Un beau mariage
Théâtre completTome 4 (p. 185-224).
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ACTE DEUXIÈME


Un salon très riche chez madame Bernier. — Porte au fond, portes latérales dans des pans coupés, cheminée à droite, fenêtre à gauche ; près de la fenêtre une causeuse et une chiffonnière ; près de la cheminée une table avec des albums, etc.


Scène première

CLÉMENTINE, SOPHIE, travaillant à un costume.
Clémentine.

Babin n’est pas arrivé ?

Sophie.

Non, mam’selle… je veux dire madame… je ne peux pas me faire à cette idée-là. Il y a pourtant quatre mois déjà…

Clémentine.

Pourvu que le costume aille bien !

Sophie.

Soyez tranquille : Babin en répond. Mais c’est monsieur, ce matin, qui cherchait son habit bleu !…

Clémentine.

Tu ne lui as pas dit qu’il servait de mesure ?…

Sophie.

Pas si bête… du moment que vous voulez lui faire une surprise. Je m’en suis tirée en bougonnant. Monsieur m’a appelée vieille bougon… en riant, car il est très gai, monsieur.

Clémentine.

Il n’a pas sujet d’être triste.

Sophie.

C’est vrai qu’il a eu une fameuse chance de vous épouser ; mais il n’est pas ingrat : quand il vous regarde, la reconnaissance lui sort par les yeux.

Clémentine.

Oui, c’est un bon garçon. Il est certain que je pouvais plus mal tomber.

Sophie.

Je crois bien ! un si joli homme ! D’abord si ç’avait été un malbâti, je n’aurais pas consenti au mariage, moi. Va-t-il être agréable dans son costume ! Je vous réponds qu’il vous fera honneur ce soir.

Clémentine.

C’est bien mon intention.

Sophie.

Et votre maman sera-t-elle belle en duchesse d’Arpajon !

Clémentine.

Duchesse d’Étampes, malheureuse !

Sophie.

Arpajon, Étampes, ça se touche ! Mais dites donc, mam’selle, vous ne serez pas vilaine non plus dans cette toilette-là !…

Clémentine.

C’est bon. As-tu fait le corsage comme je t’ai dit ?

Sophie.

Oui. C’est une drôle d’idée tout de même, de cacher vos épaules.

Clémentine.

C’est mon idée.

Sophie.

Elles sont pourtant bonnes à voir.

Clémentine.

Pour peu qu’on les montre, les yeux de ces messieurs ne les quittent plus ; c’est insupportable.

Sophie.

Tiens ! c’est amusant d’être admirée.

Clémentine.

Rien ne m’irrite comme cette impertinence admirative, qui nous traite en objets d’agrément ; quand mon danseur regarde mon bras en causant, j’ai toujours envie de lui dire : « Parlez-moi donc comme à un homme, monsieur… ma conversation vaut bien la vôtre, je vous assure. » Mais ces messieurs se croient si supérieurs à nous avec leur barbe !

Sophie.

Dieu sait pourtant qu’ils sont bien au-dessous de nous, excepté qu’ils vont à la guerre !

Clémentine.

Nous y irions aussi bien qu’eux ; nous avons plus de courage, nous sommes plus fortes contre la douleur.

Sophie.

Ah ! pour ce qui est de souffrir, ce sont des poules mouillées ; mais il faut dire qu’ils n’ont pas peur la nuit.

Clémentine.

Comment le sais-tu ?

Sophie.

Dame, je me le figure. Je n’ai jamais désiré me marier qu’à cause de ça. Mais vous n’êtes pas poltronne, vous !

Clémentine.

Oh ! moi… je dormais si bien.



Scène II

Les Mêmes, PIERRE.
Clémentine.

Comme vous voilà crotté.

Pierre.

Il demeure au bout du monde, le carrossier de ta mère… de votre mère.

Sophie se lève et ramasse son ouvrage.
Clémentine.

Pourquoi faire vos courses à pied ! par économie ?

Pierre.

J’aime à me servir de mes jambes, après dîner.

Sophie sort.
Clémentine.

Vous avez mis Sophie en déroute avec votre tutoiement.

Pierre.

Je me suis repris.

Clémentine.

C’était souligner le mot.

Pierre.

C’est si naturel de tutoyer sa femme !

Clémentine.

Puisque ce n’est pas l’usage dans notre monde ! C’est une habitude à prendre, voilà tout. On ne s’en aime ni plus ni moins.

Pierre.

Mais l’important est d’avoir l’air de s’aimer moins, n’est-ce pas ? Ne te fâche pas : je vous dirai vous avec mes lèvres, et toi, avec mon cœur, si vous le permettez.

Clémentine.

Tant que tu voudras !

Pierre.

Merci. Ce petit mot-là me fait l’effet d’une caresse.

Il lui prend la main.
Clémentine, la retirant.

Alors, je le rétracte.

Pierre.

Puisqu’il n’y a personne !

Clémentine.

Voilà comme vous êtes, vous abusez toujours.

Pierre.

Vous trouvez que j’abuse ?

Clémentine.

Voyons, monsieur, ne prenez pas votre air grognon… nous allons au bal ce soir, et je vous ménage une surprise.

Pierre.

Est-ce de rentrer de bonne heure ?

Clémentine.

Pour cela, n’y comptez pas. Je me suis fait faire un costume charmant et très cher : le bal me coûtera cinq cents francs l’heure, si j’en sors à minuit et cent francs seulement si j’y reste jusqu’au matin… Soyons économes.

Pierre.

Vous avez toujours de bonnes raisons pour rentrer tard.

Clémentine.

Qu’est-ce que cela vous fait ? Je ne suis pas coquette.

Pierre.

Non, certes !

Clémentine.

Alors, laissez-moi m’amuser dans le monde tout à mon aise.

Pierre.

Vous vous y amuseriez moins si vous m’aimiez davantage.

Clémentine.

Ah ! mon ami, je vous en prie, ne nous attendrissons pas ! je vous ai prévenu que je n’étais pas romanesque ; je vous aime tout autant que je peux, n’en demandez pas plus.

Pierre.

C’est que je t’adore, moi !

Clémentine.

Oui, c’est convenu.

Pierre.

Vous ne le croyez pas ?

Clémentine.

Mais si ! Vous seriez bien ingrat de ne pas m’aimer.

Pierre.

Si au moins tu me disais souvent de ces choses-là.

Clémentine.

Cela vous suffirait ? Je vous en dirai, mon ami, je vous en dirai !

Pierre.

Mauvaise !… Bah ! je t’aime trop pour que vous ne finissiez pas par m’aimer un peu, madame.



Scène III

Les Mêmes, MADAME BERNIER.
Madame Bernier.

Eh bien ? ce coupé ?

Pierre.

Vous l’aurez demain matin.

Madame Bernier.

Est-ce bien sûr, cette fois ? Est-il fini ? L’avez-vous vu ?

Pierre.

Je l’ai vu de mes propres yeux.

Clémentine.

Est-il joli ?

Pierre.

Charmant ; on le serait à moins…

Clémentine.

Ce qui veut dire ?

Pierre.

Qu’il est fort cher !

Madame Bernier.

Combien donc ?

Pierre.

Vous n’avez pas fait le prix d’avance ?

Madame Bernier.

À quoi bon ! Je ne marchande jamais. Je sais à quelques louis près ce que valent les choses, cela me suffit.

Clémentine.

Mon cher, — le premier des luxes, c’est de ne pas liarder.

Pierre.

Il ne s’agit pas de liards, ici. Je parie que votre carrossier vous vole au moins… je ne sais pas combien.

Madame Bernier.

Une cinquantaine de louis, tout au plus.

Pierre.

Bagatelle. C’est un chef de brigands !

Madame Bernier.

Ne faut-il pas qu’il rentre dans l’intérêt de son argent ?

Pierre.

L’intérêt… vous ne payez donc pas comptant ?

Madame Bernier.

D’où venez-vous, mon cher enfant ?

Pierre.

Aucun de vos fournisseurs !

Clémentine.

Vous faites des questions de provincial.

Pierre.

C’est qu’en effet j’arrive d’une province reculée, où nous ne connaissons pas le crédit.

Clémentine.

Tâchez de vous dépayser.

Pierre.

J’aurai de la peine : j’ai été élevé dans l’horreur des dettes.

Madame Bernier.

Les dettes ne sont pas la dette, mon ami : si l’ordre est la fortune du pauvre, la fortune est l’ordre du riche.

Clémentine.

Gravez cette sentence dans votre cervelle d’homme.

Pierre.

Je ne demande pas mieux que de me façonner. Mais comment faites-vous à la fin de l’année pour savoir où vous en êtes ?

Madame Bernier.

Ah ! que vous êtes curieux !

Pierre.

Comme un provincial. Je serais bien aise de savoir.

Madame Bernier.

Je crois, Dieu me pardonne, que vous êtes inquiet.

Clémentine, à part.

Ah ! je n’aime pas cela !

Pierre, avec effusion.

Oui, madame… inquiet pour vous qui ne sauriez plus vous désaccoutumer d’une vie abondante.

Madame Bernier.

Cela ne regarde que moi.

Pierre.

Franchement, puis-je vous voir creuser un abîme sous vos pieds sans… ?

Madame Bernier.

Oh ! la belle phrase ! un abîme sous mes pieds !

Pierre.

C’est le mot.

Madame Bernier, sèchement.

En tout cas, de quoi vous troublez-vous ? Votre fortune personnelle ne peut pas y tomber, dans cet abîme.

Pierre, très froid.

Pardon, madame j’ai cru de mon devoir de vous avertir ; je n’y reviendrai plus.

Madame Bernier.

Ce n’est pas que je vous refuse des explications.

Pierre.

Je n’en demande plus.

Madame Bernier.

Vous êtes piqué ?

Pierre.

Pas le moins du monde.

Madame Bernier.

Si vous ne l’êtes pas, écoutez mes comptes, une fois pour toutes.

Pierre.

À quoi bon ?

Madame Bernier.

À n’y plus revenir d’abord, ensuite à ne pas me prendre pour une folle. Si je dépasse mon revenu, j’augmente mon capital ; c’est La Palude qui fait mouvoir mes fonds, et vous ne niez pas, je pense, son flair de spéculateur, il a fait ses preuves… Vous ne m’écoutez pas ?

Pierre.

Non, madame.

Madame Bernier.

Je vais recommencer.

Clémentine, bas.

Ce n’est pas la peine… il a entendu…

Un Domestique, annonçant.

M.le baron de La Palude.

Madame Bernier.

Que le bon Dieu le bénisse de venir à cette heure-ci.



Scène IV

Les Mêmes, LA PALUDE.
La Palude.

On vous trouve enfin !

Madame Bernier.

Bonjour, mon ami asseyez-vous.

Pierre, s’inclinant.

Monsieur le baron.

La Palude, négligemment.

Ah ! ah ! c’est vous, mon cher ! Comment vous portez-vous ? (Se tournant vers les dames.) Vous voyez, mesdames, un pédant qui vient sacrifier aux Grâces.

Il s’assied sur une chaise, près du canapé où sont les deux dames.
Pierre, qui est resté incliné.

Très bien, merci.

La Palude, à madame Bernier.

Si je n’ai pas fait ce mois-ci vingt tentatives infructueuses pour vous voir, je n’en ai pas fait une.

Madame Bernier.

Je le sais, mon pauvre baron.

Clémentine.

Mon mari s’est présenté chez vous pour vous exprimer nos regrets…

Pierre.

Sans avoir l’avantage de vous rencontrer.

La Palude, sans regarder.

En effet, j’ai trouvé votre carte. (Aux dames.) Vous sortez donc tous les soirs ?

Pierre, renonçant à la conversation, va s’asseoir au coin de la cheminée et prend un livre sur la table.
Madame Bernier.

Ne m’en parlez pas ; nous n’avons pas une soirée à nous. Aujourd’hui même un bal travesti.

La Palude.

Vous avouerez que je joue de malheur.

Clémentine.

Et nous donc !

La Palude.

Vous n’en pensez pas un mot, petite masque !

Clémentine.

Franchement… non ; mon costume est si joli !

La Palude.

En quoi serez-vous ?

Clémentine.

En paysanne du temps de Louis XV.

La Palude.

Tout le monde va chanter le Seigneur du Village !

Pierre, à Clémentine, tout en feuilletant son livre.

Vous êtes-vous occupée de mon domino ?

Clémentine, se levant.

Je ne sais pas à quoi pense Babin !… je vais envoyer chez lui. Si vous êtes encore ici dans une heure, monsieur le baron, vous aurez le plaisir de me voir dans ma robe des dimanches. (Faisant une révérence villageoise.) Vot’ servante, monsigneu.

La Palude, la retenant par la main.

Oh ! bien, puisque seigneur il y a, vous ne passerez pas sans payer le droit.

Il veut l’embrasser.
Clémentine, après une seconde révérence.

Faites excuse.

La Palude.

Votre maman le permet. N’est-ce pas, madame ?

Pierre, sèchement.

Moi aussi.

Clémentine.

Si tout le monde étions d’accord, faites, faites…

Il l’embrasse. Elle sort.



Scène V

MADAME BERNIER, PIERRE, assis près de la cheminée, et lisant ; LA PALUDE, assis de l’autre côté de la scène.
La Palude.

Allons ! je n’ai pas perdu ma journée. Ne seriez-vous point aussi en paysanne, par hasard ?

Madame Bernier.

Oh moi, je suis tout simplement en vieille femme.

La Palude.

C’est donc un bal… masqué ? Je dis (Avec intention.) masqué.

Madame Bernier.

J’avais bien entendu : merci, Lindor.

La Palude.

Chez qui ce bal ?

Madame Bernier.

Chez madame d’Ablancourt.

La Palude.

Femme d’esprit ; salon agréable, sur la lisière du faubourg Saint-Germain : Je ne savais pas que vous la connaissiez.

Madame Bernier.

C’est M. de Laroche-Pingoley qui nous a fait envoyer une invitation, et qui nous présente ce soir.

La Palude, pincé.

M. de Laroche-Pingoley !

Madame Bernier.

Pourquoi pas ?

La Palude.

Je n’ai rien à dire là contre, madame. Vous êtes parfaitement maîtresse de vos actions.

Madame Bernier.

Je l’espère bien.

La Palude.

Le sort des vrais amis est de n’être pas écoutés… n’en parlons plus.

Madame Bernier.

C’est cela : n’en parlons plus.

La Palude.

Sacrifiez tout à un vain titre, je le veux bien ! J’avoue que je vous estimais au-dessus de ces petitesses. Adieu, madame la marquise.

Madame Bernier.

Vous êtes fou. Je n’ai pas plus envie d’épouser M. de Laroche-Pingoley que de m’aller pendre.

La Palude.

Alors pourquoi tolérez-vous ses assiduités compromettantes ?

Madame Bernier.

Parce qu’il est fort aimable, beaucoup plus aimable que vous, parce que je ne peux pas l’empêcher d’aller dans les endroits où je vais et où vous n’allez pas ; parce qu’enfin si ses assiduités compromettent quelqu’un c’est lui et non pas moi.

La Palude.

Cependant le bruit de votre prochain mariage court partout.

Madame Bernier.

Laissez-le courir, quand il sera fatigué il se reposera.

La Palude.

Prenez garde aux mauvaises langues.

Madame Bernier.

Elles ne sont pas assez maladroites pour me prêter un amant de cinquante ans peut-être ?

La Palude.

Vous ignorez donc qu’à Paris l’invraisemblable est le ragoût de la calomnie ? Elle ressemble au lion de l’Évangile : quærens quem devoret… cherchant quelqu’un à manger.

Madame Bernier.

Qu’à cela ne tienne, elle mangera le marquis : ce sera d’autant plus facile qu’il prête le flanc. Personne, j’imagine, ne supposera que notre mariage ait manqué par son refus ? Il passera pour un coureur de dot malheureux, voilà tout. Cela vous contrarie-t-il ?

La Palude.

Non… oh ! non ! c’est-à-dire… ce pauvre Léopold… c’est mon ami d’enfance, et je serais désolé… mais il l’aura bien mérité. Vous êtes bien sûre au moins que vous ne l’épouserez pas ?

Madame Bernier.

À quoi bon ? N’avons-nous pas un homme dans la maison ?

La Palude.

C’est juste, il ferait double emploi. Ce brave Pierre ! Il paraît que vous êtes contente de lui ?

Pierre ferme brusquement son livre.
Madame Bernier.

Autant qu’il l’est de nous, j’espère.

La Palude.

Et moi qui m’opposais à ce mariage-là… (Se tournant vers Pierre.) Oui, jeune homme, je ne m’en cache pas, je vous ai fait la guerre ; mais c’était dans votre intérêt.

Pierre, se levant.

Vous êtes bien bon.

La Palude.

Non, vous aviez de l’avenir, je l’ai toujours dit ; mais il vous fallait l’aiguillon de la pauvreté. Tout le monde n’est pas de force à supporter l’atmosphère amollissante de la fortune : pour y produire, il ne faut pas moins que l’impérieuse fécondité du génie. Je gage que vous ne travaillez plus.

Madame Bernier.

Donnez-lui donc le temps de se reconnaître.

La Palude.

Le fait est qu’il a l’air encore abasourdi de son bonheur. On le serait à moins. Vous avez fait, mon cher, une découverte impossible à la simple chimie : celle de la pierre philosophale. Vous pouvez vous en tenir là.

Pierre, froidement.

J’en avais déjà fait quelques autres ; mais elles n’ont pas paru sous mon nom.

La Palude.

Qu’entendez-vous par là ?

Pierre.

Rien, que ce que je dis.

La Palude, très sèchement.

Si on vous a fait tort, faites valoir vos droits.

Pierre.

Oh ! la chose n’en vaut pas la peine.

La Palude, se levant.

Il me semble pourtant… (Se tournant vers madame Bernier.) On est vraiment bien à plaindre, de porter un grand nom. Le monde est rempli de petites gens qui se vengent de notre supériorité sociale en nous refusant toute valeur personnelle.

Madame Bernier.

On ne conteste pas la vôtre, mon cher baron.

La Palude.

Pardonnez-moi. Aussi je vous jure que, si on avait le choix de sa naissance, je serais uniquement fils de mes œuvres.

Pierre.

C’est plus aisé que d’en être le père.

La Palude, furieux.

Monsieur, vous oubliez à qui vous parlez.

Pierre.

Et vous de quoi je parle !

La Palude, saluant madame Bernier.

Je ne m’attendais pas, madame, à ce que mon préparateur me fermât les portes de votre maison.

Il se dirige vers la porte.
Pierre.

Vous auriez mieux aimé qu’il vous ouvrît celles de l’Institut ?

La Palude exaspéré cherche une réponse et sort sans la trouver.



Scène VI

PIERRE, MADAME BERNIER.
Madame Bernier, après un silence.

Je me suis tue de peur de verser de l’huile sur le feu, mais je suis plus mortifiée que le baron de votre sortie inqualifiable. Ce sont là des manières d’étudiant que vous auriez dû laisser sur le seuil de ma maison. Je regrette que vous n’ayez pas compris qu’en épousant ma fille, vous deveniez un homme du monde.

Pierre.

Si vous avez une leçon de savoir-vivre à donner à quelqu’un, c’est au baron, madame, et non à moi.

Madame Bernier.

Il n’est plus d’âge à en recevoir, et je ne suis pas sa mère ; d’ailleurs, je ne vois pas qu’il ait manqué aux convenances ; sa suffisance de savant est trop ridicule pour être offensante ; mais, le fût-elle, vous deviez songer que vous parliez à un vieil ami de la maison et que vous lui parliez chez vous.

Pierre.

Eh ! madame, il s’agit bien d’une querelle de Vadius et Trissotin !

Madame Bernier.

De quoi donc alors ?

Pierre.

Si vous ne l’avez pas senti, c’est inutile à vous dire. Croyez bien que je n’oublierai pas que je suis chez moi lorsque ceux qui sont chez vous se le rappelleront.

Madame Bernier.

Mon Dieu, j’ai bien remarqué qu’il vous traitait un peu en jeune homme ; mais je n’ai vu là rien de choquant de la part d’un vieillard.

Pierre.

Ses manières avec moi n’ont pas d’âge ; elles sont à peu près celles de tous vos amis, et je suis fâché que vous ne vous en aperceviez pas.

Madame Bernier.

Mais, mon cher enfant, j’ai autant de souci de votre dignité que vous-même, et si quelqu’un vous a manqué…

Pierre.

Non, madame, non, malheureusement personne ne m’a manqué. Ce sont des nuances de dédain d’autant plus irritantes qu’elles sont négatives et que je suis même ridicule à m’en plaindre. Ici, quand vous recevez, dans le monde où vous me conduisez, partout, on me montre, à cause de vous, une politesse de seconde main, au fond de laquelle je sens parfaitement qu’on me tient pour non avenu.

Madame Bernier.

L’accueil dont vous vous plaignez est tout naturel ; vous entrez dans un monde qui ne vous connaît pas et auprès duquel votre seule recommandation jusqu’à présent est votre alliance avec nous.

Pierre.

Il y a autre chose… et vous m’entendez bien.

Madame Bernier.

Et quand même ? ne fallait-il pas vous attendre à rencontrer un peu d’envie et beaucoup de réserve ? Votre avènement est trop récent pour être déjà à l’état de fait accompli. On se tient sur la défensive ; on vous attend, et c’est tout simple. Parce que vous étiez pauvre hier, êtes-vous en droit d’exiger qu’on se jette à votre tête aujourd’hui ? Car votre prétention n’a pas d’autre fondement, remarquez-le bien. Laissez faire au temps, mon cher Pierre, et ne brouillez pas les cartes. Ne vous brouillez pas surtout avec nos amis. Le baron est un des plus anciens et des plus dévoués ; il me rend mille services ; si ridicule qu’il vous paraisse, son nom donne de la consistance à mon salon, et je serais désolée qu’il n’y vînt plus.

Pierre.

Je n’y puis rien, madame.

Madame Bernier.

Bah ! c’est un homme excellent et le moindre petit mot l’apaisera.

Pierre.

Des excuses ?

Madame Bernier.

À un vieillard !

Pierre.

Mais, morbleu ! c’est lui qui m’a offensé, et j’ai déjà rendu à son âge tout ce que je lui devais en ne le…

Madame Bernier.

Voyons, Pierre, je vous en prie.

Pierre.

Non, madame, non ! Tout ce que je peux faire pour vous est d’oublier son impertinence.

Madame Bernier.

Allons, puisqu’une chose si simple vous coûte tant, c’est moi qui m’en charge.

Pierre, vivement.

Ah ! permettez !

Madame Bernier.

Permettez aussi : vous ne nous avez pas apporté des relations, et je ne vous le reproche pas ; vous n’en aviez point. Mais c’est le moins que vous ne nous enleviez pas les nôtres. Qu’avez-vous à répondre ?

Pierre, abattu.

Rien.

Un Domestique, annonçant.

M. Michel Ducaisne.



Scène VII

Les Mêmes, MICHEL.
Pierre, s’élançant vers lui.

Michel ! mon vieux Michel ! que je suis heureux de te revoir… (Il l’embrasse.) C’est lui, madame, lui, dont je vous ai tant parlé, mon meilleur ami !

Madame Bernier, tendant la main à Michel.

Et par conséquent le nôtre.

Michel, avec une courtoisie affectueuse.

Oui, madame. J’avais préparé de belles excuses pour la liberté que je prends de me présenter chez vous si tard et en redingote, mais votre charmant accueil me dispense de vous les dire.

Madame Bernier.

Vous êtes de la famille, monsieur.

Michel.

C’est vrai, je serai l’oncle de vos petits-fils.

Pierre.

Depuis quand es-tu arrivé ?

Michel.

Depuis le temps d’aller de la gare de Lyon chez moi, et de chez moi ici.

Madame Bernier.

Vous avez été bien inspiré de vous presser : une demi-heure plus tard vous ne trouviez personne.

Michel.

Vous alliez sortir ? que je ne sois pas un obstacle.

Madame Bernier.

S’il s’agissait d’un bal ordinaire, nous vous le sacrifierions avec le plus grand plaisir ; mais c’est un bal travesti, nos costumes sont prêts…

Michel.

Et nous sommes gens de revue.

Madame Bernier.

Permettez-moi donc de vaquer à ma toilette ; vous ne serez pas fâché d’ailleurs de causer avec votre ami ; mais ne le gardez pas trop longtemps, n’est-ce pas ?

Michel.

Je ne l’ai embrassé que sur une joue… le temps de l’embrasser sur l’autre et je vous le rends.

Madame Bernier.

À bientôt, monsieur.

Michel.

À demain, madame.

Elle sort.



Scène VIII

PIERRE, MICHEL.
Michel.

Elle est charmante, ta belle-mère. Ah çà ! laisse-moi te regarder, que je voie comment le bonheur te va. Il t’a un peu pâli, un peu changé, mais cela te donne un petit air de nouvelle mariée tout à fait intéressant… Tu baisses les yeux ? La ressemblance est complète.

Pierre, contraint.

Parle-moi de ton voyage.

Michel.

Non ! parlons de ta femme ! je la connais moins que toi l’Italie… Je n’en ai jamais lu la moindre description dans les Magazines.

Pierre.

Tu l’as déjà vue.

Michel.

Entrevue !… Et puis il ne s’agit pas de son enveloppe mortelle ; est-elle bonne et intelligente ?

Pierre.

Tout ce que je peux te dire, c’est que je l’adore.

Michel.

Donc elle est bonne, et elle te le rend, donc elle est intelligente. Me voilà renseigné. Vous devez faire un gentil ménage roucoulant. Tu sais que je suis inscrit pour être parrain, et, ma foi ! si madame Bernier est la marraine, j’aurai là une commère de mon goût.

Pierre.

Il n’est pas encore question de cela.

Michel.

Flâneur ! éternel flâneur !

Pierre.

L’homme propose et Dieu dispose.

Michel.

Pourquoi ce sourire triste ? Tout vient à point à qui sait attendre, autre proverbe. Il n’y a point de temps perdu d’ailleurs ; et y en eût-il, ne le regrette pas. Un enfant est un rival, le seul qu’une honnête femme donne à son mari ; mais un rival terrible ! n’aie pas la fatuité de croire que tu tiendras toujours la première place dans le cœur de Clémentine, et ne sois pas ingrat envers le temps qui te reste à être tout pour elle.

Pierre, avec embarras.

Tu as été jusqu’à Naples ?

Michel.

Oh ! mon cher, quelle faute de n’y avoir pas passé ta lune de miel.

Pierre.

Nous devions y aller, mais ma belle-mère a été souffrante, la saison des bals est arrivée…

Michel.

Et tu n’as pas été fâché de commencer ton tour du monde par le grand monde. Tu as toujours eu un grain de vanité, toi !

Pierre.

Si j’en avais…

Michel.

Qui t’en blâme ? La vanité chez un homme comme toi, c’est un coquelicot dans le blé. Jouis donc de tes succès sans remords ; je te donne l’absolution.

Pierre, à part.

Mes succès !

Michel.

Inutile de te demander si tu travailles au milieu de cette existence de cocagne ?

Pierre.

Je n’ai guère le temps… toujours des fêtes…

Michel.

Ah çà, tu aimes donc le bal ?

Pierre.

Modérément ; mais il faut bien…

Michel.

Oui, on se t’arrache.

Pierre.

Je ne dis pas cela.

Michel.

Vas-tu faire de la modestie avec moi ? Il est tout simple que les gens du monde t’accueillent à bras ouverts, ils ne font pas tous les jours d’aussi belles recrues. Que te disais-je, mon cher enfant ? La fortune est au mérite ce que la chandelle est à la lanterne magique. Mais tu ne dis rien ? Est-ce qu’il y a un pli dans ton lit de roses ?

Pierre, avec une fausse gaieté.

Quel pli veux-tu qu’il y ait ?… J’ai une femme adorable, une belle-mère adorable, je nage dans le luxe… Il ne me manque rien. Je suis parfaitement heureux.

Michel.

Dis-le donc ! (Le serrant dans ses bras.) Ô mon cher parvenu, que je suis content de tout le bonheur qui t’arrive ! qu’il est juste, qu’il est de bon exemple ! Pourquoi, diantre ! le destin ne s’amuse-t-il pas plus souvent à mettre ses détracteurs dans leur tort ?

Un domestique entre.
Pierre.

Qu’est-ce que c’est ?

Le Domestique.

Ce sont des cartes de visite que madame a commandées.

Il pose le paquet sur la table et sort.
Michel, regardant les cartes.

Tiens, ton nom s’est embelli.

Pierre.

Oui… ma femme a voulu mettre un trait d’union entre Pierre et Chambaud : elle trouve le nom plus joli comme cela… je n’ai pas cru devoir la contrarier pour si peu.

Michel.

Tu as eu tort. Ce trait d’union était un acheminement à la particule. Madame de Chambaud, ce n’est pas bien tentant… tandis que madame de Pierre-Chambaud… diable !

Pierre.

Clémentine a trop d’esprit…

Michel, lui tendant les cartes.

Si ce n’est pas elle, c’est donc quelqu’un des siens.

Pierre, lisant.

De Pierre-Chambaud…

Michel.

Avec un petit casque au-dessus.

Pierre, avec une colère contenue.

Morbleu ! je te prie de croire que je ne suis pas complice de cette sottise ! J’en dirai deux mots à ma belle-mère.

Il jette les cartes au feu.
Michel.

Elle te répondra que c’est assez l’usage aujourd’hui.

Pierre.

Chez les sots… je n’entends pas être enrôlé dans leurs rangs. Mon nom m’appartient… c’est la seule chose qui m’appartienne ici !… Je trouve fort mauvais qu’on se permette d’en disposer.

Michel.

Ne te fâche pas… je suis de ton avis ; mais ne va pas faire d’esclandre à ta belle-mère ; elle n’a péché que faute de réflexion, j’en suis sûr.



Scène IX

Les Mêmes, SOPHIE, portant un costume de François Ier.
Sophie.

Voilà, monsieur.

Pierre.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Michel.

Un costume de François Ier, sois-en certain ; voilà la toque, la plume, l’épée… Où est le cheval ?

Sophie, posant les habits sur un fauteuil.

Je ne sais pas. Madame prie monsieur de mettre ça, tout de suite.

Michel.

Où ?

Pierre, d’une voix brève.

Pour qui me prend-on ici ? Remportez cette mascarade, et dites à ces dames que je ne suis pas un pantin.



Scène X

Les Mêmes, MADAME BERNIER, en duchesse d’Étampes.
Sophie.

Madame… monsieur qui ne veut pas se déguiser à cette heure !

Madame Bernier.

Comment ?

Pierre.

Non, madame, non.

Madame Bernier.

Sortez, Sophie. (Sophie sort. — À pierre.) Daignerez-vous m’expliquer ce caprice ?

Pierre.

Je n’ai pas besoin d’un ridicule de plus.

Madame Bernier.

Quel ridicule voyez-vous à aller déguisé dans un bal où tout le monde le sera ?

Pierre.

Je ne suis pas dans la position de tout le monde, vous le savez bien.

Madame Bernier.

Vous vous le figurez ; quoi qu’il en soit, ma fille s’est fait une fête de vous préparer cette surprise, et c’est bien mal reconnaître les attentions qu’elle a pour vous.

Pierre.

J’en suis fâché, mais je ne suis pas une poupée.

Michel, à part.

Que se passe-t-il donc ici ?



Scène XI

Les Mêmes, CLÉMENTINE, en paysanne.
Clémentine.

Que me dit Sophie ? que ce costume n’a pas le bonheur de vous plaire ?…

Michel, s’avançant.

Je suis confus, madame, du hasard qui me rend témoin…

Madame Bernier, à Clémentine.

M. Michel Ducaisne, ma fille.

Clémentine.

Témoin d’un malentendu, monsieur, c’est le premier, et il ne sera pas long. J’ai cru être agréable à votre ami ; je me suis trompée, voilà tout.

Pierre.

Je vous suis très reconnaissant de l’intention, ma chère Clémentine, mais si vous m’aviez consulté…

Clémentine, sèchement.

C’est moi qui ai tort, n’en parlons plus.

Michel.

Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, mesdames.

Clémentine.

Restez, restez, nous ne sortirons pas.

Elle s’assied.
Madame Bernier.

Comment ! tu n’iras pas au bal ?…

Clémentine.

Sans mon mari ? Dans une maison où nous allons pour la première fois ? Quelle tournure cela aurait-il ?

Pierre.

Mais je ne refuse pas de vous accompagner.

Clémentine.

C’est tout comme : l’habit noir n’est pas admis. (À sa mère.) Puisque monsieur est un homme trop sérieux pour condescendre à nos amusements frivoles, tu iras sans moi, maman. Je te confierai au marquis.

Madame Bernier, s’asseyant aussi.

Non, je n’irai pas non plus, je n’y allais que pour toi. Je n’imaginais pas cloîtrer ma fille en la mariant.

Pierre, à part.

Ah ! mille millions…

Il sonne.
Madame Bernier.

Je vous demande pardon, monsieur Ducaisne, de cette scène ridicule.

Un Domestique, entrant.

Madame a sonné ?

Pierre.

Non, c’est moi. Portez ce costume dans ma chambre, je vais m’habiller.

Clémentine.

C’est inutile. Je n’ai plus envie d’aller au bal. (Au domestique.) Qu’on serve le thé.

Pierre.

Comme il vous plaira.

Le Domestique, qui a ouvert la porte pour se retirer, annonce :

M. de Laroche-Pingoley.



Scène XII

LES MÊMES, PINGOLEY, un domino sur le bras.
Clémentine, vivement.

Nous vous attendions, monsieur le marquis ; partons vite.

Michel, à part.

Tiens ! tiens !

Pingoley.

Est-ce que Pierre ne vient pas ?

Clémentine.

Non.

Madame Bernier.

Il est un peu souffrant.

Pingoley.

Qu’avez-vous, mon cher ?

Clémentine.

Une extinction de voix, cela passera.

Pingoley, apercevant Michel.

Monsieur Ducaisne !… Parbleu ! monsieur, je suis ravi que vous soyez de retour…

Clémentine.

Que les hommes sont bavards… nous n’arriverons pas !

Pingoley.

Allons, mesdames. (À Michel.) Au revoir, n’est-ce pas ?

Il passe devant avec Clémentine.
Madame Bernier, à Michel.

J’espère que cela ne vous découragera pas de revenir ?

Michel.

Au contraire, madame.

Elle rejoint le marquis et sa fille.



Scène XIII

PIERRE, MICHEL.
Michel.

Ce costume est peut-être un peu prétentieux, mais, en somme, la mode est aux costumes historiques, et je ne vois pas là matière…

Pierre, avec explosion.

Tu ne vois rien, toi ! Ce n’est pas en François Ier qu’il faut m’habiller, c’est en Cadet-Roussel, c’est en Jocrisse ! Sais-tu ce que je suis pour les amis de ces dames, pour leur monde fashionable ? Le mari d’une femme qui a fait un sot mariage, un mari subalterne, un chaperon, un porte-éventail ! Je leur fais l’effet, dans l’exercice de mes privilèges maritaux et domestiques, d’un laquais en galanterie avec sa maîtresse. Et moi-même, quand il faut entrer dans leurs salons et subir leur politesse dédaigneuse, je me prends à envier les drôles galonnés dont le service, du moins, ne dépasse pas l’antichambre ! Tu me parlais de mes succès… les voilà !

Michel.

Je suis consterné… mais c’est impossible… tu te trompes, ta femme ne t’exposerait pas…

Pierre.

Si on la traitait comme on me traite, j’en pleurerais de rage… Elle ne s’en aperçoit seulement pas !

Michel.

Elle ne t’aime donc pas ?

Pierre, brusquement et essuyant une larme.

Non.

Michel.

Tu es fou. Pourquoi t’aurait-elle épousé ?

Pierre.

Est-ce que je sais ! Je lui ai plu un jour… un jour sans lendemain ! Pourquoi me l’a-t-on donnée ? Je pouvais l’oublier ! je ne le puis plus maintenant qu’elle est à moi… Je suis bien malheureux, va ! Est-ce le mépris du monde qui m’atteint dans son cœur ?

Il tombe sur une chaise.
Michel.

Il faut qu’il y ait dans tout cela un malentendu… ce n’est pas possible autrement ; le monde n’est pas si bête et si méchant que nous autres, pauvres diables, nous nous plaisons à nous le figurer. Je suis convaincu qu’à son insu ses iniquités apparentes cachent toujours une logique profonde ; sois certain qu’il y a dans ta situation quelque chose qui nous échappe…

Pierre, avec amertume.

C’est bien simple ! Je suis un homme de rien, le piston de M. de La Palude.

Michel.

Un parvenu enfin… un parvenu par les femmes… Parbleu ! nous y sommes… c’est ça !… Ils ont raison !…

Pierre.

Michel !

Michel.

Certainement ; il n’est pas permis à un homme de cœur de tout devoir à sa femme, et tu dois tout à la tienne.

Pierre.

Michel !…

Michel.

Donne-lui un nom, et vous serez quittes. Travaille, morbleu ! travaille ! c’est par là qu’il fallait commencer, nous sommes deux niais de ne pas l’avoir compris ! Montre ta valeur à ce monde qui l’ignore ! ta situation est pitoyable, mais, vive Dieu ! il ne dépend que de toi de la changer ! Tu es déshonoré par ta fortune comme un militaire par un avancement scandaleux. Gagne tes épaulettes et on les saluera ! (Pierre se lève, les yeux éclatants.) Courage, mon Pierre ! n’es-tu pas soulagé de savoir que ta dignité, l’amour de ta femme, le bonheur, tout cela est à la portée de ta main ?

Pierre, fiévreusement.

Ai-je une valeur seulement ?

Michel.

Comment ! vous êtes sur la voie d’une découverte égale à celle de la vapeur, destinée à la remplacer un jour, et vous faites de la modestie !

Pierre.

Oui, l’idée est belle ! mais la mènerai-je à fin ?

Michel.

Ces idées-là ne viennent pas aux impuissants. Voyons, pas de découragement, ne te laisse pas aplatir par les salons. Tu ne me prends pas pour un imbécile, j’espère ? Eh bien, je crois en toi !

Pierre, brusquement.

Tu m’aimes tant…

Michel, brutalement.

Je t’aime parce que tu es un homme de génie ! C’est stupide à dire, tant pis, je suis en veine de grossièretés.

Pierre.

Du génie ! si j’avais seulement du talent !

Michel.

Quand je te dis une chose, tu peux bien me faire l’honneur de me croire. D’ailleurs, rien de plus facile que de t’en assurer, et cela en vaut bien la peine.

Pierre.

Tu me remets du cœur au ventre.

Michel.

En avant, François Ier ! L’amour de Clémentine t’attend au retour de Marignan.

Pierre, avec feu.

Cette idée-là me tiendra lieu de génie. J’étais désarçonné, tu m’as remis en selle, merci !… Adieu, mon bon Michel.

Michel.

Tu me renvoies ?

Pierre.

Oui. Je vais passer la nuit à relire mes notes, à retrouver le fil de mes idées, et demain matin j’aurai renoué la chaîne de mes travaux que je n’aurais jamais dû rompre. Ah ! mes petits messieurs, vous verrez jusqu’où il parviendra, ce parvenu !

Michel.

Ils ne demandent pas mieux que de le voir. Adieu, monsieur Pierre Chambaud… votre femme n’aura bientôt plus besoin de mettre votre nom sur des échasses.

Il sort par le fond ; Pierre par la droite.