Un amant/Partie 1/Chapitre 5

Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 70-82).


CHAPITRE V


— Un beau matin de juin est né mon premier petit nourrisson, le dernier de l’ancienne famille des Earnshaw. Nous étions occupées aux foins dans un champ éloigné lorsque la fille qui avait l’habitude de nous apporter à déjeuner est accourue, une heure à l’avance, traversant la prairie et remontant la ruelle, et m’appelant tout le temps qu’elle courait.

— Oh ! un si grand bébé, cria-t-elle, le plus beau qui ait jamais vécu ! Mais le docteur dit que Madame doit s’en aller : il dit qu’elle a été poitrinaire depuis plusieurs mois. Je l’ai entendu le dire à M. Hindley : et maintenant elle n’a rien pour la garder en vie, et elle sera morte avant l’hiver. Il faut que vous rentriez à la maison tout de suite. C’est vous qui aurez à être sa nourrice, Nelly : à le nourrir de sucre et de lait et à prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais bien être à votre place, parce que cet enfant sera tout à fait à vous quand il n’y aura plus Madame.

— Mais est-ce qu’elle est très malade ? demandai-je, jetant mon râteau et attachant mon bonnet.

— Je devine qu’elle doit l’être ; mais elle a l’air si brave, répondit la fille, et elle parle comme si elle avait l’idée de vivre pour voir l’enfant devenir un homme. Elle a perdu la tête de joie, l’enfant est si beau ! Si j’étais à sa place, je suis sûre que je ne mourrais pas ; je me sentirais mieux portante rien qu’à le regarder, malgré le médecin.

« J’étais vraiment folle de le voir. Dame Archer a descendu le chérubin pour le montrer au maître de la maison, et sa figure avait juste commencé à s’éclairer lorsque voilà le médecin qui s’avance et qui dit :

— Earnshaw, c’est une bénédiction que votre femme ait été épargnée pour vous laisser ce fils. Lorsqu’elle est venue, j’ai eu le sentiment que nous ne la garderions pas ; et maintenant, je dois vous le dire, l’hiver va probablement la finir. Ne vous effrayez pas et ne vous en désolez pas trop, il n’y a pas de remède ; et puis, vous auriez dû être plus avisé que de choisir un pareil jonc de fille !

— Et qu’est-ce que le maître a répondu, demandai-je ?

— Je crois bien qu’il a juré, mais je n’y ai pas fait attention ; je m’efforçais pour voir l’enfant.

Et elle recommença à le décrire d’un ton extasié. J’étais aussi excitée qu’elle et je courus bien vite à la maison pour l’admirer pour mon compte, et pourtant j’étais très triste au sujet d’Hindley. Il n’avait de place dans son cœur que pour deux idoles, sa femme et lui-même, il adorait sa femme et je ne pouvais pas m’imaginer comment il supporterait sa perte.

En arrivant à Wuthering-Heights, je le vis debout sur la porte, et je lui demandai au passage comment allait l’enfant.

— Tout prêt à courir, Nelly, nous répondit-il en exhibant un sourire joyeux.

— Et la maîtresse ? me hasardai-je à demander, le médecin dit qu’elle est…

— Au diable le médecin ! fit-il en devenant tout rouge. Frances va très bien, elle sera tout à fait remise la semaine prochaine. Est-ce que vous montez ? Voulez-vous lui dire que je vais venir, si seulement elle promet de ne pas parler. Je l’ai laissée parce qu’elle ne voulait pas se taire, et qu’il faut qu’elle se taise ; dites-lui que M. Kenneth a dit qu’il fallait rester tranquille.

Je fis la commission auprès de Madame Earnshaw ; elle semblait avoir un peu de délire, et me répondit gaiement :

— C’est à peine si j’ai dit un mot, Ellen, et alors il s’en est allé deux fois en pleurant. C’est bien, dites-lui que je promets de ne pas parler ; mais cela ne m’empêchera pas de lui sourire !

Pauvre âme ! Jusqu’à la dernière semaine avant sa mort, cette joyeuse humeur ne lui a jamais manqué, et son mari persistait obstinément, non, furieusement à observer que sa santé s’améliorait tous les jours. Lorsque Kenneth l’avertit que ses remèdes étaient inutiles à ce degré de la maladie, et qu’il ne voulait pas l’exposer à d’autres dépenses en continuant à la soigner, il répliqua :

— Je sais que c’est inutile, elle va très bien, elle n’a plus besoin de vos soins. Elle n’a jamais été poitrinaire. Ce n’était qu’une fièvre, et elle est partie. Son pouls est aussi lent que le mien et ses joues aussi fraîches.

Il dit la même histoire à sa femme et elle sembla le croire ; mais une nuit, pendant qu’elle s’appuyait sur son épaule et lui disait qu’elle croyait pouvoir se lever le lendemain, un accès de toux la prit, un accès très léger. Hindley la souleva dans ses bras, elle passa ses deux mains autour de son cou, sa figure changea : elle était morte.

Comme la fille l’avait prédit, le petit Hareton tomba complètement entre mes mains. M. Earnshaw, en ce qui touchait son enfant était content pourvu qu’il le vit en bonne santé et ne l’entendit pas pleurer ; mais lui-même devenait désespéré, et son chagrin était de cette sorte qui n’admet pas les lamentations. Il ne pleurait ni ne priait, mais ne faisait que maudire et défier, exécrant Dieu et les hommes, et s’adonnant à une affreuse dissipation. Les domestiques ne pouvaient supporter longtemps sa conduite tyrannique et méchante : Joseph et moi étions les deux seuls qui consentions à rester. Je n’avais pas le cœur de quitter ma charge, et puis vous savez que j’avais été sa sœur de lait, de sorte que j’excusais sa conduite plus volontiers que n’aurait fait un étranger. Joseph restait pour malmener les fermiers et les ouvriers, et parce que sa vocation était d’être là où il avait une abondance de méchancetés à réprouver.

Les mauvaises façons et la mauvaise société du maître formaient un bel exemple pour Catherine et pour Heathcliff. La façon dont il traitait ce dernier aurait suffi pour faire un diable d’un saint. Et en vérité on aurait dit que le garçon était possédé de quelque chose de diabolique à cette époque. Il faisait ses délices de voir Hindley se dégrader à jamais, et tous les jours, sa sauvagerie, sa férocité devenaient plus marquées. Je ne pourrais seulement pas vous dire à moitié quelle infernale maison nous avions. Le curé avait cessé de venir et personne de convenable ne s’approchait de nous, à la fin, à moins d’excepter les visites que faisait Edgar Linton à miss Cathy. À quinze ans, celle-ci était la reine de la contrée, elle n’avait pas sa pareille et devenait une créature superbe et hautaine. J’avoue que je ne l’aimais pas, une fois son enfance passée, et souvent je la vexais en essayant d’abattre son arrogance ; et pourtant elle n’eut jamais d’aversion pour moi. Elle avait une constance extraordinaire pour ses attachements anciens ; même Heathcliff tenait inaltérablement sa place dans son affection, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, eut toujours beaucoup de peine à produire sur elle une impression aussi profonde. C’est lui qui a été mon dernier maître : voilà son portrait au-dessus de la cheminée. Auparavant, il était pendu d’un côté et celui de sa femme de l’autre ; mais ce dernier a été enlevé, sans quoi vous auriez pu voir un peu comment elle était. Pouvez-vous distinguer quelque chose dans ceci ?

Madame Dean éleva la chandelle et je pus distinguer une figure aux traits doux, et offrant une ressemblance extrême avec la jeune dame des Heights, mais plus pensive et d’une expression plus aimable. C’était vraiment une image charmante. Les longs cheveux blonds s’enroulaient légèrement sur les tempes, les yeux étaient larges et sérieux, la figure presque trop gracieuse. Je n’étais pas étonné de savoir que Catherine Earnshaw avait pu oublier son premier ami pour celui-ci, mais je me demandais plutôt comment cet homme-ci, pour peu que son esprit ait correspondu à sa personne, avait pu s’éprendre de Catherine Earnshaw telle que je l’imaginais.

— Un bien agréable portrait, dis-je à ma ménagère, est-ce ressemblant ?

— Oui, mais il avait bien meilleur air quand il était animé. Ceci est sa figure de tous les jours ; en général, il manquait de feu.

Catherine avait conservé ses relations avec Linton depuis les cinq semaines de son séjour parmi eux ; et comme elle n’était pas tentée en leur compagnie de montrer les côtés rudes de sa nature, et comme elle avait assez de raison pour avoir honte d’être rude, en présence d’une aussi constante amabilité, elle en avait imposé à la vieille dame et au gentleman et à M. Linton, sans y penser, par son ingénieuse cordialité ; elle avait gagné l’admiration d’Isabelle et le cœur et l’âme de son frère. Ces acquisitions l’avaient flattée dès le début, pleine d’ambition comme elle était, et l’avaient conduite à adopter un caractère doux, sans qu’elle ait eu précisément l’intention de tromper personne. Dans cette maison où elle avait entendu Heathcliff traité de « jeune ruffian vulgaire » et de « pire qu’une brute », elle prenait bien soin de ne pas agir comme lui ; mais à la maison, elle n’avait que peu d’envie de pratiquer une politesse qui aurait seulement fait rire d’elle, et de restreindre une nature déréglée, alors qu’il ne pouvait en résulter pour elle ni crédit ni louange.

M. Edgar avait rarement le courage de faire des visites ouvertes à Wuthering Heights. La réputation d’Earnshaw le terrifiait, et il tremblait à l’idée de le rencontrer ; et pourtant nous faisions toujours, quand il venait, notre possible pour le recevoir poliment ; le maître lui-même évitait de l’offenser, sachant pourquoi il venait ; et s’il ne pouvait pas être gracieux, il se retirait de son passage. Je crois plutôt que sa venue là-bas déplaisait à Catherine : elle n’était pas artificieuse, n’aimait pas à jouer à la coquette et voulait évidemment empêcher ses deux amis de se rencontrer ; car lorsque Heathcliff exprimait devant Linton le mépris qu’il avait pour lui, elle ne pouvait pas avoir l’air à moitié d’accord avec lui, comme elle faisait quand Linton témoignait du dégoût et de l’antipathie pour Heathcliff ; elle n’osait pas traiter ces sentiments avec indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon n’avait aucune importance pour elle. J’ai ri souvent de ses perplexités, et de ses embarras secrets, qu’elle s’efforçait vainement de cacher à ma moquerie. Ceci semble le fait d’une mauvaise nature : mais elle était si fière qu’il semblait vraiment impossible d’avoir pitié de sa détresse aussi longtemps qu’elle ne serait pas amenée à plus d’humilité. Enfin elle se décida à avouer et à me faire sa confidence ; il n’y avait personne autre dont elle put faire sa conseillère.

Une après-midi, M. Hindley était parti et Heathcliff s’en était autorisé pour se donner congé. Il avait alors atteint, je crois, l’âge de seize ans, et sans avoir une mauvaise figure, ni manquer d’intelligence, il ne laissait pas de causer une impression de répulsion physique et morale dont il ne reste plus aucune trace dans son aspect d’à présent. D’abord, il avait, avec le temps, perdu tout le bénéfice de sa première éducation : un travail incessant et pénible, commencé de bonne heure et terminé tard, avait éteint en lui toute curiosité pour le savoir et tout amour des livres ou de l’étude. Son sentiment de supériorité, autrefois inculqué en lui par la faveur du vieux M. Earnshaw, s’était effacé. Longtemps il lutta pour égaler Catherine dans ses études, et quand il céda, ce fut avec un regret poignant, bien que silencieux : mais il dut céder complètement ; et rien ne put prévaloir pour lui faire faire un seul pas en avant, dès qu’une fois il eut senti la nécessité de rester en arrière. En même temps, son apparence physique se mit d’accord avec sa dégradation mentale : il prit une démarche gauche et lourde, un regard vulgaire ; sa réserve naturelle s’exagéra et devint une morosité insociable, excessive au point de lui donner un air idiot ; et il faut croire qu’il prenait un méchant plaisir à exciter l’aversion plutôt que l’estime des rares personnes qui le connaissaient.

Catherine et lui continuaient à rester toujours ensemble dans les moments de répit que lui laissait son travail ; mais il avait cessé de lui exprimer son affection en paroles et il se refusait à ses caresses avec une colère soupçonneuse, comme s’il avait conscience qu’on ne pouvait avoir aucun plaisir à lui prodiguer de telles marques d’affection. Dans l’occasion que je vous disais, il vint à la maison pour annoncer son intention de ne rien faire. J’étais en train d’aider miss Cathy à s’habiller : elle n’avait pas prévu qu’il aurait l’idée de se reposer ce jour-là, et, s’imaginant qu’elle aurait toute la place pour elle seule, elle avait trouvé le moyen d’informer M. Edgar de l’absence de son frère : elle se préparait alors à le recevoir.

— Cathy, est-ce que vous êtes occupée cet après-midi, demanda Heathcliff, est-ce que vous allez quelque part ?

— Non, il pleut.

— Alors, pourquoi avez-vous mis cette robe de soie ? Personne ne va venir ici, j’espère ?

— Pas que je sache, murmura Miss : mais vous devriez être déjà aux champs, Heathcliff, il est une heure, je vous croyais parti.

— Hindley ne nous délivre pas souvent de sa maudite présence, observa le garçon, je ne travaillerai plus aujourd’hui, je resterai avec vous.

— Oh ! mais Joseph le dira ! Vous feriez mieux d’aller travailler.

— Joseph est en train de charger de la chaux de l’autre côté de Pennistone Crags : « ça le retiendra jusqu’à la nuit, et il ne saura rien ». Il s’approcha du feu et s’assit. Catherine réfléchit un instant, les sourcils froncés, elle jugea nécessaire de préparer les voies.

— Isabella et Edgar Linton ont parlé de venir cet après-midi, dit-elle, après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les attends guère ; mais il se peut qu’ils viennent, et s’ils viennent, vous courez le risque d’être grondé inutilement.

— Commandez à Ellen de dire que vous êtes occupée, Cathy, ne me chassez pas pour ces pitoyables et odieux amis que vous avez-là. Je suis souvent sur le point de me plaindre de ce qu’ils…, mais je ne veux pas.

— De ce qu’ils quoi ? cria Catherine, le regardant d’un air troublé. Oh Nelly, ajouta-t-elle vivement en arrachant sa tête de mes mains, vous avez peigné mes cheveux dans le mauvais sens. C’est assez, laissez-moi seule. De quoi êtes-vous sur le point de vous plaindre, Heathcliff ?

— De rien, seulement regardez cet almanach sur le mur, dit-il en montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre : voyez, les croix sont pour marquer les soirées que vous avez passées avec les Linton, les points, pour marquer celles que vous avez passées avec moi. Voyez-vous ? J’ai marqué tous les jours.

— Oui, quelle folie ! comme si j’y faisais attention ! répondit aigrement Catherine. Et quel est le sens de tout cela ?

— De montrer que moi, j’y fais attention, dit Heathcliff.

— Et voudriez-vous que je reste toujours assise avec vous ? demanda-t-elle, s’irritant toujours davantage. Quel profit y gagnerais-je ? De quoi pouvez-vous causer ? Un muet ou un enfant feraient plus pour m’amuser que vous ne faites.

— Vous ne m’avez jamais dit auparavant que je parlais trop peu ou que vous vous déplaisiez en ma compagnie, Cathy ! s’écria Heathcliff, très agité.

— Il n’y a pas de compagnie du tout quand les gens ne savent rien, ni ne disent rien, murmura-t-elle.

Son compagnon s’était levé, mais il n’eut pas le temps d’exprimer davantage ses sentiments, car le pas d’un cheval résonna sur les dalles, et, après avoir frappé doucement, le jeune Linton entra, la figure toute brillante de joie d’avoir été ainsi mandé à l’improviste. Il est évident que Catherine dut remarquer la différence entre ses deux amis, dans ce moment où l’un entrait et l’autre sortait. C’était un contraste comme celui que vous voyez, lorsque vous passez d’un pays à charbon aride et montueux, dans une belle et fertile vallée. La voix et la façon de saluer n’étaient pas moins différentes que la figure. Edgar avait une manière de parler douce et délicate, et il prononçait ses mots comme vous le faites, c’est-à-dire avec moins de rudesse que nous ne le faisons ici, et plus mollement.

— Je ne suis pas en avance, n’est-ce pas ? dit-il en me lançant un regard, car je m’étais mise à essuyer la vaisselle et à ranger quelques tiroirs à l’autre bout du dressoir.

— Non, répondit Catherine.

— Que faites-vous là, Nelly ?

— Mon ouvrage, miss, répondis-je.

Il faut vous dire que M. Hindley m’avait recommandé de me mettre toujours en tiers dans ces visites privées de Linton.

Elle fit un pas derrière moi et me murmura d’un ton fâché :

— Enlevez loin d’ici vous-même et vos torchons ; quand il y a de la compagnie à la maison, les domestiques ne commencent pas à faire des nettoyages dans la chambre où ils sont.

— L’occasion est bonne à présent que mon maître est sorti, répondis-je tout haut ; il n’aime pas que je remue toutes ces choses en sa présence. Je suis sûre que M. Edgar m’excusera.

— Et moi, c’est vous que je n’aime pas pour y toucher en ma présence, s’écria impérieusement la jeune dame sans laisser à son hôte le temps de parler : depuis la petite discussion avec Heathcliff, elle avait vainement cherché à reprendre son égalité d’humeur.

— J’en suis bien fâchée, miss Catherine, fut ma réponse, et je me remis assidûment à mon travail.

Elle, supposant qu’Edgar ne pourrait la voir, m’arracha le torchon des mains et me pinça rageusement le bras en le tordant sous son étreinte. Je vous ai déjà dit que je ne l’aimais pas et que je trouvais plutôt du plaisir à mortifier de temps à autre sa vanité ; de plus, elle m’avait fait beaucoup de mal en me pinçant, de sorte que je me levai de sur mes genoux et me mis à crier :

— Oh, miss, voilà un tour déloyal ! Vous n’avez aucun droit de me pincer et je n’ai pas l’intention de le supporter.

— Je ne vous ai pas touchée, créature menteuse ! cria-t-elle, pendant que ses doigts frémissaient du désir de recommencer et que ses oreilles rougissaient de rage. Elle n’avait jamais eu le pouvoir de cacher sa passion, et celle-ci ne manquait jamais de la mettre en feu tout entière.

— Et qu’est-ce que ceci, alors ? répondis-je, lui montrant pour la réfuter une marque d’un rouge bien caractérisé.

Elle tapa du pied, hésita un moment, puis irrésistiblement poussée par le mauvais esprit qui était en elle, me frappa sur la joue, d’un coup cinglant qui me remplit de larmes les deux yeux.

— Catherine, chère amie, Catherine, s’entremit Linton, grandement choqué de la double faute de fausseté et de violence que son idole avait commise.

— Quittez la chambre, Ellen ! me répéta la jeune miss toute tremblante.

Le petit Hareton qui me suivait partout et qui était assis à côté de moi sur le plancher, se mit à pleurer lui-même dès qu’il vit mes larmes et à sangloter des plaintes contre la méchante tante Cathy, ce qui eut pour effet de tourner sa colère contre ce malheureux petit être : elle le saisit par l’épaule et se mit à le secouer jusqu’à ce que le pauvre enfant devint d’une pâleur livide et qu’Edgar, sans savoir ce qu’il faisait, prit les mains de la jeune fille pour le délivrer. En un moment l’une des mains lâcha prise, et le jeune homme stupéfait se la sentit appliquée sur son oreille d’une façon qu’il ne pouvait prendre pour de la plaisanterie. Il se recula, consterné. Je soulevai Hareton dans mes bras et m’en allai avec lui dans la cuisine, mais en laissant ouverte la porte de communication, car j’étais curieuse de savoir comment ils se mettraient d’accord. Le visiteur outragé s’avança vers l’endroit où il avait placé son chapeau, pâle et la lèvre tremblante.

— C’est parfait, me dis-je à moi-même. Soyez averti, et partez. Il est bien heureux que vous ayez pu avoir une idée de ses dispositions naturelles.

— Où allez-vous ? demanda Catherine s’avançant vers la porte ?

Il se détourna et essaya de passer.

— Vous ne devez pas partir ! s’écria-t-elle énergiquement.

— Je le dois et je partirai, répondit Linton d’une voix sourde.

— Non, fit-elle obstinément, en lui saisissant le bras, pas encore, Edgar Linton, asseyez-vous, vous ne devez pas me quitter dans cette humeur, je serais malheureuse toute la nuit et je ne veux pas que vous me rendiez malheureuse.

— Puis-je rester après que vous m’avez frappé ? demanda Linton.

Catherine se taisait.

— Vous m’avez effrayé et rendu honteux pour vous, poursuivit Edgar. Je ne reviendrai plus ici.

Les yeux de la jeune fille commençaient à briller et ses paupières à devenir humides.

— Et vous avez menti de parti délibéré, dit-il.

— Non, s’écria Catherine, recouvrant la parole, je n’ai rien fait de parti délibéré. Eh bien, partez si vous voulez, allez vous-en. Et maintenant je vais pleurer, me rendre malade à force de pleurer.

Elle s’affaissa sur ses genoux, appuyée à un siège, et se mit à pleurer sérieusement. Edgar persévéra dans sa résolution jusqu’à ce qu’il se trouva dans la cour : arrivé-là, il hésita, si bien que je me résolus à l’encourager.

— Miss est terriblement méchante, monsieur, lui criai-je, aussi mauvaise que jamais ne le fut enfant gâté : vous feriez mieux de vous en retourner chez vous, sans quoi elle sera malade, rien que pour vous faire de la peine.

Le pauvre garçon jetait un regard suppliant à travers la fenêtre ; il possédait le pouvoir de partir juste autant qu’un chat possède celui d’abandonner une souris tuée à moitié ou un oiseau à moitié mangé.

— Ah, pensais-je, il n’y aura rien qui puisse le sauver, il est condamné, et marche à sa perte.

Et c’était vrai, il se retourna tout d’un coup, rentra en courant dans la maison, ferma la porte derrière lui, et quand j’entrai, un moment après, pour les avertir que Earnshaw venait d’arriver ivre-mort et prêt à tout assommer (ce qui était sa disposition ordinaire dans cet état) je vis que la querelle avait eu simplement pour effet une intimité plus étroite, avait brisé les contraintes de la timidité juvénile, et les avait mis en état de jeter le déguisement de l’amitié pour s’avouer leur amour.

La nouvelle de l’arrivée de M. Hindley chassa bien vite Linton vers son cheval et Catherine vers sa chambre. Moi-même, je m’en allai cacher le petit Hareton, et décharger le fusil de chasse du maître, dont il aimait à jouer dans ses états de folie, au grand danger de tous ceux qui provoquaient ou même attiraient un peu trop son attention ; j’avais formé le projet d’enlever la décharge, pour l’empêcher de nuire si l’envie le prenait de tirer.