Un beau mariage
Théâtre completTome 4 (p. 139-184).
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UN BEAU MARIAGE




ACTE PREMIER


Un parc, chez M. de La Palude. — Au premier plan, à droite, un cerisier couvert de fruits. — Meubles de jardin.


Scène première

LA PALUDE, dans le cerisier ; MADAME BERNIER.
Madame Bernier, recevant les cerises dans sa jupe.

Savez-vous, mon cher baron, que nous faisons tout à fait la scène de Jean-Jacques et de mademoiselle Galley ?

La Palude.

Alors, permettez-moi de dire avec Rousseau : Que mes lèvres ne sont-elles des cerises !

Il jette un bouquet de cerises qui tombe à terre.
Madame Bernier.

Les souhaits imprudents… il faudrait maintenant vous essuyer la bouche.

La Palude.

Rien ne me réussit avec vous !



Scène II

Les Mêmes, PINGOLEY, qui s’approche doucement du cerisier et enlève l’échelle.
Madame Bernier.

Qu’est-ce que vous faites donc, monsieur le marquis ?

Pingoley.

J’ai l’honneur, madame, de vous présenter mon ami d’enfance, M. le baron Alfred de La Palude, un des chimistes les plus distingués de France et de Navarre, candidat à l’Institut, pour le moment sur un arbre perché. Allons, Alfred, montrez votre belle voix.

La Palude.

Tu es absurde.

Pingoley.

Il la montre. Tout à l’heure vous allez voir son agilité.

Madame Bernier.

Remettez l’échelle, monsieur le marquis, je vous en prie.

Pingoley.

Non, madame, non, qu’il descende ! Mademoiselle votre fille n’a pas encore paru ce matin ?

Madame Bernier.

Non.

Pingoley.

Une singulière enfant, en vérité ! une énigme vivante dont je cherche encore le mot.

Madame Bernier.

Elle est assez compliquée, en effet, cette petite fille.

La Palude.

Voyons, Léopold, c’est drôle, je suis le premier à en rire, mais finissons-en. Tu ne comptes pas me laisser là toute la journée, je suppose ?

Pingoley.

Saute, parbleu !

Madame Bernier, bas, à Pingoley.

Si je reste, il ne saura comment faire pour ne pas sauter. Vous êtes un méchant garnement. (Haut.) Je vais dans le verger achever ma récolte. Bien du plaisir, messieurs.

Elle sort.



Scène III

PINGOLEY, LA PALUDE.
Pingoley, rapportant l’échelle contre l’arbre.

Je n’ai plus de raison pour te retenir sur ton juchoir.

La Palude, descendant.

Monsieur, cela ne se passera pas ainsi.

Pingoley.

Ne dis donc pas d’enfantillage ; tu sais bien, au contraire, que cela se passera ainsi.

La Palude.

Vous abusez étrangement de ce que je ne suis pas un bretteur comme vous.

Pingoley.

Pas plus que tu n’abuses de ce que je ne suis pas un savant comme toi. — Tu m’écrases journellement de ta supériorité ; je me rattrape comme je peux.

La Palude.

Votre vengeance est grossière

Pingoley.

Tutoie-moi donc… tu as l’air de mon oncle.

La Palude.

C’est qu’aussi tu m’as placé dans une situation mortifiante !

Pingoley.

C’est de bonne guerre. Je n’ai pas l’outrecuidance de mettre mes avantages physiques en comparaison de tes deux cent mille livres de rente ; et je ne peux rétablir la balance qu’en faisant tes preuves de vieillesse.

La Palude.

De vieillesse ! Nous sommes du même âge, au fond.

Pingoley.

Au fond, oui, mais pas dans la forme. J’ai gardé toutes mes prétentions, et cela conserve. Madame Bernier est femme à apprécier la différence.

La Palude.

Madame Bernier ?… Et qui songe à l’épouser ?…

Pingoley.

Parbleu toi et moi.

La Palude.

Parle pour toi.

Pingoley.

C’est donc pour le mauvais motif que tu lui fais la cour ?

La Palude.

Je te jure qu’entre nous il ne s’agit que d’amitié.

Pingoley.

Le jures-tu sur ta part d’Académie des sciences, sur ton Institut éternel ? Alors je te demande pardon de t’avoir laissé dans l’arbre. Je te prenais pour un rival, et voilà comment je les traite… Mais, du moment que tu n’as pas de prétentions sur elle…

La Palude.

Tu penses donc sérieusement à l’épouser ?

Pingoley.

Il n’y a pas deux façons de penser à ces choses-là.

La Palude.

Je croyais que tu voulais mourir célibataire.

Pingoley.

Moi aussi, je le croyais ! mais, que veux-tu ? ma vie de garçon a fatigué mon patrimoine encore plus que moi : il est horriblement tartainé, et le prix de mes bonnes fortunes augmentant en raison de la diminution de mes charmes, je me trouve tout à l’heure réduit au plus strict célibat. Tu vois, je t’ouvre mon cœur ! Ô Alfred ! les araignées de la solitude commencent à filer autour de ton ami une seconde robe d’innocence que personne ne viendra plus déchirer… un plumeau, morbleu ! un plumeau !

La Palude.

Ne compte pas sur madame Bernier ; elle a horreur du mariage.

Pingoley.

Cela ne fait pas l’éloge de son premier mari ; mais, en m’y prenant poliment…

La Palude.

Madame Bernier n’est pas ton affaire. Elle est trop fringante pour toi.

Pingoley, très fat.

Qu’en sais-tu ?

La Palude.

En outre, elle a contracté depuis son veuvage des habitudes d’indépendance qui te feraient damner.

Pingoley.

Ne t’occupe pas de mon salut.

La Palude.

Elle est dissipée !…

Pingoley.

Moi aussi.

La Palude.

Dépensière !…

Pingoley.

Elle est riche. As-tu fini avec tes objections ?

La Palude.

Je n’aime pas à me mêler de mariages : on ne recueille que des reproches des deux côtés.

Pingoley.

Et tu dis que tu ne fais pas la cour à cette femme-là ? Tiens, tu n’es pas fin, cache mieux tes cartes. Tu ne veux pas l’épouser et tu fais bien, car tu n’es plus nubile ; mais tu ne veux pas non plus qu’elle se marie ; il te plaît d’avoir un petit autel où brûler les parfums éventés de ta galanterie platonique. Reste dans ton coin, j’épouserai sans toi et malgré toi.

La Palude.

Coureur de femmes qui finit en coureur de dot !

Pingoley.

Voilà un joli mot dont je te demanderais raison, si tu n’étais un simple droguiste.

La Palude.

Mésalliance pour mésalliance, j’aime mieux me mésallier avec la science qu’avec la bourgeoisie. Si nos ancêtres pouvaient revenir…

Pingoley.

Ah ! parbleu ! les tiens seraient plus vexés que les miens. Il fait beau voir le dernier des La Palude pilant des drogues en compagnie d’un garçon apothicaire !

La Palude.

Si le préparateur d’un chimiste est si méprisable, comment daignes-tu faire des armes avec M. Chambaud ?

Pingoley.

Et avec qui veux-tu que j’en fasse ici ? Tu ne sais pas tenir un fleuret ; d’ailleurs je ne méprise pas ce jeune homme : ne devant rien à son nom, il a droit d’être savant à tire-larigot.

La Palude.

On te croirait stupide si on ne savait pas que c’est l’envie qui te fait parler.

Pingoley.

L’envie ?

La Palude.

Oui, l’envie : ma réputation et ma fortune t’offusquent.

Pingoley.

Oui, vieil écureuil. Tiens voici les journaux !

Entre un domestique portant tes journaux sur un plat d’argent.
La Palude.

Il n’y a pas de lettres ?

Le Domestique.

Non, monsieur le baron.

La Palude, prenant un journal.

Donnez le reste à monsieur le marquis.

Ils s’asseyent sur des bancs de chaque côté de la scène.
Pingoley.

Voyons les faite divers.

La Palude, à part, lisant.

« Académie des sciences… Mémoire présenté par M. le baron de La Palude sur la présence du phosphate de chaux dans les étoffes de soie. » (Il lit tout bas.) Bien… très bien… Il a du talent, ce Michel Ducaisne… hum ! du talent !… pas beaucoup… pas du tout ! L’imbécile ! si jamais je le rencontre, je lui dirai son fait.

Pingoley.

Dis donc, le câble transatlantique s’est rompu.

La Palude.

Eh ! qu’est-ce que ça me fait ?

Pingoley.

Ah ! je croyais que ça intéressait les savants.

La Palude, lisant, à part.

« Ce qui n’empêchera pas son noble auteur d’entrer à l’Institut du même pied dont ses ancêtres montaient dans les carrosses du roi. » Voilà le fin mot lâché. Ceux-ci me reprochent d’être savant, et ceux-là d’être gentilhomme… Ma parole, c’est à porter envie à ceux qui n’ont ni la naissance, ni le génie. Ne laissons pas traîner ces inepties.

Il met le journal dans sa poche.



Scène IV

Les Mêmes, PIERRE.
La Palude.

Vous me cherchez, mon jeune ami ? Est-ce qu’il y a du nouveau au laboratoire ?

Pierre.

Non, monsieur ; je me promenais. (À Pingoley.) Pardon, monsieur, je ne vous avais pas vu ; vous allez bien ?

Pingoley, assis.

Et vous, mon cher ?

Pierre, à La Palude.

Que dit-on, ce matin, de l’Académie des sciences ?

La Palude.

Il n’y a pas de feuilleton.

Pierre.

Ah !… il faut que Ducaisne soit parti. Je suis étonné qu’il ne soit pas venu me serrer la main.

La Palude.

Vous le connaissez donc, ce monsieur Ducaisne ?

Pierre.

Nous ne nous sommes pas quittés depuis l’École polytechnique nous demeurons ensemble.

La Palude.

Vous ne m’en aviez rien dit. Vous êtes un sournois.

Pierre.

Je ne supposais pas que cela pût vous intéresser.

La Palude.

Eh ! mon cher enfant, tout ce qui vous touche m’intéresse. Est-ce que votre ami Ducaisne abandonne son feuilleton ?

Pierre.

Non pas.

La Palude.

Vous parliez d’un voyage…

Pierre.

Quelqu’un ferait l’intérim… Je dis ferait, car ce voyage n’est pas décidé, et malgré l’absence de feuilleton ce matin, je ne puis croire que Michel soit parti sans me dire adieu.

Pingoley.

C’est donc pis qu’Oreste et Pylade ?

Pierre.

Pis encore, monsieur le marquis ; car Oreste tutoie Pylade qui lui dit vous, et nous, nous sommes amis comme…

Pingoley, souriant.

Comme savants…

Pierre.

Soit dit sans vous offenser.



Scène V

Les Mêmes, MICHEL.
Pierre.

Le voilà !

La Palude.

Qui ?

Pierre, présentant Michel à La Palude.

Mon ami Ducaisne, monsieur le baron.

La Palude, à part.

Je vais lui dire son fait.

Michel.

Excusez-moi, monsieur, de me présenter chez vous sans avoir l’honneur d’être connu de vous…

La Palude.

Pas connu, monsieur !

Michel.

Mais la circonstance d’un voyage un peu soudain m’oblige à prendre cette liberté si je veux embrasser Pierre.

La Palude, obséquieux.

Ne vous excusez pas, monsieur ! Ma modeste demeure est très honorée de recevoir une des lumières de la science.

Michel.

Monsieur !

La Palude.

J’espère que vous me ferez le plaisir de dîner avec nous.

Michel.

Mille grâces, monsieur ; la veille d’un départ est toujours très occupée, vous le savez.

Pierre.

Il n’a même pas eu le temps de faire son feuilleton hier.

Michel.

Mon feuilleton ?

La Palude, vivement.

Ce sera donc pour votre retour. — Où allez-vous, sans indiscrétion ?

Michel.

En Italie.

Pingoley, toujours assis.

Vous faites donc aussi de la science en amateur ?

Michel.

Pourquoi cela ?

Pingoley.

Dame ! un voyage en Italie suppose du loisir, et…

Michel.

Et de l’argent. — J’ai toujours du loisir parce que j’ai besoin de très peu d’argent.

Pingoley.

Vous voyagerez donc à pied ?

Michel.

Rassurez-vous, monsieur : on me défraye de tout. Je voyage en qualité de mentor, de précepteur, de demoiselle de compagnie, si vous voulez, d’un charmant et très jeune homme dont le père est mon ami intime.

Pingoley.

Diable ! vous avez de belles connaissances.

Michel, sèchement.

Oui, monsieur, bien que je n’aie pas l’honneur de vous connaître.

Pingoley.

Vous êtes roide, jeune homme ; mais j’aime les gens qui ne se laissent pas marcher sur le pied. (Se levant.) Passez-vous par Florence ?

Michel.

Oui, monsieur.

Pingoley, très courtois.

J’ai là un ami, et si vous le permettez, je lui rendrai le service de vous donner une lettre pour lui.

Michel.

Très volontiers, monsieur.

Pingoley, lui tendant la main.

Touchez là. Je lirai vos feuilletons… quel jour paraissent-ils ?

Michel.

Le mercredi.

Pingoley.

Aujourd’hui ?

La Palude, vivement.

Ces messieurs ont mille choses à se dire ; nous les gênons.

Pingoley.

Eh bien ! ne les gênons plus. Enchanté, monsieur Ducaisne, d’avoir fait votre connaissance.

Michel.

Pour en dire autant, monsieur, il ne me manque absolument que de savoir à qui j’ai l’honneur de parler.

Pingoley.

Marquis de Laroche-Pingoley.

Michel.

Il ne me manque plus rien.

La Palude.

Viens donc, bavard ! Au revoir, monsieur Ducaisne.

Michel.

Monsieur le baron !

La Palude et Pingoley sortent.



Scène VI

PIERRE, MICHEL.
Michel.

Il faut avouer que ton baron a un bien bon caractère, s’il a lu mon article de ce matin.

Pierre.

Ton article ? Il m’a dit qu’il n’avait pas paru.

Michel.

Alors il l’a lu.

Pierre.

Est-ce que tu m’as fait le mauvais tour de l’écorcher ?

Michel.

Non, une simple égratignure. Mais sans toi je le houspillais de la belle manière.

Pierre.

Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Michel.

Je n’aime pas plus les faux savants que les faux braves, les faux dévots et les faux monnayeurs. Ensuite, il t’exploite comme une carrière, ce qui m’est particulièrement désagréable.

Pierre.

Ce serait plutôt moi qui l’exploiterais, le pauvre homme. Je lui prête mes lumières, comme on dit, et il n’y voit pas plus clair ; lui, il me prête la campagne, la verdure, le grand air, et je m’épanouis.

Michel.

Ce n’est pas tout de s’épanouir… travailles-tu ?

Pierre.

Non.

Michel.

Non ? Eh bien, tu as de l’aplomb.

Pierre.

D’abord le baron serait en droit de trouver fort mau— vais que je choisisse sa maison pour y perpétrer mes imprudences ! ensuite je ne suis pas fâché de jouir du printemps et de la campagne.

Michel.

La campagne ! le printemps ! il s’agit bien de cela. Es-tu, oui ou non, sur la piste d’une découverte importante ?

Pierre.

Dame ! je l’espère.

Michel.

Eh bien, tu n’a pas le droit de te reposer avant l’hallali. Tu regarderas le paysage demain.

Pierre.

Je n’ai pas le droit… Fais ton rapport à mes chefs alors !

Michel.

Tes chefs, c’est moi… tu es un enfant, il te faut un pédagogue ; et le voilà.

Pierre.

Tu m’ennuies ! je ne suis pas en train d’être sermonné, je t’en préviens.

Michel.

Tu t’y mettras ! Comptes-tu vivre jusqu’à cinquante ans aux crochets des barons ?

Pierre.

Aux crochets ! je ne suis aux gages de personne.

Michel.

Ah ! je sais que tu es trop fier pour toucher le salaire de ton travail… et, par parenthèse, c’est assez ridicule dans ta position de fortune.

Pierre.

Ceci ne regarde que moi.

Michel.

Passons : en fait de fierté, l’excès n’est pas un défaut. Ce que je ne te passe pas, c’est ton indolence…

Pierre.

Voilà bien du bruit pour huit jours perdus.

Michel.

Si tu peux te séparer huit jours de ton idée, c’est que tu n’en es pas épris, sacredié ! sans enthousiasme, pas d’œuvre… Ah si je pouvais te souffler un peu de mon ardeur !

Pierre.

Garde-la pour toi, ton ardeur !

Michel.

Qu’en ferais-je ? je ne suis bon à rien ; mon espoir, mon ambition, c’est toi ! J’ai placé tout mon orgueil sur ta tête, et morbleu, tu ne me feras pas banqueroute. Fâche-toi si tu veux, dis-moi des duretés, je ne m’offense pas de ton ingratitude filiale.

Il lui tend la main.
Pierre.

Pardon, mon vieux Michel. — Je suis amoureux.

Michel.

Amoureux ! c’est une raison cela… au printemps ; que ne le disais-tu tout de suite ?

Pierre.

C’est si bête à raconter, un amour sans espoir.

Michel.

Pourquoi donc sans espoir ? Tu n’es pas joli, joli, mais enfin tu es plus joli que moi, et je ne me trouve pas laid. Elle est donc bien dégoûtée ?

Pierre.

Elle ne sait seulement pas que je l’aime, et elle ne le saura jamais.

Michel.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Pierre.

Elle est ici depuis huit jours, elle part demain et je n’aurai pas l’occasion de la revoir.

Michel.

Diable ! diable ! c’est fort bête, ce qui t’arrive là… Te voilà du chagrin sur la planche pour tout l’hiver.

Pierre.

Ne t’inquiète pas ; si la tête me tourne, il y a un garde-fou… je me suis juré de l’oublier dès que je ne la verrai plus, et je l’oublierai. Tu me connais.

Michel.

Mais alors quel singulier plaisir trouves-tu ?…

Pierre.

À me donner le vertige quand je me sens en sûreté ? Rien n’est plus enivrant. Tu ne comprends pas ça, toi, l’homme fort ; et je t’étonnerais bien si je te disais que le charme de cet amour, c’est justement d’être sans espoir.

Michel.

Tu m’étonnerais bien.

Pierre.

Eh ! mon cher, qu’est-ce que l’espoir ? Une transaction du rêve avec la réalité ; et quand on attend quelque chose de celle-là, on devient l’esclave de tous ses caprices. Elle ne vous fait que des misères. Moi, rien ne dérange le roman que je bâtis dans ma tête ; j’en suis le maître absolu, et il m’arrive les aventures les plus ravissantes ! Je n’en avais jamais eu dans ma vie de piocheur ; je me rattrape, va ! Si je te les racontais…

Michel.

Je les connais : c’est toujours la même. Tu lui sauves la vie, et tu l’épouses malgré ses nobles parents.

Pierre.

Elle n’est pas noble.

Michel.

Pas noble ! À ta timidité je la croyais du sang des La Trémouille ! Elle n’est pas noble ? eh bien, ni toi non plus ! je ne vois pas d’obstacle.

Pierre.

Elle est riche.

Michel.

Raison de plus ; je t’ai toujours destiné une belle fille avec des écus.

Pierre.

La boulangère ? tu ne méprises donc plus l’argent ?

Michel.

Distinguo ; l’argent des sots, je le méprise, parce qu’il s’appelle tout simplement le luxe ; l’argent du travailleur, je le respecte parce qu’il a nom Indépendance. Tu as une occasion d’arriver à la fortune par le bonheur, tu serais un niais de la perdre par timidité.

Pierre.

Ce n’est pas par timidité, je t’assure.

Michel.

Fausse fierté, alors !

Pierre.

Elle ne serait pas déjà si fausse ; mais ne discutons pas, je m’abstiens devant l’impossible : mademoiselle Clémentine ne soupçonne même pas que j’existe.

Michel.

Il y a donc d’autres jeunes gens que toi dans la maison ?

Pierre.

Non.

Michel.

Alors tu peux être sûr qu’elle a fait attention à toi.



Scène VII

Les Mêmes ; CLÉMENTINE, traversant le fond du théâtre.
Clémentine.

Vous n’avez pas vu ma mère, messieurs ?

Pierre.

Je… il m’a semblé l’apercevoir…

Clémentine.

Où cela ?

Pierre.

Dans le verger.

Clémentine.

Merci, monsieur.

Elle sort ; Pierre la suit des yeux.



Scène VIII

PIERRE, MICHEL.
Michel, lui frappant sur l’épaule.

Je t’emmène en Italie.

Pierre.

Pourquoi ?

Michel.

Parce qu’en effet elle ne fait pas attention à toi et que tu l’aimes éperdument.

Pierre.

Je t’assure…

Michel.

Tu ne te voyais pas tout à l’heure, rougissant, balbutiant. — Si je te laisse ici, tu en as pour six mois à broyer du noir. Il faut te secouer, je t’enlève.

Pierre.

Mais mon travail ?

Michel.

Tu ne travailleras pas plus ici qu’en Italie, va !

Pierre.

Mais de l’argent ?

Michel.

Mon voyage est gratuit : quand il y en a pour un, il y en a pour deux, et nous ferons la route payant chacun demi-place comme deux gros enfants au-dessous de sept ans. Est-ce convenu ?

Pierre.

Mais…

Michel.

Et ta ferme résolution de l’oublier, qu’en fais-tu ?

Pierre, avec embarras.

Je me suis donné jusqu’à demain.

Michel.

Regarde-moi donc en disant ça !

Pierre, après un silence.

C’est convenu !



Scène IX

PINGOLEY, MICHEL, PIERRE.
Pingoley.

Monsieur Ducaisne, voici la lettre dont vous voulez bien vous charger.

Michel, lisant l’adresse.

« Monsieur de Nanville, premier secrétaire d’ambassade. » (À Pierre.) Est-ce le tien ?

Pingoley.

Comment, monsieur Chambaud, vous connaissez M. de Nanville ?

Pierre.

Beaucoup, monsieur.

Pingoley.

Je l’ai nommé hier devant vous et vous n’avez pas fait mine de le connaître.

Pierre.

Je n’aime pas faire parade de mes amis.

Pingoley.

Vous devez être fièrement chatouilleux, vous.

Michel.

Fièrement, c’est le mot.

Pierre.

Non, monsieur ; mais chacun chez soi. Je me tiens à ma place.

Pingoley.

Eh bien, tenez-vous-y ; elle deviendra bonne. Où avez-vous connu M. de Nanville ?

Pierre.

À Nanville, où j’ai organisé les usines métallurgiques de son père.

Michel.

Il y a deux ans, vous savez, après sa ruine.

Pingoley.

Mes compliments. Vous avez là, monsieur Ducaisne, un introducteur tout naturel.

Michel.

D’autant plus que je l’emmène avec moi.

Pingoley.

Vous l’emmenez ?

Michel.

Je venais le chercher. (À Pierre.) Va prendre congé du baron et fais ton paquet, je te rejoins.

Pingoley, à Pierre.

Ah ! vous nous quittez ! ma parole, j’en suis fâché ; vous commenciez à me plaire beaucoup.

Michel.

Il continuera à son retour.

Pierre.

Sans adieu, monsieur le marquis.

Il sort.



Scène X

PINGOLEY, MICHEL.
Pingoley.

Il est décidément très gentil, votre ami. Çà, dites-moi, pour que le bonhomme Nanville lui ait confié de si gros intérêts, il faut que le jeune homme ait les reins solides.

Michel.

Ça vous surprend ?

Pingoley.

Dame ! La Palude en parle comme d’un apprenti savant.

Michel.

Bah !

Pingoley.

Cela vous étonne ?

Michel.

Non, l’homme de France le plus intéressé à garder Pierre sous le boisseau, c’est M. de La Palude.

Pingoley.

Et pourquoi ?

Michel.

Il y avait une fois un magicien qui tenait un génie cacheté dans une bouteille…

Pingoley.

Bah ! bah ! M. Pierre est un génie ?

Michel.

Comme j’ai l’honneur de vous le dire ; quant au magicien, c’est M. de La Palude, et il n’est pas sorcier.

Pingoley.

Vous bouleversez toutes mes idées.

Michel.

J’en suis désolé, si votre erreur vous était chère !

Pingoley.

Pas le moins du monde… voilà vingt ans qu’elle me vexe, mon erreur ! Dissipez-la… vous me ferez plaisir. C’est un âne, n’est-ce pas ?

Michel.

Je ne dis pas cela, monsieur le marquis.

Pingoley.

Vous avez peur d’offenser mon amitié ? Ne vous gênez pas.

Michel.

Monsieur le baron est assez instruit…

Pingoley.

Pour un ignare…

Michel.

S’il se posait en simple amateur, il n’y aurait rien à objecter.

Pingoley.

Oui, mais il fait blanc de sa science à tout propos ; il dégaine pour un oui, pour un non, et il nous fait rentrer sous terre. Corbleu ! je ne suis pas fâché de savoir que son épée est une plume de dindon, ou pour mieux dire une plume de paon. J’avais usé toutes mes plaisanteries sur les savants, nous allons entamer la série contraire… Il n’a pas de chances à l’Institut, j’espère ?

Michel.

Non, et sa candidature imprudente va lui enlever le bénéfice du demi-jour dont son mérite plâtré avait besoin pour faire figure. La démangeaison maladroite de se faire sanctionner est l’écueil où viennent échouer toutes ces réputations de tolérance.

Pingoley.

Bon ! qu’il se coule ! j’en serai ravi.

Michel.

Mais cette amitié dont vous parliez ?

Pingoley.

Oh ! elle est si vieille ! D’ailleurs je m’intéresse à M. Chambaud, moi ! je ne veux pas qu’il soit exploité plus longtemps. Le trouvez-vous mauvais ?

Michel.

Je ne suis pas jaloux.

Pingoley.

En ce cas, liguons-nous pour casser la bouteille sur le nez du magicien.

Michel.

Le plus fort est fait, j’emmène Pierre.

Pingoley.

Moi, d’ici à votre retour, je ferai des miennes. (Apercevant madame Bernier.) Voici venir une autre de ses dupes. Je vais commencer le feu. Pierre vous attend ; ne partez pas sans me dire adieu. J’aime les gens d’esprit qui ne sont pas bêtes, moi !… et il n’y en a pas beaucoup.

Madame Bernier entre.
Michel, bas.

N’est-ce pas la mère de mademoiselle Clémentine ?

Pingoley.

Oui. Voulez-vous que je vous présente ?

Michel.

Non pas ! Pierre m’attend.

Il sort en saluant madame Bernier.



Scène XI

PINGOLEY, MADAME BERNIER.
Madame Bernier.

Qui est ce monsieur ?

Pingoley.

M. Michel Ducaisne, madame, un de nos meilleurs critiques de science. Il n’est pas que vous n’en ayez entendu parler au baron ?

Madame Bernier.

Il me semble, en effet.

Pingoley.

Ce jeune homme vient de faire une découverte qui explique toutes celles de notre ami, vous savez ? ses magnifiques découvertes, la présence du calorique dans le feu, de la potasse dans le savon et de la perdrix dans les choux ?

Madame Bernier.

Et cette explication, c’est… ?

Pingoley.

Que l’illustre La Palude n’est qu’un La Palisse.

Madame Bernier, souriant.

Je vous arrête là, monsieur le marquis. Je veux rester neutre, et je vous préviens que je ne croirai pas plus le mal que vous me direz de lui que…

Pingoley.

Que celui qu’il vous dit de moi ?… Vous avez tort, et feriez mieux de nous croire tous les deux. Nous ne nous calomnions ni l’un ni l’autre. Il m’accuse d’avoir cinquante ans, n’est-il pas vrai ?

Madame Bernier.

Oui.

Pingoley.

D’avoir mangé mon patrimoine ?

Madame Bernier.

Oui.

Pingoley.

Avec des demoiselles ?

Madame Bernier.

Oui.

Pingoley.

D’Opéra ?

Madame Bernier.

Oui.

Pingoley.

Et d’aspirer à votre main ?

Madame Bernier.

Oui.

Pingoley.

À cause de votre fortune ?

Madame Bernier.

Ce n’est pas possible ! vous écoutez aux portes.

Pingoley.

Non, mais maintenant que je le sais incapable de rien inventer…

Madame Bernier.

C’est donc vrai ?

Pingoley.

Certainement !

Madame Bernier.

Vous voulez m’épouser pour ma fortune ?

Pingoley.

Parbleu !

Madame Bernier.

Et vous en convenez tout rondement ?

Pingoley.

Mais, madame, si vous étiez la fille de Job, nous serions trop germains pour nous épouser ; mes vœux seraient bien obligés de ne pas aller jusqu’au mariage ; ils s’arrêteraient à mi-chemin.

Madame Bernier.

Il ne m’avait pas dit que vous fussiez impertinent.

Pingoley.

On ne pense pas à tout. Je gage qu’il a aussi oublié de vous parler de ma franchise.

Madame Bernier.

Vous vous entendez à réparer les oublis, vous.

Pingoley.

Qu’ai-je besoin d’hypocrisie ? Je ne trouve pas que mon cas soit tant niable. Ce n’est pas un marché que je fais, c’est un choix. Si j’étais homme à vendre mon nom, vous ne doutez pas que je ne trouvasse marchand. Les billets de banque aimeront toujours à se frotter aux parchemins, et je sais plus d’une vieille brebis à toison d’or qui ne demande qu’à tomber dans la gueule du loup ; mais ce n’est pas la faim qui me force à sortir du bois ; il me reste de quoi vivre, et un oncle.

Madame Bernier.

Un oncle ? encore !

Pingoley.

Ça a l’air d’une minauderie à mon âge.. Oui, madame, malgré mes cinquante ans, je suis un coquin de neveu… à telles enseignes que mon oncle et moi nous sommes brouillés.

Madame Bernier.

Il vous déshéritera, alors !

Pingoley.

Rassurez-vous, il n’y songe guère.

Madame Bernier.

À quoi songe-t-il donc ?

Pingoley.

À finir son cours de droit. La loyauté m’oblige à ajouter qu’il entre dans sa vingt-cinquième année.

Madame Bernier.

Pour la première fois ?

Pingoley.

Hélas ! oui ; c’est tout un roman : mon grand-père avait eu six enfants de sa première femme. On croyait le feu d’artifice éteint, lorsque tout à coup après un long silence… boum ! c’était mon oncle. — Encore s’il était jeune, je rirais avec lui de ma mésaventure ; mais il est vieux comme l’hiver, cet avorton-là. Figurez-vous qu’à peine majeur, il m’a déclaré qu’il entendait étudier les lois pour gérer lui-même son petit avoir, douze cents louis de rente… qui feront des petits ; et comme je le défie de les imiter, mes fils seraient ses héritiers, et c’est en ce sens, madame, que je puis le compter dans mon apport.

Madame Bernier.

C’est bien tentant, et je regrette vraiment de ne vouloir pas me remarier.

Pingoley.

Vous ne le voulez pas, je le sais.

Madame Bernier.

Vous le savez, mais vous ne le croyez pas. Eh bien ! franchise pour franchise : je suis convaincue que je vous plais et que vos projets de mariage n’en veulent pas seulement à ma fortune ; vous me plaisez beaucoup aussi, et je vous prie d’être persuadé que votre marquisat n’y entre pour rien. Ceci posé, je vous préviens que j’ai un tel amour de mon indépendance, que pour rien au monde je ne voudrais m’engager dans un lien d’aucune sorte. Maintenant voulez-vous de mon amitié ?

Elle lui tend la main.
Pingoley.

De celle que vous accordez à mon ami La Palisse ?

Madame Bernier.

J’ai autant de nuances d’amitié que d’amis. — Acceptez-vous ?

Pingoley, lui baisant la main.

Oui, madame, mais en réservant toutes mes espérances. Je ne veux pas non plus vous prendre en traître, et je vous préviens que mon amitié ne sera qu’une cour déguisée.

Madame Bernier.

Soit ; on peut tout dire sous le masque, et je ne déteste pas un brin de galanterie, car je suis un peu coquette, je dois vous l’avouer.

Pingoley.

C’est un aveu qu’une très honnête femme peut seule se permettre, et tout ce que vous me dites, madame, me prouve d’autant plus que mon choix est parfait.

Madame Bernier.

Votre choix ? Je me suis bien mal expliquée si vous gardez encore quelque espoir.

Pingoley.

Il n’est pas fondé sur mon mérite, — mais sur un événement très prochain qui m’apportera un puissant auxiliaire.

Madame Bernier.

La mort de votre oncle ?

Pingoley.

Le mariage de mademoiselle Clémentine.

Madame Bernier.

Je ne vois pas quel auxiliaire…

Pingoley.

Votre isolement. La vie que vous menez est charmante : vous avez une fille de votre âge, qui est votre meilleure amie ; mais le jour où elle vous quittera…

Madame Bernier.

Elle ne me quittera jamais ; c’est toute ma vie, cette enfant-là !

Pingoley.

Vous vous arrangerez donc de vivre dans la maison de votre gendre !

Madame Bernier.

Non pas ! c’est lui qui vivra dans la mienne.

Pingoley.

Vous l’y obligerez par contrat ?

Madame Bernier.

Malheureusement la clause serait nulle ; j’ai pris mes informations. Mais j’ai un meilleur moyen de le tenir.

Pingoley.

Et c’est…

Madame Bernier.

De le prendre sans fortune et de ne pas donner de dot à ma fille.

Pingoley.

Et le bien de son père ?

Madame Bernier.

Il n’a rien laissé.

Pingoley.

Voilà un petit ménage qui ne roulera pas sur l’or.

Madame Bernier.

Ne les plaignez pas trop ; j’ai cinquante mille livres de rente, et je ne suis point avare : même dans ces conditions-là ma fille est encore un magnifique parti, et je ne serais pas embarrassée de la marier richement. Si je veux un gendre sans sou ni maille, c’est pour être sûre qu’il ne me l’enlèvera jamais.

Pingoley.

Mais votre amour maternel n’est qu’un affreux égoïsme.

Madame Bernier.

Qui tournera au bonheur de ma fille. Remarquez que j’aurai du choix en fait de gendre, et que je pourrai rattraper du côté de la personne ce que je sacrifie du côté de la fortune ; ne sommes-nous pas assez riches d’ailleurs ?

Pingoley.

Pour deux, mais pour trois ?

Madame Bernier.

L’entretien d’un homme est si peu de chose ; puis j’entends que mon gendre ait une valeur personnelle qui tôt ou tard payera ses mois de nourrice…

Pingoley.

Et mademoiselle Clémentine est dans les mêmes dispositions que vous ?

Madame Bernier.

Absolument. Elle ne tient pas à se marier, et s’y résigne parce qu’il n’y a pas d’autre carrière pour une fille ; mais elle ne demande au mariage que de ne pas la séparer de moi. Elle n’est pas romanesque.

Pingoley.

Vous en êtes bien sûre ?

Madame Bernier.

Voilà cinq ans que je la mène dans le monde, il n’y a plus de danger.

Pingoley.

Ne vous y fiez pas ; c’est une petite fille à double fond.



Scène XII

Les Mêmes, CLÉMENTINE.
Clémentine.

Je vous dérange ?

Pingoley.

Oui, mademoiselle ; nous parlions de vous.

Clémentine.

Alors je m’en vais ! rien ne m’ennuie comme d’entendre parler de mes mariages.

Pingoley.

Vous ne comptez pas cependant coiffer sainte Catherine ?

Clémentine.

Je ne sais pas seulement me coiffer moi-même. Je me marierai avec qui on voudra et quand on voudra, pourvu que ce soit à la Noël.

Pingoley.

Ou à la Saint-Jean.

Clémentine.

Non, à Noël.

Madame Bernier.

Alors, mets ton soulier dans la cheminée.

Pingoley.

Pourquoi à Noël ?

Clémentine.

Pour passer l’hiver à Rome.

Pingoley.

Un mari ne vous représente donc qu’un voyage ?

Clémentine.

Aimeriez-vous mieux qu’il me représentât la permission de lire des romans ? J’en ai tant lu que je n’en lis plus. Tandis que nous n’avons jamais voyagé, faute d’un protecteur pour la route.

Pingoley.

Vous aimez le déplacement ?

Clémentine.

Non, l’imprévu ; et il s’est réfugié sur les grands chemins.

Madame Bernier.

Il n’y a plus de grands chemins, il n’y a que des chemins de fer.

Pingoley.

Et ils ont supprimé les aventures.

Clémentine.

Restent les accidents.

Pingoley.

Ah ! ah ! vous aimez le danger ?

Clémentine.

Je suis très brave, demandez à maman.

Pingoley.

Diable ! si vous étiez un homme, je vois qu’il ne ferait pas bon…

Clémentine.

Ah ! je serais mauvais coucheur ! malheureusement je ne suis qu’une femme.

Pingoley, tortillant sa moustache.

Hum ! hum !

Clémentine.

Vous riez ?

Pingoley.

Non. (Éclatant.) Pardon… je suis sujet au fou rire.

Clémentine.

Ai-je dit une sottise ?

Pingoley, riant toujours.

Non, ce n’est pas vous, c’est ce pauvre La Palude… l’histoire la plus drôle.

Madame Bernier.

Monsieur le marquis !…

Clémentine.

Voyons cette histoire.

Pingoley, très grave.

Son préparateur s’en va.

Clémentine, de même.

Très drôle, en effet. Il le renvoie ?

Pingoley.

M. Chambaud part de lui-même.

Clémentine, étourdiment.

Tiens, je le croyais amoureux de moi !

Madame Bernier.

Ma fille !

Clémentine.

Dame, maman !

Madame Bernier.

Tu rêves, il ne te parle jamais.

Clémentine.

Il me regarde.

Pingoley, à part.

Tiens ! tiens !

Madame Bernier.

Petite présomptueuse !

Clémentine.

Mon Dieu ! non. L’amour est une flatterie dont je ne prends jamais que la moitié pour moi ; je sais que ma personne et la dot qu’on me suppose forment un joli total.

Pingoley.

Vous ne croyez plus à la sincérité des hommes, et vous ne faites pas de différence entre eux ?

Clémentine.

Si fait, je les range en deux catégories : la première, qui regarde la fortune, et puis la femme ; et la deuxième, qui regarde la femme, et puis la fortune.

Pingoley.

Vous n’en admettez pas une troisième qui ne regarde que la femme ?

Clémentine.

Et vous ?

Pingoley.

Moi, j’ai cinquante ans, et je trouve triste qu’une enfant de votre âge n’ait pas plus d’illusions que moi.

Clémentine.

Parlez-vous sérieusement ?

Pingoley.

Jamais, mademoiselle.

Clémentine, avec feu.

Eh bien ! vous avez tort, parce qu’en effet ce n’est pas gai ; nous sommes là tout un joli clan de filles riches, qui savons très bien qu’on ne nous recherche que pour notre argent, et qui ne nous indignons même plus ; à qui la faute ? à nous ou à ces messieurs ? Nous ne demanderions qu’à être leurs dupes ; ils ne se donnent même pas la peine de nous tromper ! Les meilleurs sont encore ceux qui s’informent seulement de notre dot… il y en a un qui a demandé l’âge de ma mère. (Sautant au cou de sa mère.) Ma pauvre chérie

Madame Bernier.

Là là, mon enfant… Le monde est ainsi fait.

Clémentine.

Je n’espère pas le corriger, et je suis bien bonne de me mettre en colère ! En somme, nous avons le beau rôle : les Turcs achètent leurs femmes, nous achetons nos maris.

Pingoley.

Nous vous trouverons un brave garçon qui vous fera changer d’idée.

Clémentine.

Je ne lui en demande pas tant : qu’il ne soit pas gênant chez lui et pas ridicule dehors, je le tiens quitte du reste… Et surtout, monsieur le marquis, si vous avez un protégé, qu’il ne se mette pas en frais d’éloquence sentimentale… Ça me donne sur les nerfs.

Pingoley, à part.

Drôle de petite fille. J’en suis pour ce que j’en ai dit.



Scène XIII

Les Mêmes, PIERRE, MICHEL.
Michel.

Monsieur le marquis, nous venons vous faire nos adieux.

Pingoley.

J’ai deux mots à vous dire, si ces dames le permettent.

Madame Bernier.

Nous vous laissons.

Les deux femmes sortent ; Pierre les suit des yeux.



Scène XIV

PINGOLEY, PIERRE, MICHEL.
Pingoley.

Monsieur Chambaud a pris congé de La Palude ?

Michel.

Oui, et vous allez trouver M. le baron sot comme un bec de gaz dont on a tourné la clef.

Pingoley.

Très bien. (Allant à pierre.) Qu’est-ce que vous regardez comme ça, monsieur Pierre ? Mademoiselle Clémentine ?

Pierre, très troublé.

Non, monsieur, non.

Pingoley, à part.

Elle avait raison. (Le prenant sous le bras.) Qu’est-ce que vous diriez si je vous la faisais épouser ?

Pierre.

À moi ?… c’est impossible !

Pingoley.

Pourquoi donc ? ces dames ne tiennent pas à la fortune ; vous avez du mérite, vous êtes bien de votre personne, de bonne famille. Votre père n’était-il pas colonel d’artillerie ?

Pierre.

Oui, monsieur.

Pingoley.

Bourgeoisie d’épée que je préfère à certaine noblesse de robe. En France, tout soldat est gentilhomme. Vous êtes bien à cheval, bien en garde, bref un gentleman. Laissez-vous conduire, et dans deux mois mademoiselle Clémentine s’appellera madame Pierre Chambaud.

Pierre.

Je vous en prie, monsieur, ne plaisantons pas.

Pingoley.

Je n’en ai pas envie.

Michel.

Qu’est-ce que tu vois là de si renversant ? Je te le disais bien.

Pingoley.

Il paraît que rien ne vous renverse, vous.

Michel, souriant.

Si vous faites ce mariage-là, monsieur le marquis, nous ne vous en aurons pas moins une éternelle reconnaissance. Allons, je partirai seul.

Pingoley.

Pauvre garçon il ne vous entend pas, il n’y est plus ! Emmenez-le à Paris, conduisez-le chez un tailleur et faites-lui faire un habit. Dans huit jours, je le présente à ces dames. (Bruit de cloche.) Le déjeuner ! bon voyage !

Michel.

Bon appétit. (Pingoley sort.) Allons, viens, ahuri ! Il y a un Dieu pour les honnêtes gens, et je savais bien qu’il te gardait un beau mariage.

Ils sortent.