Un beau mariage
Théâtre completTome 4 (p. 225-256).
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ACTE TROISIÈME

Même décoration.


Scène première

CLÉMENTINE, MADAME BERNIER.
Madame Bernier.

Là là, ma chère caprice n’est pas crime.

Clémentine.

S’il a des caprices, qu’est-ce que nous aurons donc, nous ? Je l’ai attendu hier pendant tout le bal ; j’étais assez naïve pour croire qu’il se raviserait ! Mais il me le payera ; déjà, en rentrant, j’ai repris ma petite chambre d’autrefois… à quelque chose malheur est bon.

Madame Bernier.

N’exagérons rien, ma chérie ; il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. J’ai beaucoup réfléchi cette nuit ; ton mari est un excellent garçon dont le seul défaut est l’oisiveté.

Clémentine.

L’oisiveté ? il mène la vie de tous les hommes que nous connaissons.

Madame Bernier.

Oui, mais il ressemble à un paysan qu’on voudrait nourrir de gâteaux ; notre régime d’occupations… feuilletées n’est pas assez substantiel pour son… gésier… Il se creuse, il se ronge, il a l’esprit malade.

Clémentine.

Qui l’empêche de travailler à sa chimie depuis quatre mois ?

Madame Bernier.

Ah ! voilà ! c’est qu’il n’a pas l’impérieuse fécondité du génie, comme disait hier La Palude, à qui je viens d’écrire, par parenthèse. M. de Laroche-Pingoley nous a beaucoup surfait le mérite de son protégé. Je crois que ce ne sera jamais un grand savant.

Clémentine.

Je l’en tiens quitte ; la gloire débonnaire de ces messieurs ne me touche pas. Je n’ai jamais cru d’ailleurs que j’épousais un aigle ; mais j’ai cru épouser un homme facile à vivre, c’est bien le moins ; et si M. Pierre s’aigrit par l’oisiveté, et ne sait pas se créer d’occupations…

Madame Bernier.

Sois tranquille ; j’ai de quoi l’occuper. Il va immédiatement entrer en fonctions.

Clémentine.

Quelles fonctions ?

Madame Bernier.

Tu ne te doutes pas, ma chère enfant, des servitudes de la richesse ; c’est moi qui les subis depuis la mort de ton pauvre père ; il est juste que mon gendre me relaye. J’ai reçu une lettre de Touraine ; mon fermier des Moulineaux m’écrit que la commune me cherche de mauvaises querelles ; elle veut étendre son pré communal à mes dépens ; le tout embrouillé d’une question de prescription, la bouteille à l’encre ; d’un autre côté, mon notaire trouve enfin un acquéreur pour le moulin des Brossettes ; à toutes ces causes, il est bon que nous ayons quelqu’un sur les lieux. Or, j’hésitais par respect pour la lune de miel à mettre Pierre en campagne ; j’ai reculé tant que j’ai pensé que nos intérêts seuls souffraient de son désœuvrement, mais, puisqu’il en souffre aussi, tout est pour le mieux ; il partira demain.

Clémentine.

À la bonne heure !… Et combien de temps durera son absence ?

Madame Bernier.

Quinze jours ou trois semaines.

Clémentine.

Bon, jusqu’à notre départ pour l’Italie.

Madame Bernier.

Tu penses donc toujours à ce voyage ?

Clémentine.

Plus que jamais. Il faut espérer que monsieur mon mari n’aura pas le temps d’avoir des lubies en route. Est-ce que tu n’es plus en humeur vagabonde, toi ?

Madame Bernier.

Je suis toujours en humeur de faire ce qui te plaît ; mais comme tu n’en parlais plus…

Clémentine.

Je ne parle jamais des choses convenues, tu sais bien. Au lieu de commencer par Venise, nous irons tout droit à Rome pour les fêtes de Pâques.

Madame Bernier.

J’entends ton mari ; voyons, ne le boude pas ; il part demain.

Clémentine.

Eh bien ! nous nous réconcilierons demain matin.

Madame Bernier.

Comme tu tiens à ta rancune !

Clémentine.

C’est mon petit bénéfice !



Scène II

Les Mêmes, PIERRE, son chapeau à la main.
Pierre, à madame Bernier.

Bonjour, madame.

Clémentine, à part.

Il n’a pas l’air assez triste.

Elle sort.
Pierre.

C’est moi qui la fais fuir. Elle me boude.

Madame Bernier.

Elle en a sujet.

Pierre.

Oui, madame, et si elle m’en eût donné le temps, je lui aurais fait mes excuses : recevez-les vous-même, et soyez sûre qu’à l’avenir le bon accord ne sera troublé par rien de semblable.

Madame Bernier.

À la bonne heure, mon cher enfant ; la paix est faite. Mais j’ai beaucoup réfléchi depuis hier sur votre situation, et je crois avoir mis le doigt sur la plaie.

Pierre.

Moi aussi, madame ; tout le mal vient de mon oisiveté.

Madame Bernier.

C’est le cas de dire que les beaux esprits se rencontrent ; je suis charmée de n’avoir à prêcher qu’un converti. Puisque nous nous entendons si bien, je vous annonce sans autre préambule que vous partez demain pour la Touraine.

Pierre, étonné.

Pour la Touraine ?

Madame Bernier.

Oui. J’ai là des propriétés et tout ce qui s’ensuit, c’est-à-dire un procès. Vous verrez mon avoué à qui vous remettrez mes pièces ; puis vous terminerez quelques affaires en souffrance que je vous expliquerai sans être bien sûre de les comprendre moi-même. Vous en aurez pour trois semaines au plus.

Pierre.

Trois semaines ! Mais, madame, vous n’y pensez pas ! Je n’ai pas trois semaines à perdre.

Madame Bernier.

Qu’avez-vous donc de si urgent ?

Pierre.

Nous ne nous entendions pas du tout : c’est de la science que je compte faire et non de la procédure.

Madame Bernier.

C’est une très bonne idée que j’approuve fort. Vos travaux scientifiques seront un excellent fonds d’occupation. Mais chaque chose en son temps. Allons d’abord au plus pressé. J’ai de gros intérêts engagés dans ce procès, quand je dis j’ai ! je devrais dire nous avons ; car après tout, mon bien est le vôtre, en espérance.

Pierre.

Oh ! madame !

Madame Bernier.

C’est le mot. Vous ne l’auriez pas inventé, je le sais, mais enfin c’est le mot. Je suis fâchée que cette petite expédition dérange vos projets, mais qui terre a, guerre a, et, naturellement, c’est vous que la guerre regarde.

Pierre.

Il est vrai ; mais ma présence là-bas est-elle indispensable ?… Je m’entends peu en affaires.

Madame Bernier.

Vous vous y entendez toujours autant que moi, et si vous ne pouviez pas aller sur les lieux, c’est moi qui serais obligée…

Pierre.

Je n’insiste plus. Mais je vous avoue que ce départ me contrarie au dernier point… Mon idée me talonne depuis hier, il me semble que je touche à la solution de mon problème ; si ce voyage pouvait se retarder de huit jours seulement.

Madame Bernier.

Impossible, mon cher. Vous n’aurez pas trop de trois semaines pour tout ce que vous avez à faire, et le carême commence dans quinze jours.

Pierre.

Eh bien ! plaider n’est pas faire gras.

Madame Bernier.

Oubliez-vous que nous devons être à Rome à Pâques ?

Pierre.

À Rome ?

Madame Bernier.

Je ne vous apprends rien de nouveau, ce me semble. Nous devions partir à Noël ; ma santé nous a retenus ; me voici rétablie, fouette cocher ! N’êtes-vous pas curieux de voir l’Italie ?

Pierre.

Très curieux ; mais enfin… passe pour les voyages d’affaires, mais)es voyages d’agrément !…

Madame Bernier.

Celui-là est presque une clause de votre contrat ! Ma fille y tient au delà de toute vraisemblance, et nous ne pouvons pas voyager seules peut-être ?

Pierre.

Sans doute, madame… mais quand nous renverrions à un an…

Madame Bernier.

Que les hommes sont imprévoyants ! Pourrons-nous quitter Paris l’an prochain ? J’espère bien que non. Profitons vite du temps où je ne suis pas grand’mère. Voyons, ne faites pas la moue !… Vous n’êtes pas bien à plaindre de faire un voyage charmant.

Pierre.

Ah ! madame, vous ne connaissez pas la tyrannie d’une idée.

Madame Bernier.

Bah ! votre tyran n’est pas aussi despote que vous croyez. Il vous a laissé bien tranquille depuis votre mariage, soit dit sans reproche.

Pierre.

Mais depuis mon mariage, je n’ai pas eu un jour à moi ! les bals, les dîners, les visites, que sais-je ? Quand aurais-je travaillé ?

Madame Bernier.

Mais, mon cher, on travaille à ses moments perdus, une heure par-ci, dix minutes par-là… et je vous assure qu’à ce régime on abat bien de la besogne ; tenez, voici un pouf que j’ai brodé pour M. de La Palude avec cette simple recette, et il y a des points là-dedans, je vous en réponds.

Pierre.

Je ne fais pas de poufs, moi ; je les laisse au baron, et mes moments perdus sont ceux où je ne travaille pas. Nos idées demandent une suite, un recueillement que n’exigent pas les travaux d’aiguille, soit dit avec tout le respect qui leur est dû ; et on ne fait pas de la science à une heure par-ci, dix minutes par-là.

Madame Bernier.

Combien donc vous faut-il ? des journées de douze heures ?

Pierre.

À peu près.

Madame Bernier.

Vous dites ?… Je croyais plaisanter ! douze heures de travail par jour ?

Pierre.

Oui, madame.

Madame Bernier.

C’est-à-dire la réclusion complète pour vous, et par conséquent pour votre femme ?

Pierre.

Complète… non.

Madame Bernier.

Vous êtes bien bon. Mais ma fille ne s’est pas mariée pour se claquemurer ; en l’épousant vous saviez ce que vous faisiez.

Pierre.

Vous deviez le savoir aussi, madame, en la donnant…

Madame Bernier.

À un savant ! Je ne m’en doutais pas, je vous le jure, n’ayant jamais vu que La Palude. Mais vous ne l’avez pas prise à l’aveuglette ; vous avez été plus à même de juger de nos habitudes que nous des vôtres… douze heures ! bonté divine ! Si vous m’aviez avertie, j’y aurais regardé à deux fois. — Mais, mon ami, quand on veut travailler douze heures par jour, on épouse une petite bourgeoise élevée, au quatrième étage, à compter son linge le matin et à le repriser le soir sous l’abat-jour patriarcal.

Pierre.

C’est précisément parce que je n’ai pas épousé une petite bourgeoise que j’ai besoin de plus d’efforts pour combler la distance. Croyez bien que l’égoïsme a peu de part dans mon ambition ; ce n’est pas mon nom, c’est celui de votre fille que je voudrais illustrer, et par des moyens plus honnêtes que l’adjonction d’une particule furtive.

Madame Bernier.

Mais votre moyen à vous me semble un peu bien héroïque, en admettant que nous ne lâchions pas la proie pour l’ombre.

Pierre.

Comprenez-moi, de grâce ! C’est une question de probité chez moi ! Je vous dois tout, madame ! il est de mon honneur, de mon bonheur même de m’acquitter.

Madame Bernier.

Mais nous vous donnons quittance !

Pierre.

Cette quittance-là est une aumône ; je n’en veux pas ! C’est une faillite que vous m’imposez sans réhabilitation possible. Vous doutez de moi, c’est tout simple ; mais au moins, laissez-moi faire mes preuves ; je vous en supplie.

Madame Bernier.

Je ne vous en empêche pas, mon cher enfant. Ne prenez pas les choses au tragique ! Y a-t-il vraiment péri ! en la demeure ? Quand vous ajourneriez votre célébrité à notre retour d’Italie, où serait le mal ? Remarquez bien que nous ne vous demandons qu’un sursis. Nous serons certainement revenus en mai, et nous passerons six mois à la campagne. Vous vous en donnerez là tout à votre aise. Il y a au fond du jardin un charmant pavillon tendu de perse rose, qu’on vous abandonnera. Êtes-vous content ?

Pierre.

Non… mais avec vous le moyen de se fâcher ?



Scène III

Les Mêmes, UN DOMESTIQUE.
Le Domestique, à Pierre.

Une lettre pour monsieur.

Pierre, regardant l’adresse.

Très pressée. — Quand l’a-t-on apportée ?

Le Domestique.

Ce matin à huit heures.

Pierre.

Et vous me la remettes maintenant ?

Le Domestique.

Monsieur était enfermé.

Pierre.

Allez ! (À Madame Bernier.) Vous permettez ?

Il lit la lettre.



Scène IV

PIERRE, MADAME BERNIER.
Madame Bernier.

Qu’est-ce que c’est ? (Pierre lui tend la lettre ; elle lit.) « Mon cher Pierre, je devais toucher quinze cents francs en arrivant ; j’apprends ce matin que je ne les aurai qu’à la fin de la semaine. Fais-moi le plaisir de me les prêter jusque-là ; j’irai les chercher après déjeuner. Michel. » Qu’allez-vous répondre ?

Pierre.

Que dois-je répondre ? (Madame Bernier va à un coffret, y prend trois billets de cinq cents francs, et les donne à Pierre.) Oh ! madame, je vous remercie.

Madame Bernier.

Il ne peut être question de remerciements entre nous. Mais parmi les écueils de votre situation, il en est un qui vous échappe et qu’il est de mon devoir de vous signaler. Vous avez dû laisser derrière vous nombre d’amis, de camarades, plus voisins de la gêne que de l’aisance. Je ne les en estime pas moins, mais il ne faudrait pas qu’ils s’habituassent…

Pierre.

D’abord, madame, c’est le premier service de ce genre qu’on me demande ; puis Michel n’est pas un camarade, un ami pour moi, mais, que sais-je ? un parent, un frère.

Madame Bernier.

Aussi n’est-ce pas pour lui que je parle ; je suis très heureuse du petit sacrifice…

Pierre.

Mais il vous remboursera !

Madame Bernier.

Peu m’importe ; ce n’est pas la question.

Pierre.

Mais il m’importe, à moi, que vous n’en doutiez pas.

Madame Bernier.

Eh bien ! je n’en doute pas ; mais insinuez-lui, avec tous les égards possibles, qu’on nous dit plus riches que nous ne sommes, que… vous m’entendez bien.

Pierre.

Parfaitement, madame ; si parfaitement que je refuse pour lui un service inacceptable en pareils termes.

Madame Bernier.

Vous êtes bien susceptible, ce matin !

Pierre.

On ne l’est jamais trop pour ses amis.

Madame Bernier.

Décidément mes observations, si simples qu’elles soient, auront toujours le don de vous déplaire.

Pierre.

Non, madame, tant qu’elles ne blesseront que moi. J’écrirai à M. Ducaisne que je n’ai pas d’argent ; voici le vôtre.

Un Domestique.

M. Michel Ducaisne est là.

Pierre.

Dites que je n’y suis pas.

Madame Bernier.

Faites entrer ! (À Pierre.) Pas d’enfantillage, vous le mettriez dans l’embarras.



Scène V

Les Mêmes, MICHEL.
Pierre, prenant la main à Michel qui entre.

Détrompez-vous, madame ; il ne connaît personne qui ne s’empressât de lui rendre ce petit service ; car un homme de son caractère honore ceux dont il consent à être l’obligé. S’il s’est adressé à moi d’abord, c’est que je suis le premier dans son amitié.

Michel.

Sans doute ; et pour peu que tu m’autorises à chercher ailleurs…

Pierre.

Oui. Je n’ai pas d’argent.

Madame Bernier.

Si vous le voulez bien, monsieur, c’est moi qui serai votre créancière.

Pierre.

Non, madame, non ; vous n’en avez plus le droit.

Madame Bernier.

Comme il vous plaira. (À Michel.) Vous avez un ami bien ridicule.

Elle sort.



Scène VI

PIERRE, MICHEL.
Michel.

J’arrive toujours mal. Qu’est-ce qu’il y a ?

Pierre.

Tu ne devines pas ?

Michel.

À peu près… et je te sais gré du refus autant et plus que du service. Mais tu es pâle de colère. Voyons ! Je serais désolé d’être une occasion de trouble chez toi. — Soyons justes, d’ailleurs ; ta belle-mère est excusable de craindre que tes amis ne te prennent pour caissier, et de te mettre en garde contre leurs indiscrétions.

Pierre.

Par l’estime qu’elle fait d’eux, je vois celle qu’elle fait de moi.

Michel.

Tu es fou. Pourquoi ne t’estimerait-elle pas ?

Pierre.

L’insolence de l’argent ! N’as-tu pas entendu qu’elle trouve ridicule, déplacée chez moi une susceptibilité qu’elle aurait elle-même ? Les raffinements de délicatesse ne nous sont pas permis à nous autres ! On s’en étonne, on s’en offense comme d’un empiétement !

Michel.

Aussi, pourquoi diable vas-tu mêler ta belle-mère à nos affaires ?

Pierre.

Il le fallait bien… est-ce que je dispose de rien ici ?

Michel.

Ton revenu pourtant, la dot de ta femme ?

Pierre.

Elle n’en a pas eu.

Michel.

Comment ?

Pierre.

Eh non ! ma belle-mère nous fait à chacun une pension.

Michel.

Et tu t’es laissé marier dans de pareilles conditions ?

Pierre.

À quel titre les aurais-je discutées ? Ce mariage n’était-il pas encore disproportionné pour moi ? D’ailleurs j’aurais rougi de défendre mes intérêts. Qu’importe, au surplus ? Ce n’est pas de là que viennent les douleurs de ma situation. Ma femme aurait un million de dot que je n’en serais pas moins sa créature aux yeux du monde et aux siens, et ce prêt de quinze cents francs n’aurait échappé au contrôle de ma belle-mère qu’en se cachant.

Michel.

C’est vrai. Plus j’y songe, plus je vois que le travail est ta seule ancre de salut.

Pierre.

Travailler ? Ah bien oui. Est-ce qu’on croit à mon avenir ? Est-ce qu’on s’en soucie ? La science est un dada qu’on me permet en souriant d’enfourcher à mes moments perdus.

Michel.

On te permet ! Sacrebleu ! n’es-tu pas le maître en somme ? n’es-tu pas le chef de la famille ? Puisqu’on te réduit à casser les vitres, casse-les. Parle ferme ; et si ta belle-mère veut te prendre par la famine, emmène ta femme.

Pierre.

Hélas ! quand ma femme m’aimerait assez pour me suivre, de quel droit lui infligerais-je la pauvreté, de quel droit la séparerais-je de sa mère ? Va, tu ne sais pas dans quels liens je piétine, dans quelles impossibilités je me débats ! Je n’ai pas un reproche à faire à ces dames ; c’est moi qui ai toujours tort ; moi, ou plutôt ma situation ! Ne viens-tu pas toi-même de donner raison à madame Bernier ? Eh bien, c’est ainsi pour tout et toujours !

Michel.

Mais, saprelotte ! si on te refuse le droit au travail ?…

Pierre.

On ne me te refuse pas ! Madame Bernier ne me fournit jamais le moindre prétexte de révolte. Par exemple, en ce moment, elle a un procès qui la forcerait à aller en Touraine, si je n’étais pas là ; évidemment, je dois lui épargner cette corvée.

Michel.

Sans doute.

Pierre.

Voilà trois semaines de perdues. Ensuite nous partons pour l’Italie, un voyage arrête dès avant le mariage, une fête que Clémentine se promet depuis dix ans. Je n’ai encore rien à objecter, d’autant plus qu’on me leurre au retour de six mois de liberté à la campagne.

Michel.

Si toutefois elles ne transportent pas la ville aux champs… trois toilettes par jour et les feux de Bengale !

Pierre.

Oh ! je me doute bien qu’elles ont une façon à elles de comprendre la nature, et qu’il n’y aura de changé pour moi que la manière de perdre mon temps. Mais que veux-tu que j’y fasse ? Puis-je exiger qu’elles ne jouissent pas de leur opulence ? Madame Bernier m’a dit un mot très juste : j’aurais dû épouser une petite bourgeoise élevée au quatrième étage… j’ai épousé une femme riche, je ne m’appartiens plus ; j’appartiens à sa fortune.

Michel.

Pauvre garçon ! pauvre garçon !

Pierre.

Voyons, que ferais-tu à ma place ?

Michel.

Je n’en sais rien ; mais je souhaiterais que ma belle-mère me dît un mot de trop.

Pierre.

Elle ne le dira pas ! Il n’y a pas à en sortir, vois-tu, la clef est perdue.

Un Domestique, annonce.

M. de La Palude !



Scène VIII

Les Mêmes, LA PALUDE.
Pierre, saluant.

Ma belle-mère est chez elle, monsieur.

La Palude.

C’est à vous que j’ai à parler, mon cher ami.

Pierre.

Votre cher ami ?

La Palude.

Sans doute ; entre gens comme nous, un moment de vivacité ne compte que ce qu’il dure. Les excuses de madame Bernier étaient superflues.

Pierre.

Des excuses ?

La Palude.

Laissons cela ; c’est à propos d’elle que j’ai à vous parler, et très sérieusement. Je vous demande pardon, monsieur Ducaisne.

Michel.

J’allais me retirer, quand vous êtes entré. À bientôt, Pierre, du courage !… (À part.) Que d’heureux on ferait avec tout le bonheur qui se perd en ce monde !

Il sort.



Scène VIII

PIERRE, LA PALUDE, s’asseyant tous deux.
Pierre.

De quoi s’agit-il, monsieur ?

La Palude.

Je viens en vieil ami de la maison toucher une question délicate. Votre belle-mère…

Pierre.

Permettez, monsieur ; je ne suis rien ici, je ne vous l’apprends pas, et je n’y puis rien être.

La Palude.

Détrompez-vous. Votre belle-mère est sous votre tutelle, aussi bien que votre femme, et tout ce qu’elles font de compromettant, elles le font sous votre responsabilité : bref, vous êtes en faute dès que leur considération est en danger.

Pierre.

Oui, monsieur ; mais je ne vois pas… ma belle-mère est la plus honnête femme du monde ; on serait mal venu à en douter devant moi.

La Palude.

À qui le dites-vous, mon cher enfant ? mais précisément parce qu’elle est la plus honnête femme du monde, elle a toute la témérité des consciences nettes et joue avec le péril ; or, c’est toujours un mauvais jeu. Hier encore elle faisait fi de mes avertissements, et le soir même, chez M. de Lavardin, j’assistais à un demi-tour à gauche de l’opinion sur elle et le sire de Pingoley. Des gens très écoutés commencent à dire que ce double manège dure trop longtemps : « Puisqu’elle ne veut pas l’épouser, pourquoi souffre-t-elle ses assiduités ? Il l’engagera plus avant qu’elle ne veut ; tout cela finira mal ; il n’y a donc pas d’homme dans la maison ? » Sur quoi, une jolie petite dame, que je ne vous nommerai pas, a riposté : « Il y a bien un gendre, mais c’est M. de Pingoley qui l’a placé. »

Pierre, se levant brusquement.

On a dit ce mot-là ?… Vous l’avez entendu ?…

La Palude.

On ne l’inventerait pas… C’est bien un mot de femme.

Pierre.

Ce n’est plus du dédain à présent… C’est du mépris ! On m’attaque dans mon honneur.

La Palude.

C’est pourquoi j’ai cru devoir vous avertir. Ces bruits ne font que de naître ; vous les arrêterez en éconduisant Pingoley.

Pierre.

Oui… vous avez raison ; il le faut.

Entre Pingoley.



Scène IX

LA PALUDE, PIERRE, PINGOLEY.
Pingoley, à La Palude.

Bonjour, mon bon !… la santé ?

La Palude.

Excellente !… parfaite !…

Pingoley.

Méfie-toi ! Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie… ton pauvre patron.

La Palude, à part.

Rira bien qui rira le dernier.

Pingoley, à Pierre.

Le raccommodement a eu lieu, pas vrai ? on a boudé, on a pleuré ; vivent les larmes en amour : c’est de l’eau de Jouvence. — Votre belle-mère est-elle visible ?

Pierre.

Oui, monsieur ; mais je vous demanderai d’abord un moment d’entretien.

Pingoley.

À moi, comte, deux mots. De quel air de Cid vous me dites cela ?

La Palude.

Si je suis de trop.

Pingoley.

Tu t’en iras.

Pierre.

Non ; ce que j’ai à dire n’a rien de secret. Je suis votre obligé, monsieur ; vous m’avez marié, et, dans le monde où vous m’avez introduit, vous êtes le seul en qui j’aie trouvé de la bienveillance ; mais le service même que vous avez voulu me rendre, m’a créé des devoirs qui prennent le pas sur la reconnaissance. Le premier est de veiller de près à la considération de ma nouvelle famille. Or, depuis six mois, vous faites à madame Bernier une cour si assidue, qu’elle aurait abouti si elle devait aboutir : mais madame Bernier déclarait encore hier qu’elle ne voulait pas se remarier ; elle le déclare partout et tout haut, et devant cette intimité dont le seul but avoué est de ne pas s’épouser, vous concevez que le monde commence à gloser.

Pingoley, regardant La Palude.

À glousser, vous voulez dire.

Pierre.

Un pareil état de choses ne peut pas se prolonger sans préjudice pour la réputation de ma belle-mère et la mienne. J’en appelle à vous-même : si votre meilleur ami vous mettait à son insu dans la position où je me trouve, ne prendriez-vous pas votre courage à deux mains pour le prier de suspendre des visites, dont le moindre inconvénient serait de vous faire accuser d’une complaisance inqualifiable ?

Pingoley.

Je vois ce que c’est : on vous a rapporté de misérables cancans. (À La Palude.) As-tu déjeuné, Jacquot ? (À pierre.) Mais je vous trouve un peu bien prompt à me signifier mon congé, et cette reconnaissance dont vous me parlez aurait peut-être dû chercher d’abord un autre remède à ce prétendu mal.

Pierre.

Je serais charmé, pour ma part, que ma belle-mère se ravisât.

La Palude.

Qu’est-ce que vous dites donc ?…

Pierre.

Mais je ne l’espère pas. Cependant, pour en avoir le cœur net, si vous voulez lui poser la question…

La Palude, à Pierre.

Voilà que vous mollissez à présent…

Pingoley.

Décidément, Alfred, vous êtes de trop…

La Palude.

Je sais bien qu’à la place de M. Chambaud…

Pingoley.

De quoi te mêles-tu ?

La Palude.

Vous voulez la perdre, pour avoir à la sauver, mais je dévoile partout votre odieuse tactique.

Pingoley.

Eh bien, à la bonne heure, finissons-en avec notre vieille amitié… il y a assez longtemps que nous nous détestons.

La Palude.

Vous jetez enfin votre masque.

Pingoley.

Si tu pouvais en faire autant de ta figure !

La Palude.

Monsieur de Laroche-Pingoley ?

Pingoley.

Alfred !

La Palude.

Nous verrons de nous deux lequel prête le plus au ridicule !

Pingoley.

Ce sera tôt vu, à la façon dont il te rembourse.

La Palude.

Je ne vous suivrai pas plus longtemps sur ce terrain-là. Les quolibets ne sont pas de ma compétence. — Monsieur Chambaud, prenez garde de donner raison au mot de la petite veuve.

Il sort.
Pingoley, le suivant jusqu’à la porte.

Tu voulais me faire expulser… attends-moi donc.

Entre madame Bernier.



Scène X

MADAME BERNIER, PIERRE, PINGOLEY,
puis CLÉMENTINE.
Madame Bernier.

On se querelle ?

Pingoley.

Non, madame ; c’est ce cher La Palude qui prétendait qu’un de nous est de trop ici.

Madame Bernier.

Eh bien, il est sorti : il n’y a plus de difficulté.

Pierre.

Pardon, madame, il y en a encore une.

Madame Bernier.

Ah ! et laquelle ?… S’agit-il encore de la dignité de vos camarades ?

Pierre.

Non, madame : de la mienne et de la vôtre.

Madame Bernier.

De la mienne ?

Pierre.

Vous êtes bien jeune pour rester veuve et surtout pour jouir impunément des immunités du veuvage…

Madame Bernier.

Ne prenez pas tant de souci ; je suis d’âge à me conduire. Quant aux caquets du monde, n’en faites pas, je vous prie, plus de cas que moi.

Pierre.

Il viendra un jour où vous reconnaîtrez qu’il faut compter avec eux ; ce jour-là, vous consentirez à résigner cette soi-disant indépendance qui vous est si chère. Pourquoi ne pas le faire tout de suite sans attendre d’y être forcée ?

Madame Bernier.

Je vous répète, mon cher, qu’il’y a bien assez d’un homme dans la maison.

Pierre.

Voilà M. le marquis qui a pour vous un attachement sincère ; il porte un beau nom, et vous ne trouverez jamais plus belle occasion de troquer votre liberté.

Madame Bernier.

Je rends complètement justice aux qualités de M. de Pingoley, mais je me suis expliquée sur ce chapitre avec lui-même et je m’étonne…

Pingoley.

Notez bien, madame, que ce n’est pas moi qui vous presse.

Pierre.

Non, madame, c’est moi ; et permettez-moi d’insister sur la convenance et l’opportunité d’une alliance…

Madame Bernier.

Ah çà ! messieurs, auriez-vous fondé entre vous une société de mariages mutuels ?

Pierre, à part.

Elle aussi !

Madame Bernier.

Le détour n’est pas adroit, mon cher marquis, je vous en préviens. Si mon amitié ne vous suffit pas, rompons notre pacte.

Pingoley.

Elle me suffit parfaitement, madame ce n’est pas moi qui réclame. Seulement votre gendre prétend que si vous ne m’épousez pas, il faut que je cesse mes visites.

Pierre.

Pas tout à fait, monsieur ; mais que vous les rendiez moins fréquentes.

Pingoley.

Qu’en pensez-vous, madame ?

Madame Bernier.

Ce que j’en pense ?… (Entre Clémentine.) Et qu’en penses-tu, toi ? Ton mari qui s’ingère de faire la police de ma maison ! Monsieur de Pingoley, voulez-vous nous accompagner ce soir à l’Opéra ?

Pierre.

Ne vous dérangez pas, monsieur, c’est moi qui accompagnerai ces dames.

Pingoley.

Qu’à cela ne tienne, la loge est de quatre.

Pierre, très sec.

Je vous prie de n’y pas paraître.

Pingoley.

Croyez-bien, madame, que je n’avais pas besoin de cette nouvelle invitation.

Mouvement de Pierre.
Clémentine, effrayée.

Messieurs !

Pierre.

Ne craignez rien : je suis dans l’exercice de mon droit, monsieur ne m’a pas offensé, je ne l’offense pas, il n’y a pas matière à duel.

Pingoley.

Comme vous voudrez.

Pierre.

Je ne suis pas un raffiné, moi.

Clémentine, à part.

Oh ! non.

Pierre.

Si on ne pouvait fermer sa porte aux gens sans être tenu de leur rendre raison…

Pingoley.

Vous y regarderiez à deux fois avant de me fermer la vôtre.

Madame Bernier.

De grâce, monsieur le marquis. C’est moi seule que cela regarde. (À Pierre.) Chez qui sommes-nous donc ? chez moi, ou chez vous ?

Pierre.

Dès qu’il s’agit d’honneur, chez moi.

Madame Bernier.

Il n’y a que mes amis qui soient ici chez eux. Souvenez-vous-en et ne le prenez pas de si haut.

Pierre.

Je le prends comme il convient.

Madame Bernier.

À vous peut-être, mais pas à moi… En vous acceptant pour gendre, je n’ai pas entendu me donner un maître.

Pierre.

C’est un laquais qu’il vous faut ?

Madame Bernier.

Non, mais un homme modeste, qui se rappelle tout ce qu’il me doit.

Un silence.
Pierre.

Vous avez dit un mot de trop, madame. Puisque ma femme ne l’a pas relevé, son silence me délie envers elle comme j’étais déjà délié envers vous… c’est moi qui sors d’ici, pour n’y jamais rentrer, moi à qui votre insolente fortune aura du moins enseigné le prix de l’indépendance et de la pauvreté !

Il sort.



Scène XI

MADAME BERNIER, CLÉMENTINE, PINGOLEY.
Madame Bernier.

Qu’est-ce que cela signifie ?…

Clémentine.

Cela signifie qu’il a du cœur.

Madame Bernier.

Quelle position te fait-il ? Je ne m’attendais guère à ce coup de tête…

Clémentine.

Moi non plus.

Madame Bernier.

Quel ridicule !… quel scandale !… rappelle-le donc !

Pingoley.

Soyez tranquille, il ne sera pas longtemps dehors.

Clémentine.

Vous croyez ?…

Pingoley.

Sans doute. Il se retire sur le mont Aventin pour imposer ses petites conditions : ne mettez pas les pouces, il viendra faire sa soumission.

Clémentine, tristement.

Vous croyez ?

Pingoley.

Parbleu ! le luxe est comme l’opium, quand on en a tâté une fois on ne peut plus s’en passer.

Clémentine, à part.

S’il revenait, ce serait un lâche.