Bibliothèque de l’Action française (p. 149-196).


TROISIÈME PARTIE



Marie exerça sans retard sa mission de ménagère. Elle éprouvait un plaisir mêlé de curiosité à découvrir des armoires pleines de linge de toutes sortes, de couvertures de toutes couleurs. Elle trouva des piles de draps fins et des serviettes en pure toile, le tout plié avec soin par des mains habiles, les mains de la première femme, la morte. Comme elle travaillait bien ! murmurait-elle, pendant que ses doigts tremblants expertisaient ces divers tissus.

Elle sortit toutes ces richesses des armoires pour en chasser l’odeur de renfermé qui s’en dégageait. Puis elle les fit tremper dans l’eau de savon et les étendit sur l’herbe pour les faire blanchir. Alors elle se rappela les paroles de mère Alphonsine, la grande religieuse maigre et sèche qui, au couvent visitait les tiroirs et passait la main sur les draps. Tous les jours elle leur répétait, en martelant ses mots : « Ayez de l’ordre, mes enfants, de l’ordre et de la propreté ! L’ordre dans les maisons c’est une perpétuelle résurrection, c’est la jeunesse, c’est la beauté ! »

Eusèbe Landry possédait une des plus grandes terres de la région. Un tiers était couvert d’une forêt de hauts sapins toujours verts, croissant parmi des rochers sombres. Ce bois était surnommé « Bois noir ». Le reste était en culture. Une solide clôture de pieux séparait entre eux les lopins de terre sur les flancs de la colline, où le blé, l’avoine et le seigle étalaient, en été, leurs riches couleurs. Tout était rasé depuis plusieurs semaines ; mais à cette date les gelées n’avaient pas encore altéré cette teinte dorée dont les récoltes revêtent la terre. Les coteaux alternaient avec les plaines. Marie aimait à regarder par la fenêtre cette belle plaine qui, à l’heure du midi était comme un océan ensoleillé… Et surtout, elle se disait avec un orgueil secret que ces larges arpents de terre fertile leur appartenait, que c’était « leur bien ».

Une étable neuve complétait les bâtiments de cette ferme. L’ancienne étable, restée debout, servait de remise à foin et de bergerie. Quoique bien vieille et disjointe dans ses murs, elle était un bon abri pour les moutons qui, tous les soirs, revenaient par le même sentier en se pressant les uns contre les autres, tandis que le chien faisait bonne garde et stimulait les traînards.

Une seule chose contrariait la jeune femme. C’était la présence de « la Noune », une idiote, sœur du veuf que celui-ci s’était engagé à garder toujours avec lui. « Sa vie est attachée sur le bien » lui avait dit le père en lui donnant sa ferme, et nul n’avait songé à lui donner congé. Elle faisait partie de la maison comme un meuble qui ne peut plus servir mais dont on ne veut pas se défaire. Ses petits yeux fureteurs semblaient se diriger partout à la fois, et son rire était sec et stupide. Elle avait le front plat, l’air obstiné d’une jeune bête têtue qui vous fait face. Sa folie datait de son jeune âge, et comme elle était l’aînée on ne se souvenait guère de la façon dont ce malheur lui était arrivé.

Elle passait son temps à des niaiseries. Tout au plus pouvait-elle éplucher les légumes et jeter le grain aux poules. Elle s’asseyait près du poêle, même quand il ne chauffait pas, tandis que les arcs de sa chaise berceuse usaient de plus en plus le bois du plancher.

Elle avait une affection sans bornes pour son frère, qu’elle appelait l’Zèbe. Dès qu’il déposait ses habits quelque part, elle courait les chercher pour les brosser et les plier, de sa vieille main raboteuse. À table, elle refusait de manger quand il n’était pas là, et, chaque jour, elle entassait pour lui en secret, dans un coin de l’armoire, les plus gros œufs qu’elle dérobait au poulailler.

Marie s’était résignée à subir sa compagnie et les ennuis qu’elle lui causait par sa malpropreté. Mais elle évitait de la regarder tant elle la trouvait laide. D’autres fois elle avait une grande envie d’en rire, et elle ne pouvait s’empêcher de se dire : « Mon Dieu qu’elle ressemble à la Rouge ! »

On appelait ainsi la vache rouge qui avait appartenu au père Landry ; la bête était célèbre par ses coups de sabot malicieux et ses révoltes. Elle n’avait jamais voulu se laisser traire tout à fait, et, avec désinvolture, elle lançait une ruade formidable qui faisait rouler sur le sol le seau et le personnage accroupi. Elle était bien faite de corps, mais sa tête démesurée laissait voir deux yeux bruns très espacés l’un de l’autre, et pétillants de malice. On ne réussit jamais à la traire comme les autres, et Landry finit par la vendre au boucher.

Plus Marie regardait la folle plus elle lui découvrait de ressemblance avec la « Rouge ». Elle trouva ainsi une raison pour ne pas trop s’attrister de cette laideur qu’elle devait avoir sous les yeux, chaque jour.

Elle lui apprit à se rendre plus utile. Au printemps quand il fallut tondre les moutons c’est la « Noune » qui monta au grenier chercher les gros ciseaux suspendus aux longues fiches de fer. Une fois que les moutons avaient les pattes attachées, c’est elle qui les tenait sur la planche pendant que Marie et Eusèbe faisaient tomber l’épaisse toison. La laine grisâtre, lourde de sueur, encore tiède, s’amoncelait à leurs pieds. Le lendemain elle était lavée, étendue et démêlée. Ensuite, entre les dentes des cardes, elle allait se transformer en doux flocons blancs comme neige…

Après ce premier printemps, quand les soirées lumineuses se prolongèrent, Marie se mit à filer. Ce travail ne lui était pas familier, et plusieurs fois, dans les débuts, le fil cassait ou se tordait en mille enchevêtrements. Mais, de jour en jour, la fileuse devint plus habile, et les écheveaux de laine soyeuse se succédaient sur le dévidoir. Elle aimait le beau linge de maison, les chaudes couvertures dans lesquelles on s’enveloppe la nuit, pendant que la brise froide souffle au dehors. Elle voulait en tisser plusieurs, et faire aussi de la flanelle pour lingerie fine. Elle filait tous les soirs.

Elle filait avec l’ambition des fileuses d’autrefois, les femmes diligentes, ses aïeules, celles qui vivaient au temps où l’on faisait tout de ses mains. Le souvenir de sa grand’mère lui revenait souvent, au cours de ce travail.

Elle se rappelait volontiers cette petite vieille toute menue, toujours à son rouet, près de la fenêtre, avec une coiffe blanche bien droite sur ses cheveux d’argent, fredonnant des romances et racontant de belles histoires du temps passé. Marie se rappela un jour avoir appris auprès d’elle cette légende de la fileuse qu’elle trouvait si belle :

— « Une pauvre vieille femme, veuve depuis longtemps, filait sans cesse pour les autres, afin de subvenir à sa subsistance. Mais les privations de toutes sortes la rendirent aveugle, et, depuis lors, nul ne voulut lui confier de l’ouvrage. Elle mourut de misère à côté de son rouet. Or le Bon Dieu envoya quatre de ses anges la chercher sur leurs ailes. Et dans le paradis on lui donna un rouet d’ivoire incrusté d’étoiles, avec lequel elle file encore pour habiller le petit Jésus et la Sainte Vierge. »

Elle aimait tant la laine que cette légende lui semblait vraie… Pendant que le rouet chantait sa chanson frêle et monotone, elle portait son regard charmé sur la laine, la douce, la bienfaisante laine. Et des visions passaient devant elle, des visions de champs immenses peuplés de moutons blancs innombrables.

Une nuit, elle rêva que, sur leur terre, des multitudes de moutons paissaient, face au soleil couchant qui poudrait de rose leur blanche toison, tandis que là-bas, au haut du champ, un berger mystérieux lui souriait : il avait les traits de Jean Beaulieu.

Elle s’éveilla toute troublée et l’âme éblouie par un rayonnement qui ne s’effaça que peu à peu.

Les jours passaient un par un. Chaque soir, les troupeaux revenaient de la plaine et le soleil déclinait derrière la colline où l’oiseau jetait les dernières modulations de son chant. La jeune femme s’attardait à son rouet. Et quand Eusèbe Landry était de retour avec sa faucille sur l’épaule, il lui disait doucement : « Laisse donc ça, femme ; il y a belle lurette que le soleil est couché ! »…

L’été s’écoula avec rapidité. Aux jours de chaleur brûlante durant lesquels la terre est altérée, succédèrent des jours de pluie, des jours de brume et des jours de froid. Mais le soleil réapparaissait toujours et la terre reprenait son sourire. Il y eut encore beaucoup de ces journées resplendissantes où la vie s’obstine à ne pas disparaître, où l’on voit les herbes se relever et redresser leurs tiges alanguies.

Les récoltes furent faites sans retard, car l’automne s’annonçait hâtif. En peu de temps le « Bois noir » était devenu roux. Les petites savanes, couvertes de genévriers et de bluets, avaient pris une teinte rouge-vin, emblème de maturité. Puis le rouge disparut pour faire place au brun, qui est la couleur des choses mourantes… Les champs et les collines se dénudaient. Les forêts assombries, effacées et lointaines, semblaient se retirer, s’éteindre comme un rêve s’éteint dans la nuit. Et la campagne apparut dans toute sa sauvage grandeur…

Un an s’était déjà écoulé depuis leur mariage : Marie avait à peine remarqué l’approche du premier hiver dans sa nouvelle demeure ; cette fois, revenue de ses premières ivresses, sans rien perdre de son cher amour, elle laissait errer sa pensée sur cette campagne où chaque saison répandait de nouveaux charmes. Elle savoura particulièrement cette fin d’automne, écoutant les oiseaux qui chantaient leurs adieux, avant le départ vers les plages hospitalières.

La lente agonie de la terre terminée, la neige commença à la recouvrir de son blanc suaire.

Lentement, jour par jour, les plaines furent ensevelies dans leur parure immaculée, et, à la tombée de la nuit, le ciel allumait ses étoiles, lumières lointaines qui scintillent, durant la saison de la mort, comme des cierges autour d’un corps endormi de son suprême sommeil.

Néanmoins, la nature n’est pas en tout semblable aux humains : elle se prête mal à la rigidité de la mort et l’automne semble parfois lutter contre l’hiver.

Un jour, le soleil ayant fondu à demi la neige des chemins, Eusèbe Landry mena ses vaches dans le champ voisin du « Bois Noir ». Mais, vers le soir, il n’eut pas le temps d’aller les chercher avant que la tempête survint. Un vent furieux s’éleva, accompagné d’une neige épaisse et glacée. Les sapins pliaient sous le fardeau de givre et le vent sifflait comme dans les nuits de plein hiver.

Les pauvres bêtes affolées, s’étaient blotties sous les arbres. Elles se serraient les unes contre les autres et regardaient de tous côtés avec inquiétude. Landry eut grand’peine à les faire partir ; elles s’entêtaient à rester là. Une fois debout, elles allaient de côté et d’autre, ne pouvant plus reconnaître leur chemin. Avec beaucoup d’efforts, il réussit enfin à les ramener à l’étable, mais il était transi jusqu’aux os. Il alla s’asseoir près du poêle. Le froid courait dans ses veines et ses dents claquaient. La mère Blouin qui arrivait, dit : « Ses frissons m’inquiètent ». Marie lui fit prendre une tisane bien chaude. Mais les frissons continuaient à le secouer. Il se coucha. Les voisines consultées dirent qu’il fallait le faire suer. Des sacs de blé chaud furent apportés dans son lit, ainsi que des bouteilles d’eau bouillante. On lui recouvrit la poitrine de cataplasmes qui laissaient des brûlures sur la peau. Il était en nage et cria qu’il étouffait. Les frissons cessèrent, mais la fièvre le prit, les poumons se contractèrent et sa poitrine devint haletante.

Dans sa gorge de plus en plus serrée, sa respiration laissait entendre de sinistres sifflements. L’oppression se calmait parfois, pour reprendre plus fort. Ses poumons gonflés semblaient vouloir éclater, mais, après des efforts inutiles, le malade retombait sur son oreiller, pâle et les yeux voilés.

Le médecin, qu’on envoya chercher en voiture, homme silencieux, au visage long, aux sourcils en broussailles, ne dit que ces mots : « Je n’en réponds pas ».

La fièvre et l’essoufflement s’aggravèrent. La crise dura une semaine. Il y eut encore quelques belles journées qui rappelaient l’automne déjà disparu. Les rayons de soleil entraient dans la chambre du malade et créaient une atmosphère plus rassurante.

Durant un de ces jours magnifiques, la fièvre sembla le laisser. Pour la première fois depuis sa maladie il s’intéressa à leurs travaux. Il demanda à sa femme si la paille avait été mise à l’abri, et si les « engagés » avaient battu le blé au moulin. Aucun de ces travaux n’avaient encore été entrepris. Mais pour ne pas l’attrister Marie lui répondit affirmativement. « Oh ! je suis content de ma terre c’te année ! » murmura-t-il. Et ses yeux assombris s’éclairèrent d’une vive flamme.

Mais vers le soir la fièvre reparut, accompagnée de délire. Son souffle devint faible et rapide, son regard vitreux prit une fixité qui ne laissait presque plus aucun espoir.

La nuit passa ainsi, nuit interminable où les râles du moribond étaient entrecoupés d’appels inintelligibles.

Au petit jour, la mère Blouin entrant tout à coup dans la chambre, s’écria : « Mon Dieu, il s’en va, il s’en va ! » Le curé qui arrivait au même instant eut juste le temps de l’administrer. Le mourant essaya de parler, balbutia quelques syllabes, puis il ferma les yeux : il était mort.

Ne pouvant croire à son malheur, Marie Dumont s’écroula sur une chaise, le visage dans les mains. Elle sanglota jusqu’au soir, paraissant ne rien voir, ne rien soupçonner de ce qui existait autour d’elle. Elle était là, dans une inertie qui ressemblait à de l’inconscience. Sa mère était arrivée et la mère Blouin, sa voisine, ne la quittait pas.

Mais il fallut revenir à la réalité. Les voisins arrivaient, de plus en plus nombreux ; ce furent des témoignages sans fin de la plus profonde sympathie. Après les veillées funèbres, Marie dut dire un dernier adieu à celui qui était son unique soutien. Elle prit le long voile noir du veuvage.

La Noune n’avait pas compris tout de suite le malheur qui la frappait. Tant que le mort était resté exposé dans le salon, au milieu des draps blancs, elle crut que son frère dormait, revêtu de ses habits du dimanche.

Mais quand elle vit qu’on l’enfermait dans une boîte noire que plusieurs hommes portaient religieusement, elle comprit enfin qu’il n’était plus. Sans une parole, sans une larme, elle s’assit dans sa chaise à sa place ordinaire, et sa douleur s’exhala dans une sorte de plainte bestiale. Elle se lamentait comme une bête blessée qui souffre. Puis, la plainte diminua, et enfin, elle cessa tout à fait. Mais sa pensée était complètement éteinte : elle fut dès lors en tout pareille à une enfant.

La neige se mit à tomber sans répit : c’était bien l’hiver, cette fois, c’était l’hiver sans perspective de printemps dans le cœur de Marie. Seule, toute seule dans cette maison immense ! La « Noune », après plusieurs mois de survivance toute animale s’éteignit à son tour, loque humaine qui ne rappelait rien du bien-aimé disparu.

Après avoir réglé les affaires les plus importantes, Marie se remit machinalement à son ouvrage, sans trop savoir pourquoi. Elle filait, à certaines heures, mais elle ne tardait pas à laisser le rouet, comme si elle avait entendu la voix de son mari : « Laisse donc ça, femme : il y a belle lurette que le soleil est couché ! »

Malgré tout il fallut songer à diriger les travaux de la ferme. Au printemps ce fut la semence, l’été la récolte, et l’automne les labours.

Dès que vint le printemps, Marie prit comme « engagé ». Pit Lefrançois. Il avait déjà travaillé sur leur terre, s’entendait bien aux travaux des champs, était robuste, et vaillant comme quatre. Il se levait au petit jour et déjeunait en marchant. À l’ouvrage il n’avait pas son pareil. Aussi s’en remit-elle beaucoup à lui pour la conduite des travaux.

Cinq ans s’écoulèrent ainsi, cinq ans de labeur sans joie. Les mêmes saisons revenaient toujours avec les mêmes tâches, mais les ambitions d’autrefois s’étaient évanouies.

Marie ne voulait pas, néanmoins, quitter cette terre qui lui rappelait tant de souvenirs heureux. Car Eusèbe Landry lui avait procuré des joies bien douces : elle s’était trouvée dans son milieu, sans dévier des traditions de sa race, en s’attachant à la terre.

Toute autre se fut peut-être prévalue de son éducation soignée pour s’orienter vers les grandes villes où l’on rencontre tant de plaisirs captivants. Mais la fille des Dumont, après ses études, n’avait pas entrevu d’autre avenir que la vie des champs. Elle avait vu s’évanouir il est vrai, un premier rêve, un premier amour ; mais les cœurs simples n’ont rien de romanesque et une affection solide peut remplacer les premières tendresses et créer quand même du bonheur.

C’était donc la cinquième année de veuvage. On était à l’automne. Les récoltes avaient été abondantes plus encore que de coutume. Pit Lefrançois était décidément un habile contre-maître.

Mais voici que des événements imprévus allaient surgir, par un beau soir de l’arrière-saison.

La « brunante » tombait. Un cercle violet enveloppait les collines et le paysage achevait de s’évanouir dans l’ombre du soir. L’hirondelle s’en allant d’un vol rapide, rasait le sol. Marie Dumont dans son jardin, sarclait une plate-bande où les feuilles sanglantes des betteraves et les feuilles vertes des choux se mêlaient aux géraniums en fleurs. Soudain, du côté de la maison elle entendit des pas légers. Elle releva la tête et resta interdite en apercevant près de la clôture un homme qui s’avançait vers elle avec lenteur. Il s’arrêta à la barrière et se mit à la regarder sans parler. Il était de hauteur moyenne les épaules larges, et portait un chapeau à la mode des villes, un chapeau à bords roulés qui lui descendait bas sur le front. D’abord elle le prit pour un inconnu. Elle allait lui demander ce qu’il voulait quand tout à coup, mille impressions lui revinrent du fond du passé. Voici maintenant qu’elle le reconnaissait, qu’elle reconnaissait ce beau visage bruni à la blonde moustache et ces yeux qui brillaient doucement comme des étoiles lointaines… — Mon Dieu ! Est-ce que je rêve ! s’écria-t-elle. Mais, c’est Jean Beaulieu !

— Non, tu rêves pas, c’est moi ! Il ôta son chapeau et s’avança en lui tendant la main. — Viens à la maison, dit-elle, je vas allumer la lampe pour te voir comme il faut…

Elle l’entraîna dans la cuisine où il s’assit puis une fois la lampe allumée elle le regarda longuement pour bien s’assurer que c’était lui.

C’était bien lui, le compagnon de jeunesse, c’était encore la même expression de bonté partout empreinte sur son visage, c’était bien son regard aussi doux qu’un ciel d’été… Cependant, comme il avait vieilli ! La tristesse se mêlait à son sourire, des rides traversaient son front et des cheveux gris paraissaient sur ses tempes. Comme il avait souffert !… Un sentiment de pitié profonde envahit la jeune femme, puis un sentiment de remords. Comme il avait dû souffrir ! Et tout cela à cause d’elle. Les sombres jours de désespoir dans l’ombre des routes inconnues, les années d’ennui vécues loin des siens, l’horreur de se trouver seul dans un pays étranger, loin, si loin de tout ce qu’il avait aimé, il avait souffert tout cela à cause d’elle puisqu’il s’était enfui après son abandon, cet abandon brutal qui avait tout détruit.

Assis devant elle, un peu courbé en avant, tournant entre ses mains son chapeau de feutre mou, il regardait avec ardeur, de toute son âme, celle qui était pour lui la seule, l’unique bien-aimée. Il était comme un avare qui a retrouvé son trésor. Il la regardait sans cesse ne pouvant en détacher sa vue, comme l’assoiffé regarde la source que ses lèvres brûlantes recherchent. Il s’enivrait d’elle, de sa chère présence, et son visage avait pris une expression lumineuse.

Mais ce silence ne pouvait durer. — Je suis arrivé depuis deux jours seulement, dit-il. J’étais engagé sur la ferme d’un millionnaire à Lowell. L’ennui m’a pris, je suis parti. J’ai su l’année dernière, ajouta-t-il, en baissant la voix, que ton mari était mort…

Il ne détachait pas ses yeux de ses yeux à elle, épiant l’étincelle révélatrice d’un aveu d’amour, cherchant la confiance nécessaire aux confidences les plus intimes.

Marie se sentait de plus en plus remuée en face de cet amour simple, tenace comme un chêne, de cet amour qui n’avait pas faibli, que ni le temps ni les distances n’avaient pu ébranler. Elle demanda. — Comment t’arrangeais-tu là-bas ? As-tu rencontré de la misère ?

— Ah ! oui, à plein ! Tu sais que je suis parti avec deux autres, Joseph à Albert Blais et Baptiste Lemieux. On a fait un bout en char, mais l’argent a manqué, il a fallu aller à pied. Par là c’est pas comme ici : on héberge pas les passants. On couchait dans les granges, et on s’arrêtait dans les bois pour manger le pain et la viande qu’on prenait sur les planches des magasins. C’est effrayant, mais c’est vrai. On s’est rendu comme ça à la frontière des États, puis là on s’est engagé à un moulin de bois pour le flottage des billots. Deux jours après, Baptiste Lemieux est tombé à l’eau et a disparu pour toujours. J’ai donné la moitié de mon salaire pour le faire chercher, mais on l’a jamais trouvé. Ça nous a fait bien de la peine. La semaine d’après on est parti pour l’Abitibi. On s’est engagé à Amos chez un habitant polonais. Deux mois plus tard, Joseph Blais se mariait avec la fille du voisin, un canadien qui avait grand de terre. Il se trouvait établi. Quand j’ai vu cela j’ai dit : je m’en vas. Je reste pas ici comme un as de pique ! Pourtant il y avait la belle-sœur de Blais qui me faisait une belle façon. Elle m’invitait à tout bout d’champ. J’aurais eu rien qu’un mot à dire, mais je l’aimais pas.

— Tu voulais pas te marier toi, Jean ?…

— Je pouvais pas, je pouvais pas… j’avais l’idée ailleurs…

Ils se turent tous les deux, lui ému, elle ravie. Elle écoutait, curieuse et charmée, l’aveu de ce douloureux amour qui avait été pour lui sa joie, son unique joie.

Elle avait tout de suite saisi le sens de ces paroles : « j’avais l’idée ailleurs »… Elle comprit qu’il voulait dire : « C’est toi que j’aimais, tu le sais bien ! C’est à toi que je pensais, jour et nuit, au travail, au repos, c’est toi qui étais mon rêve, ma pensée, ma vie ! »…

Ils demeuraient ainsi sans parler. Par la porte entr’ouverte on apercevait les branches secouées par la brise embaumée du soir. Les coteaux étaient couronnés d’un nimbe léger. Le cri sec du grillon se faisait entendre par intervalles et le vent commençait à s’élever, faisant onduler l’avoine au fond des champs…

Les épaules courbées, pâle, le regard plein de tristesse, à voix basse, Jean relatait les principales étapes de la pénible vie qu’il avait menée depuis son départ du pays. À raconter ainsi ces tristes moments il les revivait dans son imagination, et son âme se trouvait comme plongée dans un flot d’amertume. Le dos de plus en plus courbé, le front de plus en plus pâle, il parlait lentement et les souvenirs affluaient…

— Personne sait ce qu’on endure quand on n’a pas de chez soi, qu’on est comme le juif-errant qui va de place en place ! J’oublierai pas cela du restant de mes jours…

J’ai eu gros d’peine, gros d’peine…

Des fois, le soir, quand j’étais rendu au bout de mes forces, je frappais à la première porte pour demander à coucher. Tout d’suite j’entendais pousser le verrou et personne me répondait. Il fallait coucher sur la paille dans la grange, comme les vagabonds…

J’ai eu gros d’peine, gros d’peine…

Mais une fois j’ai été bien reçu. C’était chez un couple d’habitants, des français qui restaient près d’Amos. L’homme m’a dit : « Vous êtes un Canadien français ; vous parlez la même langue que moi, venez vous asseoir. » Il m’a fait asseoir près de lui et il a parlé longtemps avec moi. La femme m’a préparé un bon repas. La maison était bien tenue. C’était pas riche, mais tout était si propre que ça se trouvait plaisant à regarder. Il y avait trois beaux enfants qui jouaient ensemble. Tout le monde avait l’air content. Je les regardais et je pensais en moi-même : « Ils sont heureux ceux qui reviennent tous les soirs à la même maison, ceux qui mangent à la même table, qui couchent toujours dans le même lit, ceux qui ont un chez soi ceux là sont heureux »… Il se tut, honteux de lui avoir dévoilé ces détails humiliants. Elle, navrée par le récit si lourd de douloureuse détresse, demanda aussitôt :

— Et quand donc es-tu parti pour Lowell ?

Justement quand j’ai laissé Joseph Blais. C’est là que j’ai eu le plus de misère.

En partant d’Amos il y a un grand bois qui finit plus. Je me suis informé, ils m’ont dit qu’il y avait un chemin, mais ils m’ont pas dit que ça prend une journée pour le traverser. Je savais pas cela, je suis parti le midi, et quand la « brunante » s’est mise à tomber, j’étais seulement à moitié chemin C’était pas un chemin de voiture, mais rien qu’un sentier de chasseur. Je voyais plus rien, là je me suis aperçu que j’étais écarté. J’ai eu peur. Les branches craquaient autour de moi. J’entendais crier les loups, je croyais à toute minute en voir arriver une bande sur moi. Je t’assure que dans ce temps-là, les heures sont longues ! C’était l’automne tard. Les gelées commençaient à glacer la terre, les pieds et les mains m’engourdissaient. J’avais des allumettes ; je me fis un petit feu et je passai la nuit assis à côté, sans fermer l’œil, guettant les loups. Je croyais mourir là… Oh ! quand j’y pense, il m’en passe encore des frissons !

Une pâleur terrible traversa son visage au souvenir de cette nuit d’horreur.

— C’est affreux, murmura la jeune femme, c’est affreux !

— Mais je le regrette pas, dit-il, à voix basse, non je le regrette pas…

Qu’aurait-il pu regretter puisqu’il la revoyait, qu’elle était là devant lui, qu’il la regardait, qu’il lui parlait ! De quelle profondeur était faite cette âme aimante ? Il aurait recommencé à souffrir toutes ces horreurs pourvu que, comme récompense, il la revît, ne fut-ce qu’une seule fois…

Mais l’heure avançait, et la nuit avec elle. Dehors tout s’était tu. Les nids, les bois, tout était silencieux.

— Je m’en vas, dit-il, enfin. Si je repars pour les États, on se reverra plus…

Il se leva, elle le suivit jusqu’au-delà du seuil de la porte.

La lune montrait son arc doré au-dessus des champs. La grange entr’ouverte était inondée de clarté nocturne. Par instants les bois semblaient s’éveiller. Le rossignol lançait un cri d’amour. Une feuille sèche et rougie se détacha comme une flèche et tomba sur le sol, dans l’herbe verte : Image de la fragilité des choses, de la longue souffrance, de la lente mort dont la vie est faite. Bientôt, si la jeune femme ne parlait, bientôt ce court bonheur serait fini pour toujours. Jamais il n’aurait osé lui dire : « Je resterai si tu me gardes ». Il ne savait pas, il ne pouvait pas savoir si quelque chose de lui était resté dans son cœur, si les anciens souvenirs s’étaient ranimés en elle. Il avait dit : « Si je repars pour les États, on se reverra plus »… C’était l’adieu et la prière, le cri de détresse de sa pauvre âme endolorie, débordant de souffrance. Il la regardait toujours, suppliant et tourmenté, lui offrant, dans ces instants de silence et d’amour, son âme fraîche et pure comme la source des bois…

Le temps passait, elle ne parlait pas. Elle avait la tête penchée, les yeux bas et songeait. Un flot de pensées l’envahissait. La pitié, le remords, l’amour la troublaient tour à tour, ainsi que le souvenir du mort qu’elle avait aimé.

Mais il ne lui pardonnerait pas, il lui en voudrait dans sa tombe si elle vendait la terre. Elle se rappelait qu’il avait dit plusieurs fois devant elle à l’heure des récoltes : « Ma terre, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux ; je la vendrais pas pour tout l’or du monde ! »… Non, il ne lui pardonnerait pas de s’en défaire, de la vendre, de l’abandonner à des mains inhabiles, qui peut-être la laisseraient dépérir.

Pour conserver son bien, il faudra donc tôt ou tard qu’elle se remarie. Et si elle se remarie ce sera avec Jean Beaulieu. Elle ne devait pas le laisser partir. Elle se marierait avec Jean Beaulieu. Que cette pensée avait pour elle de tristesse et de joie ! Elle mettait une douce obstination à se souvenir de celui que la mort lui avait enlevé, mais voilà que maintenant, en face de l’homme qui l’avait tant aimée, elle était étonnée de se trouver si heureuse…

Que vous êtes puissants, parfois, ô lointains souvenirs ! Voilà que le passé lui apparaissait vivant comme autrefois, rayonnant, joyeux et pur, et Jean Beaulieu était là qui la regardait, portant en lui son long, son fidèle martyre, implorant d’elle enfin le bonheur qu’elle lui avait jadis refusé. N’avait-il pas mérité d’être heureux, cet homme dont l’amour avait résisté à tout, dont la pensée, plus forte que la vie, plus forte que la mort, s’était nourrie de regrets et de larmes ? Non, elle ne pouvait pas, elle ne devait pas le laisser partir… Et la nuit troublante chantait par ses mille voix. Elle disait :

— « Il faut monter à deux les collines de la vie, et vider la coupe de tendresse avant que la mort brutale ne l’arrache de nos mains…

L’amour, oiseau farouche, ne se pose pas pour longtemps ; il faut le saisir avant qu’il ne s’envole…

Femme, appuie-toi sur l’épaule bien-aimée, et toi, homme, empresse-toi d’effeuiller sur les lèvres chéries les roses du baiser, car la nuit vient bien vite remplacer le jour, et l’automne bientôt, mordant les feuilles, fera sa moisson de choses mortes… Hâtez-vous d’aimer avant que la mort ne vous prenne !…

Suivez, suivez à deux les routes de la vie !…

Ainsi chantait la nuit aux mille voix. Ainsi chantait la nuit dans les branches encore vertes, dans la plaine qui avait produit de riches moissons, dans les bois voisins qui ne voulaient pas rester déserts. Il fallait un homme pour mettre en valeur cette terre généreuse, et cet homme était là !…

— Comme ça, Marie, dit-il, on se reverra plus…

Il lui tendit sa main que l’émotion faisait trembler, pendant qu’il refoulait dans sa gorge le sanglot prêt à s’échapper.

Alors, émue à pleurer, s’approchant de lui si près que ses cheveux effleurèrent la moustache blonde, elle lui dit comme dans un souffle :

— Non, pars pas, Jean ; on se mariera après la dernière récolte.



FIN.