Un Voyage à Sparte
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 481-506).
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IX. — ANTIGONE AU THÉÂTRE DE DIONYSOS


Mes meilleures minutes de l’Athènes antique et mes instans de plénitude furent sur les gradins du théâtre de Dionysos, quand je relisais Antigone.

C’est, à mon goût, le plus beau des livres, un drame lyrique, mais d’un lyrisme qui se justifie devant notre raison. Ni l’auteur ni l’acteur n’exigèrent qu’Antigone chantât : chez une telle personne, naturellement solitaire en pleine foule, les pensées prennent, d’elles-mêmes, un rythme. Je ne m’étonne pas non plus des mouvemens, des transports du chœur, car l’aventure qu’il voit se dérouler nous met en telle disposition que, nous aussi, nous sommes prêts à interpeller le soleil : « Soleil aux rayons d’or, œil du jour… »

Pour jouir de cette raison chantante, qui va tout droit nous saisir l’âme, je montais aux places les plus élevées, celles du vulgaire. Humble ignorant, j’épelais une traduction juxtalinéaire, et, du fond du vieux texte, émergeait une inexprimable poésie. Du théâtre jusqu’à la mer, une brume matinale flottait de chants invisibles mêlés au joyeux soleil. Cette double jeunesse du ciel grec et de la tragédie m’enveloppait, m’isolait. J’étais dans le cercle des déesses.

Que m’importent les déceptions possibles de la vie ! Comme une louange immortelle, Antigone justifie mon activité toute réglée par mes morts. Cette tragédie rassemble les faits, les idées et les mœurs les plus propres à faire reconnaître pour émouvante notre piété, qu’on accusait d’étinceler, sans conquérir, et d’être une pierrerie froide.

Ai-je respiré intacte la rose que Sophocle fit fleurir sur le sable de Bacchus ? C’est beaucoup, auprès d’une fleur, fût-elle la moins périssable, qu’un retard de vingt-trois siècles. Nous nous partageons les pétales défaits d’Antigone. Les chrétiens admirent que chez les païens une innocente soit apparue pour racheter sa race, et s’ils lèvent leur regard du texte, ils voient Antigone au milieu des anges. Cette vierge païenne dans son rocher d’agonie est la sœur de nos religieuses qui, chaque nuit, dans leurs cellules, font la réparation pour tous les coupables de l’univers. Les philosophes étudient dans ce petit drame les rapports de la religion et de l’État, l’opposition entre la piété de la femme et la loi publique que l’homme est fait pour servir. Quant à moi, cette pièce, toute claire, harmonieuse et proportionnée, m’est un puits de rêverie. J’y distingue superposés tous les âges de l’humanité. Antigone émerge des profondes époques primitives où les sœurs épousaient leurs frères. Le secret, le centre de son culte des morts, elle le livre quand elle dit : « Je n’aurais pas ainsi bravé la mort pour mon époux, car j’aurais pu me remarier, ni pour un fils, car j’aurais pu avoir un autre fils ; mais pour un frère… Puisque les auteurs de mes jours reposent tous les deux dans la tombe, un frère ne peut plus naître pour moi… » Par ce chuchotement sibyllin, Antigone se révèle comme une survivance des conceptions aristocratiques qui mirent sur nos sommets mosellans le culte de la déesse Rosmerthe, assise auprès de son frère, le Mercure gaulois. Et de cette nuit lointaine, elle s’élève, fusée royale et solitaire, pour illuminer Lucile de Chateaubriand, Eugénie de Guérin, Henriette Renan, toutes ces « parèdres » ardentes et chastes qui meurent d’un amour fraternel.

Cette jeune figure, pleine de vie, constamment tournée vers la mort, je l’invoque sous le nom d’Antigone l’ensevelisseuse. Par ses chants, comme un fidèle, dans les prières traditionnelles, j’exhale mes vœux particuliers.

Redisons les paroles sacrées :

«… J’ensevelirai mon frère… Je reposerai avec mon frère chéri et j’aurai rempli mon devoir, car j’ai plus longtemps à plaire aux morts qu’aux vivans. Je dois reposer avec eux à jamais… »

« … Je satisfais ceux à qui je dois plaire. Je m’arrêterai quand je ne pourrai plus agir… »

« … Tu vis encore, mais moi, depuis longtemps, je suis morte à la vie pour servir celui qui n’est plus. »

Par de telles sentences, lourdes d’un sens social, cette violente fille se désigne comme la sainte patronne de ceux qui veulent donner, jusqu’au bout, témoignage à leur maison, à toutes leurs traditions, fût-ce sans autre espoir que d’accomplir une vie qui soit une note juste. Ce n’est pas un médiocre rôle qu’Antigone nous propose ainsi. Les empereurs Marc-Aurèle et Julien furent de tels témoins du monde antique périssant. Nous ne pensons pas à monter dans les barques légères, heureuses, qui s’en vont courir des destins inconnus, mais nous voulons persister et faire bonne figure, sur le vieux sol traditionnel : le seul où nous adapte notre préparation et hors duquel il ne vaut plus de vivre.

Depuis dix années que j’aime Antigone, elle ne m’a pas laissé une fois insensible. Si les circonstances me devaient décevoir, ses chants véridiques seraient mon refuge et, je crois, ma consolation. De ces minces pastilles que mon regard allume, monte une fumée qui m’enveloppe, m’isole et me donne une paix funéraire.



J’ai vu Mme  Bartet jouer Antigone à la Comédie-Française. Elle était exquise de goût, de plastique et de douceur, mais elle trahissait Sophocle. Cette chantante Mme  Bartet amoindrit toute l’œuvre, quand elle hésite à nous montrer les colères d’Antigone que tourmentent ses nerfs et son désir de gloire. En édulcorant de tendre amabilité son rôle, elle annule l’invention infiniment riche, souple de deux sœurs qui semblent pareilles, mais dont l’une est déesse, et l’autre à notre mesure.

On ne distinguait d’abord sur ces deux filles que de la jeunesse et quelque chose d’étincelant ; elles semblaient interchangeables. Mais qu’un choc les bouleverse ! Antigone est une sœur d’Achille. Elle porte en elle un démon qui l’isole et la rend sublime, en même temps que douloureuse et mal agréable. Je vois Ismène de qui les yeux ne quittent pas sa sœur, mais Antigone se plaint de son génie et nous fatigue avec sa grosse voix de rossignol.



Antigone et Ismène ne sont pas deux chants d’opéra qui se marient, l’un plus puissant, l’autre plus doux, pour mieux nous plaire, mais deux épreuves réalistes, à des échelles différentes, d’un type royal éternellement vrai. Leur conflit, c’est le chuchotement de deux feuilles que le vent du malheur froisse, distingue et fait sonner sur l’arbre familial.

Avant même que sa beauté intérieure éclate et qu’Antigone soit toute déclose par la mort, on reconnaît une aristocrate, une « eugénique, » comme elle dit d’elle-même et comme disent nos sociologues modernes. Elle prend conseil de ses morts, quand elle médite l’oreille inclinée vers son cœur.



Antigone est une pièce de guerre civile. On y voit les suprêmes soubresauts d’une famille de forcenés. À travers les siècles, de place en place, émergent, comme de hauts burgs dans le brouillard, des familles féodales, intraitables, démesurées. Qu’une telle famille soit dépossédée d’un trône ou d’un domaine, ses passions, à toutes les époques, se révéleront pareilles. Sur la tragédie thébaine éclatent les dures couleurs qui souillent le konak royal de Belgrade.



Je ne puis pas me détacher d’Antigone, quand elle s’en va, de nuit sur la plaine des morts… C’est que nous tous, nous avons à relever des morts sur les champs de bataille de l’histoire : des morts que d’autres morts également vénérables nous défendent d’honorer.

Antigone a peur, son regard est fixe, elle frôle les mânes goulus qui, n’ayant pas encore traversé le Styx, accourent, comme des chiens, se repaître des libations sur les tombes ; mais rien ne la détournera. C’est le propre d’une Antigone qu’exaltée, délirante, elle garde, comme une lanterne sous la tempête, toute sa vive intelligence pour accomplir sa décision.

Stace l’accompagne ; le doux Ballanche aussi, qui, la confondant avec Mme  Récamier, trouve, pour la décrire, quelques accens aimables. Il dit qu’elle aperçut un petit groupe de gardes qui sommeillaient autour d’un feu. À quelque trente mètres, dans la demi-nuit brillait un grand corps tout nu. Elle court sans bruit, le reconnaît et, par pudeur, le couvre d’abord avec son écharpe.

On sourit de reconnaître aux mains d’Antigone l’écharpe à tout faire de Mme  Récamier.

Une tempête de vent s’est élevée. La jeune fille, sur le cadavre de son frère, pousse les cris lamentables d’une vocifératrice.

Je ne sais rien de plus beau que ce jeune aigle sombre saisi sur un charnier et qu’on traîne devant Créon.

Alors éclate l’immortel dialogue, la protestation d’Antigone en face du pouvoir constitué.

Créon. — Connaissais-tu la défense que j’avais fait publier ?

Antigone. — Je la connaissais.

Créon. — Et pourtant tu as osé enfreindre cette loi.

Antigone. — Ce n’était pas Jupiter qui m’avait publié ces choses, ni la justice, compagne des dieux mânes qui avaient fixé ces lois parmi les hommes. Je ne croyais pas que tes proclamations, les proclamations d’un mortel, pussent transgresser les lois non écrites et infaillibles des dieux. Car celles-ci existent non d’aujourd’hui, certes, ni d’hier, mais éternellement, et personne ne sait depuis quel temps elles ont paru.

L’homme sage qui lit cette scène voudrait sur son visage un voile, car l’éclatante revendication de la vierge en faveur de l’équité divine contre la fragile justice humaine, naturellement elle nous émeut de sympathie, mais il s’agit de vivre en société, et je ne puis avouer le mouvement de chevalerie qui me range au côté de cette audacieuse. Que je cède au prestige d’Antigone, il n’y a plus de cité. Cette vierge, au nom de son sens personnel, proteste contre la loi écrite et se glorifie d’agir autrement que ses concitoyens ; à sa suite, dès lors, chacun de nous, pour n’en faire qu’à sa tête, peut invoquer les lois non écrites impérissables, émanées des dieux.



Le conflit de Créon avec la noble Antigone est immoral, très propre à pervertir les Thébains. Si Créon avait un peu d’intelligence politique, il chercherait un biais. Je suis sûr qu’il le trouverait en causant avec Tirésias, car les lois humaines n’ont rien d’absolu, et c’est le propre d’un bon administrateur de les plier selon les cas. Mais ce Créon est un novice ou plutôt un homme passionné ; il s’égare à discuter avec sa prisonnière et lui propose une difficulté. Une difficulté grave, d’ailleurs, celle-là même, qu’aujourd’hui encore, on oppose aux traditionalistes. Étéocle et Polynice se détestaient ; ils sont morts en s’exécrant ; vous dites que vous êtes leur sœur et leur sang, que vous les honorez tous les deux et que vous les continuerez, mais, trop légère raisonneuse, « vous outragez l’un par les honneurs rendus à l’autre. »

— N’était-il pas aussi ton frère, cet Étéocle qui périt en combattant Polynice ?

— Il l’était et naquit de mêmes parens.

— Comment alors honores-tu d’un service impie Polynice ?

— Étéocle ne dira pas que je l’outrage.

— Cependant tu partages avec un impie les honneurs que tu lui rends.

— Polynice était son frère !

— Il ravageait sa patrie, Étéocle combattait pour elle.

— J’agis selon les lois que Pluton nous impose.

— Le criminel et le vertueux ne doivent pas être traités de la même manière…

Terrible difficulté du vieux texte grec et que, cent fois, dans les mêmes termes, nous nous entendîmes opposer : — Fort bien, nous disait-on, vous invoquez la tradition, mais quelle tradition ?

Bien que notre force de vénération qui est notre source profonde ne s’arrête pas sur cet obstacle, notre dialectique en a de l’embarras. Aussi regardons-nous avec angoisse Antigone ; nous tremblons pour elle, comme pour Jeanne devant ses juges. Mais soudain, elle prononce la claire parole, elle projette le pur sentiment, elle nous associe à sa générosité naturelle qui nous rassérène et qui volatilise l’objection :

— Je ne suis pas née, dit-elle, pour partager la haine, mais pour partager l’amitié.

Comme une musique soutient un chant, une telle parole, si pleine, nous accompagne et nous assiste à travers les contradictions de l’histoire. Je tiens de ma naissance française d’innombrables affinités, des amitiés, par où j’accorde dans mon cœur nos Étéocle et nos Polynice, tous ces frères ennemis dont nous perpétuons la querelle.



Il faudrait que je fusse un harmoniste surhumain et que je possédasse des ressources inouïes de rythme pour mêler dans un cantique juste les sympathies et les déplaisirs que j’éprouve d’Antigone. Je pleure Antigone et la laisse périr.

C’est que je ne suis pas un poète.

Que les poètes recueillent Antigone. Voilà le rôle bienfaisant de ces êtres amoraux. À mes yeux, Antigone représente la vertu et l’héroïsme ; Créon, l’autorité légitime. Ce n’est point dans les livres, c’est tout autour de moi que j’ai appris combien étaient rares les circonstances où le héros est utile à l’État. Pour l’ordinaire, ce genre de personnage est un péril public.



Les chants du supplice s’approchent. Antigone commence sa lamentation. La nénie d’Antigone marchant toute vivante à la mort ! Une des plus hautes plaintes lyriques qu’ait entendues l’humanité.

Pour nous toucher, toute beauté nous signale qu’elle doit périr ; mais est-il rien d’aussi périssable qu’Antigone dans le sentier de son supplice ? Elle trouve le plus fort moyen de nous émouvoir : elle dit tout haut son regret de n’avoir pas connu le lit nuptial. Là-dessus, fût-elle coupable, quel homme lui refuserait sa complaisance ? C’est une promesse de bonheur qu’elle laisse échapper. Quelle fière audace a cette vierge de nous fournir un trait si positif ! Elle éveille notre désir, mais l’épure de jalousie, puisque aucun homme ne la possédera.



Ballanche s’éternise auprès d’Antigone mourante, comme il faisait les jours que Mme  Récamier indisposée l’autorisait à lui tenir compagnie. Je suis plus désireux, je l’avoue, de connaître ce qui se passe dans Thèbes que d’entendre le gémissement de la vierge dans son rocher. Sophocle n’a pas tout dit quand il me fait voir la mort d’Antigone et le désespoir de Créon qui, sa femme et son fils perdus, s’éloigne dans l’exil ; il ne contente pas toutes mes curiosités ; il laisse irrésolue la plus grave des péripéties de sa pièce. Qu’est-il advenu de Thèbes ?

Je suis convaincu que Sophocle a déformé l’histoire, et qu’en fait Hémon a vécu pour épouser Ismène et régner. Cette révolution, selon moi, fut l’œuvre de Tirésias. Le caractère exact de ce prêtre est discernable à travers les déformations (légitimes) du poète. Tirésias était un agitateur, un prophète, un journaliste, fort habile, mais vénal.

— L’appât du gain te dicte tes discours, lui dit Créon. Toute la race des devins est avide d’argent.

— C’est grâce à moi, réplique Tirésias, que tu as sauvé l’État, que tu règnes.

— Tu es habile, oui, c’est certain, mais je me méfie…

Tirésias attendait une circonstance favorable. La mort d’Antigone le sert. En marchant à la mort, la victime disait aux partisans d’Étéocle et aux partisans de Polynice : « Voyez, chefs des Thébains, une princesse, seul reste du sang des rois, voyez quels outrages elle reçoit. » Un tel spectacle dut en effet émouvoir la populace. Songez à l’utilité d’un cadavre dans nos troubles parisiens. Cette mort, par son pathétique, refit l’unité dans Thèbes ; surtout elle donna plus d’assurances pour l’avenir à Tirésias. Il voyait bien que sur une Antigone on ne peut rien fonder, mais au nom de la jeune Ismène, il gouvernera comme Joad, dans Athalie, sous le couvert du jeune Joas.

Ce serait un plaisir de reconstituer l’habile et sainte argumentation par laquelle Tirésias, sur l’Acropole de Thèbes, justifia, consacra le nouveau règne. Sans nul doute, ce prêtre a devancé la fameuse doctrine de Joseph de Maistre sur l’efficacité merveilleuse du sacrifice volontaire de l’innocence qui se dévoue elle-même à la divinité comme une victime propitiatoire : « Toujours les hommes ont attaché un prix infini à cette soumission du juste qui accepte les souffrances… Les changemens les plus heureux qui s’opèrent parmi les nations sont presque toujours achetés de sanglantes catastrophes dont l’innocence est la victime. »

Bien que de telles idées aient été, je crois, étrangères à l’indomptable Antigone, chez qui le fait princier, l’orgueil du sang suffit à rendre tout intelligible, on ne blâmera point Tirésias de les lui avoir prêtées. C’est l’usage des politiques de maquiller la figure et de fausser la pensée des cadavres.



Avec quelle souplesse Sophocle se plie aux dures nécessités ! quel sens aristocratique ou politique de la vie ! Il a très bien vu qu’il serait également dangereux de sacrifier Antigone à Créon, ou Créon à Antigone. On avait ouvert dans Thèbes un conflit sans issue entre l’État et la famille, mieux encore entre la vie sociale et le droit de la nature. Ces forces se niaient l’une et l’autre. Il fallait régler le problème en supprimant les deux termes, je veux dire les deux personnages inconciliables.

Sophocle avait cinquante-cinq ans lorsqu’il écrivit sa pièce. Ce n’est plus un jeune poète qui subit tout le prestige d’une figure héroïque ; il jouit des belles parties d’une telle nature, mais garde un juste sentiment du paysage général. Une fleur tournoie sur un gouffre. Derrière cette frêle vivante, l’homme mûr surveille tout l’horizon. Il était utile à la paix sociale et à l’ordre moral qu’Antigone et Créon disparussent. Rien que par cette solution, Sophocle méritait le poste de stratège auquel il semble bien que ses auditeurs l’élurent.


X. — MON AMI TIGRANE, DISCIPLE DES STÈLES DU CÉRAMIQUE


Pourquoi suis-je revenu si souvent parmi les blanches stèles du Céramique ou du musée de Patissia ?

C’est en commémoration de l’influence virile qu’elles eurent sur celui de mes amis qui m’a le plus émerveillé : je veux parler d’un jeune Oriental, l’Arménien Tigrane, qui faisait avec tout de la poésie et qui, durant plusieurs années, guida mon imagination dans le monde asiatique. Il servait là mon goût bien involontairement, car sa raison contredisait avec violence l’Orient. Il avait étudié auprès des plus doctes imans, mais sous les poivriers d’Athènes, son cœur ne voulut plus connaître que les trésors de l’Occident. Il y satisfit son dégoût des conceptions familières aux masses asiatiques et son enthousiasme pour nos méthodes de pensée. Il ne m’a jamais répondu qu’à contre-cœur si je l’interrogeais sur les cyprès qui ombragent les tombes d’Eyoub, ou bien sur les barques rapides du Bosphore et de la Corne d’Or. Il haïssait ces turqueries. Les cimetières de Constantinople, ces champs de ronces plantés d’innombrables pierres que couronne un turban, peuvent susciter d’agréables rêveries chez un voyageur désintéressé, mais Tigrane disait avec mépris : « Le Turc, devant l’immensité de son créateur, est de la poussière qui redevient poussière ; devant l’omnipotence du Sultan qui le nourrit, il est un fonctionnaire qu’on remplace. Sa raison est esclave dans le domaine moral comme son corps dans le domaine politique, et la corde dont il ceint avec orgueil son front rasé apparaît sur les pierres mortuaires comme l’emblème dernier de la servitude. »

En circulant aujourd’hui parmi les asphodèles du Céramique, je comprends d’une manière sensible que, dans la pire détresse, Tigrane se mettait à l’école de ces tombeaux antiques ! Son imagination, hantée par les supplices où des milliers d’enfans de sa race moururent, aimait à se prémunir contre un destin atroce en méditant le calme souverain de ces séparations…

Sur les monumens funéraires d’Athènes, on voit le mort assis devant sa tombe et qui prend congé de ses amis. Nulle angoisse, aucun abattement ; c’est un fruit qui se détache ou le soleil quand il se couche. Un honnête homme se retire d’une honnête compagnie.

Voici un vieillard et sa fille morte. Que pense le père ? On distingue sa douleur. Mais cette fille ? Comme elle est calme ! En regard de son indifférence, j’évoque le cri terrible, que me citait Alphonse Daudet, d’un enfant du Nord malade, veillé par les siens, et qui, dans la nuit, chuchote : « Père, cela me fait tant de peine de mourir ! » Une telle plainte nous étouffe d’angoisse, mais au Céramique, on accepte la mort. Toutes les vertus que contient le mot « dignité » sont réunies sur cette vierge. Dans les sérails de l’Orient, elle introduirait la fierté d’une âme libre. On reçoit d’elle une préparation pour entendre la Myrrha de Byron, qui, asservie au barbare charmant, par l’amour plus que par des chaînes, veut l’helléniser, l’affranchir de ses vices. — Ailleurs, deux jeunes gens armés du casque, de la lance et du bouclier, se donnent l’adieu. Leurs jeunes femmes, dont l’une debout s’appuie légèrement sur sa compagne assise, regardent au loin, et de la main droite désignent, rappellent ces héros distraits. Près de quitter les plaisirs et la tendresse, ils ne pensent qu’à leur gloire. — Sur un autre marbre, le mort, un adolescent qui tient un bâton et qu’accompagne son chien, plonge au loin un regard pensif. Rien ne marque pourtant qu’il regrette la vie ; c’est quand les forces déclinent qu’on s’attache à l’existence : à trente ans, on veut du nouveau, toujours du nouveau, et c’en est encore de devenir un héros. Un vieillard l’examine avec un profond chagrin. C’est le père ; il ne pleurera pas. Sans doute les Grecs connaissaient les larmes, puisqu’un petit serviteur, assis par terre et pelotonné, pleure, mais c’est un enfant et un esclave.

De telles compositions, comme un geste de la main écarte des fumées, font du silence autour de nous. La société de ces morts murmure : « Retenez vos larmes et n’aigrissez pas votre cœur ; tout est accompli. »

Les parnassiens sont passés à côté du bon sens, s’ils ont voulu, au nom de l’Hellénisme, bannir de la poésie les émotions personnelles, mais ils pouvaient nous parler justement d’une certaine impassibilité grecque, ou, du moins, reconnaître dans l’élite athénienne des hommes qui pratiquaient ce que Spinoza et Gœthe, avec le pédantisme de nos races, nous ont rendu accessible sous le nom d’ « acceptation. »

Cette tenue des anciens Grecs devant l’inévitable est exprimée avec une force saisissante sur les stèles et les lécythes. Elle compose sans phrases un enseignement dont mon ami Tigrane fut l’élève. Par là, sa vie mérite mieux qu’une allusion rapide. Elle est bien dans le sens de mon voyage, car d’Athènes à Sparte mon objet, c’est de reconnaître quel bénéfice moral nous pouvons encore tirer de la Grèce subsistante. Et puis comment quitter si vite la mémoire de mon ami : si je m’éloigne, il va glisser dans le plus muet isolement.


Les premières circonstances où j’ai connu Tigrane me disposaient à sentir vivement son charme. En effet, des soins matériels et des occupations basses laissent s’amasser en nous une sorte de nostalgie ou de mal du pays ; les êtres qui nous entourent deviennent des espèces de fantômes, et nous nous retirons, comme dans un réduit sacré, tout au fond de notre conscience où fermente un vague enthousiasme. Dans l’été de 1893, je m’occupais d’une campagne électorale à Neuilly, et, bien qu’elle fût intéressante, je sentais s’irriter en moi des exigences de poésie. Au milieu de ces dispositions, je fus surpris par la visite d’un jeune Arménien, qui désirait me dire son amitié pour mes livres, et il m’enchanta tout d’abord par la lumière de son visage et par sa grâce un peu raide. C’était un fragile morceau d’ambre, dégageant un précieux arôme intérieur. J’appris avec curiosité qu’il venait de Constantinople, et je fus émerveillé, quand il me raconta que sa famille avait passé par Bagdad. Cela me changeait de Neuilly, de Boulogne et de Billancourt. Pour l’instant, il suivait un traitement d’hydrothérapie dans une maison de repos du boulevard d’Argenson. Ses yeux étaient trop grands, ses membres frêles et ses gestes un peu contractés ; il parlait d’une manière précise, avec une sorte de fierté et l’on se plaisait tout de suite à le traiter en jeune prince d’Orient.

Comme on propose à un invité le tour du propriétaire, j’offris à Tigrane de me suivre chez les marchands de vins où j’avais des mains à serrer.

Ce jeune flatteur trouva qu’on y parlait trop peu du Jardin de Bérénice.

— En vérité, lui répondis-je, ce qui me gêne chez les mastroquets, ce n’est pas ma soif d’égards. C’est, tout au court, mon manque de soif. Le petit-bleu, le petit-blanc, le mêlé-casse, le marc-teint me dégoûtent également. Ah ! ce serait plus agréable de respirer des roses à Chiraz que de trinquer sur le zinc ! Mais ne trouvez-vous pas que l’agréable nous débilite l’âme ? Ce qui me plaît dans les besognes où vous me surprenez, c’est précisément que je m’y contrarie. Il y a du plaisir à faire quelque chose d’extrêmement ennuyeux, à se porter de tout son corps contre un obstacle. D’ailleurs, ces médiocrités sont les moyens d’une œuvre magnifique, et, si j’avais plus d’énergie généreuse, sans doute que je saurais réconcilier cette réalité avec mon idéal.

Là-dessus, je lui exposai quelques-unes des thèses déterministes, connues aujourd’hui sous le nom de nationalisme.

Elles flattent vivement un individu un peu fier, parce qu’elles le prolongent dans le passé et dans l’avenir de sa race ; elles lui permettent de sentir que l’humanité vit dans une étroite élite, où de lui-même il se place.

— Ainsi, mon cher monsieur, disais-je à Tigrane, vos ancêtres vous ont préparé sur la rive de l’Euphrate et dans la Mésopotamie, d’où vous êtes venu en Perse pour habiter aujourd’hui Constantinople. Certainement votre sensibilité différente de la nôtre vous permet de goûter, mieux que je ne puis, les musiques monotones de l’Orient et les motifs décoratifs indéfiniment répétés et divers des Alhambras musulmanes. C’est par là que vous m’êtes précieux. Les partisans et même les adversaires, avec qui vous me voyez m’agiter, m’intéressent d’une certaine manière fraternelle, car nous sommes des frères d’armes, mais je les vaux, ils me valent et je les défie de m’étonner. Nous pouvons bâiller en nous regardant, mais vous, Tigrane, vous m’étiez annoncé par les figures persanes que j’ai vues peintes sur des boîtes ou sur des plats de livres. Si j’ai rêvé plusieurs fois que, dans Chiraz, je visitais le tombeau de Saadi et qu’un jeune lettré convaincu par ma démarche me livrait le sens secret de Firdousi, d’Hafiz et d’Omar Kheyam, ce jeune lettré c’était vous. J’aime la rêverie auprès du jet d’eau des cours intérieures d’Asie ; j’aime les histoires un peu fades, mais pleines de ressources verbales, sur les amours de la rose et du rossignol ; j’aime le soleil écrasant. Eh bien ! toutes ces formes diverses d’une poésie où mon esprit aspire, ce jet d’eau comme ces légendes du rossignol et de la rose, comme ces lourds après-midis de soleil, avec quoi le cerveau fait de la résignation, vous les mettez auprès de moi, Tigrane. Je vous reconnais pour l’un des innombrables voyageurs qui furent, à toutes les époques, les sages des diverses races de l’Orient ; vous m’apparaissez comme un épi de l’immense moisson asiatique.

Ainsi je devisais, ou, plutôt, c’est ainsi que j’aurais voulu deviser. Nous manquions de loisir. Dans cet été de 1893, je vis peu Tigrane, car ce n’était pas pour moi le temps de la rêverie. Parfois, dans les réunions les plus épaisses, à la faveur d’une houle, du haut de l’estrade où je parlais, j’apercevais sa jeune figure dorée, agréable et mystérieuse, comme la flamme d’un cierge en plein jour. Puis il quitta la France et, peu de semaines après, je reçus du Caire ou d’Alexandrie, un journal qui contenait ses impressions sur mon ardente campagne électorale. C’était imprimé en caractères égyptiens, qui sont des petits traits fleuris et bistournés. On eût dit un bouquet défait, un sélam répandu. Une traduction que mon Arménien avait jointe à son envoi me convainquit de sa flatteuse sympathie en même temps que de son joli goût.

Quelques mois après, quand je dirigeai la Cocarde, j’écrivis à Tigrane, et il m’envoya de Constantinople des pages charmantes qui rappelaient les soies brodées de Loti. Puis, les jours s’amassant, une buée se forma sur l’image que j’avais gardée de ce frêle passant.

En 1896, Tigrane réapparut en chair et en os. Il fuyait de Constantinople et venait de passer par Athènes. Il reprit tout de go ma conversation de 1893 sur la nécessité de vivre d’accord avec les morts de sa nation, il voulait vivre et mourir pour sa malheureuse Arménie. Quant à moi, il venait m’offrir le rôle d’un Byron. Il fallait que je le suivisse dans une série de conférences, puis en Grèce, pour organiser une descente de volontaires en Cilicie.

On pense si je regardai avec soin ce pèlerin ! J’avais, dès notre première rencontre, discerné qu’il portait en lui un inconnu de poésie ; mais cette fois-ci, le jeune lettré cosmopolite s’était évanoui. La chrysalide aux beautés d’emprunt avait mué ; je me trouvais en face d’un patriote et d’un apôtre.

Tigrane avait de naissance une âme désireuse d’attirer sur soi la sympathie des autres âmes et une organisation mobile à qui tout milieu morne eût été insupportable. Mais il existe des milliers de jeunes gens de cette sorte. Ce qui m’émut, ce fut de voir les meurtrissures et les stigmates d’une nation défigurant la beauté naturelle d’un individu. Mon fragile et fier Tigrane était préparé pour être un jeune aristocrate, et les circonstances voulaient qu’il fût un esclave, ou bien un révolutionnaire, ou bien un exilé. C’était un enfant malheureux.

En méditant sur une telle vie, je me convainc que c’est une grande chance d’être né Français, fût-ce dans une France diminuée. L’Arménien Tigrane ne pouvait connaître qu’un idéal désespéré. Il n’en avait pas conscience les premières fois que je le vis, car il sortait de faire ses études au collège d’Arcueil et puis de voyager en Amérique. Mais, en 1896, un long séjour à Constantinople venait de lui révéler sa race, son cœur et son destin.

On peut imaginer ce qu’avaient été les frémissemens de ce jeune homme formé par une double culture anglaise et française, quand il trébucha dans les cadavres des siens jetés en travers des rues de Péra et qu’il entendit la maxime des Turcs : « L’arbre doit être privé de ses branches, mais non pas déraciné, car il s’agit que les enfans instruits par l’exemple grandissent dans la soumission et servent de nouveau avec fidélité. » Quel tragique déniaisement pour un garçon à peine majeur ! Il se chercha et se trouva dans ses morts. Il se comprit comme l’un des points les plus consciens de sa race et ne voulut point douter que la raison occidentale, à laquelle nos collèges l’avaient initié, ne fût appelée à conquérir tous les pays où elle n’exerce pas encore son empire.

Sa vue principale, dès lors, fut que l’Arménien, pour fournir de l’excellent, doit se soumettre à la culture hellénique. Il m’en a bien souvent donné la démonstration historique.

— C’est à la conquête d’Alexandre, disait-il, que l’Arménie, jusqu’alors trop soucieuse d’imiter la Perse, se retourna vers l’Occident. Les dieux, les statues, les sophistes et les acteurs de la Grèce furent reçus à Tigranocerte et dans Artaxade… Athènes, Mithridate et le roi d’Arménie unirent leurs efforts contre Rome. Le succès politique des Romains n’entrava point l’hellénisme dans l’Orient. Les professeurs grecs continuèrent de faire l’éducation des riches Arméniens… Plus tard, contre les invasions mazdéennes, puis musulmanes, les Arméniens furent le rempart de toute la civilisation chrétienne. Plusieurs centaines d’années, ils résistèrent, furent piétines, se relevèrent au milieu des neiges, apparurent à l’entrée des défilés, aux abords des cavernes, sur des hauteurs inaccessibles, flore énergique enracinée dans les rochers. Cependant beaucoup de paysans, de riches citadins et de princes passèrent à Byzance. Il y eut une garde arménienne, des généraux, des ministres, des empereurs arméniens…

Cette période triomphante flattait au plus haut point les passions politiques de Tigrane. Pour me la rendre intelligible, il revenait toujours à Jean Zimiscès l’Arménien, qui refoula les Arabes et les Bulgares, et qui perdit, par le poison, la couronne impériale qu’il avait conquise par ses victoires et ses crimes. Tigrane aimait, je crois, ce brutal héros parce qu’il lui voyait des vertus batailleuses qui manquent trop aux doux Arméniens de Galata.

Toutes les nations vaincues et foulées, l’Irlande comme la Pologne, l’Arménie comme la Roumanie, ont des poètes qui lamentent les destinées de leur patrie ; ils enchaînent dans leurs récits les héros fabuleux aux soldats les plus récens de la liberté. Aucun de ces élémens d’émotion ne manquait à Tigrane ; ils faisaient au fond de son âme une chaleur concentrée, mais sa poésie propre était une sorte de philosophie de l’histoire. Il cherchait dans les annales byzantines des leçons utiles au succès de sa cause, et sa constante conclusion, c’était qu’il fallait lier les destinées de l’Arménie à celles de la Grèce.

Quand Tigrane dut quitter en hâte Constantinople après la journée du 26 avril 1896 et qu’il vint à Paris m’apporter ses ardentes excitations, il s’arrêta en route à Athènes. Il y fit une conférence. Sur cette terre favorable, il donnait enfin leur vol aux pensées qui depuis trois années multipliaient et s’étouffaient en lui. Son succès fut immense. Les Athéniens reconnurent le délégué d’une nation marchande, en même temps qu’un esprit formé par la discipline de l’hellénisme, c’est-à-dire chez qui l’enthousiasme ne nuit pas à la mesure ni à l’habileté.

J’ai sous les yeux le manuscrit de son discours. J’y goûte le mélange d’un accent héroïque et d’une argumentation réaliste. J’aime surtout l’élasticité de cette âme courageuse qui trouvait dans tous les malheurs une raison de se dresser.

On ne peut lire sans amitié les lettres que Tigrane écrivait d’Athènes à sa mère demeurée à Constantinople.

30 septembre 1896.

« Je vais prolonger mon séjour jusqu’au 10 octobre et peut-être un peu plus en donnant des articles aux journaux. La presse grecque m’a fait un excellent accueil. La vie d’ailleurs est ici très facile. Une pièce de vingt francs vaut trente-cinq francs grecs. Je vais donner ma conférence samedi soir. La manifestation aura lieu le lendemain, après le service religieux. Nous honorerons d’abord le monument Byron, et nous irons ensuite saluer celui du patriarche Grégoire, pendu par les Turcs au Phanar. Je me sens vivifié par la vue des ruines que j’ai aimées depuis mon enfance et par la saine énergie des sentimens qui animent le peuple d’Athènes. Je pense à toi en mangeant le raisin de l’Attique dont les grappes sont longues, extrêmement sucrées, à la peau dure, ou bien cette autre espèce de raisins qui s’appelle « la mamelle d’Aphrodite » et qui est rose. Si tu n’as pas encore envoyé à Paris mes ordonnances de pharmacie, adresse-les-moi ici… »

1er dimanche d’octobre 1896.

« Ma chère mère, je viens de recevoir enfin ta lettre. Me voilà content. Je l’attendais avec anxiété. Elle me surprend au milieu du plus grand désordre. Toute la matinée j’ai été occupé à dicter et à recopier mon discours dont le texte entier et des fragmens sont demandés par les journaux de toutes nuances de la ville. Le président du Syllogue a chargé quelqu’un de venir me remercier d’avoir honoré leur maison d’une semblable conférence, de me présenter le titre de membre du Syllogue et de m’annoncer que la traduction grecque du discours serait publiée à leurs frais. Le discours concluant à l’alliance des deux nations sur le double terrain moral et politique, une foule de pourparlers se sont engagés en ce qui concerne la réalisation immédiate des idées que j’ai exposées. Je suis donc occupé d’une part avec le monde universitaire, d’autre part avec les comités grecs, qui me chargent d’une mission pour Paris. En un mot, l’alliance a été bien plaidée. Moi-même j’en fus quelque peu surpris. Jamais je n’ai eu des idées aussi claires et le travail cérébral aussi facile qu’à Athènes.

« Les Grecs veulent que les Arméniens du Pirée et d’Athènes ne quittent pas le pays. Pour faciliter leur installation, ils vont m’arranger une entrevue avec le Premier, Delyannis, à qui je demanderai qu’un lot de terre soit accordé à nos transfuges en Thessalie. Ces diverses affaires m’empêcheront de partir demain. Je ne m’embarquerai que l’autre dimanche. Les Arméniens sont très heureux d’avoir exhibé celui que les journaux comblent des épithètes de nearos, aristos, retor, philosophos, philoxenos, philhellenos. Le bruit même a pris naissance que Tigrane était un millionnaire du Caucase. Je te dis tout cela, ma chère maman, pour te distraire.

« J’ai vu le Parthénon, le Musée. Quel dommage que je n’aie point d’argent pour que tu me rejoignes ici et que nous visitions ensemble tous ces marbres en compagnie des professeurs de l’Université : à la chaire de mythologie tu retrouverais toutes ces dames d’Ovide ; c’est ici qu’il y a des attitudes qui t’inspireraient des poses : draperies, profils de mains, tabourets, et tout cela contemporain de Périclès !

« Au moment de fermer ma lettre, voici que je reçois un mot d’un écrivain qui habite le Pirée et qui, en compagnie de plusieurs Grecs, était allé à bord du dernier courrier pour me dire adieu. Comme ils savent tous que j’aime beaucoup les fleurs, sa lettre est accompagnée d’un envoi de fouls dont le parfum peut-être parviendra jusqu’à toi et de roses énormes. Cet écrivain, qui est le premier auteur tragique de la Grèce, a entendu avec enthousiasme la partie de ma conférence où je parle du Xe siècle byzantin pendant lequel les Grecs et les Arméniens s’unirent contre les Slaves et les Musulmans. Lui-même a étudié spécialement cette époque, et en a tiré la matière d’une trilogie, où règne la figure de Théophano. La dernière pièce de cette trilogie est Zimiscès, l’empereur arménien, pour lequel il est tout feu et passion, et probablement son imagination lui fait retrouver en Tigrane l’énergie et le philhellénisme de ce Jean Zimiscès. Il vient de consacrer à Tigrane un article qui débute par une citation de Schiller : « J’ai vingt-deux ans et je n’ai rien fait encore pour l’immortalité. » Il continue : « Ces vers que Schiller met dans la bouche de don Carlos et dont beaucoup d’entre nous sentent encore l’amertume à quarante ans, Tigrane n’en a point éprouvé la mélancolie. » Tu vois que l’on est plongé ici dans l’histoire et dans le lyrisme.

« Je t’écris à la hâte, car quelqu’un m’attend pour me conduire aux jardins du roi. On y voit de belles allées que fit dessiner la reine Amélie, femme d’Othon. C’est grâce à ses soins qu’Athènes fut fleurie et décorée d’arbres. Il paraît qu’au début, on allait voler toutes les fleurs de ses parterres, surtout aux jours où il y avait quelque fête au palais. Aussi, chaque fois qu’elle recevait, avisait-elle ses invités qu’ils ne devaient pas être fleuris. Olga n’est nullement aimée par le peuple qui la considère comme une Slave, comme une barbare.

« Ce soir, je vais manger un excellent yoghourt, cadeau d’Arméniens que nous avons réussi à placer en ville comme restaurateurs. Quand remangerons-nous ensemble de toutes ces bonnes choses ? Si nous pouvions nous rencontrer ici, au printemps, pour quelques mois !… Je suis obligé de glisser et de me taire sur la partie sérieuse de mon séjour… »


Tigrane doit se taire à cause de la police ottomane, et moi, je diminue peut-être le caractère politique de mon ami, si je laisse s’épancher devant des lecteurs sans complaisance ce long chuchotement d’un fils de vingt-cinq ans à l’oreille d’une mère inquiète. Il la caresse en lui disant : « On fête ton fils. » La jolie animation de cette figure adolescente sous le soleil d’Athènes et sous les premiers feux de la gloire ! Désormais, tous les rêves de Tigrane évolueront autour de ces heureuses semaines de septembre-octobre 1896, étroit espace lumineux d’une vie sur qui va tomber la plaie noire de l’exil.

Ce jeune oiseau migrateur m’arriva porté sur deux ailes de poésie et d’impatience. Il cherchait un grenier où faire sa provision arménienne. Ce partisan, qui ne croyait pas décider les riches de sa nation par des appels au cœur, prétendit me gagner en me montrant mes avantages. « Qu’est-ce qu’une obscure campagne à Neuilly-Boulogne, disait-il, auprès d’une expédition en Cilicie ? » Les destinées interrompues de Byron m’attendaient sur des rivages fameux.

Si j’avais été indépendant, je serais parti avec Tigrane, en limitant mes ambitions, de manière à limiter mon échec : je me serais proposé simplement de courir une aventure. Pour la réussir, je manquais peut-être des qualités sportives. Mon jeune et idéaliste ami prévoyait l’objection, mais il la réfutait avec une arrière-pensée que la connaissance de l’histoire lui suggérait : « La cause de l’indépendance de la Grèce fut mieux servie par la mort de Byron qu’elle ne l’eût été par sa vie. L’exact emploi de cet illustre volontaire fut de fournir aux Grecs son argent, et puis un cadavre de bel effet. » À la bonne heure ! j’aime les idéalistes qui ont dans l’esprit des parties positives.

C’est très probablement dans le musée de Patissia que Tigrane a rêvé pour moi la fin honorable qu’il est venu me proposer à domicile. Il admirait la conception que les Grecs se font de la mort.

— Toute leur vie, disait-il, est une belle tragédie dont le tombeau fait le terme glorieux. Ils la jouent sur des petits théâtres. Dans leurs étroites cités, on promène le mort à visage découvert et chacun dit sur lui des éloges et des regrets. Ainsi le Grec s’habitue à considérer la mort comme un collégien le jour de la distribution des prix, qui est en même temps la veille des vacances.

J’indiquais au jeune Arménien que moi aussi je croyais qu’il y a deux ou trois choses plus importantes que la vie ; cette croyance est même le pain de notre race. Je lui rappelais les belles exclamations de Bonaparte : « Ne faut-il pas toujours périr ? Celui qui tombe sur le champ de bataille échappe à la tristesse de se voir mourir sur son lit, environné de l’égoïsme d’une nouvelle génération. Il n’a jamais inspiré la compassion que nous arrache la vieillesse caduque ou l’homme tourmenté par les maladies aiguës. » Dois-je avoir des remords si par de tels propos j’ai donné de l’espoir à Tigrane ? Aussi bien il m’était difficile de lui dire :

— Mon cher Tigrane, je vous aime et vous admire de ce que vous voulez être un martyr du patriotisme. Mais avouez tout de même que ce serait trop drôle si, moi, Français, j’allais me faire Arménien. C’est déjà bien beau que vous le restiez. Et, entre nous, sachez qu’à votre insu, vous êtes en train de vous faire Grec.

Tigrane était trop neuf encore pour que je me livrasse avec lui à l’ivresse des dieux, au plaisir cruel de voir tout à fait clair. Il eût dit comme le jeune Saint-Just : « Ils m’ont flétri le cœur. » Je ne lui ai jamais avoué que je croyais fermement à son échec ; il aurait souffert, et, s’il m’avait cru, il serait, tout d’un coup, devenu devant moi un pauvre petit garçon. J’aurais été bien fâché de le détourner et qu’il ne déployât pas ses vertus. J’ai traité ses projets comme j’aurais fait d’un manuscrit qu’il m’eût présenté. J’ai contesté certains détails de l’action de Tigrane, jamais je n’en ai mis en question l’idée fondamentale. Pourtant je lui ai donné quelques indications assez sombres. Je le vois encore, par les après-midi d’hiver, appuyé contre mes rayons de livres. Je lui disais, à propos de l’assassinat de Morès, ce que j’ai vérifié ensuite sur la mort de Villebois-Mareuil, que les préparations d’une mort héroïque supposent un état d’esprit analogue par certains côtés aux prodromes d’un suicide. Quand Byron voulut gagner la Grèce, ses amis l’accompagnèrent jusqu’à son navire qui partit au milieu de l’enthousiasme, mais sitôt en pleine mer, le mauvais temps survint et le contraignit de rentrer au port, où personne ne l’attendait plus. Byron passa trois heures à terre. Il retourna dans la maison démeublée où il avait habité avec la Guiccioli et il pleura. Tigrane et moi nous nous taisions pour entendre les larmes du héros qui s’était tant détruit qu’il n’avait plus qu’à parfaire rapidement sa destruction.

Qu’on ne croie point au reste que mon ami fût un cerveau durci de naissance ou congestionné par son rêve. Tigrane avait une intelligence qui met les choses à leur place. Grande beauté chez un martyr. Elle manque, à mon gré, au Polyeucte de Corneille, tandis que je la vois, par exemple, chez mon compatriote Lasalle, le cavalier de Lunéville, dans cette fameuse soirée de Burgos, où, peu de jours avant qu’une balle le tuât net à Wagram, il devisait avec le sage Messin Rœderer. « Pourquoi veut-on vivre, disait le jeune Lasalle, campé dans ses grandes culottes à la mameluck et tirant des bouffées de sa pipe ? Pour se faire honneur, pour faire son chemin, sa fortune. Eh bien ! j’ai trente-trois ans, je suis général de division… Savez-vous que l’Empereur m’a donné l’an dernier cinquante mille livres de rente ? On jouit en acquérant tout cela, on jouit en faisant la guerre, on est dans le bruit, dans la fumée, dans le mouvement, et puis, quand on s’est fait un nom, eh bien ! on a joui du plaisir de le faire. Tout cela m’est arrivé. Moi, je puis mourir demain. »

J’ai horreur des hommes de sacrifice qui tombent dans la niaiserie. On peut toujours faire quelque chose d’un pur goujat, d’un matérialiste, mais un idéaliste qui est en même temps un imbécile, quelle inutile créature ! On voudrait qu’il bêlât pour l’envoyer à l’abattoir. Tigrane savait que la vie ne ressemble pas aux portraits qu’on en trace dans les discours d’apparat (distributions de prix, oraisons funèbres, etc.). C’est ainsi que son intelligence savait tirer des satisfactions de faits que sa sensibilité déplorait. Dans le palais secret de son âme, je le vis toujours se féliciter, au nom de l’Arménie éternelle, que les maîtres de sa nation fussent des bourreaux. Un chef sait bien que les soldats marcheront dès qu’ils auront à venger des camarades.

C’est quand Tigrane parlait des longues misères de sa race que sa passion et sa raison étaient les plus belles à voir.

— Mes grands-parens, disait-il, se souviennent que de leur temps, les chrétiens avaient encore coutume de porter sur eux un mouchoir spécial : au moindre geste, ils se courbaient pour essuyer les pieds d’un janissaire… Ce caractère ethnique brutal de nos maîtres sera notre salut. En nous condamnant au travail et en s’attribuant à eux-mêmes le privilège exclusif de déployer la force, les Turcs se murent dans un moyen âge prolongé et nous préparent pour la vie du XXe siècle. Comme les Grecs, nos frères, nous devrons notre liberté aux flots de sang de nos compatriotes égorgés, aussi bien qu’à l’argent de nos obscurs marchands.

Ce jeune prophète d’Arménie ajoutait :

— La main de Dieu ne s’est pas encore assez appesantie sur son peuple.

Tigrane, cependant, ne partageait pas l’ivresse que j’éprouve à constater la brutalité avec laquelle les lois du monde, les nécessités courbent et nivellent tous les êtres. C’est pour moi quelque chose d’analogue à la représentation d’une tragédie parfaite. J’aime voir l’orgueilleux cochon qui entre à un bout de la machine en faisant mille difficultés, toujours les mêmes, et qui sort à l’autre bout en belles saucisses et jambons. Quand Tigrane me disait que la force doit céder à l’esprit, je lui laissais voir, sans y insister, que je me méfiais d’un esprit qui, depuis tant de siècles, n’était pas devenu la force.

— Que voulez-vous, lui disais-je, dans le pommeau d’un sabre ou dans une pièce de cent sous, il y a toujours de l’intelligence. À part cela, tous mes respects et surtout mes tendres sentimens aux vaincus et aux pauvres.

Nous eûmes cette conversation par une après-midi de janvier dans les sentiers du bois de Boulogne.

— Je ne veux plus, me disait-il au retour, que vous me promeniez dans ce bois triste comme un cimetière. Tout ce que vous me dites me décompose.

Mes tristesses m’empoisonnent moi-même quand elles ont perdu leur lyrisme et que je les retrouve figées dans un coin de ma mémoire. Ah ! je n’ai pas le bel optimisme de ce Tigrane qui, des malheurs mêmes de sa nation, tirait une promesse de bonheur.

L’Orient, c’est l’acceptation. Tigrane s’attachait avec frénésie à l’Occident courageux. On eût dit l’élan d’un malade vers la guérison. Je n’abordais pas à fond le problème du fatalisme, mais j’indiquais que l’Asie, en voulant croire que l’avenir est réglé d’avance et qu’un grand cœur n’y peut rien changer, atteint à une résignation qui n’est pas sans une sombre grandeur. C’est ce que déniait Tigrane. Il n’avait de sympathie que pour la patience, les ressources et l’élasticité grecque. On trouve le même enthousiasme exclusif chez tous les raïas qui tendent à se libérer du Turc. Quant à nous qui sommes cette pensée occidentale qu’ils veulent acquérir, il est naturel que nous cherchions ce que nous ne possédons pas, et que nous nous tournions parfois vers les jardins de l’Islam.

— Achetez une maison, lui disais-je, dans l’allée des Poivriers, à Athènes. Pour moi, mon rêve demeure une vérandah, pleine d’œillets blancs, là-bas, sur l’Indus, aux extrémités de l’empire d’Alexandre… Combien j’aime aussi ce lac d’un bleu intense dont parlait Ximénès, l’Espagnol né à Avila, et qu’il vit dans les montagnes pleines de neige et de myosotis d’où il embrassait toute la Perse !

Ainsi je me plaisais à contrarier, à exciter Tigrane jusqu’à ce qu’il me dénonçât une nouvelle fois les fermens malsains de l’Asie et je pensais : « Bonheur ! voilà encore qu’il va maudire, et de l’objet que ses malédictions me décrivent si beau, j’enrichirai mon imagination. »

En vain, d’ailleurs, se reniait-il : un accent particulier, une invincible persistance de sa nationalité rappelaient toujours son climat naturel, et, par sa seule présence, Tigrane faisait régner l’Orient dans ma bibliothèque. En le regardant, on disait : « la plus aimable des pensées de l’Asie ! »

Je voudrais me rappeler ses paroles d’un soir d’hiver, quand nous suivions la rue de la Paix, vers six heures, et qu’il me développa que cette rue, avec ses diamans, le faisait toujours songer aux vieilles civilisations égyptiennes.

Après tant d’années, je n’entends plus de mon ami qu’un murmure, je ne me rappelle qu’une physionomie qui m’enchante ; mais chacune de ses phrases était vive et précise. Il me donne une idée de ces poètes persans qui menaient une vie errante et de qui l’œuvre est une riche collection d’anecdotes ornées. Bien que leur but essentiel fût d’instruire ceux qui en étaient dignes, ils recherchaient les déguisemens de la rhétorique ou bien ils affichaient une mobilité sceptique, car ils étaient souvent engagés dans des circonstances difficiles.

J’aimais beaucoup Tigrane pour sa puissance à faire de la poésie avec la vie. J’aimais aussi sa fierté. Non seulement il dédaignait de se raconter à ceux qui ne pouvaient pas collaborer à son œuvre, mais encore il voulait les ignorer. Il eût craint, en se voyant dans leurs yeux, d’être ramené à une vue trop basse sur soi-même. J’ignorais absolument les conditions de son existence. J’aurais imaginé volontiers une vie d’exil à la polonaise : des hommes chevaleresques, des femmes étincelantes à qui Chopin fait de la musique. Il n’en allait pas ainsi. Mais quelle intervention l’eût servi ? Il lui fallait, pour lui, la gloire, et, pour l’Arménie, la liberté.

J’ai connu la vérité après sa mort, dans ses lettres à sa mère. En me les remettant, elle eut un mot qui fait l’image la plus touchante et la plus juste : « Vous les comprendrez mieux que nul poète, ces cris d’un oiseau mourant, et, comme tel, il a exhalé son dernier soupir, une plainte céleste. » Ces lettres montrent toute l’amabilité de mon ami. L’enfant y réapparaît sous l’adolescent d’une intelligence héroïque. Il dit à sa mère ce qui peut la rendre orgueilleuse, il tâche de la faire jouir des instans de chaleur, de lumière que ses vingt ans de malade et d’exilé trouvaient tout de même, parfois, à Paris.

Janvier 1897.

« Ma chère mère, avant-hier vendredi, j’ai donné lecture de ma conférence d’Athènes chez les H…, devant une trentaine d’intimes : Américains, Anglais, hommes de lettres et artistes français, quelques Grecs, la princesse S… et le prince M.-K… Ils avaient arrangé l’atelier et les pièces attenantes d’une manière ravissante : lustres, fleurs, brocarts, statues. La salle à manger en buffet. Sur toutes les nappes blanches, des parterres de mimosas et de bruyères. Tigrane applaudi et très entouré. Une très belle après-midi pour ton fils. Tu eusses été si contente à Paris. À huit heures, un très beau dîner pour quelques intimes en l’honneur de la lecture. Quelques jours auparavant, ils m’avaient prié à déjeuner pour rencontrer miss S…, une beauté anglaise… Une petite branche de bruyères cueillie pour toi… »

15 février 1897.

« … Les événemens de Crète m’ont fourni du travail pour les journaux et quelques ressources. Je suis loin d’être satisfait. Il me semble que je cours sur un parapet entre le succès et la Seine… Je continue devoir souvent les Américains : les D…, les M…, les H…, et leurs amis. Ce monde me plaît et me convient par ses allures franches et parce qu’il lui manque l’esprit bourgeois et l’égoïsme étroit. »

Paris, 27 février 1897.

« Je suis alité de nouveau depuis hier. Toute fatigue que je subis se porte sur les intestins. Je crois bien que c’est le seul héritage que m’a laissé mon père. Je suis très content du petit thé que tu as pris en compagnie des B… et des M… Je voudrais pouvoir t’envoyer les moyens de répéter souvent la chose. Et il faudrait si peu d’argent pour que ces modestes distractions te fussent fréquentes ! Si j’avais eu une santé meilleure, j’aurais pu travailler trois ou quatre fois plus, gagner en proportion et nous procurer à tous deux une vie aisée. On se fait toujours l’illusion que les maladies sont passagères, qu’elles existent seulement pour quelques semaines ou quelques mois. Comme tu as bien fait de ne pas vouloir venir à Paris ! — Merci pour cette recette. — Je me dis toujours qu’à la première occasion où j’aurai quelque argent de poche, il me faudra t’acheter une foule de choses à la Pensée et chez Petit. Le numéro du 1er  mars de la Revue des Revues contient mon article sur la Crète. Il est signé XXX. Cet article arrive à point pour liquider mes dépenses d’hôtel. C’est, une satisfaction pour moi, lorsque, avec le produit de mon travail d’intelligence, j’arrive à couvrir mes dépenses matérielles. — Il y a du soleil ; je vais me lever dans l’après-midi. Très heureusement, mon indisposition, quoique fréquente, ne dure jamais plus d’une couple d’heures, trois tout au plus. — J’ai sur ma table une série d’articles qui m’attendent. Les sujets grecs me passionnent en particulier. Je corresponds toujours avec mes amis d’Athènes. Ils me voudraient là. Moi, je m’y souhaite. À la suite du bombardement de la Canée, j’ai rédigé, j’ai fait signer et j’ai porté, à la tête d’une délégation, au ministère de la Grèce, l’adresse dont tu as dû lire le texte dans le journal… »


Triste chose que l’exil, fût-ce à Paris, et qu’il s’agisse de Dante, dans la rue du Fouarre, ou du jeune Oriental, sur qui tombe notre pluie au sortir des fêtes brillantes du monde cosmopolite.

Vers le mois de mai 1897, durant la guerre gréco-turque, Tigrane put retourner dans sa chère Athènes. Les hommes politiques, les littérateurs, les journalistes l’accueillirent avec admiration, et c’est là qu’il écrivit ses meilleurs articles.

Les amitiés d’hommes sont des collaborations d’idées. Tigrane m’adressait les documens de sa vie publique, il ne m’écrivit rien d’une pleurésie qui, dans l’été de 1897, le mit très bas. Il voulut la soigner en Égypte, mais il y souffrit d’un hiver exceptionnellement froid et revint à Athènes où il se sentait moins triste de sa maladie. Bientôt il fallut quitter cette terre de consolation et suivre à Constantinople sa mère qui, prévenue par des amis, était venue le chercher. Elle nous a dit qu’en revoyant cette fameuse rade où les collines de Galata, d’Eyoub et de Stamboul dessinent avec la mer un immense sarcophage, il murmura : « Un tombeau ! »

Il mourut dans l’île des Princes, sur la mer de Marmara, le 1er  décembre 1899, âgé de vingt-neuf ans, épuisé de longues souffrances et sans bénéfice public.

Sa mère m’a écrit : « En me quittant, en 1896, Tigrane me disait pour atténuer le chagrin de notre séparation : « Tu seras la mère de Tigrane, » sans se douter que je serais la mère d’un pauvre saint supplicié… Peu de jours avant sa fin, vers le soir d’une journée ensoleillée, tournant son regard vers la fenêtre, il prononçait trois fois le nom d’une belle et charmante jeune fille qu’il avait laissée à Paris, en ajoutant : « France… Athènes… »

Quelque chose de léger et de généreux, c’est-à-dire de chevaleresque est éternellement sensible dans notre pays, qui rassure les courages non encore éprouvés, de même que l’Athènes antique met dans l’esprit des enthousiastes ces vertus de mesure et de prudence qui firent d’Ulysse son héros le plus populaire.

Tigrane demeure pour moi un peu énigmatique. On n’est pas d’une race préparée à Bagdad sans laisser quelque chose à deviner pour un Lorrain. Il me prête indéfiniment à réfléchir et, par là, il fait une société excellente pour l’imagination. Ce qu’il m’a montré m’inspire un tel goût que je sais avec certitude que tout ce qui me restait à découvrir de lui m’était approprié. Il a irrité, sans y satisfaire, mon désir de connaître la poésie de l’Orient, mais je tiens sa vie elle-même pour un charmant poème du divan oriental-occidental. La vie de Tigrane entraîne vers ces hautes régions où le sacrifice se transforme en volupté. Il s’était consacré à une magnifique œuvre d’art, il voulait restituer à sa nation une âme hellénique, pour qu’elle fût plus impatiente dans sa captivité et qu’elle touchât davantage ceux qui ont les sentimens humains.

Dans les conceptions des Hellènes, — fût-ce dans les sculptures exécutées à la grosse par des praticiens installés autour des cimetières, — il reste une telle spiritualité qu’un jeune esclave d’âme fière reçut de ces marbres, ses excitations, sa méthode et son suprême réconfort.

J’ai des amis d’une formation analogue à la mienne et qui m’ont donné des témoignages positifs. Je leur préfère ce jeune éphémère.


Maurice Barrès.