Un amant/Prologue/Chapitre 3

Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 21-29).


CHAPITRE III


Pendant qu’elle m’accompagnait dans l’escalier, elle me recommanda de cacher la chandelle et de ne pas faire de bruit, parce que son maître avait des idées étranges sur la chambre où elle voulait me mettre et ne consentait pas volontiers à y laisser loger quelqu’un. Je lui en demandai la raison. Elle répondit qu’elle ne savait pas : elle n’était dans la maison que depuis un an ou deux ; et les gens y avaient tant d’allures bizarres qu’elle ne pouvait pas commencer maintenant à être curieuse.

Trop anéanti pour être moi-même bien curieux, je fermai solidement la porte, et jetai un regard autour de la chambre en quête du lit ; tout le mobilier consistait dans une chaise, un porte-manteau et une grande armoire de chêne avec, tout près du haut, des carrés découpés ressemblant à des fenêtres de calèche. Lorsque je me fus approché de cette construction et que je l’eus regardée en dedans, je découvris que c’était une singulière espèce de lit à la vieille mode, très ingénieusement imaginée pour rendre inutile à chaque membre de la famille d’avoir une chambre à lui. En fait, cela formait un petit cabinet isolé ; et le rebord d’une fenêtre comprise dans l’installation servait de table. J’ouvris les panneaux, j’entrai avec ma lumière, je les refermai de nouveau ; et je me sentis rassuré contre la vigilance de Heathcliff ou de tout autre.

Excité comme je l’étais, je fus longtemps incapable de m’endormir : et le sommeil, lorsqu’il vint, m’apporta les plus horribles cauchemars. Il me sembla que j’avais les pieds et les mains enchaînés, et que je me mettais à crier tout haut dans une frénésie de terreur.

À ma grande confusion, je découvris que mon cri n’était pas une imagination : j’entendis des pas pressés s’approcher de la porte de ma chambre ; quelqu’un l’ouvrit d’une main vigoureuse et je vis une lumière briller, par les carrés disposés au sommet de mon lit. J’étais assis, encore tremblant, et essuyant la sueur de mon front : le nouveau venu semblait hésiter et se murmurait quelque chose à lui-même. Enfin il dit à demi-voix, d’un ton qui prouvait qu’il ne s’attendait pas à une réponse : « Y a-t-il quelqu’un ici ? » Je jugeai qu’il valait mieux avouer ma présence, car j’avais reconnu la voix de Heathcliff et je craignais qu’il ne poursuivît ses recherches si je ne répondais rien. Dans cette intention, je me tournai et j’ouvris les panneaux. Je n’oublierai pas de sitôt l’effet produit par mon geste.

Heathcliff était debout à l’entrée, vêtu seulement d’une chemise et d’un pantalon, avec une chandelle s’égouttant sur ses doigts, et le visage aussi blanc que le mur derrière lui. Le premier craquement du panneau le fit tressaillir comme un choc électrique, la lumière s’échappa de sa main et tomba à quelques pas de lui, et son émoi était si extrême qu’il put à peine la ramasser.

— C’est seulement votre hôte, monsieur ! criai-je, désireux de lui épargner l’humiliation de montrer plus longtemps sa lâcheté. J’ai eu le malheur de crier dans mon sommeil, sous l’effet d’un cauchemar terrible. Je suis fâché de vous avoir dérangé.

— Oh ! que Dieu vous confonde, monsieur Lockwood, je voudrais vous voir au diable ! commença mon hôte, mettant la chandelle sur une chaise, dans l’impossibilité où il était de la tenir lui-même. Et qui est-ce qui vous a introduit dans cette chambre ? continua-t-il, enfonçant ses ongles dans les paumes de ses mains, et grinçant des dents pour arrêter les convulsions des mâchoires. Qui est-ce ? J’ai bonne envie de mettre celui-là à la porte à l’instant même.

— C’est votre servante Zillah, répondis-je, m’empressant de descendre du lit et de reprendre mes vêtements. Je ne me plaindrai pas beaucoup si vous la chassez, M. Heathcliff ; car elle le mérite abondamment. Je suppose qu’elle avait besoin d’avoir une preuve de plus que cet endroit a été hanté, et qu’elle se l’est offerte à mes dépens. Eh bien oui, il l’est ; il est tout rempli de spectres et de gobelins. Vous avez bien raison de le tenir fermé.

— Que pouvez-vous bien entendre en me parlant de cette façon ? tonna Heathcliff avec une véhémence sauvage. Comment, comment osez-vous, sous mon toit ? Dieu ! il est fou pour parler ainsi ! (Et il frappa son front avec rage).

Je ne savais pas si je devais me montrer froissé de ces paroles ou poursuivre mon explication ; mais il me sembla si profondément affecté que je pris pitié et détaillai à mon hôte l’histoire de mes rêves.

Pendant que je parlais, Heathcliff peu à peu se reculait dans l’ombre du lit, il finit par s’asseoir derrière, presque entièrement caché à ma vue. Pourtant, sa respiration irrégulière et entrecoupée me fit deviner qu’il luttait pour vaincre un excès d’émotion violente. Ne voulant pas lui laisser voir que je l’entendais, je continuai ma toilette le plus bruyamment que je le pouvais, je consultais ma montre, et monologuais sur la longueur de la nuit : « Pas encore trois heures ! j’aurais juré qu’il en était six. » Le temps stagne ici : bien sûr que nous nous sommes couchés à huit heures.

— Toujours à neuf heures en hiver, et le lever à quatre, dit mon hôte, arrêtant un grognement ; je supposai en même temps, par l’ombre du mouvement de son bras, qu’il essuyait une larme dans ses yeux. M. Lockwood, ajouta-t-il, allez dans ma chambre : vos cris ont envoyé au diable mon sommeil pour cette nuit.

— Le mien aussi, répondis-je. Je vais me promener dans la cour jusqu’à ce qu’il fasse jour, puis je partirai ; et vous n’avez pas besoin de craindre que je recommence mon invasion. Je suis maintenant tout à fait guéri du désir de chercher le plaisir dans la société, que ce soit à la campagne ou à la ville. Un homme sensé doit apprendre à trouver en lui-même une compagnie suffisante.

— Charmante compagnie ! murmura Heathcliff. Prenez la chandelle et allez où il vous plaira, je vous rejoins à l’instant. Toutefois, n’allez pas dans la cour, les chiens sont déchaînés ; et pour ce qui est de la maison — Junon y monte la garde, et — non, vous pouvez seulement vous promener le long des escaliers et des passages. Mais sortez ! je viens dans deux minutes.

J’obéis, c’est-à-dire que je quittai la chambre, mais alors, ne sachant pas où conduisait l’étroit couloir, je me tins tranquille, et j’assistai involontairement à un trait de superstition de mon propriétaire, qui démentait d’une façon bien étrange son bon sens apparent. Je le vis marcher vers le lit, ouvrir violemment le treillage et en même temps qu’il le tirait, éclater dans un furieux accès de larmes. « Entre, entre, disait-il en sanglotant. Cathy, viens ! oh viens une fois encore. Oh chérie de mon cœur, entends-moi cette fois enfin, Catherine ! » Le spectre se montra capricieux comme tous les spectres ; il ne donna aucun signe de vie ; mais par la fenêtre la neige et le vent entraient en tourbillons sauvages ; je les ressentais, même à l’endroit où j’étais, et ils éteignirent la lumière.

Il y avait une telle angoisse dans le jaillissement de douleur qui accompagnait cette extravagance que ma compassion me fit passer sur sa folie, et que je m’éloignai, à demi fâché d’avoir entendu tout cela, vexé surtout d’avoir avoué mes ridicules cauchemars, puisqu’il en était résulté cette agonie ; mais le pourquoi de ce qui était arrivé, je ne pouvais le comprendre. Je descendis avec précaution dans les régions basses de la maison et j’aboutis à l’arrière-cuisine, où quelques charbons encore un peu brillants, et que j’eus soin de ramasser en un tas compact, me permirent de rallumer ma chandelle. Rien ne remuait, excepté un chat gris qui sortit des cendres en rampant et me salua avec un miaulement plaintif.

Deux bancs circulaires enfermaient presque entièrement le foyer ; sur l’un d’eux je m’étendis, et Grimalkin grimpa sur l’autre. Nous sommeillâmes de compagnie jusqu’à ce que notre retraite fût envahie et que Joseph se montra. Il jeta un regard sinistre sur la petite flamme que j’avais excitée à reluire entre les deux chenêts ; il précipita le chat du poste élevé où il se tenait, et se mettant lui-même à sa place, il commença l’opération de bourrer de tabac une énorme pipe. Ma présence dans son sanctuaire lui parut évidemment un trait d’impudence trop honteux pour être remarqué ; il appliqua silencieusement sa pipe à ses lèvres, croisa les bras et souffla la fumée. Je le laissai jouir sans trouble de sa volupté ; quand il eut poussé sa dernière colonne de fumée, et émis un profond soupir, il se leva, s’en alla aussi solennellement qu’il était venu. Un pas plus élastique entra ensuite ; cette fois, j’ouvris ma bouche pour un « bonjour » mais je la refermai sans achever ma formule ; car c’était Hareton Earnshaw, qui s’acquittait sotto voce de ses oraisons, dans une série de jurons dirigés contre tous les objets qu’il touchait, pendant qu’il fouillait dans un coin à la recherche d’une bêche ou d’une pelle, sans doute pour se creuser un chemin dans la neige. Il jeta un regard sur le banc, dilata ses narines, et pensa qu’il était aussi inutile d’échanger des civilités avec moi qu’avec mon compagnon le chat. Je devinai par la vue de ses préparatifs que la sortie était enfin permise, et, quittant ma dure couche, je fis un mouvement pour le suivre. Il s’en aperçut et désigna une porte intérieure avec le bout de sa bêche, me donnant à entendre par un son inarticulé que c’était le lieu où je devais aller si je changeais de place. Cette porte donnait dans la maison où je trouvai les femmes déjà en mouvement. Zillah produisait d’énormes flammes dans la cheminée avec un colossal soufflet ; pendant que Madame Heathcliff, agenouillée sur le foyer, lisait un livre à la lumière du feu. Elle tenait sa main entre la chaleur de la fournaise et ses yeux, et semblait toute absorbée dans son occupation, ne s’arrêtant que pour gronder la servante de la couvrir d’étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien qui approchait son nez trop près de sa figure. Je fus surpris de voir que Heathcliff était là aussi. Il se tenait près du feu, me tournant le dos ; et je compris qu’il venait de faire une scène orageuse à la pauvre Zillah, celle-ci interrompant à tout moment son travail pour relever le coin de son tablier, et pour pousser des grognements irrités.

— Et vous ; vous indigne…, éclatait Heathcliff au moment où j’entrais, se tournant vers sa belle-fille, vous voilà encore avec votre paresse ! Tous les autres gagnent leur pain, et vous, vous vivez de ma charité. Mettez de côté ces balivernes, et trouvez quelque chose à faire. Je vous ferai expier la calamité de vous avoir toujours sous mes yeux, entendez-vous, maudite coquine !

— Je mettrai de côté mes balivernes, parce que vous pouvez me forcer à le faire si je refuse, répondit la jeune dame fermant son livre et le jetant sur une chaise. Mais quant à faire quelque chose, je ne ferai rien que ce qui me plaira, dussiez-vous en perdre la langue à force de jurer.

Heathcliff leva son bras, et la jeune femme, qui paraissait en connaître le poids, s’empressa de se mettre à l’abri. N’ayant aucun désir d’assister pour me distraire à une bataille de chat et de chien, je m’avançai d’un pas vif, comme si j’étais heureux de prendre ma part de la chaleur du foyer, et tout à fait ignorant de la dispute interrompue. Chacun d’ailleurs eut assez de tenue pour suspendre les hostilités. M. Heathcliff enfonça ses poings dans ses poches pour les garantir de la tentation ; Madame Heathcliff plissa ses lèvres et marcha vers un siège assez éloigné, où elle tint sa parole en jouant, pendant tout le reste de mon séjour, le rôle d’une statue. Ce séjour d’ailleurs ne fut pas long. Je me refusai à partager leur déjeuner, et au premier rayon du jour, je m’empressai de m’échapper vers le plein air, qui était maintenant clair, tranquille et froid.

Mon propriétaire me cria de m’arrêter avant que je fusse arrivé au fond du jardin et m’offrit de m’accompagner jusqu’au bout du marais. Et c’est un bonheur qu’il l’ait fait, car tout le dos de la colline n’était qu’un houleux océan blanc : les hauteurs et les affaissements causés par la neige n’indiquant en aucune façon des hauteurs et des affaissements correspondants dans le sol. Il y avait ainsi plusieurs puits que la neige avait entièrement nivelés ; et des rangées entières de remblais avaient été effacées de la carte que ma promenade de la veille avait laissée imprimée dans mon esprit. J’avais remarqué d’un côté de la route, à des intervalles de six ou sept yards, une ligne de pierres dressées, qui se prolongeait tout le long de la steppe ; elles avaient été dressées et barbouillées de chaux afin de servir de guides dans les ténèbres, ou encore dans les cas comme celui-ci, de façon que l’on pût distinguer le sentier ferme des marais profonds qui s’étendaient sur les deux côtés ; mais à l’exception de points sales qui émergeaient un peu çà et là, toute trace de leur existence avait disparu ; et mon compagnon fut souvent forcé de m’avertir de tourner sur la droite ou sur la gauche, alors que je m’imaginais suivre correctement les détours du chemin.

Nous échangeâmes fort peu de mots. Il s’arrêta à l’entrée de Thrushcross Park, me disant qu’il n’y avait plus d’erreur à faire depuis là. Nos adieux se bornèrent à un rapide salut ; et je continuai mon chemin, me fiant à mes propres ressources, car la loge du portier est à présent inoccupée. La distance de cette porte à la Grange est de deux milles, mais je crois bien que je me suis arrangé pour la faire de quatre, tantôt me perdant parmi les arbres, tantôt m’enfonçant jusqu’au cou dans la neige : divertissement que ne peuvent apprécier que ceux qui en ont fait l’expérience. En tout cas et quoi qu’il en soit de mes errements, l’horloge sonnait midi lorsque je rentrai chez moi ; et cela donnait, exactement une moyenne d’une heure par mille pour le chemin ordinaire de Wuthering Heights.

La dépendance humaine de ma maison et ses satellites s’élancèrent pour me souhaiter la bienvenue, s’écriant en tumulte qu’elles avaient désespéré de moi ; toutes conjecturaient que j’avais péri la nuit dernière ; et elles étaient en train de se demander par quel moyen on s’y prendrait pour aller à la découverte de mes restes. Je leur ordonnai de rester tranquilles, à présent qu’elles me voyaient de retour, et, gelé jusqu’au cœur, je m’élançai dans l’escalier. Arrivé au premier, je revêtis des vêtements secs ; et, après avoir marché dans ma chambre trente ou quarante minutes pour restaurer la chaleur animale, je me suis installé dans mon cabinet, faible comme un petit chat : presque trop faible pour jouir de la gaie flambée et du café fumant que m’a préparé ma servante.