Un amant/Prologue/Chapitre 2

Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 9-21).


CHAPITRE II


L’après-midi d’hier s’était annoncée brumeuse et froide. J’avais à moitié envie de la passer au coin de mon feu, au lieu d’errer parmi les bruyères et la boue pour aller à Wuthering Heights. Pourtant, en remontant dans ma chambre après mon dîner (N. B. je dîne entre midi et une heure ; la femme de ménage, une respectable matrone, prise avec la maison comme une de ses dépendances, n’a pas voulu comprendre la demande que je lui ai faite d’être servi à cinq heures) donc quand j’avais remonté mon escalier avec cette paresseuse intention et que j’entrais dans ma chambre, je vis une servante qui s’y tenait agenouillée, entourée de brosses et de seaux à charbon, et qui provoquait une fumée infernale en jetant des potées de cendres pour éteindre la flamme. Ce spectacle me chassa aussitôt ; je pris mon chapeau, et, après une marche de quatre milles, j’arrivai à la porte du jardin de Heathcliff juste à temps pour échapper aux premiers flocons d’une averse de neige.

Sur ce sommet de la colline tout exposé aux vents, la terre était durcie par une gelée noire, et il soufflait un air qui faisait frissonner tous mes membres. Ne pouvant enlever la chaîne, je sautai par dessus, et, courant tout le long de la chaussée dallée que bordent des buissons de groseillers épars çà et là, je me mis à frapper pour qu’on m’ouvrît. Je frappai si longtemps sans résultat que mes jointures en furent meurtries et que les chiens hurlèrent.

— Maudits habitants ! m’écriai-je en moi-même, vous méritez par votre grossière inhospitalité d’être à jamais isolés de toute l’espèce humaine. Moi du moins, je ne tiendrais pas ma porte barrée pendant le jour ! n’importe, je veux entrer ! Ainsi résolu, je saisis le loquet et le secouai violemment. Joseph, le domestique à la figure vinaigrée, projeta sa tête par une fenêtre ronde de la grange.

— Qu’est-ce que vous voulez ? cria-t-il, le maître est là-bas dans la basse-cour. Faites le tour par le bout du jardin si vous êtes venu pour lui parler.

— Est-ce qu’il n’y a personne dans la maison pour ouvrir la porte ? criai-je à mon tour en manière de réponse.

— Il n’y a personne que madame, et elle ne vous ouvrira pas, quand même vous continueriez votre tapage jusqu’à la nuit.

— Pourquoi ? Est-ce que vous ne pouvez pas lui dire qui je suis, hein, Joseph ?

— Non, pas moi ! je ne m’en mêle pas ! murmura la tête en s’effaçant.

La neige commençait à tomber très épaisse. J’avais saisi la poignée de la porte pour faire une nouvelle tentative, lorsqu’un jeune homme sans manteau, portant une fourche sur son épaule, apparut dans la cour derrière moi. Il me héla de le suivre ; et après avoir traversé une lingerie et un espace pavé contenant un hangar à charbon, une pompe et un perchoir à pigeons, nous arrivâmes enfin dans l’énorme appartement chaud et gai où j’avais été reçu la première fois. Il brillait délicieusement, des rayons d’un immense feu composé de charbon, de tourbe et de bois ; et auprès de la table préparée pour un abondant repas du soir, j’eus le plaisir d’apercevoir la « madame », un personnage dont jamais auparavant je n’avais encore soupçonné l’existence. Je saluai et j’attendis, pensant qu’elle m’offrirait de prendre un siège. Elle, cependant, me regardait, adossée à sa chaise, et restait muette et sans mouvement.

— Un dur temps, remarquai-je. J’ai peur, madame Heathcliff, que la porte ne subisse la conséquence de la façon indolente dont vos domestiques font leur service : j’ai eu bien du travail pour les amener à m’entendre.

Elle continuait à ne pas ouvrir la bouche. Je la fixais, elle me fixait aussi ; en tous cas, elle tenait ses yeux attachés sur moi d’une façon froide et sans regard, infiniment embarrassante et désagréable.

— Asseyez-vous, me dit d’un ton bourru le jeune homme, il ne va pas tarder à rentrer.

J’obéis ; je fis : hem ! j’appelai la vilaine Junon qui daigna, à cette seconde entrevue, agiter l’extrémité de sa queue, pour me faire signe qu’elle avouait me reconnaître.

— Une belle bête, repris-je. Avez-vous l’intention de vous séparer des petits, madame ?

— Ils ne sont pas à moi, dit l’aimable hôtesse, d’un ton moins engageant encore que celui qu’aurait mis Heathcliff à une telle réponse.

— Ah, vos favoris sont parmi ceux-là ! continuai-je, me tournant vers un coussin sombre où je voyais quelque chose comme des chats.

— Un singulier choix pour des favoris, observa-t-elle avec dédain.

— Je n’avais pas de chance : c’était un tas de lapins morts. Je recommençai à faire : hem ! et je me rapprochai du foyer, répétant ma réflexion sur la rudesse de la soirée.

— Vous n’auriez pas dû sortir, me dit la dame en même temps qu’elle se levait et prenait sur la cheminée deux des paniers peints.

Dans la position qu’elle occupait jusque-là, elle avait été à l’écart de la lumière ; maintenant, j’avais une idée distincte de l’ensemble de sa figure et de sa contenance. Elle était mince et paraissait à peine avoir cessé d’être une jeune fille : une forme admirable et le visage le plus exquis que j’aie jamais eu le plaisir de contempler ; des traits petits, très blonde avec des boucles jaunes ou plutôt dorées flottant librement sur son col délicat, et des yeux qui, s’ils avaient eu une expression plus avenante, auraient été irrésistibles ; mais par bonheur pour mon cœur aisément inflammable, le seul sentiment qu’ils exprimaient était quelque chose d’intermédiaire entre le mépris et une sorte de désespoir qu’il semblait singulièrement peu naturel de découvrir là. Les paniers étaient presque impossibles à atteindre pour elle, et je fis un mouvement pour l’aider ; mais elle se tourna vers moi comme ferait un avare vers quelqu’un qui voudrait l’aider à compter son or.

— Je n’ai pas besoin de votre aide, me dit-elle d’un ton cassant, je les prendrai moi-même.

— Je vous demande pardon, me hâtai-je de répondre.

— Avez-vous été invité à prendre du thé ? me demanda-t-elle, tandis qu’elle attachait un tablier sur sa jupe noire, d’une propreté irréprochable, et qu’elle se tenait debout, avec une cuiller pleine de feuilles de thé appuyée sur le pot.

— Je serais heureux d’en avoir une tasse, répondis-je.

— Avez-vous été invité ? me répéta-t-elle.

— Non, dis-je, souriant à demi. Mais vous êtes précisément la personne qu’il convient pour m’inviter.

Elle retira sa main avec le thé, la cuiller et tout, et reprit sa place sur sa chaise avec un air d’humeur ; son front se rida, et sa petite lèvre inférieure toute rouge s’avança comme celle d’un enfant prêt à pleurer.

Dans l’intervalle, le jeune homme avait revêtu sa personne d’une veste décidément très râpée ; et se dressant devant l’éclat du feu, il me regardait toujours du coin de l’œil, absolument comme s’il y avait eu entre nous quelque mortelle injure restée sans vengeance. Je commençais à me demander s’il était ou non un domestique ; sa manière de se vêtir et sa manière de parler étaient également rudes, entièrement dénuées de l’air de supériorité que l’on pouvait observer chez M. et Madame Heathcliff. Les boucles épaisses et brunes de ses cheveux étaient raides et incultes, ses moustaches faisaient un crochet sauvage sur ses joues, et ses mains étaient calleuses et noires comme celles d’un valet de ferme ordinaire ; et pourtant son attitude était libre, presque hautaine, et il ne montrait rien de l’assiduité d’un domestique auprès de la dame de la maison. Dans l’absence de tout indice clair sur sa condition, je pensais que le meilleur était de m’abstenir de prendre garde à sa curieuse conduite ; et cinq minutes après, l’entrée de Heathcliff me releva en quelque mesure de l’embarras de ma position.

— Vous le voyez, monsieur, je suis venu, suivant ma promesse, m’écriai-je, prenant un ton joyeux ; et je crains bien d’être fortement éprouvé dans une demi-heure, à supposer que vous veuillez me donner abri jusque-là.

— Une demi-heure ! dit-il, secouant les flocons blancs qui couvraient ses vêtements ; il est bien étonnant que vous choisissiez le plus épais d’une tempête de neige pour faire vos promenades ! Savez-vous que vous courez le risque de vous perdre dans les marais ? Les gens à qui ces landes sont familières s’égarent souvent eux-mêmes par des soirées comme celles-ci, et je peux vous certifier qu’il n’y a pas pour le moment la moindre chance que le temps change.

— Peut-être puis-je trouver un guide parmi vos garçons : il resterait à la Grange jusqu’à demain matin. Pouvez-vous m’en procurer un ?

— Non, je ne peux pas.

— Oh ! vraiment ! eh bien alors il faudra que je m’en remette à ma propre sagacité.

— Hem !

— Est-ce que vous allez faire le thé ? demanda l’homme à la veste râpée, transportant de moi sur la jeune dame son regard féroce.

— Est-ce qu’il faut lui en donner ? demanda-t-elle, s’adressant à Heathcliff.

— Préparez-le, voulez-vous ? fut la réponse, prononcée avec tant de sauvagerie que je tressaillis. Le ton qu’il mit à ces mots révélait décidément une nature méchante. Je ne me sentais plus du tout porté à appeler Heathcliff un admirable gaillard. Quand les préparatifs du thé furent achevés, il m’invita avec un : « et maintenant, monsieur, approchez votre chaise ». Tous, y compris le rustique jeune homme, nous nous installâmes autour de la table : un austère silence régnait tandis que nous mangions.

Je songeais que si j’avais causé le nuage c’était aussi mon devoir de faire un effort pour le chasser. Ces gens-là ne pouvaient pas rester toute la journée si sombres et si taciturnes ; et il était impossible, quelque mauvaise que fut leur humeur naturelle, que leur renfrognement de ce soir-là fut leur contenance de tous les jours.

— Il est étrange, commençai-je, dans l’intervalle entre le moment où j’avais avalé une tasse de thé et celui où j’en reçus une seconde, il est étrange comment la coutume peut façonner nos goûts et nos idées. Bien des gens ne pourraient pas imaginer le bonheur possible dans une vie aussi complètement isolée du monde que la vôtre, M. Heathcliff ; et cependant j’ose dire que, entouré par votre famille, et avec votre aimable dame comme le génie présidant à votre maison et à votre cœur…

— Mon aimable dame ! m’interrompit-il avec un ricanement. Et où est-elle, je vous prie, mon aimable dame ?

— Madame Heathcliff, votre femme, je veux dire.

— Ah bien ! oh ! vous vouliez insinuer que son esprit a pris la fonction d’un ange providentiel et garde la fortune de Wuthering-Heights maintenant que son corps n’y est plus ? Est-ce cela ?

Apercevant ma faute, je tentai de la corriger. J’aurais dû voir qu’il y avait une trop grande disproportion dans l’âge des deux parties pour qu’il fût vraisemblable de les croire mari et femme. L’un avait près de quarante ans : une période de vigueur intellectuelle où il est rare que les hommes se complaisent dans l’illusion de faire des mariages d’amour avec des jeunes filles : c’est un rêve qui leur est réservé pour les consoler plus tard dans le déclin de leurs années. L’autre n’avait pas l’air d’avoir encore dix-sept ans.

Alors une idée passa dans mon esprit comme un éclair : ce gaillard derrière mon épaule, en train de boire son thé dans une assiette et de manger son pain avec des mains sales, ce devait être son mari, Heathcliff junior, naturellement. « Voilà la conséquence de s’enterrer vivant : elle se sera jetée sur ce rustre faute de savoir qu’il y eut au monde de meilleurs partis. Une vraie pitié : je dois trouver un moyen de l’amener à regretter son choix ! » Cette dernière réflexion pourra sembler vaniteuse. Elle ne l’était pas : mon voisin me frappait par quelque chose de presque repoussant ; et je savais par expérience que j’étais pour ma part très tolérablement attrayant.

— Madame Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff confirmant ma conjecture. En parlant, il dirigeait sur elle un regard très particulier : un regard de haine, à moins qu’il n’ait une disposition anormale des muscles faciaux qui les empêche d’interpréter le langage de son âme comme ceux des autres hommes.

— Ah, certainement, je vois maintenant ; c’est vous qui êtes l’heureux possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je, me tournant vers mon voisin.

Ce fut pis qu’avant, le jeune homme devint rouge sang, et serra son poing, avec toutes les apparences de projeter un assaut. Mais il sembla bientôt revenir à lui et étouffa l’orage dans un brutal juron murmuré à mon adresse, mais que cependant je pris soin de ne pas remarquer.

— Pas de chance dans vos conjectures, monsieur, observa mon hôte ; ni l’un ni l’autre de nous deux n’avons le privilège de posséder votre bonne fée ; son possesseur est mort. Je vous ai dit qu’elle était ma belle-fille ; il faut donc qu’elle ait épousé mon fils.

— Et ce jeune homme est…

— Pas mon fils, à coup sûr !

Heathcliff sourit de nouveau comme si c’était tout de même une trop forte plaisanterie de lui attribuer la paternité de cet ours.

— Mon nom est Hareton Earnshaw, grommela l’autre, et je vous conseillerais de le respecter.

— Je ne vous ai témoigné aucun manque de respect, répondis-je, riant intérieurement de la dignité avec laquelle il s’annonçait lui-même.

Il fixa ses yeux sur moi plus longtemps que je ne me souciais de le dévisager en échange, par peur d’être tenté ou de souffleter ses oreilles ou de rendre trop manifeste mon hilarité. Je commençai à me trouver incontestablement déplacé dans cet agréable cercle de famille. La déplaisante atmosphère spirituelle grandit et fit plus que neutraliser le confort physique qui rayonnait autour de moi ; et je résolus de bien réfléchir avant de m’engager une troisième fois sous ce toit.

L’occupation de manger étant terminée, et personne ne prononçant un mot d’une conversation un peu sociable, je m’approchai d’une fenêtre pour examiner le temps. Je vis un spectacle lugubre. Une nuit noire descendait prématurément, le ciel et les collines se mêlaient dans un amer tourbillon de vent et de neige suffocante.

— Je ne crois pas qu’il me soit possible de rentrer chez moi maintenant sans un guide, ne pus-je me retenir de m’écrier. Les chemins doivent déjà être ensevelis sous la neige ; et quand même ils seraient découverts, j’aurais peine à les distinguer à un pas devant moi.

— Hareton, faites rentrer cette douzaine de moutons sous le porche de la grange : ils seront couverts par la neige si on les laisse dans leur parc pendant la nuit ; et mettez une planche sur le devant, dit Heathcliff.

— Comment dois-je faire ? repris-je avec une irritation croissante.

Pas de réponse à ma question ; regardant autour de moi, je vis seulement Joseph qui apportait un seau de porridge pour les chiens, et Madame Heathcliff qui, appuyée au-dessus du feu, se divertissait à brûler une boite d’allumettes qu’elle venait de faire tomber de dessus la cheminée en y remettant la boite à thé. Joseph, ayant déposé son fardeau, se livrait à un examen critique de la chambre, et marmonnait dans des tons craquants : « Je me demande comment vous pouvez faire pour rester ici à paresser pendant qu’ils sont tous à travailler dehors, mais vous êtes une rien du tout ; inutile de parler ; jamais vous ne vous corrigerez de vos mauvaises habitudes et vous irez tout droit au diable comme votre mère avant vous. »

Je m’imaginai pour un instant que cette pièce d’éloquence s’adressait à moi, et ma rage étant arrivée à son comble, je marchai vers le vieux gredin avec l’intention de le lancer dehors, mais Madame Heathcliff m’arrêta par sa réponse.

— Scandaleux vieil hypocrite, répliqua-t-elle, n’avez-vous pas peur de voir vous-même votre corps emporté par le diable toutes les fois que vous mentionnez son nom ? Je vous avertis de cesser de me provoquer ou bien je demanderai votre enlèvement à Satan comme une faveur particulière.

Joseph effrayé se hâta de sortir.

Maintenant nous étions seuls ; j’essayai d’intéresser la belle jeune femme à ma détresse.

— Madame Heathcliff, lui dis-je avec chaleur, je pense que vous m’excuserez de vous déranger, car avec votre figure, je suis sûr que vous ne pouvez pas ne pas avoir bon cœur. Indiquez-moi quelques signes, qui puissent me faire reconnaître mon chemin pour rentrer chez moi : je n’ai pas plus d’idée pour savoir comment je pourrai y rentrer que vous n’en auriez sur la façon d’aller à Londres.

— Prenez le chemin par où vous êtes venu, répondit-elle, se cachant dans un fauteuil, avec une chandelle à côté, et un livre ouvert devant elle. C’est un conseil sommaire, mais le meilleur que je puisse vous donner.

— Alors, il s’ensuit que je suis forcé de rester ici ?

— C’est une affaire que vous pourrez arranger avec votre hôte, je n’ai rien à y voir.

— J’espère que cela vous apprendra à ne plus faire d’aussi imprudentes promenades sur ces collines ! cria, de l’entrée de la cuisine, la dure voix de Heathcliff. Pour ce qui est de rester ici, je ne tiens pas d’installation pour les visiteurs ; il faudra, si vous voulez rester, que vous partagiez le lit de Hareton ou celui de Joseph.

— Je peux dormir sur une chaise dans cette chambre, répondis-je.

— Non, non, un étranger est un étranger, qu’il soit riche ou pauvre ; il ne me convient pas de laisser quelqu’un déranger cet endroit quand je n’y suis pas, dit le misérable.

Sous cette insulte, ma patience fut à bout. J’eus une expression de dégoût, et je courus derrière lui dans la cour, ou plutôt derrière Earnshaw, tant ma confusion était grande. Il faisait si noir que je ne pouvais distinguer les moyens de sortir ; et comme j’errais tout alentour, je pus entendre un autre spécimen de leur aimable conduite les uns pour les autres. Dans le premier instant, le jeune homme paraissait disposé à me venir en aide.

— Je veux aller avec lui jusqu’au parc, disait-il.

— Vous allez aller avec lui jusqu’au diable ! s’écria son maître, à moins que ce ne soit pas son maître. Et qui est-ce qui restera pour surveiller les chevaux, hein ?

— La vie d’un homme est une chose plus importante que l’abandon momentané des chevaux ; il faut que quelqu’un aille avec lui, murmura Madame Heathcliff avec plus de bonté que je n’en aurais attendu d’elle.

— Pas sur votre ordre ! répliqua Hareton. Si vous le prenez sous votre protection, vous feriez mieux de rester tranquille.

— Alors, j’espère que son spectre vous hantera ; et j’espère que M. Heathcliff ne trouvera jamais d’autre fermier jusqu’à ce que la Grange soit en ruines, répondit-elle vivement.

— Écoutez, écoutez, elle est en train de les maudire ! murmura Joseph, dans la direction duquel je me trouvais courir.

Il était assis à portée de l’ouïe, occupé à traire les vaches sous la lumière d’une lanterne. Je m’emparai de cette dernière sans aucune cérémonie, et, criant que je la renverrais dans la matinée, je courus à la poterne la plus voisine.

— Monsieur, monsieur, il vole la lanterne ! clama le vieux, en même temps qu’il me poursuivait. Hé, Gnasher ; hé chiens, hé, Wolf, tenez-le, tenez-le !

Au moment où j’ouvrais la petite porte, deux monstres velus s’élancèrent sur ma gorge, me faisant tomber et éteignant la lumière, pendant qu’un hurrah où se mêlaient la voix de Heathcliff et celle de Hareton vint mettre le comble à ma rage et à mon humiliation. Par bonheur, les bêtes semblaient attacher plus d’importance à étirer leurs pattes, à aboyer et à agiter leurs queues qu’à me dévorer vivant ; mais elles ne me permirent pas de me relever et je dus rester étendu jusqu’à ce qu’il plut à leurs méchants maîtres de me délivrer. Alors, tête nue et tremblant de colère, j’ordonnai à ces mécréants de me laisser sortir ; je leur dis qu’il y avait danger pour eux à me retenir une minute de plus, et j’y ajoutai diverses menaces de représailles, dont la profonde violence aurait été du goût du Roi Lear.

La véhémence de mon agitation amena un copieux saignement de nez ; et Heathcliff continua à rire, et moi à gronder. Je ne sais pas comment la scène se serait terminée s’il ne s’était pas trouvé là une personne à la fois plus raisonnable que moi-même et plus bienveillante que mon partenaire. Cette personne était Zillah, la robuste femme de ménage, qui à la fin était sortie de la maison pour s’enquérir de la nature du tapage. Elle s’imagina que quelqu’un de la maison avait usé de violence avec moi ; et n’osant pas s’en prendre à son maître, elle tourna son artillerie vocale contre le plus jeune des deux gredins.

— Eh bien, M. Earnshaw, s’écria-t-elle, voilà encore du bel ouvrage que vous avez fait ! Est-ce que nous allons maintenant assassiner les gens sur la pierre même de notre porte ? Je vois que cette maison ne me conviendra jamais ; regardez le pauvre garçon ; il étouffe quasiment. Fi ! fi ! cela ne peut pas continuer ainsi. Rentrez et j’arrangerai cela ; là, tenez-vous tranquille.

Avec ces mots, elle versa tout à coup un pot d’eau glacée sur mon cou et m’entraîna dans la cuisine. M. Heathcliff nous y suivit ; sa gaieté accidentelle n’avait pas tardé à disparaître, pour céder la place à son air morose accoutumé.

Je me sentais extrêmement malade, étourdi et faible ; et ainsi je me trouvai absolument contraint à accepter un logement sous son toit. Il dit à Zillah de me donner un verre de brandy, puis passa dans la chambre, pendant qu’elle murmurait ses condoléances sur ma triste aventure ; et, lorsque j’eus obéi à ses ordres, ce qui eut pour effet de me faire un peu revivre, elle me conduisit me coucher.