Mercure de France (p. 180-190).
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XIII

Depuis que son mariage était décidé, M. Hervart semblait très heureux. La confiance de Rose s’était accentuée encore, et leur intimité. Il n’avait plus d’hésitations que sur un point : quelle date choisir ? Rose, sans oser l’avouer, souhaitait d’être mariée au plus vite, afin de connaître la conclusion de l’histoire. Cependant les femmes sont naturellement pliées aux longues patiences. Elle attendrait, si Xavier décidait qu’il fallait attendre. Obéir à Xavier était une grande volupté pour elle.

Les nouvelles hésitations de M. Hervart ne se comprenaient pas très bien. Sa situation, après l’hiver, n’aurait aucunement changé. Quel obstacle présent ? Gratienne ? Sans doute, il s’en croyait passionnément adoré, mais l’aimerait-elle moins, souffrirait-elle moins dans un an ? Ses idées sur Gratienne étaient variables, d’ailleurs. Tantôt il lui accordait la vertu d’une femme mal mariée qui s’est donnée par amour à l’élu de son cœur ; tantôt, allant à l’extrême, il la voyait prostituée à tout venant. L’humble vérité lui échappait. Lui, pourtant homme d’expérience en ces matières, il n’avait jamais pu deviner que Gratienne était une fille adroite à concilier ses intérêts, ses plaisirs et ses besoins sentimentaux, et qui dissociait parfaitement ces trois termes. Elle aimait en M. Hervart l’amant sensuel, mais elle appréciait non moins en lui le fonctionnaire sérieux et riche. Car l’amour libre ressemble en cela aussi à l’amour légal que l’argent y réconforte le sentiment. Ainsi M. Hervart estimait Gratienne tantôt plus, tantôt moins, mais il l’aimait toujours également, n’ayant d’ailleurs à lui reprocher aucun manquement visible à leur contrat. Abandonner Gratienne le désolait, non point à cause du chagrin qu’il en éprouverait lui-même, mais à cause du chagrin qu’éprouverait certainement la jeune femme. Et puis, même quand il méprisait Gratienne, il tenait à son estime. Tout cela, cependant, s’arrangerait, pensait-il, car la situation était banale et de celles qui se dénouent nécessairement tous les jours.

« Dès que j’aurai possédé Rose, je ne penserai plus à Gratienne, cela est évident. Et puis, pourquoi rompre brutalement avec cette fille charmante ? J’entends bien ne pas la froisser. »

Au fond, ce qui continuait d’effrayer M. Hervart, c’était le mariage lui-même. Il sentait sous la douce jeune fille poindre le tyran qu’elles deviennent toutes.

« Elle m’aime, donc elle sera jalouse. Moi aussi, peut-être. Ou peut-être qu’en peu de jours elle me désobligera ? Lui plairai-je longtemps ? Elle m’aime, parce qu’elle ne connaît que moi. Je puis du moins, pendant les premiers mois, prévoir des exigences qui me seront douces, puis fatales… »

La santé de M. Hervart l’inquiétait parfois. Il se réveillait plus fatigué qu’il ne s’était couché. Le moindre froid l’agrippait à la gorge ou aux articulations. Enfin, il respirait mal et des vertiges le prenaient dès que l’heure d’un repas se trouvait retardée.

« Je suis fou. Me voilà en train de me marier à l’âge où les hommes sages commencent à se démarier. Bah ! Je suis malgré tout solide et je puis encore dompter une femme ! »

Il se rappela avec fierté son dernier entretien avec Gratienne, qu’il avait vaincue, annihilée, réduite en bouillie, cependant qu’allègrement, faisant le coq, il chantonnait et caressait par de douces paroles son heureuse victime.

« D’ailleurs, avec Rose, je serai le maître. Je serai pour elle l’homme et les hommes… Tiens, pourquoi donc Gratienne ne m’a-t-elle pas écrit depuis que je suis ici ? Ah ! Ah ! Mais je ne lui ai pas donné mon adresse ! »

Il trouva d’abord que c’était bien ainsi, puis il se fit des reproches, eut presque des remords. Alors, il rédigea vite une lettre assez tendre, demandant des nouvelles. Il y avait une boîte aux lettres, non loin, sur la route de Saint-Martin ; il descendit rapidement de sa chambre et y courut.

À son retour, il trouva Rose dans le jardin. Depuis leurs fiançailles, elle vivait dans un perpétuel sourire. Elle entrait naïvement dans sa destinée, ne soupçonnant plus aucun obstacle possible à son bonheur. En même temps, sans doute par instinctive coquetterie, elle était devenue, non pas plus réservée, mais moins prompte aux jeux habituels. Elle parlait beaucoup de son futur ménage, voyant déjà le meuble du salon, dont elle jugeait par les catalogues illustrés, la couleur des tapis et celle des rideaux. L’idée de ce mobilier navrait M. Hervart, qui goûtait les meubles anciens, les trouvailles heureuses et les mêlait sans vergogne à des façonnages pratiques établis sous sa direction. Ce matin, il supporta plus malaisément encore ces bavardages ménagers. Il s’ennuyait.

« Est-ce que je n’éprouverais pour elle, se demanda-t-il, qu’un amour tout charnel ? Si je ne vois pas en elle, en même temps que l’amante, l’épouse, la mère, la maîtresse de maison, à quoi bon me marier ? En ce cas Gratienne me suffit. Le mariage est délicieux quand on sort du collège. Où trouvera-t-on de plus heureux ménages que parmi les étudiants ? On vit l’un sur l’autre, l’un dans l’autre. La promiscuité paraît un enchantement. On fait connaissance avec le sexe adverse ; on se complète. Plus tard, tant d’intimité n’est déjà plus possible ; et plus tard encore, on se contente fort bien de visitations amoureuses, en attendant le moment où la solitude nous apporte les seules minutes de bonheur appréciable. »

M. Hervart ne donna pas de conclusion à sa méditation, et la matinée se passa ainsi, Rose choisissant dans l’idéal des papiers de tenture et Xavier philosophant en secret sur les ennuis du mariage.

Après déjeuner, une idée diabolique lui vint : Pourquoi ne prendrait-il pas une avance décisive sur ses droits conjugaux ? Le sang lui monta à la tête. Il haletait un peu en serrant Rose contre lui. Quand ils furent assis, ce fut d’abord, après des rebuffades, l’habituelle cérémonie. Elle laissait la main de son ami presser son sein nu, jouer dans les frisures de son aisselle, presser, à travers la robe, ses hanches. Leurs bouches, cependant, se baisaient, se mordaient, s’écrasaient, se buvaient. Après un moment d’accalmie, M. Hervart, à genoux maintenant, prit dans sa main un des pieds de Rose. Il en caressait la cheville et elle laissait faire. Il osa davantage, atteignit le mollet, puis le genou. Très émue, elle ne protestait pas encore, se bornant à murmurer :

— Xavier ! non ! non !

La force, pour se défendre mieux, lui manquait. Ce qui lui restait d’énergie se concentrait dans ses genoux qu’elle serrait fermement.

— Rose ! Rose ! murmurait à son tour M. Hervart.

La voix était si tendrement triste que les genoux se desserrèrent un peu, la main passa.

La main resta là, un bon moment, prise dans le doux étau.

— Rose ! Rose !

L’étau s’ouvrit encore une fois, et la main monta.

— Rose ! Rose !

Les genoux s’écartèrent tout à fait, et la main, d’un bond, arriva au but. L’étau maintenant s’ouvrait et se fermait à coup précipités. La main eut toute licence.

Il ne se passa rien de plus. M. Hervart n’osait pas. Cependant que, fort mal à l’aise, il déplorait sa vertu, Rose le câlinait et l’appelait vilain.

« C’est curieux, pensait-il, comme elles ont naturellement le même vocabulaire. »

Il avait honte. Rien ne rend honteux comme d’avoir manqué le but, quelle qu’en soit la cause.

Il dit un peu nerveusement :

— Marchons, voulez-vous ? Faisons quelque chose.

« Je suis idiot, songeait-il, le long de la route de Couville, où il y a des rochers, des digitales et quelques bruyères, parmi les bouleaux, car enfin, c’est ma femme… »

Les jours suivants, les mêmes jeux se renouvelèrent plusieurs fois, et toujours M. Hervart hésitait au moment décisif.

« D’ailleurs, se demandait-il, me laisserait-elle faire ? Je ne puis pourtant pas violer ma fiancée ? Je ne lui ai rien appris qu’elle ne connaisse. Si nous arrivions aux leçons inédites, comment prendrait-elle cela ?… »

Il continuait :

« Tristes plaisirs pour moi. J’en ai assez. Cela n’a été amusant que la première fois. »

Un soir enfin qu’ils étaient sortis seuls, ce qui n’arrivait jamais, il fut un peu plus hardi.

« Au moins la réciprocité, » se disait-il.

L’obscurité fit que Rose accueillit encore plus volontiers les caresses de son ami. Elle les attendait. Évidemment cette chose, qui avait paru si hardie à M. Hervart, lui semblait déjà toute naturelle…

« Bien plus naturelle peut-être que de me laisser toucher sa gorge ou l’envers de son épaule… »

M. Hervart osa donc demander davantage…

— Rose ! Rose !

Mais la main de la jeune fille recula. Rose, en étouffant un cri, se leva et dit :

— Rentrons.

Elle ajouta, l’instant d’après :

— C’est mal, Xavier, c’est mal. Respectez-moi.

« Quelle logique ! se disait M. Hervart. « Respectez-moi ! » Mais en effet, j’ai eu tort. C’est avec les jeunes filles surtout qu’il faut commencer par la fin. »

Le lendemain, ils se rencontrèrent de très bonne heure, et Rose, ne voulant rien entendre, ni même accorder un baiser amical, prononça l’arrêt qu’elle avait médité :

— Je suis fâchée. Si vous voulez que je vous pardonne, partez immédiatement et écrivez-moi d’ici huit jours que tout est prêt pour notre mariage. Je vous aime. Vous vous en apercevrez quand je serai votre femme, mais pas avant. J’ai bien voulu jouer avec vous, vous avez tenté d’en abuser. C’est mal. Allez. »

Il fallut partir, elle fut inflexible.

Quand M. Hervart monta dans l’express, à Sottevast, Rose pleurait. Elle lui avait pardonné, car elle l’aimait. Elle lui avait pardonné, car il obéissait.