Bibliothèque de l’Action française (p. 7-89).


PREMIÈRE PARTIE



UN CŒUR FIDÈLE


— Demain, mes enfants, on laboure la terre d’en haut, près de la rivière Beaugirard. Vous attellerez la Grise ; on partira matin.

Tout en parlant, le père François Beaulieu, grand homme sec au visage flétri, ôtait ses bottes de cuir et les plaçait près du poêle dont la flamme s’éteignait.

Il venait de rentrer des champs avec ses deux fils, et la mère leur avait servi à souper. Le thé-pot brun, en grès, de forme rebondie, fumait encore sur la table recouverte d’une toile cirée aux dessins verts.

Entre la table et le poêle se trouvait la huche sur laquelle les casseroles à pâtes, rangées et couvertes d’une nappe très propre, laissaient saillir la rondeur des miches qui levaient pour la cuite du lendemain.

La mère Beaulieu était une petite femme dans la cinquantaine, légère et vive, aux yeux d’un bleu si clair qu’ils faisaient penser à un coin du ciel après la pluie. Ses manches étaient retroussées sur ses bras rouges, et sur son front perlaient les gouttes de sueur.

Elle songeait au temps qu’il ferait pour mettre le pain au four dès la première aube. Elle s’approcha de la fenêtre et regarda au dehors. Ce n’était pas la nuit et ce n’était plus le jour. Les plaines, encore engourdies dans la rigide immobilité de l’hiver, dormaient entre les arbres sans feuilles, pareils à des squelettes. Ça et là, des pièces de terre labourée, à peine visibles dans l’ombre, ressemblaient à des lacs aux vagues figées par le froid.

— C’est mon idée qu’il va faire beau demain, dit-elle.

— Il a venté « soroit » aujourd’hui ; c’est bon signe, reprit l’homme.

Neuf heures sonnèrent à la vieille horloge, qui trônait au fond de la cuisine, sur une tablette ornée de papier à jour. À côté était la croix de bois noir.

C’était l’heure de la prière. Ils se mirent tous à genoux, appuyés qui sur des chaises qui sur la table, et ils dirent ensemble, à haute voix, Notre Père, Je vous salue Marie, Je Crois en Dieu, et les Commandements. Puis le père ajouta d’une voix plus forte :

— Une dizaine de chapelet pour notre semence.

Alors ils prièrent avec plus d’ardeur. Leurs yeux suppliants disaient :

— « Seigneur, bénissez le travail de nos mains ; Seigneur, nous avons confiance en vous ! Donnez-nous de la grosse avoine pliant sous son poids, de l’orge haute et drue, du sarrasin bien venu et du foin à charrettes pleines, qui déborde de nos granges. Seigneur, nous avons confiance en vous, Seigneur, bénissez-nous ! »

Ensuite, ils se mirent en devoir d’aller dormir, et se couchèrent sans rien dire, avec leur lenteur accoutumée, en songeant au travail qu’ils feraient le lendemain sur leur terre d’en haut, près de la rivière Beaugirard.

La mère fit comme d’habitude le tour de la maison. Elle regarda le poulailler et les bâtiments voisins pour s’assurer que les portes étaient bien closes. Au ciel silencieux, de rares étoiles brillaient. Elle se dit une deuxième fois qu’il ferait beau temps. Puis elle songea à ses fils dont elle était fière. Vaillants et tenaces à l’ouvrage, ils ne parlaient pas, comme ceux de la mère Duclos, de partir pour les États. Une femme qui a du cœur n’aime pas voir partir ses garçons pour aller si loin. C’est naturel chez une mère de vouloir garder ses enfants auprès d’elle, surtout quand il y a grand de terre et que le père commence à se faire vieux…

Elle ferma la porte, tourna le verrou, et, avant de regagner son lit dans la mansarde, elle jeta un regard satisfait sur la pâte qui se gonflait dans les casseroles. Puis, elle sourit de ce sourire fin qui exprimait son contentement.

Les Beaulieu habitaient une ancienne maison grise, près d’une rivière qui coulait en cascade, dans les roches.

Cette maison, vieille de plus d’un demi-siècle, et construite par un vieux notaire très riche, avait grand air. À toit pointu, surmontée de deux hautes cheminées, entourée d’une solide « galerie » à feston, elle était une des plus belles maisons du hameau. Mais elle paraissait délabrée. Comme à une jolie femme dont la toilette n’est pas faite, il manquait quelque chose à sa grâce : on eut dit une beauté négligée, en plein sommeil.

Les Beaulieu n’avaient pas songé à la faire restaurer, car dans ce temps là, il fallait peiner dur et bien calculer pour payer les termes qui restaient dus sur la terre.

D’un côté était la rivière, de l’autre, les dépendances, et, attenant à la maison, c’était le jardin, jardin touffu, encerclé par les ronces, débordant de roses jaunes et de cerises de France.

Petit jardin charmeur, souriant de toutes ses roses, tressaillant de toutes ses cerises, il était comme un jardin enchanté devant lequel les enfants s’arrêtaient, paralysés d’admiration et de convoitise.

La maison, à l’intérieur, était immense. Deux salons se suivaient, séparés par une porte en forme d’arche. La cuisine avait quatre larges fenêtres à carreaux et un foyer de briques rouges qui composait à lui seul presque tout le mur du fond. Un air de véritable antiquité se dégageait de cette pièce. Sauf le poêle à la dernière mode, orné de nickel brillant, tous les meubles attestaient, par la forme et par l’usure, la simplicité d’autrefois. Un long banc de bois brut, dont les nœuds ressortaient, achevait ses jours près de la fenêtre qui donnait sur le jardin. La table était grande, épaisse et lourde, les chaises vieilles et difformes. Et quand, le soir, à la lumière d’une lampe à l’huile, le père Beaulieu faisait cuire, dans le chaudron noir du foyer, les pommes de terre destinées à la nourriture des porcs, une odeur âcre se répandait par toute la maison. Et ceux qui pénétraient dans cette ancienne demeure ne pouvaient s’empêcher de songer à ces temps lointains où les premiers colons du Canada, penchés sur le poêle, allumaient leur pipe avec un tison.

Le lendemain, au petit jour, le père Beaulieu et ses deux fils s’en allèrent en voiture à leur terre d’en haut près de la rivière Beaugirard.

C’était sur une côte, bien au-dessus du niveau de la mer. Il fallait d’abord gravir une montée tortueuse, serpentant sur le flanc d’une colline très élevée, de laquelle on voyait les flots du large, et les petites îles qui émaillaient la nappe azurée comme des fleurs d’ombre. À mesure qu’on avançait dans ce chemin, le panorama se précisait, s’élargissait. Les prairies qui longeaient le fleuve et dans lesquelles on menait paître les vaches, apparaissaient bizarres, étranges, avec leur terre vaseuse et leurs jeunes herbes luisantes. Au fond, on distinguait les côtes effacées du Nord ainsi que l’embouchure du Saguenay, et les hautes crêtes de Tadoussac ; sur le bleu de la mer, se balançait parfois, gracieuse, immaculée, la blanche voile d’un pêcheur.

Mais ce n’était pas encore l’été ; une bise froide fouettait le visage des laboureurs. L’herbe commençait seulement à poindre et la terre n’avait pas perdu sa morne physionomie des mois de repos et de silence.

François Beaulieu plissa le front, repris d’un de ces accès de tristesse dont il était coutumier. Il était porté au découragement et voyait toujours les choses du mauvais côté. Son visage, marqué de longues rides, était sillonné en tout sens comme un champ labouré. Il avait toujours l’air fatigué et ses yeux avaient une expression de pessimisme qui ne changeait presque jamais.

La terre, encore dure, se livrait mal au soc de la charrue ; elle roulait en vagues cassées comme la mer aux jours de tempête.

— Si j’avais labouré cela à l’automne, dit-il, bien sûr que j’aurais mieux fait ! La récolte serait double ; ici, c’est le meilleur de ma terre.

Les jeunes gens ne dirent rien. Ils connaissaient ce penchant de leur père et ne faisaient pas attention à son air bourru. En face de la jeunesse que valent les plaintes ? La jeunesse croit toujours aux moissons éternelles.

Le champ s’ouvrir, les sillons s’alignèrent. Quand le cheval s’arrêtait, essoufflé, un Avance ! ou un Marche ! formidable lui faisait accélérer le pas. Des amas de feuilles mouillées, apportées des forêts voisines par le vent, se collaient aux pieds des laboureurs avec des mottes de terre ; mais le vent devenait moins violent, et vers midi un soleil de printemps apparut sur la plaine.

Et l’Angélus sonna. Ils s’assirent alors sur une roche pour manger. Lisée, le plus jeune, alla chercher, dans la charrette, les provisions que la mère avait enveloppées dans un linge de toile. C’était du gros lard bien cuit, des tartes sucrées et du pain. Mais il manquait le breuvage. Jean, se chargea de remplir la cruche à la rivière Beaugirard.

Jean Beaulieu avait dix-huit ans. C’était un beau jeune homme, trapu, de corpulence un peu lourde ; mais ses yeux très doux souriaient toujours, encadrés d’un visage rose à l’expression enfantine. Sa voix était légère, ses gestes délicats, et sa conception des choses dénotait une âme exceptionnellement belle et noble comme on en rencontre parfois chez les paysans.

Il connaissait la rivière dans tous ses méandres. Il y avait chassé le canard avec des camarades ; sur ces bords escarpés, il tendait, l’hiver, des pièges aux lièvres. Sans savoir pourquoi et sans même avoir cherché à définir ce sentiment, il avait un attachement singulier pour cette petite rivière à laquelle ses souvenirs d’enfance étaient liés. Tout bambin, il y jetait des petites branches cassées qu’il se figurait être des bateaux, et dont il suivait la marche périlleuse dans l’écume qui tourbillonnait jusque sur les bords. Plus tard, il y poursuivit le canard sauvage à tête verte, et parfois même le petit aigle gris, surnommé « Mangeur de poules ». Puis, s’enhardissant, voulant connaître des points plus périlleux, il monta dans la vieille chaloupe qui se balançait au bout d’une corde, plus loin, près de la mer. Il fut bientôt, comme tous les fils d’habitants qui vivent près du fleuve, un marin en herbe, un coureur de grèves et un pilleur d’îles, capable de faire face aux gros vents avec la voile et l’aviron. Il éprouvait un grand plaisir, quand, les travaux de la terre finis, il se laissait aller dans son embarcation au gré du courant, sur l’eau claire dans laquelle les îles vertes allongeaient leurs mirages en arcs-en-ciel, où les alouettes au col d’argent passaient en jetant leur cri plaintif. Il rencontrait souvent au large les fils des fermiers voisins, allant comme lui à la chasse ou à la pêche. Ils revenaient alors ensemble, les chaloupes se suivant. Souvent, ils ne rentraient qu’à la nuit tombante et Jean chantait toujours la même chanson, traduction populaire d’une vieille romance anglaise, dont le refrain était :

« Oui, oui, ma bien-aimée
Avec beaucoup d’amour,
Je t’attendrai toujours


Là-bas, à l’ombre du vieux pommier !… »

Parfois, la lune paraissait entre les arbres, et faisait sur l’eau de la rivière des dessins argentés. Sans savoir pourquoi, Jean Beaulieu flânait souvent ces soirs-là, près de l’eau lumineuse sous les reflets de la lune. Et son cœur joyeux chantait comme la rivière harmonieuse. Il était à l’âge des pensées ardentes, des rêves indéfinis, des bras ouverts dans l’ombre de la nuit, à l’âge où l’âme, heureuse et torturée, se sent prise du divin mal d’aimer. Et ses pensées s’en allaient vers une fille brune aux grands yeux noirs : Marie Dumont, la fille de leur voisin, Gros Jean Dumont.

Du plus loin qu’il pouvait se souvenir, cette Marie Dumont était dans sa mémoire. Pendant des années ils s’en allèrent à l’école ensemble, puis ils se rendirent au Catéchisme pour faire leur première Communion.

Le matin du grand jour, comme il l’avait trouvée belle dans sa robe blanche, avec ses mains jointes et ses yeux baissés ! À l’église cette vision troublait ses prières ; il regardait toujours de son côté. Parfois il avait honte d’être ainsi distrait, il se redressait et fermait les yeux pour se recueillir mais un pouvoir magique lui faisait relever la tête. Il regardait toujours le groupe des filles pour voir parmi ses compagnes, Marie Dumont en robe blanche. Elle n’était pas indifférente non plus, et le regardait souvent avec un sourire.

À mesure qu’il y songeait, il se sentait envahi par une foule de souvenirs. Il se rappelait qu’en s’en allant en classe il cueillait pour elle dans le foin qui borde la route, les premières fraises mûres et les premières framboises. Avec quel plaisir elle les dévorait et avec quelle joie il les lui donnait ! Mais ce qu’elle préférait c’était la mûre tendre et juteuse qui se cache dans la fraîcheur de l’herbe, sur le rebord des fossés. Il en cherchait parfois très longtemps, si bien qu’il s’enfonçait dans le ravin et qu’on ne le voyait plus. Tout à coup, émergeant des buissons, il accourait en criant : « Me v’là riche ! » Il s’approchait d’elle, elle ouvrait la bouche, et les fruits savoureux étaient engloutis, laissant sur les doigts du garçon des marques rouges comme du sang frais.

Mais l’idylle était entrecoupée d’impressions tragiques. Tous les enfants connaissaient la « Maison Condamnée ». Comme elle était encore vivante dans la mémoire de Jean ! Elle se trouvait sur le chemin de l’école, à la troisième terre en haut de chez Gros-Jean Dumont. Abandonnée déjà depuis plusieurs années par une famille qui partit pour les États, c’était une vieille maison, triste, enfouie dans un silence de mort. Grise et sombre, courbée, chancelante, avec des planches inégales clouées en travers des fenêtres, elle était sinistre et troublait l’imagination des enfants. Son petit jardin, carré et touffu, fleurissait encore tous les printemps. Les saules se couvraient de longues feuilles vertes, les roses débordaient par dessus la clôture, et les cerisiers, pour rejoindre les rayons du soleil, se dressaient hardiment dans un épais fouillis d’herbes sauvages.

De sombres histoires se rattachaient aux annales de cette maison. Des passants prétendaient avoir vu un fantôme blanc, dans le jardin, durant les nuits noires. D’autres affirmaient qu’une lumière tremblotait dans une fenêtre, tous les soirs, à la même heure. Et ces légendes faisaient peur aux enfants, surtout aux petites filles. Elles prenaient toutes un air apeuré et couraient en passant devant la « Maison condamnée ». Seuls les plus grands garçons s’enhardissaient jusqu’à regarder par les fenêtres. Ils avaient parfois l’audace de pénétrer dans le jardin. Comme rien de suspect ne se présentait, quelques-uns finirent par s’y rendre chaque jour pour cueillir les cerises qui étaient mûres. La cueillette était toujours longue et difficile. Ils arrivaient trop tard en classe et se voyaient mis en pénitence. Mais aucune des petites filles ne voulut jamais se rendre près des murs de la maison condamnée. Et parmi elles c’était Marie Dumont qui manifestait les plus grandes appréhensions. Elle tremblait de tous ses membres quand son frère Joseph, laid et taquin, s’ingéniant à lui faire peur, criait, tout à coup, en s’approchant de la « Maison Condamnée » : « Un fantôme les p’tites filles, un fantôme ! » Paralysée à demi par l’épouvante, la fillette restait clouée sur place, les jambes engourdies. Alors, Jean, se séparant de ses camarades, venait à son secours. Il la prenait par la main, l’encourageait, l’entraînait doucement et finissait par la rassurer.

— Regarde, regarde, disait-il, tu vois bien, y a pas un chat ! Elle franchissait toujours avec lui le bout de chemin dangereux, mais il ne réussit pas à la convaincre de l’inexistence du fantôme. Elle fermait les yeux, craignant toujours de voir apparaître l’ombre fatale, du côté de la maison abandonnée.

La peur de la fillette faisait naître dans le cœur du garçonnet une grande pitié, et déjà une amitié tendre s’établissait entre eux. Elle, si frêle cherchait instinctivement en lui la protection que toute femme demande un jour à celui qu’elle aime. Lui, fier du secours qu’elle lui demandait, éprouvait une joie profonde à la protéger, à tenir dans sa main robuste la petite main tiède et tremblante qu’elle lui abandonnait avec une entière confiance.

Mais, en grandissant, Marie sentit s’évanouir peu à peu la crainte du fantôme, et le jour vint bien vite où Jean ne tint plus la main de la jeune fille au passage de la « Maison Condamnée. »

Un oncle de Marie, chanoine du diocèse de Québec, ancien curé de Cacouna offrit de la mettre au couvent de cette paroisse, tenu par les Sœurs Grises.

Son père la conduisit lui-même en voiture, sa valise attachée avec soin en arrière du « quatre-roues ».

Le premier soir, se trouvant tout à fait dépaysée, se voyant seule parmi toutes ces personnes étrangères elle eut une folle envie de pleurer. Mais les religieuses étaient bonnes et dévouées, quoique sévères sur les points du règlement. Elle s’intéressa bientôt à sa nouvelle vie ; elle se fit chez les pensionnaires des amies avec lesquelles elle passait toutes ses récréations. Et la vie fut ainsi toute changée pour elle.

Mais le cœur lui battit de joie quand elle revint du couvent à la fin de juin. Jean était impatient de la revoir au plus tôt. Quand il passait, ils se parlaient près de la clôture, gauchement, avec gêne, lui devenu timide devant l’instruction de cette demoiselle, elle, regrettant presque d’être maintenant différente de lui, mais au fond très fière de voir que l’amitié du jeune homme n’avait pas changé.

La femme de Gros Jean Dumont n’aimait plus voir sa fille en compagnie de Jean Beaulieu. À présent qu’elle était instruite, disait la mère, Marie ne devait aimer qu’un homme instruit. Le jeune Beaulieu, qui avait abandonné l’école bien jeune, ne pouvait pas être un prétendant acceptable. De plus, la fermière arrogante détestait la mère de Jean, et leur rancœur ne faisait que s’accroître. Histoire de bavardage grossi de bouche en bouche.

Mais le jeune homme faisait naître souvent l’occasion de la revoir. Presque tous les soirs il allait, avec son frère Lisée, rejoindre les jeunes Dumont, pour jouer à la balle dans le champ, ou pour jaser tout à son aise. Cela lui permettait de voir Marie. Elle sortait de la maison, en coup de vent et venait guetter la balle pour ne pas la laisser rouler trop loin. Jean, que ce jeu bruyant stimulait, devenait rouge, et ses yeux brillaient de plaisir. Son teint déjà éclatant prenait des couleurs encore plus vives ; son visage frais et joyeux avait une frappante expression de jeunesse.

Quand ils étaient las de la balle, les garçons commençaient à jouer au couteau. Ils s’asseyaient sur l’herbe et lançaient, chacun à leur tour la pointe de leur canif sur le sol. Ils étaient tous adroits à cette sorte d’escrime, mais c’était Jean qui y montrait le plus de virtuosité. Il pressait avec force la lame entre ses doigts, et d’un coup sec faisait tourner le canif sur lui-même. Il avait une manière à lui de le faire tomber droit sur l’herbe, bien planté dans la terre. Son canif atteignait le même point et ne déviait presque jamais.

Marie se réjouissait des victoires de son ami et manifestait son admiration par un sourire significatif.

Quand il commençait à faire « brun » ils allaient s’asseoir sur le bord du perron et jasaient.

Les dernières voitures passaient ; les troupeaux revenaient des champs ; et dans le lointain, les montagnes sans forme se perdaient dans la brume du soir ; mais le groupe amical était encore là. La tombée de la nuit n’était pas pour disperser cette jeunesse.

— Me vois-tu ? demandait Jean à Marie. Moi je te vois plus.

— Je te vois encore le blanc des yeux ! répondait la jeune fille.

Et la franche gaieté de l’innocence accompagnait leurs espiègleries.

Mais souvent, même avant que l’ombre du soir descendît sur la campagne, avant que les plaines fussent devenues désertes, la femme de Gros-Jean venait interrompre l’agréable tête à tête.

Quand elle reconnaissait Jean Beaulieu à côté de Marie elle s’avançait brusquement sur le seuil de la porte et disait d’une voix perçante qui était sans réplique :

— Rentrez mes enfants, vous voyez bien qu’il fait froid. Vous tremblez comme des feuilles !

Durant trois années de suite, chaque automne, Marie Dumont repartit pour le couvent. Elle voulait avoir son diplôme pour faire la classe et gagner ensuite un peu d’argent. Durant les dernières vacances, Jean ne put la voir bien souvent. Elle fut chaque fois absente pendant des semaines, en promenade chez des tantes et des cousines qui l’invitaient avec empressement. Son père allait la conduire en voiture le dimanche après les vêpres, et il revenait la chercher le soir, quand les chemins n’avaient pas été ravinés par le mauvais temps.

Et les deux mois de vacances passaient très vite. Le blé poussait et mûrissait, les récoltes se faisaient avec le va et vient ordinaire, les herbes des champs se desséchaient et les feuilles commençaient bien vite à tomber. C’était presque sans transition l’approche de l’automne avec ses vents froids et ses nuits glacées. Bien enveloppée dans son épais manteau de drap brun, un foulard de laine autour du cou, Marie s’en retournait en voiture avec son père après avoir embrassé toute la maisonnée et promis d’écrire souvent.

Quand elle apercevait le clocher du couvent qui se détachait sur le bleu de la mer et s’élevait d’un bosquet d’arbres touffus, elle éprouvait une certaine joie. Elle était attachée à plusieurs de ses maîtresses. Elle aimait aussi d’une solide amitié un grand nombre de ses compagnes. Il lui était agréable de vivre dans cette maison, si propre, si paisible, où les joies étaient aussi profondes que les sacrifices étaient grands. Elle aimait les jours de parloir, les heures de récréation, les promenades, et au printemps, le jardin à l’herbe si verte, vrai tapis caressant pour l’œil comme un velours moiré.

Le couvent de Cacouna, un des plus anciens du bas de Québec, existait depuis nombre d’années. Il n’avait été d’abord qu’une simple maison, guère plus importante qu’une maison d’école. Puis, avec les années l’œuvre s’était développée. On avait fait construire une aile, puis on avait embelli le côté de la chapelle et du parloir. Enfin, le modeste couvent était devenu une demeure imposante, sinon magnifique. Un long parterre s’étendait en avant du portique, et dans ce parterre on pouvait apercevoir de loin une blanche statue de la Vierge, autour de laquelle les pieuses sœurs semaient chaque printemps de la mignonnette et des pois de senteur.

Des saules au large tronc, au feuillage pendant projetaient leur ombre dans la cour. Du toit émergeait un clocher gris argent. Un troupeau de paisibles vaches paissait dans le clos voisin. Des poules s’échappant parfois du poulailler, venaient picorer l’herbe de la cour, aux pieds des élèves, que ce voisinage rustique amusait.

Une des sept religieuses de la maison était aimée de toutes les élèves. C’était Sœur Marie des Anges. Petite, gracieuse, souriante et douce, elle ressemblait à une belle enfant costumée en religieuse. Ses yeux d’un bleu très pur, brillant dans ce visage juvénile, donnaient tout de suite l’impression d’une bonté sans égale, d’une douceur qui ne se dément jamais. Elle était jeune et gaie. Elle riait à propos d’un rien, et son rire était de cristal, comme la source qui coule sous les feuilles. La voir une fois c’était l’aimer. Incapable de donner un ordre, elle se faisait obéir sans paroles, comme par enchantement. Sa bonté exerçait un véritable charme sur toutes les jeunes filles.

Marie ne se lassait pas de la regarder ; elle aurait pu se jeter dans le feu pour elle.

Sœur Marie des Anges avait pour mission de surveiller le pensionnat et l’infirmerie. Comme elles étaient heureuses celles qui s’éveillaient le matin avec la grippe ! Leur mal leur semblait une faveur à l’idée de passer plusieurs jours dans un beau petit lit blanc comme neige, avec à leurs côtés Sœur Marie des Anges prodiguant ses tisanes et son adorable sourire.

Un jour Marie Dumont se leva avec une grosse fièvre. Sœur Marie des Anges déclara qu’il lui fallait se mettre au lit. Marie annonça bruyamment à ses compagnes :

— Je suis malade, je m’en vas à l’infirmerie !

— Chanceuse ! répondirent-elles en chœur.

Elle y passa huit jours, sans savoir qu’elle était vraiment malade. Elle s’attacha de plus en plus à Sœur Marie des Anges qui, après chaque repas du midi, lui apportait son propre dessert dissimulé dans les poches de son grand tablier. Tantôt c’était un fruit, tantôt des sucreries. Le dimanche elle apporta des bonbons aux couleurs variées d’où se dégageait une senteur de cannelle et de menthe.

— Tenez, ma fille, c’est pour vous ! Elle jeta les friandises sur les draps. La malade, émue, rougit de confusion et de plaisir. Comme elle aurait voulu lui dire son affection et l’affection de toutes ses compagnes ! Mais elle était timide et resta incapable d’exprimer l’admiration que la douce religieuse inspirait à toutes ces jeunes âmes.

Chaque matin, elle entrait à l’infirmerie en même temps que le soleil, dont les rayons dorés filtraient en lisières entre les frais rideaux de mousseline. S’approchant de chaque lit elle murmurait : « Ça va bien, mon enfant ? » Après avoir apporté les déjeuners et donné les remèdes prescrits à ses clientes, elle passait une grosse serpillière sur le plancher, puis elle époussetait les meubles. Les lits, les chaises, les murs tout était blanc, d’une blancheur immaculée. Tout, comme l’âme de la religieuse, respirait la propreté, la pureté. Mère Marie des Anges ne s’arrêtait presque jamais ; elle allait, venait, rangeait tout, plaçait et embellissait chaque chose avec la magie d’une fée. Cette pièce, si claire et si paisible, enchantée du sourire de cette angélique sœur, paraissait être aux yeux de Marie un coin privilégié du ciel, habité la nuit par les esprits purs.

Les malades de l’infirmerie étaient visitées parfois par leurs compagnes à l’heure des récréations, avec la permission de la supérieure.

Marie eut ainsi, pendant son heureuse réclusion, la visite d’Hélène Desbiens, une « finissante » au nez pointu, à l’œil vif et noir, au regard scrutateur. Elle avait bon cœur et mauvaise tête, parlant n’importe où, n’importe quand, donnant tout et ne se réservant rien, mais toujours insoumise et répliquant à tout ce qu’on lui disait. Elle était spirituelle et ses réparties étaient parfois si amusantes que les sœurs se détournaient furtivement pour rire dans leurs manches.

Fille unique d’un riche marchand de la paroisse voisine, gâtée par ses parents qui l’aimaient avec aveuglement, elle avait une nature maladive, violente, qui faisait d’elle la révoltée du couvent, la brebis égarée du troupeau. Douée d’un esprit scrutateur, passionnée de connaissances nouvelles, elle allait, le nez en l’air, cherchant toujours un nouveau motif d’exercer son don d’observation et de mettre à profit les multiples souvenirs de ses lectures. Ce désir de tout connaître, de tout expliquer, inquiétait ses maîtresses, mais les craintes qu’elle donnait étaient atténuées par la gaieté qu’elle faisait naître partout autour d’elle.

Marie, assise dans son petit lit blanc, lui raconta les bontés, les délicatesses de Mère Marie des Anges, lui expliquant qu’elle se privait de son dessert pour le lui donner, et qu’elle venait même chaque soir, à l’heure du coucher, l’envelopper avec soin dans les couvertures. Là-dessus, Hélène Desbiens, fouillant dans sa mémoire, observa :

— C’est bien vrai ; j’ai lu cela quelque part : « On ne saura jamais tout ce qu’il y a de tendresse dans le cœur d’une religieuse ! » Oh ! une bonne religieuse que c’est admirable ! Mais, en tout cas, moi, je me marie !…

Mère Marie des Anges entendit la dernière exclamation. Elle dit à son tour :

— C’est cela, ma fille, mariez-vous : c’est votre vocation !…

Et les notes de son rire, frais et clair, montèrent, se prolongèrent comme l’air d’une vieille romance.

Mère Angélique, la supérieure, ainsi que M. le curé, qui venait de temps en temps voir les pensionnaires, leur parlaient souvent de la vocation religieuse.

— C’est la chose la plus sérieuse de votre vie, disaient-ils. Combien de jeunes filles, écoutant les mauvais appels du monde, faussent leur vocation et ne sont ensuite que des épaves ! Dieu vous appelle presque toutes à son saint Service ; si vous n’entendez pas sa voix c’est que vous méprisez sa grâce ou que votre âme n’est pas encore préparée. Priez, mes enfants ; entendez le divin appel. C’est le désir de Dieu, pour le plus grand nombre d’entre vous, que vous preniez place dans la légion de ses servantes, dans la pure lignée de ses Vierges. Combien cette vie est douce et suave ! Comme elle est au-dessus des vaines inquiétudes du monde et loin des laideurs du siècle corrupteur. Réfléchissez, mes enfants, descendez au fond de vos cœurs, et voyez si vous n’êtes pas appelées à vous élever au-dessus des choses de la terre, au delà des rêves terrestres et des tourments matériels. Entendez, mes enfants, entendez la voix de Dieu !…

Ces paroles faisaient toujours une profonde impression sur les jeunes filles.

Marie Dumont, à plusieurs reprises, affirma qu’elle resterait au couvent. Elle se sentait parfois une âme de religieuse… Quand, dans la claire chapelle, le matin pendant la messe, avant la Sainte Communion, la voix si pure de Mère Marie des Anges chantait le cantique d’amour divin :

« Mon bien-aimé ne paraît pas encore ;
Trop longue nuit dureras-tu toujours ? »…


il lui semblait éprouver déjà un peu des joies célestes que Jésus accorde à ses servantes dans le grand silence des cloîtres. Elle fermait les yeux, joignait les mains avec extase, dans une ardente et profonde prière, et son âme devenait rayonnante comme une très pure aurore. Le soir, après la prière en commun, il lui arrivait souvent de s’attarder à son banc, dans une douce méditation. Les invisibles puretés de cette maison, les forces mystérieuses, la vieille et vibrante foi de sa race, la secrète magie de la blanche atmosphère dans laquelle elle vivait, toutes ces puissances insoupçonnées faisaient naître en son âme des rêves immatériels. Elle croyait qu’elle serait heureuse dans cette maison, pour toute sa vie, sans crainte, sans inquiétude, confiante en la bonté du Seigneur qu’il est si doux de servir. Elle demanderait qu’on la mette avec Mère St. Alexis, pour le soin de l’autel et la confection des fleurs de cire. C’est elle qui allumerait les lampions, pour les saluts et les messes solennelles. C’est elle qui disposerait les gros bouquets aux feuilles d’argent, elle qui broderait les fleurs d’or sur les voiles du Tabernacle. Et c’est elle qui, comme l’ange gardien du Saint Lieu, s’agenouillerait la dernière, tous les soirs, dans une muette contemplation, élevant de plus en plus son âme très pure dans l’infini silence de la chapelle où dure la prenante odeur de l’encens et des cierges éteints.

Et sa pensée devenue mystique, flottait ainsi parfois, le soir, dans la chapelle du couvent. À la fin de l’année surtout, quand chacune rêvait d’avenir et que les élèves en parlaient entre elles, elle se disait appelée à faire une religieuse. Mais quand elle était revenue chez son père et qu’elle avait revu Jean Beaulieu, elle ne pensait plus jamais à la chapelle du couvent ni aux paroles de Mère Angélique sur la vocation.

Marie sortit du Pensionnat après avoir obtenu son diplôme d’enseignement. Elle avait un air candide et des manières réservées. La sévérité du couvent avait imprégné sur son visage quelques traits de ressemblance avec la physionomie modeste des religieuses. Dès qu’elle eut mis les pieds dans la maison de son père et que ses frères et ses sœurs lui parlant tour à tour des voisins et des voisines ainsi que des derniers événements, eurent prononcé devant elle le nom de leur ami Jean, le secret désir de le revoir s’empara tout de suite de son cœur. Il était pour elle le compagnon d’enfance dont on se souvient, l’ami de tous les jours qu’on a hâte de retrouver après l’absence. Et la rencontre ne tarda pas, car ce fut le lendemain qu’elle le revit sur les bords de la rivière Beaugirard.

Elle portait une cruche vide qui se balançait à son bras.

— Tu viens qu’ri de l’eau ? lui demanda Jean.

— Oui ; c’est le père qui a soif.

— Depuis quand es-tu arrivée ?

— D’hier. Aujourd’hui le père venait semer sur la côte. J’ai dit : j’y vais, il y a trop longtemps que j’ai pas vu cela !

Ils se regardèrent quelques instants, sous l’emprise d’une joie secrète. Puis il reprit :

— T’as grandi, t’as l’air bien ! C’était l’expression de son admiration.

Elle était ravissante, en effet, avec son teint de lys et de roses, ses yeux vifs et intelligents, ses lèvres au fin sourire, encadrant deux rangées de dents blanches comme des perles d’ivoire.

Il lui sembla qu’elle était, elle aussi, contente de le voir. Puis à la réflexion, il se dit que c’était peut-être pour lui qu’elle avait voulu venir jusque là malgré le froid et le vent. Heureux, il l’accompagna quelques pas avec sa cruche pleine d’eau, et lui dit soudain, d’une voix un peu hésitante :

— On s’en ira ensemble à soir ?

— Oui, comme tu voudras

Elle revint près de son père. C’était un homme doux, sans malice. Il avait un visage rond peu expressif, mais bon. Il sema tout l’après-midi de l’orge dans son champ. Le grain était dans un grand sac qu’il tenait bien solidement sur lui de sa main gauche, et de sa main droite il prenait de grosses poignées qu’il lançait au loin. Il marcha longtemps ainsi d’un pas lent et rythmé. Quand le sac était vide, il allait le remplir dans le sac plus grand appuyé sur la clôture. Marie lui aidait à le tenir pour que le grain ne fût pas perdu.

Le vent devenait de plus en plus froid et la « brunante » commençait à descendre.

Gros Jean se battit les mains pour les réchauffer, puis il bourra sa pipe et l’alluma.

La brunante s’étendait toujours. Dans le champ voisin les voix s’étaient tues, et bientôt les deux jeunes gens se retrouvèrent marchant côte à côte derrière les voitures.

Les hommes, debout dans leurs véhicules, parlaient entre eux, pendant que les chevaux allaient au pas.

— C’est dur le métier d’habitant !

François Beaulieu redressa sa grande taille.

— T’as pas à te plaindre, toi, gros Jean ! T’as pris une terre toute faite : si t’avais pris comme moi une terre en bois debout pleine de roches !

On travaillait dans l’abatis toute la journée, on dînait sur une souche, on rentrait à la nuit tombante avec du charbon jusque dans le blanc des yeux. On semait, ça venait pas ; quand ça venait, ça gelait. Cela c’est de la misère. Mais quand on a pris le dessus, on est bien content d’avoir une terre. Moi, il y a rien que je trouve plus beau qu’une belle terre, nette comme la main, avec une maison dessus. Mon défunt père disait » qu’un habitant est un roi » ; je trouve qu’il avait raison.

— Non. J’aimais mieux le temps que j’étais aux États. C’est vrai qu’on avait chaud des fois, mais le soir on avait de la belle argent dans ses poches et on se promenait. Un habitant peut jamais se tenir propre ; il est toujours à la tâche.

— Oublie pas qu’un habitant a toujours sa vie assurée. En temps de maladie ça pousse pareil et le soleil est là. Mais le journalier qui est malade perd tout son salaire et la plupart du temps, il a rien devant lui. L’année que j’ai eu ma grosse pleurésie, tout a marché comme de coutume. La femme a engraissé les porcs, les garçons ont fait les travaux ; on n’était pas plus pauvre qu’avant. Un habitant est toujours sûr de son pain. Moi je te dis qu’un habitant est un roi ! »

Gros-Jean ne répondit pas ; il ne semblait pas convaincu.

Les chevaux s’étaient arrêtés devant la grange au-dessus de laquelle le soleil pâle achevait de disparaître. Le vent s’était un peu adouci, et quelques belles étoiles apparaissaient. C’était le moment de rentrer chez soi.

Jean et Marie avaient marché presque sans rien dire. Qu’avaient-ils besoin de paroles ? Ils étaient subjugués par la douceur de ce revoir si charmant. La nature était sombre, mais un printemps mystérieux chantait dans leur âme. Ils se quittèrent sur un « bonsoir » ardent indiquant l’espoir de lendemains semblables.

Le jeune homme sentait en lui une impression d’aube qui se lève. Tout ce qu’il avait vu de plus beau jusqu’aujourd’hui n’égalait pas cette joie. Ses promenades en chaloupe par les soirs de lune, ses chasses matinales dans les champs fleuris sous un soleil lumineux, le charme des moissons, l’orgueil des récoltes, rien ne pouvait être comparé à cela. Les étoiles que, par les soirs de printemps joyeux, il avait tant regardées sans en connaître les noms, les étoiles elles-mêmes ne lui semblaient plus aussi belles, car pour lui la plus belle de toutes les étoiles luisait dans les yeux de Marie Dumont…

Le lent travail du printemps se fit, jour par jour, aidé de ces vents incessants qui soufflent toujours sur les bords du Saint-Laurent. Le fleuve se débarrassa des dernières glaces que le courant retenait dans les « anses ». Les îles et les côtes reverdirent les forêts reprirent leur parure et sur le grand espace bleu de la mer, les habitants purent voir passer de nouveau les joyeuses goélettes qui comme de lointains papillons s’en allaient à tire d’ailes vers les ports de la Gaspésie et de la rive Nord. Partout la vie s’épandait et semblait prendre son élan pour tout envahir. Et ensuite vinrent les jours d’été, aux soirées tièdes, aux clairs de lune silencieux dans la verdure des branches. Ce fut la poussée des rêves d’amour dans l’odorante chaleur des nuits.

Les jours, les semaines passèrent, Jean et Marie ne se voyaient qu’un peu chaque jour, se parlant sur la route ou près du seuil de leurs maisons, mais ces courtes entrevues suffisaient à remplir leur pensée et à peupler leurs souvenirs.

Donc, après le mois de mai, le mois de juin arriva, apportant des bouffées de vent tiède et la fraîche senteur des bourgeons mûrs. Les branches plièrent sous leurs feuilles ; les oiseaux chantèrent dans l’épaisseur des buissons, et mille plantes commencèrent à surgir dans la plaine. Le vent du sud persistant, la sécheresse se fit menaçante pour les champs. Les prévisions allaient leur train. Les uns parlaient d’une grosse moisson, les autres de récolte manquée. Mais la nature victorieuse fait son œuvre en silence, sans songer aux craintes des hommes. Il est dans les mœurs des paysans de tout craindre car les temps sont incertains, mais la terre, éternelle prévoyante, n’oublie pas son rôle nourricier. Et la vie sort de ses flancs comme la lumière sort des nues.

Durant le mois de mai, mois de la Vierge céleste, et durant le mois de juin appelé mois du Sacré-Cœur, la prière quotidienne qui se faisait en public à l’église, donna aux deux jeunes gens la joie de se voir plus souvent. Ils revenaient ensemble après la cérémonie religieuse.

Jean, sortant le premier avec les hommes attendait sur le perron la sortie des belles chanteuses. Alors, il marchait à pas lents et Marie le rejoignait. Ils cheminaient un peu éloignés l’un de l’autre, à cause des curieux, et parlaient de choses banales, de choses vagues comme des étrangers. Mais la joie brillait sur leur visage, et sans parole particulière, sans démonstration, sans autre expression que celle du regard, ils comprenaient l’un et l’autre les liens délicieux qui les unissaient. Ils ressentaient en secret la douceur de cet amour qui grandissait de jour en jour, qui devenait puissant comme la tige de blé, prélude de la glorieuse moisson.

Il ne faisait pas noir lors du retour de l’église, mais il y eut quelquefois de ces jours brumeux où le soir vient plus rapidement que d’habitude. Alors, par cet instinct qu’ont les amoureux, ils se rapprochaient l’un de l’autre, les épaules se frôlant. Ces soirs là ils s’en allaient avec une lenteur mesurée, pour faire durer les douces minutes. Et ces soirs obscurs étaient un paradis lumineux n’existant que pour eux seuls.

Une fois, pourtant, durant le mois du Sacré-Cœur, Marie eut la hantise de la vocation religieuse. Tout près de l’autel en face de ces multiples lampions et des cierges dont la lueur multicolore éclairait la forme des statues, elle eut l’ardent souvenir de la petite chapelle du couvent. Elle revit la blanche maison où s’en vont, sans bruit, les pures servantes du Seigneur, souriantes, l’âme claire comme les lumières de l’église… Elle revit sa place dans la chapelle, à côté de ses compagnes.

Les cierges brûlaient et fumaient. La flamme des lampions vacillait en jetant une lueur rouge. La blancheur pacifique, la douceur, le calme du couvent lui revenaient et l’enveloppaient. Elle eut alors, pour un instant, un grand désir de retrouver cette paix, cette silencieuse paix troublée seulement par de légers murmures qui sont comme des bruits d’ailes dans l’air.

Mais cette pieuse vision fut de courte durée.

Jean devait l’attendre derrière elle, près de la grande porte. Tout le temps du Salut il n’avait pensé qu’à cette seule chose : l’attendre, s’en aller avec elle. La pensée de l’affection sans bornes que le jeune homme avait pour elle inondait la jeune fille d’une joie étrange d’une impression indéfinissable.

Dans le chemin, au sortir de l’église, ils se retrouvèrent encore côte à côte. Ils marchaient lentement, souriants, heureux de l’aubaine qui leur était donnée. Et il leur semblait que tout chantait avec eux, que l’herbe grandissante, que la bise parfumée, que l’oiseau murmurant ses airs tendres dans la langueur des soirs d’été, que tous ces êtres chantaient avec eux leur bonheur d’aimer…

Une circonstance imprévue leur donna l’occasion de s’aimer de plus près.

Un matin, vers dix heures, Joseph Gendron du quatrième « rang », beau-père de Gros-Jean, arriva en voiture et s’assit, l’air consterné.

Il dit tout de suite à sa fille, d’une voix inquiète :

— Pourrais-tu venir avec moi ? Ta mère est bien malade. Son rhumatisme lui a tombé dans l’estomac ; elle peut presque pas souffler. Elle te fait demander pour la soigner, vu que t’as une grande fille pour garder la maison.

— Oui, bien sûr que j’y vas ! Elle courut chercher son manteau, son chapeau et toute essoufflée, elle partit, donnant ses ordres à Marie pour la tenue de la maison.

— Oublie pas de soigner mes poules et mes petits poulets, ceux de la dernière couvée ! Pour l’ordinaire fais-toi aider par ton père ; s’il peut se le rappeler, il était bon cuisinier « dans son temps. »

Elle recommanda aux plus jeunes d’être bien obéissants et promit, pour récompenser leur sagesse, d’emporter des bonbons qu’elle achèterait au retour dans les magasins du village.

La malade fut plusieurs jours entre la vie et la mort. Tout le temps que dura sa maladie elle ne voulut pas d’autres soins que ceux de sa fille, et la garde-malade improvisée dut y séjourner deux semaines.

Gros-Jean, ancien chef de cuisine dans les chantiers des États, aida Marie dans la préparation des repas, mais il restait à la jeune fille assez d’ouvrage pour s’occuper toute la journée. Son inexpérience la rendait gauche et souvent maladroite. Près du poêle où le bois enflammé pétillait, elle était nerveuse ; ses joues roses luisaient comme des pommes. Mais elle acquit bien vite l’habitude qui lui manquait et Gros-Jean ne semblait pas beaucoup s’apercevoir que sa femme n’était pas là.

Le matin, Marie, aussitôt levée, allait jeter leur ration aux poules dont l’appétit devenait de plus en plus exigeant. Ensuite les poulets du printemps, mis à part avec leur mère, recevaient leur pâtée de lait et de pain. Elle soignait aussi les jeunes gorets et Gros-Jean s’occupait des porcs à l’engrais, ainsi que des autres animaux soit aux champs soit à l’étable.

Le soir, elle se hâtait de finir sa besogne Elle préparait le lit des enfants pour la nuit et plaçait la vaisselle du souper dans l’armoire. Puis, reprise d’une douce obsession elle allait s’asseoir sur le vieux banc où Jean l’attendait.

Ce vieux banc rappelait tout un passé : il se trouvait entre deux saules, vieux survivants d’une luxuriante végétation.

Autrefois, en effet, la maison des Dumont s’ouvrait sur un jardin magnifique, débordant de géraniums, de rosiers et d’épaisses touffes de cerisiers sauvages. Une haute clôture de petites planches blanchies à la chaux entourait alors le coin verdoyant. Mais les arbustes s’étaient étiolés l’un après l’autre ; les fleurs, la clôture avaient disparu. Il ne restait plus qu’un petit lilas aux feuilles éparses et les deux énormes saules dont les branches pendantes touchaient presque le sol.

Le vieux banc, lui, résistait encore, le banc de bois sur lequel les couples anciens s’étaient assis, s’étaient aimés par des soirs semblables…

À la nuit tombante, pendant deux semaines, Jean et Marie se retrouvèrent sur le vieux banc.

Oh ! l’attrait des vieux bancs, le soir, au fond des jardins !…

Qui dira le charme de votre solitude, vieux bancs de bois appuyés au tronc des arbres, vieux bancs décrépits que les amoureux recherchent à la fin du jour !

Quand les tièdes nuits d’été ramènent les rêves de tendresse, les soupirs d’amour, les élans du cœur, quand la lune envahit les jardins de sa lumière mystérieuse de ses ombres grandissantes, de sa douceur langoureuse, quand l’air du ciel, l’oiseau des nids, l’odeur des roses, la brise du soir, quand tout chante la joie d’aimer, oh ! qui dira le charme de votre solitude, vieux bancs de bois appuyés au tronc des arbres !

Et tous les soirs, pendant deux semaines le même désir les ramena au vieux banc, dans le silence, sous les branches lourdes où tombait peu à peu l’ombre de la nuit.

Ils se disaient peu de choses : des riens, des questions, des réponses banales, sans pensées profondes, sans recherche d’esprit, mais des phrases à travers lesquelles ils entendaient battre leur cœur et vivre leur tranquille amour… Ils passaient des heures à briser ensemble des brins d’herbe, à déchirer des feuilles, à se disputer une fleur. Ils étaient de longs moments sans parler, vivant de leur tendresse comme la rose vit du soleil, comme l’oiseau vit de l’espace et de l’immensité. Ils n’aspiraient pas à des joies plus grandes. Nul trouble, nulle fièvre ne les tourmentait : aux yeux de Jean, l’avenir promettait les joies durables destinées à ceux que la vie a unis, et ces joies il les espérait, il y croyait sans chercher à en prévenir le moment. Il avait confiance dans les doux lendemains. Il jouissait de la présence bien-aimée, lentement, paisiblement, comme la terre s’enivre de la rosée que le ciel répand sur elle.

Quand, partout, on entendait fermer les portes et que déjà il faisait noir autour d’eux, il ne cherchait pas non plus à prolonger ce tête à tête. Une dernière fois il la regardait, lui souriait, frôlait de sa main rude la main blanche de la jeune fille, et il s’en allait, fou de joie, ivre de la vie et du bonheur qu’elle donne à ceux dont l’âme vibre, respire, vit pour une autre âme…

Dès que sa mère fut hors de danger la femme de Gros-Jean revint chez elle et reprit sa besogne ordinaire. Jean ne revint plus rencontrer Marie sur le vieux banc du jardin. Mais il ne cessait de penser à elle. Elle était ce qu’il avait de plus cher au monde, et jamais, lui semblait-il, il ne pourrait épuiser le trésor de cette affection. Il croyait que près d’elle il lui serait possible de vivre uniquement des parfums de l’air et du vent qui passe. Comme le papillon qui, dans toute la nature, ne paraît voir que les roses il ne voyait dans l’univers qu’un seul être et c’était Marie.

Quand il se laissait aller à des rêves d’avenir, il se disait que, quand elle lui appartiendrait, il serait l’homme le plus riche de la terre. Pour le moment il n’était pas en état de se marier car il avait toujours travaillé pour son père et le père ne l’avait pas payé. Mais, si elle voulait l’attendre, si elle l’aimait assez pour lui faire crédit de quelques années, il s’arrangerait pour s’amasser du bien. Il demanderait au père de lui donner une pièce de terre qu’il cultiverait de son mieux. L’hiver il s’engagerait comme bûcheron, et quand il aurait assez d’argent, il se bâtirait sur sa propriété une petite maison bien chaude, bien propre, avec un perron en avant et des arbres tout autour. Puis il se marierait avec Marie… Rien que d’y penser le rendait fou. Cela lui paraissait comme un paradis qui bientôt s’ouvrirait sous ses pas…

Les Beaulieu eurent dans l’été la visite d’une nièce des États.

Elle se nommait Rose-Alma Labrie. Son père, frère de la mère Beaulieu, avait, peu après son mariage, vendu sa terre sous prétexte qu’il n’y pouvait vivre. Traversant les lignes, il était allé grossir le nombre des Canadiens employés dans les usines américaines. D’abord, il l’avait regretté, car les salaires n’étaient pas ce qu’il espérait et les travaux étaient irréguliers. Puis sa femme fut malade durant plusieurs années, du mal du pays. Ils commencèrent à se décourager et furent plusieurs fois sur le point de revenir au Canada.

Mais la chance vint à eux tout d’un coup.

Les deux garçons quoique très jeunes, obtinrent de bons emplois. Ils étaient intelligents et actifs. Au bout de quelques années ils réussirent à se faire remarquer de leurs chefs qui leur donnèrent des positions lucratives. Les jeunes filles, à leur tour, s’engagèrent dans les filatures, où les salaires grossissaient d’année en année.

La famille Labrie fut bientôt une des plus aisées de Lowell. Ils vendirent leurs vieux meubles et se remontèrent à neuf. Puis les jeunes filles, habillées à la mode, commencèrent à recevoir les garçons. Quelques-uns qui n’étaient pas assez riches furent éconduits. D’autres, qui avaient de belles manières et des apparences de fortune devinrent les habitués de la maison. On sortait tous les soirs. On allait « aux Vues » aux plages, on se promenait dans les parcs. Ce genre de vie était suffisamment agréable en attendant l’homme riche qui recevrait le coup de foudre et deviendrait le mari.

Les jeunes filles gagnaient le plus d’argent possible, et le soir, s’habillant ou se déshabillant suivant le dernier chic, elles allaient fasciner, de leurs charmes pleins d’artifices, le jeune homme parfumé et frisé qui recherche les aventures amoureuses…

Au fort de l’été, pour éviter l’accablement de ce climat torride, et par fantaisie de voir quelque pays nouveau, elles venaient, chacune à leur tour, faire un voyage au Canada.

Cette fois, Rose-Alma fut désignée pour l’excursion. C’était une frêle jeune fille, aux membres délicats, au teint brun, aux yeux noirs, avec un regard vif et pétillant. Elle parlait beaucoup et avec rapidité ; sa phrase avait l’air de se presser comme un cours d’eau au débit déréglé. Mais elle était sombre et ne riait que très rarement.

Habillée avec une recherche consommée, poudrée, parfumée, laissant tomber ses cheveux en ondulation d’un art savant, elle fit son entrée dans la demeure de sa tante comme une grande demoiselle qui condescend à venir voir des parents modestes.

Elle eut du succès. Tous s’empressèrent autour d’elle.

Elle se tenait constamment en toilette, et changeait de robe plusieurs fois par jour.

Les chaussures étaient à l’avenant.

Tantôt c’étaient des souliers bas à fins talons avec des rubans comme lacets, tantôt des bottines reluisantes et souples qui faisaient valoir les lignes idéales de ses fines chevilles.

Tous les soirs après le souper, quand il faisait beau temps, la mère de Jean lui disait :

— Tu vas promener ta cousine. Alors il mettait son chapeau des dimanches, — un beau chapeau neuf en feutre brun — et il se rendait à la grange où il attelait le jeune cheval à la voiture légère munie de roues caoutchoutées. C’était la voiture de promenade que l’on soignait jalousement et qui ne servait que pour les grands jours.

Pour ce tour de voiture quotidien Rose-Alma tenait à être jolie ; elle voulait qu’on dise d’elle et de son cousin qu’ils faisaient un beau couple.

Elle prenait une toilette spéciale, se couvrait de parfums capiteux ; mettait un chapeau aux dentelles flottantes sur sa tête frisée, et pour souligner ses grâces, elle attachait à son corsage un bouquet de trèfles roses cueillis au champ voisin.

Elle disposait toujours ce bouquet avec art, comme un peintre l’aurait disposé sur la poitrine de son modèle.

La mère Beaulieu admirait le goût que sa nièce apportait à sa toilette mais elle la trouvait souvent trop décolletée et s’en scandalisait. Et puis son instinct d’économie finit par lui faire prendre toutes ces fanfreluches en aversion.

Rose-Alma croyait que se parer devait être l’unique pensée de toutes les femmes. Être jolie, attirer les regards, charmer, semer et récolter des sourires, c’était à ses yeux le tout de la vie.

Elle laissait sur son passage une traînée de parfum, les plis de ses robes de soie faisaient entendre une captivante musique de frou-frou. Vraie poupée enchanteresse !

Un jour elle s’aperçut que le cousin Jean était joli garçon et qu’il lui plaisait.

Alors elle chercha à attirer davantage son attention, pressée du désir de commencer avec ce jeune homme candide, un flirt nouveau, un roman différent de tous les autres. Plus elle le regardait, plus elle découvrait de perfection dans ses traits, de flamme dans son regard, de douceur dans sa voix. Vraiment, il allait faire un amoureux sans pareil cet habitant qui, avec son habillement si peu soigné, trouvait moyen d’être beau, d’être plus beau que les garçons des villes !

Elle le fixait inlassablement pour lui découvrir de nouveaux charmes.

Elle se laissait griser à la vue de cette bouche délicate, ombragée d’une jolie moustache blonde, sans oser encore solliciter le moindre baiser furtif.

Souvent, après leur tour de voiture, quand le temps était calme, elle le pressait d’aller s’asseoir avec elle près de l’eau. Elle disait, le tirant par le bras :

— Viens donc, il fait si beau !

Ils s’essayaient sur les bords de la rivière, sur l’herbe, dans une petite « anse » où l’eau était tranquille et le gazon moelleux. C’était tout près de la maison. Mais le feuillage était épais et les oiseaux volaient de branche en branche comme en plein bois.

L’onde coulait à leurs pieds. Les aulnes luisants, teints de rouge, se dessinaient dans l’eau avec d’infinis miroitements, et le remous aux vagues d’or prolongeait le reflet rose que laissaient les nuées du couchant.

Dans ce coin enchanteur tout semblait fait pour entretenir les rêves d’une âme ardente. Rose-Alma, l’œil brillant et la lèvre en feu, trouvait que le roman ne marchait pas assez vite : néanmoins, elle voyait poindre déjà une idylle d’amour. Elle guettait l’instant où son cousin, vaincu comme tant d’autres, s’agenouillerait à ses pieds.

Mais elle attendit en vain. L’indifférence de Jean devint de plus en plus grande. Plus le ciel était rose, plus l’eau était calme, plus le soir était pur, plus la pensée du jeune homme s’élançait vers Marie. Car en face de tout ce qui est beau, le bien-aimé ne pense qu’à la bien-aimée…