deux méthodes : refaire ou ne rien faire. La seconde a prévalu. Vous avez donc pu constater que nos marbres peuvent se répartir en deux groupes : ceux qui n’ont d’antique que le nom, et ceux qui n’ont d’antique que la matière. Autrefois, quand on avait trouvé un buste, on lui refaisait une tête, des bras, des jambes et l’on écrivait au-dessous de la chose : Restauré en Artemis, restauré en Minerve, restauré en Nymphe chasseresse, selon le caprice du plâtrier ou les indications d’un archéologue endormi. Je crois surtout que l’on comblait ainsi des lacunes. Si le système avait continué d’être suivi, nous aurions sans doute, à cette heure, un Olympe complet, tandis qu’il y a encore bien des places vides dans l’assemblée de nos dieux. Depuis que l’on a pris le parti de ne rien faire, les galeries se sont enrichies de curieux débris anatomiques, jambes et mains qui ressemblent à ces ex-voto que l’on voyait en effet pendus dans les sanctuaires grecs, têtes qui, toutes pareilles à celle d’Orphée, semblent avoir roulé à l’heure des orages, parmi les galets de la mer indignée, bustes troués comme ayant servi de cible à des soldats ivres. Bref, il n’entre plus chez nous que des morceaux d’un grand intérêt archéologique, mais d’une valeur d’art à peu près nulle. Une méthode intermédiaire n’aurait-elle pas été préférable ? Intermédiaire, c’est-à-dire intelligente. L’intelligence, n’est-ce point l’art de concilier les idées et d’obtenir une harmonie ? Une tête d’Aphrodite au nez cassé n’est plus une tête d’Aphrodite. Il me faut de la beauté et on me donne une pièce d’archives. Que l’on refasse le nez, si l’on veut que j’admire, et si l’on ne veut pas refaire le nez, que l’on sépare le Louvre en deux musées, le musée esthétique et le musée archéologique.

Ayant fini de parler, il regarda Rose, d’abord, témoignant ainsi qu’il avait besoin, avant tout, de son approbation. La figure de Rose s’éclaira de bonheur. Ses yeux répondirent.

« Mon ami, je vous admire. Vous êtes un dieu. »

Ces mouvements furent compris par Léonor, qui cherchait depuis quelques instants à deviner quels étaient les rapports de Rose et de Hervart.

« Ils s’aiment, se dit-il, et lui il a le génie de l’amour. Moi, j’ai vingt-huit ans. C’est ma seule supériorité sur lui. Encore est-elle fort illusoire, car seules les femmes, mises au courant de la vie par l’expérience ou les confidences, font quelque attention à l’âge des hommes. Une femme a l’âge de sa figure. Un homme a l’âge de ses organes. Or l’état des organes se lit dans les yeux. Un homme a l’âge de ses yeux. Hervart a de beaux yeux bleus, doux et vifs, ardents. Mais que m’importe ? Je ne désire point les bonnes grâces de cette innocente. »

En même temps qu’il songeait ainsi, il avait répondu à M. Hervart :

— Je suis bien de votre avis. On tend trop aujourd’hui à confondre ce qui est curieux ou rare ou ancien, avec ce qui est beau. On a remplacé le sens esthétique par le respect.

— Cela était peut-être inévitable, dit M. Hervart. Cela convient, en tout cas, à une démocratie. On n’a pas le temps d’apprendre à admirer, on peut très vite apprendre à respecter. L’intelligence est docile. La sensibilité est rebelle.

— Est-ce qu’il n’y a pas, demanda Rose, des admirations spontanées ?

— Oui, dit Léonor, il y a l’amour.

— Alors, admirer, c’est aimer ?

— Quand on admire, si on n’aime pas encore, on est bien près d’aimer.

— Et aimer, c’est admirer ?

— Pas toujours.

— L’amour, dit M. Hervart, est compatible avec presque tous les autres sentiments, et même avec la haine.

— Oui, reprit Léonor, en apparence. Car il y a bien des sortes d’amour. Celui qui lutte avec la haine ne sera jamais qu’un amour d’intérêt ou de sensualité.

— On ne sait jamais. Je tiens que l’amour, de même qu’il est prêt à toutes les métamorphoses, peut dévorer tous les autres sentiments et s’installer à leur place. Il vient, il s’en va, sans que l’on puisse comprendre le mécanisme de ses voyages. Il dure deux heures ou toute la vie…

— Vous confondez les genres, dit Léonor. D’ailleurs, pour s’entendre, il faut laisser aux mots leur sens traditionnel, avec toutes ses nuances. L’amour est au fond de tous les sentiments comme négation ou comme affirmation : on peut dire cela, et quand on a dit cela, on n’a rien dit. Croyez-vous que cela soit en vain que l’usage verbal emploie les mots de passion, caprice, inclination, goût, curiosité, sympathie et tant d’autres ? Il faudrait plutôt, je crois, créer des nuances nouvelles que de s’ingénier à fondre en une seule teinte toutes les couleurs et toutes les nuances de la sensation et du sentiment.

Pareille à un musicien de village qui entendrait discuter contrepoint ou orchestration, Rose écoutait, un peu inquiète, un peu colère, et pourtant charmée. On parlait de ce qui lui remplissait le cœur, de ce qui tendait ses nerfs ; elle ne comprenait pas, elle sentait. Elle aurait voulu comprendre.

« Xavier m’expliquera tout cela. J’ai l’air d’une sotte au milieu de ces discours où je ne puis placer un mot. »

Elle feignit de désirer une rose trop haute pour sa main. M. Hervart se précipita, atteignit la fleur, se mit à dépouiller la branche de ses épines, de son excès de bois et de feuilles.

— Ce n’est pas celle que je voulais, dit Rose.

M. Hervart recommença, cependant que la jeune fille jouissait extrêmement d’avoir, par un caprice, interrompu une conversation sérieuse.

Léonor les considérait avec une certaine ironie. Rose s’en aperçut, se sentit rougir et disparut.

M. Hervart et Léonor continuèrent leur promenade et leur causerie, mais ils ne parlèrent plus de l’amour.