Bibliothèque de l’Action française (p. 91-147).


DEUXIÈME PARTIE



À la fin d’août Gros-Jean revint chez lui un dimanche en compagnie d’Eusèbe Landry, « du troisième rang ». Il le connaissait un peu comme les campagnards se connaissent entre eux pour avoir jasé ensemble et s’être vus bien des fois.

C’était après la grand’messe, sur la place de l’église. Gros-Jean avait dit : « Viens-tu de mon côté ? » Et le veuf avait répondu : « J’irai bien faire un tour. »

— Tu te souviens d’Eusèbe Landry du troisième rang ? dit Gros-Jean à sa femme, en entrant.

Ils échangèrent des poignées de main. En apercevant Marie le nouveau venu dit :

— C’est ta grande fille ? J’ai su cela que tu avais une belle grande fille…

Il la regarda, réjoui, les yeux agrandis et brillants, comme quelqu’un qui vient de trouver l’objet rare qu’il cherchait. Il s’assit et regarda de nouveau Marie ; il la buvait des yeux. Et craignant de paraître trop osé, il ajouta, d’un air mystérieux, mais assez significatif :

— Quand ça fait huit ans qu’on est veuf, on peut bien regarder les filles !

— Vas-tu finir tes jours comme ça ? demanda Gros-Jean.

— Non, je pense pas. J’ai quasiment envie de me marier c’t-automne. Vivre seul c’est pas une vie, puis une maison sans femme ça marche pas. Dans les premiers temps je pouvais pas penser à prendre une autre femme ; les souvenirs étaient encore trop vivants. Mais aujourd’hui je me dis que les plus belles années de ma vie s’en vont et que je fais mal de m’ennuyer comme ça…

— Oui bien sûr que tu perds les plus belles années de ta vie…

— On va avoir une belle récolte. Le foin est en abondance. Les « patates » vont se vendre bon prix ; je vas en retirer gros d’argent… Oui je vas me marier c’te’automne.

Il regarda encore Marie. Les flammes d’autrefois se ravivèrent dans ses yeux. Il subissait comme jadis l’enchantement de l’amour. Et son regard était débordant d’honnête convoitise.

Il se leva et se retira en disant : « Je reviendrai. »

Les Dumont jetèrent sur leur fille des regards pleins de fierté. Eusèbe Landry était un veuf riche et considéré. Ne possédant qu’une instruction moyenne, il se faisant cependant remarquer par son jugement, son sens des affaires et son honnêteté à toute épreuve. Il était commissaire d’école, marguillier et la confiance qu’on avait en lui était profonde.

Craignant que Marie ne s’obstinât à refuser cette demande en mariage, la femme de Gros-Jean se mit tout de suite à dire ce qu’elle en pensait.

— « Un homme comme cela, ça se refuse pas ! Bon garçon, en moyens, ça possède une belle maison bien montée, une terre toute faite d’un bout à l’autre, c’est gréé d’animaux comme pas un dans la paroisse… Un veuf sans enfants c’est à considérer…

— Faut toujours bien qu’elle le trouve de son goût… murmura Gros-Jean sérieux et paternel.

— Oui, bien sûr, reprit-elle, il faut qu’elle le trouve de son goût. Mais il est pas déplaisant du tout. Rien que sa moustache qui est un peu grosse. En tout cas on peut dire que c’est un joli homme. »

Marie écoutait, toute troublée. Elle n’avait pas encore songé au mariage ; mais il ne lui était jamais venu à l’idée qu’elle pût aimer un autre homme que Jean Beaulieu. Et voilà que tout à coup la vie lui paraissait toute changée. Elle n’osait pas envisager cet avenir si mystérieux. Le veuf ne lui déplaisait pas. Il lui semblait qu’elle n’aurait près de lui ni crainte ni inquiétude. Elle avait éprouvé une grande confiance à mesure qu’elle le regardait tout à l’heure.

Son air grave promettait le calme et la paix : on devait respirer dans sa maison une atmosphère monacale, un peu comme dans le couvent où Marie avait été élevée.

Cependant, c’était Jean Beaulieu qu’elle aimait le plus, mais il était jeune il pouvait bien changer, et puis elle l’avait vu passer plusieurs fois avec sa cousine Rose-Alma, et cela ne lui avait pas plu…

Elle se sentait comme transportée dans un monde nouveau. Il ne lui était pas désagréable d’avoir si tôt la perspective d’une vie aisée, dépourvue des soucis matériels et libérée de l’obligation de travailler tous les jours sans espoir d’amasser du bien.

Elle était toute troublée, et sentait naître en elle une profonde inquiétude mêlée de bonheur.

Eusèbe Landry revint trois jours après, le soir, à l’heure des veillées.

Son cheval était noir comme du jais. L’attelage brillait et étincelait.

Lui-même était endimanché comme aux plus beaux jours de fête. Gros-Jean lui dit : « Mets ton cheval dedans, et donne-lui une brassée de foin »…

— Oui c’est correct, c’est correct ».

Ils s’assirent, ensemble, et parlèrent. Ils parlèrent du temps probable, du grain qui poussait à pleines clôtures, des « patates » qui s’annonçaient belles. Puis, sans plus tarder, le veuf, saisissant le moment où Marie vint s’asseoir avec eux, annonça qu’il était décidé à se marier. Alors, rougissant tout à coup, se serrant les mains avec nervosité, et jetant sur elle un regard suppliant, il murmura d’une voix pleine d’émotion : « Si la grande fille me trouve de son goût »…

Marie, toute tremblante comme une feuille au vent, le regarda longuement, puis baissa la tête.

Elle sentait ses yeux ardents attachés sur elle ; elle savait que c’étaient des yeux pleins de douceur, de bonté solide et profonde. À mesure qu’elle le regardait elle le trouvait plus beau, elle découvrait des raisons de l’aimer.

Il avait des cheveux épais, des épaules larges, l’attitude calme d’un homme sûr de lui. Son visage semblait d’abord sévère, mais quand le sourire relevait sa grosse moustache rousse, toute sa physionomie était transfigurée.

Puisque ses parents disaient que cet homme lui donnerait le bonheur, elle serait imprudente de ne pas écouter l’avis paternel. Au couvent, on lui avait maintes fois parlé de l’obéissance due aux parents. Cela lui porterait malheur de les contrarier. Et puis, elle était tentée par une multitude de choses nouvelles qui brillaient dans le lointain. Elle se vit devenue madame Landry, la femme d’un homme estimé, vivant dans une belle maison où il y avait beaucoup de vaisselle et de meubles. Elle avait tant souffert de la pauvreté de son père qu’elle ne pouvait se défendre d’un certain contentement à la pensée d’un avenir opulent.

Elle réfléchit longtemps. Les minutes parurent très longues. À la fin, elle releva ses beaux yeux et les fixa sur le veuf en souriant. Elle lui disait ainsi son amour neuf et vivant, son désir de lui appartenir à jamais.

Mais voyant qu’elle ne répondait pas, sa mère, pour apporter la certitude à celui qui l’implorait, affirma avec fermeté et douceur :

— Elle vous trouve de son goût, bien sûr qu’elle vous trouve de son goût ! Elle est trop gênée pour vous le dire !

Et Marie alors ajouta un faible « oui », qui fut l’engagement formel, l’irrévocable promesse.

— J’suis content, murmura-t-il. J’suis bien content ! Ce sera après les récoltes dans trois semaines. Je pourrai pas venir bien des fois parce que j’ai bien de la besogne. En tout cas c’est pas long trois semaines…

Et sa figure s’éclaira d’un immense sourire.

Il répéta encore, les yeux baissés et se tirant la moustache : J’suis content, j’suis bien content !

Puis revenant aux grandes préoccupations matérielles, il s’attarda à parler de sa terre, de ses vaches à lait, et du gros montant qu’elles lui rapportaient chaque année. Il dit qu’il avait déjà commencé ses travaux, qu’une partie de son foin était coupé et que deux de ses champs étaient rasés comme des moutons tondus de frais. Il parla aussi des arrangements, disant que sa nouvelle femme aurait, après qu’il serait mort, tout ce qu’il possédait, y compris les argents prêtés. Tout en parlant, il avait les yeux fixés sur Marie, et son amour grandissant s’exhalait ainsi, sans paroles, en des sous-entendus éloquents.

Il se leva pour partir. Avant de franchir le seuil de la porte, il enveloppa la jeune fille de ses yeux ardents.

Elle ressentit en son âme une ardeur inconnue, comme la fleur qui s’épanouit sous les feux du jour. Transportée dans un monde nouveau elle rêva d’un bien-être insoupçonné jusque-là.

Le temps des récoltes était arrivé avec son cortège d’occupations habituelles.

Les champs se peuplèrent d’hommes, de femmes et de jeunes filles, dont les robes claires flottaient au vent. On faucha d’abord le foin, puis le grain qui était mûr.

La faux mécanique, appelée moissonneuse, tirée par deux chevaux, faisait entendre dans toute la campagne ce bruit étrange, sec, strident, pareil à la voix d’innombrables grillons qui se répondraient dans l’herbe. Quelques moissonneuses, surnommées moissonneuses-lieuses, liaient le grain par gerbes en le coupant. Les gerbes tombaient une à une sur le sol. Les hommes les ramassaient et les plaçaient droites sur le champ par groupes de quatre ou cinq. Puis les femmes avec le râteau, venaient glaner les tiges restées à terre.

Enfin, quand le grain fut sec, on en remplit des charrettes traînées par de vigoureux chevaux, et les lourdes charges s’en allèrent vers les granges.

Les mêmes cris, les mêmes voix se firent souvent entendre. L’âcre parfum des moissons emplissait l’air — et des tiges dorées se balançaient le long des routes.

Puis le tumulte cessa. Les granges étaient pleines. Ce fut le temps où, las des travaux des champs, les habitants, assis le soir sur le seuil de leur porte, regardent doucement tomber la nuit…

La nouvelle du mariage se répandit avec rapidité.

Jean l’apprit à la porte de l’église où il s’attardait toujours le dimanche, après la messe.

On en parlait de groupe en groupe, et c’était la nouvelle du jour.

Il ne le crut pas tout d’abord. « Ce sont de faux bruits qui courent », se disait-il pour se rassurer. Mais il ne tarda pas à se convaincre que la nouvelle était vraie. Lisée, son frère dit qu’il l’avait apprise de Jos Dumont lui-même, et que le mariage se ferait dans quinze jours.

Ce fut pour Jean Beaulieu un coup mortel. Quelque chose s’était brisé en lui. Il ne pleura pas, mais un morne désespoir s’empara de son âme. Voilà que son rêve son beau rêve était détruit, tout d’un coup, comme cela, sans lui donner le temps de remédier à cette catastrophe…

Sa Marie, sa bien-aimée ne serait jamais à lui, elle allait devenir la femme d’un autre… Cette pensée l’étouffait le rendait fou ! La détresse lui courait dans le sang, la jalousie lui serrait la gorge. Il allait et venait avec son âme en deuil, et de sombres idées lui passaient dans l’esprit. La vie lui paraissait terne et vide. Que lui importait maintenant de cultiver, de travailler avec son père ? Il n’avait plus besoin non plus de se ramasser du bien. Non, bien sûr, il n’allait pas rester là, dans le même village, pour voir passer Marie au bras d’Eusèbe Landry. Joseph Blais et Baptiste Lemieux devaient partir pour le Massachuset : il partirait avec eux.

Il travaillerait, là-bas, dans les usines ou dans les mines, il ferait n’importe quoi, mais il fallait s’en aller au plus tôt. Plus il y songeait, plus il trouvait que c’était mieux de partir. Oh ! il ne lui en voulait pas à elle ! Il l’aimait trop pour lui en vouloir. Il l’aimait encore comme aux premiers jours. Il savait qu’il l’aimerait sans fin. Mais le mari, quand il le verrait à côté d’elle, bien sûr qu’il se mettrait à le détester terriblement ! Non, il ne pourrait jamais supporter de les voir sortir ensemble de l’église, tous les dimanches, et de les voir passer, bras dessus bras dessous, les jours de fête ! C’était mieux de partir, bien sûr que c’était mieux. Il n’avait pas de raison pour en vouloir à cet homme, mais il allait le haïr, ce serait plus fort que lui. C’était décidé. Il partirait la nuit, en cachette, et le lendemain il écrirait à son père pour lui expliquer la chose.

— « Ce sera dur pour le père, songea-t-il, lui qui aime tant sa terre. Il se fâchera. Mais, après tout, le mal n’est pas si grand, puisque la récolte est faite, et pour les autres années, Lisée sera devenu un homme capable de me remplacer ». C’était décidé. Il partirait la nuit suivante

Il se rendit au faubourg dans l’espoir de rencontrer ses futurs compagnons de voyage. Il les rejoignit à la porte d’un magasin où ils venaient d’acheter le linge qui leur manquait. Il fut convenu qu’on se réunirait en haut, sur les côtes, le lendemain à midi, et que l’on prendrait une voiture pour se faire conduire à la gare de Cacouna. De là on s’embarquerait pour les États.

Quand il revint du faubourg, le soir commençait à répandre sa langueur enveloppante L’ombre des toits et des arbres s’allongeait sur l’herbe des champs.

Jean s’en revint à petits pas, le cœur serré. Plus les heures passaient, plus son désespoir lui semblait accablant.

En passant devant la maison des Dumont il ralentit encore le pas, espérant apercevoir Marie une dernière fois. Il s’arrêta près de la barrière. La lampe était allumée dans la cuisine. Des ombres passaient près de la fenêtre. Il s’accouda sur la clôture et, comme un maraudeur, il guetta, épiant tous les bruits qui venaient de la maison. Si elle pouvait ouvrir la porte, s’il la voyait apparaître une dernière fois, en plein dans la lumière de la lampe ! Si elle venait s’appuyer à la fenêtre pour voir le temps qu’il faisait dehors ! Revoir au moins son visage à travers les vitres, quel rayon de soleil dans sa nuit !…

Mais non, rien. Elle n’ouvrit pas la porte, elle ne vint pas s’accouder à la fenêtre. Les ombres, seules, continuaient de passer entre les lueurs jaunes de la lampe. Il reprit tristement son chemin. La nuit achevait maintenant de tomber, il faisait presque noir. Dans les arbres du chemin, les nids gazouillaient et les feuilles que la bise agitait produisaient un murmure mélancolique…

Entre les frêles bouleaux habillés de blanc et les aulnes colorés comme de jeunes visages, la petite rivière coulait, claire et harmonieuse. Qu’elle était belle la petite rivière et que sa voix était pure !… Jean la regardait, l’écoutait avec admiration. Les souvenirs envahirent son âme et l’amertume lui fit monter des sanglots à la gorge…

Mais il les réprima. Il n’avait plus le temps de songer ; il fallait partir. Déjà l’ombre s’accentuait ; il fallait fuir bien avant le jour afin que personne ne puisse s’apercevoir de son départ et l’arrêter dans l’exécution de son projet. Non, il n’avait plus le temps de s’attarder !

Il monta avec précaution les marches du perron et leva du bout des doigts la « clanche » de la porte. La maison était plongée dans un profond silence. Nul bruit nulle part. Seule l’horloge comme un cœur fidèle, battait à coups réguliers.

Son linge était prêt. Il avait, le matin même, ramassé ses hardes, et en avait fait un paquet qu’il avait caché dans une armoire. Il alla le chercher à tâtons, sur la pointe des pieds. Si quelqu’un allait s’éveiller ! Si la mère, se levant, arrivait tout à coup devant lui, c’en serait fait de son départ ; il n’aurait plus le courage de s’en aller !…

Il écouta de nouveau. Tous dormaient d’un profond sommeil. Il jeta un dernier regard sur son lit dont il distinguait la forme, sur sa chaise, et sur le crucifix qui scintillait dans les ténèbres. Son cœur battait à se rompre. Il crut que des ombres mystérieuses que des fantômes, se dressaient devant lui pour l’empêcher de sortir. La sueur coulait sur son front. Il descendit l’escalier de bois, dont les planches étaient creusées par l’usure. Un petit jour filtrait par la fenêtre et tombait sur le portrait du grand’père accroché au mur, près de la porte. Il lui sembla que le portrait s’animait, que les yeux brillaient, que la bouche remuait. Il lui sembla que le grand-père, en courroux, lui disait de rester, de ne pas partir comme ça en déserteur… Un instant Jean s’arrêta, presque vaincu. Il fit un pas en arrière et s’approcha d’une chaise pour s’asseoir. Mais voici qu’il eut soudain la vision d’un couple sortant de l’église, de Marie passant au bras d’Eusèbe Landry… Effaré, il ouvrit la porte, et, son paquet sous le bras, haletant, les yeux fous, il se sauva dans la nuit…

Le mariage de Marie Dumont eut lieu à la date fixée, le dernier mardi de septembre.

C’était un de ces beaux jours d’automne qui ressemblent à l’été. Une brise tiède agitait les dernières plantes dans les champs jaunis et le soleil envoyait encore à la terre de chauds rayons, comme pour donner l’illusion du printemps à ces deux cœurs qui s’aimaient.

La noce se composait de douze voitures. Les harnais avaient été vernis, les chevaux finement brossés et les attelages brillaient de loin sur la route. Les curieux regardaient aux fenêtres. Comme toujours, les langues malignes jasèrent.

La grand’Louise, vieille fille sèche au nez crochu, en parla sur le seuil de sa porte avec sa voisine, la mère Durand :

— Y paraît qu’elle marie pas celui-là qu’elle aime. Elle aime le beau garçon à François Beaulieu, celui qui vient de partir pour les États. Elle sera pas heureuse, certain qu’elle sera pas heureuse ! C’est sa mère qui l’a forcée. On peut dire qu’elle a fait une belle affaire ! »

Ces deux voisines ne vivaient que de caquetages et leur amitié ne s’alimentait qu’à d’interminables discussions, sur le dos du prochain. Aussi, la mère Durand, heureuse de commencer sa journée avec un débat intéressant rétorqua de sa voix claire :

— Pas tant que ça, ma chère pas tant que ça ! Elle sera heureuse tant qu’elle voudra. Une femme est toujours heureuse avec un bon garçon qui est en moyens. Marguillier, commissaire d’école, pas laid avec ça une belle terre toute faite et des animaux plein l’étable, vous pensez que la petite Marie a fait un mauvais coup ? Vous perdez la tête, ma chère !

— Je perds pas la tête. Vous savez bien qu’il faut aimer pour se marier. Autrement c’est l’enfer…

— Qu’est-ce que vous en connaissez, chère voisine ? Voyez-vous la fumée qui s’en vient, qui s’en va ? L’amour c’est cela. Autant en emporte le vent ! La beauté ça donne pas à dîner. Puis l’amour y est toujours quand il y a les qualités. Je vous dis que la p’tite Marie sera heureuse.

La grand’Louise, impatientée, répliqua plus haut :

— Non, mais est-ce que ça vaut la peine de se marier pour comprendre les choses comme cela !

La controverse devenait acerbe. Mais le train du matin venait de faire entendre sa sirène. Les voitures passaient au trot, avec des voyageurs. Les deux femmes rentrèrent et mirent le nez à la fenêtre pour ne point perdre le plaisir d’examiner des figures étrangères.

Elles furent servies à souhait. Le train avait amené trois voyageurs de commerce, deux institutrices et une jeune modiste de Montréal qui venait voir des parents dans le « rang du Coteau des Érables ». Elle portait l’enseigne de sa profession par une toilette du dernier cri, et les deux commères avides de cancans, disaient derrière leur fenêtre :

— Qui ça peut bien être ? Qui ça peut bien être ?

Mais ces voyageurs et voyageuses n’étaient que des comparses survenus accidentellement : l’intérêt de la journée n’était pas là.

Les voitures de la noce filaient sur la route vers les « concessions » et les « rangs » de terre éloignés. Comme c’est la coutume à la campagne, les mariés se rendirent en visite chez les parents qui les avaient invités. Ils étaient attendus à toutes les portes et la mariée, si jeune, si fraîche, étouffait sous les baisers amis, baisers retentissants qui claquaient de tous côtés. L’époux s’écriait, de temps à autre : « C’est mon tour ! » Et il en prenait sa large part, tout en y mettant une certaine discrétion.

Dans toutes les maisons, on offrit du vin, du gâteau et mille sucreries. Chez Joseph Labrie, qui se relevait à peine du désastre d’un récent incendie, les libations se modérèrent, à la grande satisfaction de la mère Gros-Jean qui connaissait les effets du vin sur la tête de son mari, en semblable occurrence.

Quand on revint à la maison pour le repas des noces il y avait trente convives ; les places manquaient à table. Et il en vint encore deux autres qu’on n’attendait pas. C’était Lisée Lafortune de Saint-Jean de Dieu accompagné de sa fille Élise maîtresse d’école du faubourg. Ils furent reçus avec joie. C’était un farceur renommé ce Lisée Lafortune ; quand il était là on s’amusait toujours beaucoup.

— Je viens pas pour manger, dit-il, je viens pour boire !…

— Tu feras les deux, lui répondit Gros-Jean, en l’amenant à table. Les convives, quand ils furent assis se touchaient des épaules.

— Tassez-vous ! J’ai pas de place.

— Pousse-toi ! Pousse-toi ! criaient les invités. Et les rires sonores accompagnaient ces exclamations.

La femme de Gros-Jean dit en riant que c’était une bonne chose d’être tassés comme cela, que ça forçait les hommes à se tenir droits… Et elle lança un regard sévère à son mari dont le visage devenait de plus en plus rubicond. Enfin, coude contre coude, on mangea avec appétit.

L’air pur des montagnes et la randonnée en voiture avaient stimulé les estomacs. On était d’humeur agréable. Les jeunes souriaient, insouciants, et les vieux, oubliant leurs soucis, riaient comme au temps de leur jeunesse.

Les plats furent nombreux.

Il n’y avait pas de ces mets savants qu’on trouve dans les hôtels à la mode, mais le repas était composé de cette nourriture simple et substantielle des campagnes canadiennes. Rôtis de lard et de poulet, ragoûts à la sauce brune, pâtés à la viande, tartes aux confitures et gâteaux. Le tout mouillé d’un certain vin rouge très capiteux acheté chez un marchand de Rivière-du-Loup.

Il y avait aussi de souples croquignoles ainsi qu’un énorme gâteau de noces, confectionné et orné par la meilleure cuisinière du village.

Lisée Lafortune mangea avec un appétit sans précédent. On ne cessait pas de renouveler ses provisions, et chaque fois qu’on remplissait son assiette, il disait : « Tout ça, c’est pour des estomacs de demoiselle ! Ces gaillards-là veulent me faire crever de faim ! » Un immense éclat de rire répondait à ces grosses boutades.

Gros-Jean riait de bon cœur. Il avait le visage illuminé.

Quand le repas tira sur la fin, on se mit à réclamer des chansons. Il est de coutume que ceux qui ont un peu de voix se fassent entendre à la fin des repas de noces. Ceux qui avaient l’habitude de chanter furent réclamés tour à tour, en commençant par les femmes.

Ce fut d’abord la femme de Gros-Jean dont la voix était agréable et forte. Elle chanta une chanson comique où le mariage était ridiculisé. Le refrain était le suivant, à rimes très libres :

« Là-haut sur la montagne
J’ai t’entendu chanter,
J’ai t’entendu le rossignol
Qui disait dans son langage :
— Mon Dieu, mon Dieu, qu’les filles sont folles
De s’y mettre en ménage !… »

On s’amusa beaucoup de ce refrain et on voulut qu’elle chantât autre chose ; mais elle s’en défendit en disant que c’était le tour des jeunes. Elle retourna à sa cuisine où la viande mijotait sur le feu. L’odeur des rôtis succulents se répandait par toute la maison. La cuisine débordait de plats, de chaudrons et de victuailles. Les femmes allaient et venaient autour des tables, la sueur au front, les yeux brillants et l’air satisfait. Le bruit clair de la vaisselle se mêlait aux rires et aux chants.

Élise Lafortune, la maîtresse d’école, chanta deux romances apprises dans les chansonniers français.

C’était une brune au teint mat, pas jolie, mais ayant de belles manières et des airs de grande dame. Elle avait, dans les campagnes, une certaine renommée de musicienne. Elle chantait un peu comme les artistes des villes, d’une voix soutenue et tremblante ; et sa voix était douce et impressionnante. Elle fit entendre d’abord la chanson de Colette

« On dit que le mariage
Est le tombeau de l’amour,
Que jamais dans le ménage
On ne coule d’heureux jours.
Mais depuis que de Colette
L’amour m’a rendu vainqueur,
J’ai gravé sur ma houlette :
Jours fortunés pour mon cœur.

Dans notre petit ménage,
Point de bruit, point de fracas,
Et jamais le voisinage
Ne se plaint de nos débats.
Si quelque léger grabuge
Vient par quelque contretemps,

Nous prenons l’amour pour juge
Et nous payons les dépens…

Quand le soir après l’ouvrage,
L’esprit rêveur, tracassé,
Je traîne à peine au village
Mon pauvre corps harassé,
Je reçois de ma Colette
Les soins les plus empressés,
Dans mes bras elle se jette,
Et tous mes maux sont passés.

L’austère philosophie
Nous enseigne bien à tort,
Qu’on ne peut dans cette vie
Se promettre un heureux sort.
Raisonneurs à l’aveuglette
Revenez de votre erreur,
Trouvez une autre Colette
Et vous aurez le bonheur !…

L’assistance ayant demandé un autre air, elle donna ensuite « La chanson de Jeannette » dans laquelle une jeune paysanne parle de la passion qu’elle éprouve pour son ami. Tous écoutèrent dans un silence parfait les phrases délicates où s’exhale un amour ardent et tendre. Et l’institutrice, fière de son succès, prenait une voix de plus en plus émouvante :


Sitôt que je me lève,
Je pense à mon ami ;
C’est la fin de mon rêve
Car je rêvais de lui.
C’est pour lui que je peigne
Et frise mes cheveux,
Et lorsqu’il me dédaigne,
Il fait pleurer mes yeux.

Ah ! Dieu sait que je l’aime
Invariablement,
Et j’en suis toute blême
D’y penser seulement.

Pour lui seul je m’habille,
Propre comme un bijou,
Et c’est pour lui que brille
La croix d’or à mon cou ;
C’est pour lui que j’achète
De jolis tabliers,
Et que les jours de fête
Je mets de beaux souliers…

Ah ! Dieu sait que je l’aime
Invariablement,
Et j’en suis toute blême
D’y penser seulement.


Quoiqu’étant du village,
Il a si bon maintien,
Un si riant visage,
Un si doux entretien !
Sa main carrée et rousse
Au besoin vous défend ;
Mais il a la voix douce
Et les yeux d’un enfant !…

Ah ! Dieu sait que je l’aime
Invariablement,
Et j’en suis toute blême
D’y penser seulement.

En semaine à la lune,
Le dimanche au soleil,
Quelle bonne fortune,
Quel amour sans pareil !
Nous nous parlons ensemble

Sans rien dire souvent,
Sous la feuille qui tremble
Au caprice du vent…
Ah ! Dieu sait que je l’aime
Invariablement,
Et j’en suis toute blême
D’y penser seulement.


Marie écoutant en silence, vit paraître devant elle, au fond de son âme troublée, toutes les visions du passé. Instinctivement et malgré elle, elle revit Jean Beaulieu au visage si doux, à la voix d’enfant. Elle le revit tel qu’elle le voyait jadis ; jeune, souriant et rêveur. Elle se rappela leurs promenades paisibles dans les petits sentiers, le long des chemins perdus, entre les arbres aux lourdes branches, frissonnantes et embaumées.

Une grande émotion l’étreignit. Son cœur se serra à la pensée qu’en ce moment il errait sur quelque route inconnue, seul dans la nuit. Il était parti pour les États depuis deux jours. Et il s’en allait ce soir, plus triste que les autres soirs, avec son chagrin au fond du cœur, pleurant peut-être silencieusement.

Cette vision lui fit peur.

Elle leva les yeux et vit que son mari la regardait avec douceur. Alors elle chassa ces pensées qui lui parurent sacrilèges.

C’était mal, bien sûr, c’était méchant de revenir ainsi vers le passé. Maintenant qu’elle aimait Eusèbe Landry, qu’elle était devenue sa femme, elle ne devait pas songer aux anciens jours. Cela, d’ailleurs, était déjà éloigné, à demi effacé ; cela lui paraissait lointain, imprécis comme un rayon de soleil entrevu dans le brouillard.

L’ombre descendait peu à peu derrière les vitres des fenêtres. Elle jeta un regard au dehors, et des frissons passèrent encore sur elle à la vue des ténèbres profondes, des mystérieux lointains, vers lesquels Jean Beaulieu s’en allait, triste, le désespoir dans le cœur.

Mais les chansons continuaient toujours, et la gaieté avec elles.

Elle regarda de nouveau son mari.

Il tenait ses yeux attachés sur elle, et sa tendresse l’entourait, l’enveloppait… Elle se rapprocha de lui, et la joie revint dans son cœur confiant.

Les convives causaient bruyamment. Lisée Lafortune, devenant de plus en plus gai, se leva, un verre à la main, pour fredonner des airs bachiques. Mais les couplets finissaient en bredouillements.

Encore un p’tit verre de vin
Encore un p’tit verre de vin
Pour me mettre en trime,
Encore un p’tit verre de vin
Pour me mettre en train !…

Il avait des hésitations, une voix chevrotante qu’il exagérait encore pour faire rire, et l’air grotesque qu’il prenait le faisait ressembler à un affreux bouffon. Il devenait tout à coup sérieux et se remettait à chanter :


Prendre un p’tit coup c’est agréable,
Prendre un p’tit coup c’est doux !
Prendre un gros coup, ça rend l’esprit malade
Prendre un p’tit coup c’est agréable,
Prendre un p’tit coup c’est doux !…


Il finissait dans des contorsions et des grimaces qui déclenchaient une gaîté folle.

Antoine Beaudoin, le violoneux, arriva à huit heures. Il venait de l’extrémité du « cinquième rang » et il paraissait avoir le frisson. Il se secouait, se frottait les mains comme un homme qui grelotte.

« Il fait un vent d’hiver sur les hauteurs ! » dit-il. Et il continuait à frissonner. Ces airs frileux ne trompaient personne : une bonne rasade allait le réchauffer, il ne demandait pas autre chose.

Aussi Gros-Jean le servit-il copieusement. Il s’assit sur une chaise de bois, se passa un mouchoir autour du cou, et quand il eut commencé à jouer, les couples se mirent à danser. Les hommes dansaient avec leurs femmes et les garçons avec leurs « blondes »

La sauterie avait attiré des amateurs de tout le voisinage ; les hôtes les plus inattendus se pressaient dans la salle.

Un nommé Brisebois arrivant des États conduisait la danse d’une voix de tonnerre. Il avait appris cela dans les dancings, à Wonsocket. Habillé à la dernière mode, rasé de frais et parfumé, il gesticulait comme un pantin. Quoique ses termes de commandement fussent en anglais, tous semblaient le comprendre.

Quand il criait « Swing your partner ! » un seul couple tournait. Quand sa voix formidable disait « Swing all around ! » ou « All swing ! » tous les couples évoluaient dans un immense tournoiement avec un ensemble merveilleux. Parfois il disait plus fort encore : « All balance ! » Alors, les danseurs partaient en se balançant, faisant le tour de la pièce et revenant toujours au même endroit.

Ces danses s’appelaient « Quadrilles et cotillons ».

Les rires de ceux qui ne dansaient pas se mêlaient à ce vacarme. La gaieté brillait sur tous les visages, et parfois, les couples tournaient avec tant d’ardeur que la maison en était ébranlée.

Plusieurs jeunes femmes avaient amené leurs bébés qui reposaient pêle-mêle, dans les chambres, sur les lits. Parfois, un cri d’enfant se faisait entendre. Les mères qui étaient assises accouraient à la hâte, et quand l’enfant était calmé elles revenaient jouir du coup d’œil.

Le tumulte était grand et la chaleur augmentait, mais la plupart des couples ne s’en souciaient guère. Danser était l’unique préoccupation. Quand il arrivait de nouveaux danseurs on souhaitait la bienvenue à ces survenants. « V’la des survenants ! Venez danser avec nous », et la danse reprenait de plus belle.

Antoine Beaudoin, suant à grosses gouttes, jouait avec rage en frappant du pied avec mesure. Tous les airs sautillants des quadrilles passaient sous son archet. C’était harmonieux, malgré mille sons discordants. C’était l’âme de la race qui s’exhalait dans cette gaîté douce, cette gaîté robuste que ni le travail ni la rude vie ne peuvent assombrir. C’est l’âme des aïeux qui chante dans les violons, les soirs des noces, quand on danse à la lampe… C’est elle, l’âme ancienne, qui sourit aux épousailles, elle qui bénit les espérances et veille sur les divines promesses des enfants blonds dans les foyers reconstitués ! C’est l’âme des aïeux qui, voyant qu’elle va continuer de survivre, chante dans les violons, les soirs des noces…

Il était trois heures du matin quand Eusèbe Landry fit monter sa femme dans sa voiture pour regagner son logis. Il la souleva sans peine à bras tendus et la trouva légère comme une enfant. Il s’assit près d’elle, prit les guides de la main droite, et, de son bras gauche, l’enlaça avec tendresse, l’attirant à lui dans une étreinte aussi forte que douce. Ils firent, en silence, serrés l’un contre l’autre, le long trajet qui les séparait de leur demeure. Il ne faisait pas jour encore, mais la nuit était claire et l’on voyait de loin la route comme une traînée pâle dans le vert sombre des terres. Une vapeur transparente, légère comme un voile, recouvrait les collines et les monts. L’immobilité de la nuit donnait un air fantastique aux lignes des lointaines forêts, véritable mur crénelé, inébranlable malgré les plus violentes tempêtes. D’abord, ce fut un grand silence ce silence infini des nuits où la vie elle-même sommeille. Mais le voile se dissipa et peu à peu les campagnes s’éveillèrent. Les coqs chantaient, les portes grinçaient, et dans les étables on entendait les chevaux hennir et les vaches tirer leur chaîne.

La voiture qui gravit la « côte grise », coupée par le chemin du roi, prit tout à coup une courbe à gauche, et Marie aperçut, tout près, se détachant sur le vert d’un massif de saules et de frêles érables, une maison blanche à toit pointu, haute et large, ayant presque l’air d’un manoir. Elle y venait pour la première fois, quelque invraisemblable que cela puisse paraître. Son mari avait voulu lui réserver toutes les surprises agréables pour ce jour heureux.

Une lueur rose annonçait à l’horizon la venue du matin. Derrière la maison, dans le poulailler clos, les coqs commençaient à chanter. Et la vieille demeure, où plusieurs générations avaient passé, semblait s’éveiller d’un long sommeil. Les fenêtres avaient l’air de sourire. Et du fond de cet ancien foyer l’âme des aïeux palpitait d’une vie nouvelle et semblait dire « Viens, ô jeune femme, continuer notre simple existence et prendre place dans notre maison ! Tu porteras le fruit de nos anciens rêves, la récompense de nos travaux ; tu seras la fleur de notre jardin, tu seras la joie de notre vie transfigurée. ! »

Le cheval s’arrêta juste au seuil de la porte.

— Nous v’la rendus femme ! dit Eusèbe Landry. Et toute sa tendresse s’exhala dans un baiser de bienvenue.