Un Voyage à Sparte
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 241-281).
II  ►


UN
VOYAGE À SPARTE


I


I. — LE DERNIER APÔTRE DE L’HELLÉNISME.


L’idée qu’on se faisait de la Grèce, de cette littérature et de cette contrée célèbre n’a pas toujours été la même en France, et elle a passé depuis trois siècles par bien des variations et des vicissitudes.
Sainte-Beuve.


Au lycée de Nancy, en 1880, M. Auguste Burdeau, notre professeur de philosophie, ouvrit un jour un tout petit livre :

— Je vais vous lire quelques fragmens d’un des plus rares esprits de ce temps.

C’étaient les Rêveries d’un païen mystique. Pages subtiles et fortes, qui convenaient mal pour une lecture à haute voix, car il eût fallu s’arrêter et méditer sur chaque ligne. Mais elles conquirent mon âme étonnée.

Avez-vous fait cette remarque que la clarté n’est pas nécessaire pour qu’une œuvre nous émeuve ? Le prestige de l’obscur auprès des enfans et des simples est certain. Aujourd’hui encore, je délaisse un livre quand il a perdu son mystère et que je tiens dans mes bras la pauvre petite pensée nue.

Les difficultés de la thèse de Ménard, l’harmonie de ses phrases pures et maigres, l’accent grave de Burdeau qui mettait sur nous l’atmosphère des temples, son visage blême de jeune contremaître des ateliers intellectuels, tout concourait à faire de cette lecture une scène théâtrale.

Trente petits provinciaux de Lorraine et d’Alsace n’étaient guère faits pour recevoir avec profit cette haute poésie essentielle, ce triple extrait d’Athènes, d’Alexandrie et de Paris. Il eût mieux valu qu’un maître nous proposât une discipline lorraine, une vue à notre mesure de notre destinée entre la France et l’Allemagne. Le polythéisme mystique de Ménard tombait parmi nous comme une pluie d’étoiles ; il ne pouvait que nous communiquer une vaine animation poétique. J’ai horreur des apports du hasard ; je voudrais me développer en profondeur plutôt qu’en étendue ; pourtant, je ne me plaindrai pas du coup d’alcool que nous donna, par cette lecture, Burdeau. Depuis vingt années, Ménard, sans me satisfaire, excite mon esprit.

Peu après, vers 1883, comme j’avais l’honneur de fréquenter chez Leconte de Lisle, qui montrait aux jeunes gens une extrême bienveillance, je m’indignai devant lui d’avoir vu, chez Lemerre, la première édition des Rêveries presque totalement invendue. À cette date, je n’avais pas lu les préfaces doctrinales de Leconte de Lisle, d’où il appert que l’esthétique parnassienne repose sur l’hellénisme de Ménard, et j’ignorais que les deux poètes eussent participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le second Empire écrasa. Je fus surpris jusqu’à l’émotion par l’affectueuse estime que Leconte de Lisle m’exprima pour son obscur camarade de jeunesse. Je fus surpris, car ce terrible Leconte de Lisle, homme de beaucoup d’esprit, mais plus tendre que bon, s’exerçait continuellement au pittoresque, en faisant le féroce dans la conversation ; je fus ému, parce qu’à vingt ans, un novice souffre des querelles des maîtres que son admiration réunit. Leconte de Lisle me peignit Ménard comme un assez drôle de corps (dans des anecdotes, fausses, je pense, comme toutes les anecdotes), mais il y avait, dans son intonation une nuance de respect. C’est ce qu’a très bien aperçu un poète, M. Philippe Dufour. « J’étais allé voir Leconte de Lisle, dit M. Dufour, au moment où la Revue des Deux Mondes publiait ses Hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes, me déclara le maître, parce que mon vieil ami Ménard m’a dit que c’est dans ces vers que j’ai le plus profondément pénétré et rendu le génie grec. » La jolie phrase, d’un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d’artistes, si parfaitement préservées que, bien au delà de la soixantaine, elles frissonnent d’amitié pour une même conception de l’hellénisme. « Tout est illusion, » a répété indéfiniment Leconte de Lisle, mais il a cru dur comme fer à une Grèce qui n’a jamais existé que dans le cerveau de son ami.

Heureux de donner un admirateur à Ménard, qui ne s’en connaissait guère, Leconte de Lisle me conduisit un matin chez Polydor, humble et fameux crémier de la rue de Vaugirard. Les Grecs, fort éloignés de nos épaisses idées de luxe, ont toujours réduit leurs besoins matériels à une frugalité qui nous paraîtrait misérable. Le vieil helléniste avait une maison place de la Sorbonne et, dans cette maison, une jeune femme charmante, mais il venait se nourrir pour quelques sous chez Polydor. Je vis mon maître, je vis des petits yeux d’une lumière et d’un bleu admirables au milieu d’un visage ridé, un corps de chat maigre dans des habits râpés, des cheveux en broussailles : au total, un vieux pauvre animé par une allégresse d’enfant et qui éveillait notre vénération par sa spiritualité. Nul homme plus épuré de parcelles vulgaires. Si j’aime un peu l’humanité, c’est qu’elle renferme quelques êtres de cette sorte, que d’ailleurs elle écrase soigneusement.

Depuis cette première rencontre, je n’ai jamais cessé d’entretenir des relations avec Louis Ménard. Je montais parfois l’escalier de sa maison de la place de la Sorbonne. J’évitais que ce fût après le soleil couché, car, sitôt la nuit venue, en toute saison, il se mettait au lit, n’aimant pas à faire des dépenses de lumière. Il occupait à l’étage le plus élevé une sorte d’atelier vitré où il faisait figure d’alchimiste dans la poussière et l’encombrement. On y voyait toute la Grèce en moulages et en gravures qu’il nous présentait d’une main charmante, prodigieusement sale. D’autres fois, nous faisions des promenades le long des trottoirs. Il portait roulé autour de son cou maigre un petit boa d’enfant, un mimi blanc en poil de lapin. Peut-être que certains passans le regardaient avec scandale, mais, dans le même moment, il prodiguait d’incomparables richesses, des éruditions, des symboles, un tas d’explications abondantes, ingénieuses, très nobles, sur les dieux, les héros, la nature, l’âme et la politique : autant de merveilles qu’il avait retrouvées sous les ruines des vieux sanctuaires.


C’était un homme un peu bizarre, en même temps que l’esprit le plus subtil et le plus gentil, ce Louis Ménard ! En voilà un qui ne conçut pas la vie d’artiste et de philosophe comme une carrière qui, d’un jeune auteur couronné par l’Académie française, fait un chevalier de la Légion d’honneur, un officier, un membre de l’Institut, un commandeur, un président de sociétés, puis un bel enterrement ! Il a été passionné d’hellénisme et de justice sociale, et toute sa doctrine, long monologue incessamment poursuivi, repris, amplifié dans la plus complète solitude, vise à nous faire sentir l’unité profonde de cette double passion.

Comme Jules Soury, fils d’un opticien, et comme Anatole France, fils d’un libraire, Louis Ménard est né de commerçans parisiens, nés eux-mêmes à Paris. Tous les trois, en même temps qu’ils m’émerveillent par leur aisance à respirer et à s’isoler au plus épais de la grande ville (d’où ils s’absentent rarement), sont aimables, curieux, ornés, simples de mœurs. Tout aboutit et se combine dans leurs cerveaux ; ils sont, comme leur ville, des esprits carrefours, tout à la fois athées et religieux.

Ménard est né dans l’automne de 1822 (19 octobre), rue Gît-le-Cœur. Il eut pour compagnon d’études, au collège Louis-le-Grand, Baudelaire qui le précédait de deux ans. En 1846, ils firent la connaissance de Leconte de Lisle qui débarquait à Paris. Celui-ci m’a raconté que, dès le premier jour, Baudelaire leur récita la Barque de Don Juan. Je crois avoir distingué que Leconte de Lisle appréciait mal Baudelaire. Le désir de produire de l’effet rendait le jeune Baudelaire insupportable : les poètes sont souvent démoniaques. Et puis, son parti pris aristocratique devait choquer dans ce petit cénacle où les Leconte de Lisle, les Ménard, les Thalès Bernard participaient de l’esprit généreux et absurde du Paris révolutionnaire à la fin du règne de Louis-Philippe.

Ménard travaillait dans le laboratoire du chimiste Pelouze. On lui doit la découverte du collodion, d’un usage si important par ses applications au traitement des plaies, à la chirurgie, aux matières explosibles et par son emploi décisif pour la photographie. C’est encore lui qui, le premier, réussit à cristalliser la mannite électrique, le plus puissant explosif connu. Au jugement de M. Marcelin Berthelot, Ménard était près des grandes découvertes modernes. Il tentait la fabrication du diamant, à côté de son ami Paul de Flotte, qui cherchait à faire de l’or, quand la révolution de 1848 éclata.

Tous ces jeunes gens se jetèrent dans le mouvement socialiste.

Louis Ménard, transporté d’indignation par les fusillades de Juin, publia des vers politiques, Gloria victis, et toute une suite d’articles, intitulés : Prologue d’une Révolution, qui lui valurent quinze mois de prison et 10 000 francs d’amende. Il passa dans l’exil, où il s’attacha passionnément à Blanqui et connut Karl Marx. Il vivait en aidant son frère à copier une toile de Rubens. Leconte de Lisle, envoyé en Bretagne par le Club des Clubs, pour préparer les élections, était resté en détresse à Dinan. Il gardait sa foi républicaine, mais se détournait, pour toujours, de l’action. Il s’efforça de ramener le proscrit dans les voies de l’art : « En vérité, lui écrivait-il, n’es-tu pas souvent pris d’une immense pitié, en songeant à ce misérable fracas de pygmées, à ces ambitions malsaines d’êtres inférieurs ? Va, le jour où tu auras fait une belle œuvre d’art, tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu’en écrivant vingt volumes d’économie politique. »

Le grand silence de l’Empire les mit tous deux au même ton. Et Ménard, à qui l’amnistie de 1852 venait de rouvrir les portes d’une France toute transformée, s’en alla vivre dans les bois de Fontainebleau.

Si l’on feuillette l’histoire ou simplement si l’on regarde autour de soi, on est frappé du grand nombre des coureurs qui lâchent la course peu après le départ, et qui, voyant le train dont va le monde, ne daignent pas concourir plus longtemps. Les hommes sont grossiers et la vie injuste. On peut s’exalter là-dessus et dénoncer les violences des puissans et la bassesse des humbles ; on peut aussi se réfugier dans le rêve d’une société où régneraient le bonheur et la vertu. Cette société édénique, selon Ménard, ce fut la Grèce. Il entreprit de la révéler aux cénacles des poètes et des républicains.

José-Maria de Heredia a souvent entendu Ménard lire du grec : « Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure fatiguée, Homère, Anacréon, Théocrite ou Porphyre, et traduisait. Aucune difficulté du texte ne pouvait l’arrêter, et sa voix exprimait une passion telle que je n’en ai connue chez aucun autre homme de notre génération. La vue seule des caractères grecs le transportait ; à la lecture, il était visible qu’il s’animait intérieurement ; au commentaire, c’était un enthousiasme. Sa face noble s’illuminait. Il en oubliait les soins matériels de la vie. Un soir d’hiver que nous expliquions l’Antre de Porphyre, je dus lui dire tout à coup qu’il faisait plus froid dans sa chambre sans feu que dans l’Antre des Nymphes. »

En sa qualité d’helléniste, Ménard poursuivait le divin sur tous les plans de l’univers : comme peintre dans la nature, comme poète dans son âme, comme citoyen dans la société. Il vécut et travailla avec les peintres de Barbizon, avec Troyon à Toucques, avec Jules Dupré à l’Isle-Adam, avec Rousseau. Pendant dix années, il a exposé une quantité de paysages au Salon. Le public les méconnut, mais Théophile Gautier les aima. J’ai vu l’entassement des toiles de Ménard couvertes de poussière dans sa maison de la Sorbonne. On dit avec justesse que le délicieux peintre-poète René Ménard a hérité et employé les dons de son oncle. Après avoir inspiré les hautes pages d’esthétique qui précèdent la première édition des Poèmes antiques, Louis Ménard publia ses propres poésies (1855), mais en façon de testament. S’était-il découragé devant la maîtrise de son ami ? « Je publie ce volume de vers, qui ne sera suivi d’aucun autre, disait-il, comme on élève un cénotaphe à sa jeunesse. Qu’il éveille l’attention, ou qu’il passe inaperçu, au fond de ma retraite, je ne le saurai pas. Engagé dans les voies de la science, je quitte la poésie pour n’y jamais revenir. » Essentiellement, ce qu’il demandait à l’étude de l’hellénisme, c’était d’accorder ses méditations et son activité, ses rêves d’art, sa turbulence révolutionnaire de jeune Parisien et son incontestable générosité citoyenne.

Au cours de ses longues rêveries dans les bois, sa prédilection pour la Grèce et sa haine de la Constitution de 1852 s’amalgamèrent. Il s’attacha au polythéisme comme à une conception républicaine de l’univers. Pour les sociétés humaines comme pour l’univers, l’ordre doit sortir de l’autonomie des forces et de l’équilibre des lois ; la source du droit se trouve dans les relations normales des êtres et non dans une autorité supérieure : Homère et Hésiode prononcent la condamnation de Napoléon III.

Ménard exposait ces vues à M. Marcelin Berthelot, au cours de longues promenades péripatéticiennes, sous les bois paisibles de Chaville et de Virollay. M. Berthelot et son ami Renan étaient des réguliers. Ils pressèrent Ménard de donner un corps à ses théories ingénieuses sur la poésie grecque, les symboles religieux, les mystères, les oracles, l’art, et de passer son doctorat. Ils auguraient que sa profonde connaissance du grec lui assurerait une belle carrière universitaire.

La soutenance de Ménard eut beaucoup d’éclat. Nous avons sa thèse dans le livre qu’il a intitulé : La morale avant les philosophes, et qu’il compléta, en 1866, par la publication du Polythéisme hellénique. C’est quelque chose d’analogue, si j’ose dire, au fameux livre de Chateaubriand ; c’est une sorte de Génie du polythéisme. Le polythéisme était un sentiment effacé de l’âme humaine ; Ménard l’a retrouvé. Il est le premier qui n’ait pas partagé l’indignation de Platon contre la mort de Socrate. Socrate se croyait bien sage de rejeter les traditions antiques et de dénoncer des fables grossières ; il pensait épurer l’intelligence athénienne et dissiper les ténèbres de l’obscurantisme, mais un scepticisme général sortit de son enseignement. Un peuple qui a renié ses dieux est un peuple mort, écrit Ménard. Et ce n’est pas l’art seulement, c’est la liberté qui mourait avec le polythéisme.

Le nouveau docteur désirait de partir pour la Grèce et il allait l’obtenir, quand un fonctionnaire s’y opposa, sous prétexte que la thèse du postulant se résumait à dire que « le polythéisme est la meilleure des religions, puisqu’elle aboutit nécessairement à la république. »

Ce fonctionnaire impérial avait bien de l’esprit.

Avec son émotivité d’artiste et de Parisien, Ménard était à point pour participer à tous les enthousiasmes et toutes les bêtises de l’Année terrible. Heureusement qu’une pleurésie l’empêcha de prendre part à la Commune. Il se serait fait tuer sur les barricades ou exécuter par les tribunaux de répression. Il ne put que la glorifier. Ses amis blâmèrent son exaltation. Il s’enfonça tout seul dans l’ombre.

Il y médita son chef-d’œuvre, les Rêveries d’un païen mystique.

Ce petit volume mêlé de prose et de vers, d’une dialectique allègre et d’un goût incomparable, un des honneurs du haut esprit français assailli par le vulgaire et par les étrangers, peut servir de pierre de touche pour reconnaître chez nos contemporains le degré de sensibilité intellectuelle.

Nos plus illustres mandarins, la chose éclate avec scandale dans le Tombeau de Louis Ménard (édité par le jeune Édouard Champion), ignoraient ou ne comprirent pas Ménard. C’est qu’à notre époque, il y a plus d’écrivains à tempérament que d’esprits justes et plus de brutalité que de maîtrise.

Sur le tard, l’auteur des Rêveries eut une grande satisfaction. Le conseil municipal de Paris, soucieux de dédommager un vieil enthousiaste révolutionnaire, créa pour Ménard un cours d’histoire universelle à l’Hôtel de Ville. Louons les gens d’esprit qui firent agréer Ménard par une majorité d’anticléricaux et de socialistes bien incapables de le juger. En réalité, les idées sociales et religieuses du vieil hellénisant ne pouvaient satisfaire aucun parti ; même elles devaient déplaire gravement à tous les élus, de quelque coterie qu’ils fussent, car le programme politique de Ménard, c’est, avant tout, la législation directe et le gouvernement gratuit, qu’il emprunte aux républiques de l’antiquité. Ménard méprisait de tout son cœur notre prétendue démocratie : « Je resterai dans l’opposition, m’écrivait-il un jour, tant que nous ne serons pas revenus à la démagogie de Périclès. » Dans cette attente, et pour mieux protester contre un siècle trop peu athénien, il se tenait dans les partis extrêmes ; mais il repoussait le parti des satisfactions du ventre. Il ne pensait pas qu’on pût se passer d’une règle idéale pour la conduite de la vie. Cela éclate dans ses cours, dédiés à Garibaldi, comme au champion de la démocratie en Europe. Ils sont d’un grand esprit, mais qui mêle à tout des bizarreries. « J’aime beaucoup la Sainte Vierge, m’écrivait-il ; son culte est le dernier reste du polythéisme. » À l’Hôtel de Ville, il justifiait les miracles de Lourdes et, le lendemain, faisait l’éloge de la Commune. Le scandale n’alla pas loin, parce que personne ne venait l’écouter.

En hiver, Ménard professait dans la loge du concierge de l’Hôtel de Ville. À quoi bon chauffer et éclairer une salle ? N’était-il pas là très bien pour causer avec l’ami et unique auditeur qui le rejoignait ?

C’est peut-être chez ce concierge et dans les dernières conversations de Ménard qu’on put le mieux profiter de sa science fécondée par cinquante ans de rêveries. Ce poète philosophe n’avait jamais aimé le polythéisme avec une raison sèche et nue ; mais, à mesure qu’il vieillit, son cœur, comme il arrive souvent, commença de s’épanouir. Il laissa sortir des pensées tendres qui dormaient en lui et qu’un Leconte de Lisle n’a jamais connues.

Il me semble que nous nous augmentons en noblesse si nous rendons justice à toutes les formes du divin et surtout à celles qui proposèrent l’idéal à nos pères et à nos mères. Leconte de Lisle m’offense et se diminue par sa haine politicienne contre le moyen âge catholique. Il veut que cette haine soit l’effet de ses nostalgies helléniques ; j’y reconnais plutôt un grave inconvénient de sa recherche outrancière, féroce du pittoresque verbal. Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhétorique, mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime accorder entre elles les diverses formules religieuses. Ménard se plaisait à traduire sous une forme abstraite les dogmes fondamentaux du christianisme, afin de montrer combien ils sont acceptables pour des libres penseurs. Et par exemple, il disait que, si l’on voulait donner au dogme républicain de la fraternité une forme vivante et plastique, on ne pourrait trouver une image plus belle que celle du Juste mourant pour le salut des hommes.

Je soupçonne bien qu’il y a une part de jeu littéraire dans cette interprétation des symboles, mais elle est servie, protégée par un goût exquis. C’est de la science animée par le plus délicat amour. Et puis, de tels jeux de l’esprit sont d’une grande importance pour la paix sociale. Ils permettent de concilier la foi, le doute et la négation ; ils aident des athées, des esprits passionnés pour l’analyse et l’examen à éviter l’anarchie et à s’accommoder de l’ordre traditionnel qui porte nos conceptions de la vertu et de l’honneur.

Je ne puis pas regarder sans attendrissement la position qu’a prise Ménard dans l’équipe des Burnouf, des Renan, des Taine et des Littré. Ces grands travailleurs attristés, attristans, nous font voir les dieux incessamment créés et puis détruits par nous autres, misérables hommes Imaginatifs. La conséquence immédiate de cette vue sur la mutabilité des formes du divin devrait être de nous désabuser des dieux. Mais par une magnifique ressource de son âme de poète, Louis Ménard y trouve un argument de plus en leur faveur. Ils sont tous vrais, puisqu’on doit voir en eux les affirmations successives d’un besoin éternel.

Que l’on me passe une image qui n’est irrespectueuse qu’en apparence. Ménard me fait songer à la sœur de Claude Bernard, qui, pour réparer les crimes de la physiologie, a ouvert un asile de chiens. Louis Ménard, le compagnon de ces philologues qui détruisirent, chez nous, la religion, a prétendu abriter dans son intelligence tous les dieux. Il ne les jette point ignominieusement au Scheol ; il les recueille et les honore comme sur un Olympe, dans sa conscience d’historien et d’artiste. Chez ce grand Aryen vivent côte à côte toutes les formes de l’idéal. Ménard n’a pas jeté le cri blasphémateur de James Darmesteter, un cri dont Leconte de Lisle se convulsait de plaisir. James Darmesteter, âpre prophète d’Israël, a vu dans un songe le Christ tombé du ciel et assailli par les huées des mille dieux qu’il avait détrônés : « Te voilà donc blessé comme nous, Galiléen, te voilà semblable à nous. Ta splendeur s’est éteinte et tes lyres se sont tues. » Ménard n’admet point qu’aucune splendeur se soit éteinte, ni qu’aucune lyre se soit tue. Il prophétise la communion universelle des vivans et des morts, la grande paix des dieux. Et, spécialement, il honore dans le christianisme l’héritier de la morale grecque. Entre tous les grands systèmes encore vivans de philosophie sociale, seule la doctrine du Christ fait une place pour l’énergie virile de la lutte contre soi-même, pour l’héroïque effort de la volonté ; elle établit la suprématie de l’âme sur les attractions du dehors.

Toutefois, pour nuancer exactement la pensée chrétienne de Ménard, observons qu’il disait : « Je ne puis être chrétien, qu’à la condition d’être protestant, car je tiens absolument à garder mon droit illimité de libre examen et d’interprétation. » Peut-être suivait-il là une inclination de famille ; je suppose que c’est lui-même qui parle, quand il fait dire à un personnage de ses petits dialogues : « Mon trisaïeul est mort dans la persécution qui suivit la révocation de l’Édit de Nantes et ses enfans ont été convertis au catholicisme par autorité du roi. » Plus sûrement, il subissait les mêmes influences intellectuelles qui décidèrent un Taine, né catholique et devenu un pur stoïcien, à réclamer pour son enterrement un pasteur. Dans ce temps-là, Renouvier, l’ami de Ménard, voulait protestantiser la France. Il faudra qu’on étudie un jour comment la crise de 1870-71 obligea et oblige encore les libres penseurs individualistes à reconnaître la nécessité d’un lien social, d’une religion.


La Grèce avait été présente sous chacune des pensées et l’on peut dire sous chacun des actes de Ménard. C’est sur la guerre de l’indépendance hellénique, de 1821 à 1828, qu’il fit ses dernières leçons. Ce suprême hommage à ses chers Hellènes fut d’ailleurs annulé par l’étrange manie où il venait de tomber.

Vers la fin de sa carrière, ne s’avisa-t-il pas de se passionner pour la réforme de l’orthographe ! Ses ouvrages n’ayant jamais eu les lecteurs auxquels son génie l’autorisait à prétendre, il se préoccupa de dégoûter ses rares fidèles. Il fit des sacrifices pour qu’on réimprimât les Rêveries d’un paien mystique en orthographe simplifiée. Il ne simplifiait ni la tâche de ses lecteurs ni la tâche de ses imprimeurs. Ce nouveau texte est ignoble à l’œil et, pour l’entendre, il faut le lire à haute voix.

J’ai eu l’honneur d’avoir Ménard pour collaborateur à la Cocarde (septembre 1894 à mars 1895), où furent ébauchées toutes les idées d’une régénération française. Il s’agissait de faire « sentir que le parti fédéraliste était le parti national et que le parti national perdrait les trois quarts de ses forces s’il ne devenait pas un parti fédéraliste. On insistait pour substituer au patriotisme administratif un patriotisme terrien et remplacer l’image de la France idéale chère à quelques rhéteurs par l’idée d’une France réelle, c’est-à-dire composée, comme dans la réalité, de familles, de communes et de provinces : tous élémens non point contraires ou divisés entre eux, mais variés, sympathiques et convergens[1]. » Louis Ménard nous avait apporté une belle étude : Les classes dirigeantes et les ennemis de la société. Il désira qu’elle fût orthographiée d’après son système. Il fallut plus de cinq épreuves pour arriver à maintenir les fautes que la grammaire réprouvait, et que Ménard exigeait. Quand le secrétaire de rédaction, enfin, eut obtenu le bon à tirer, le public se fâcha : « Quel charabia incompréhensible ! » Et Ménard se désolait : « Ils ont encore corrigé mes fautes. »

Il y a du défi au public dans cette extrémité d’un homme de grand goût gâtant son œuvre à plaisir. Une part de responsabilité est imputable à mon homonyme M. Jean Barès, qui est venu de Colombie à Paris pour réformer le français. Un galant homme, d’ailleurs, et qui donne l’exemple du sacrifice de toutes les manières. Il consacre ses revenus à subventionner ceux qui écrivent aussi mal que lui, c’est-à-dire qui suppriment les lettres redoublées, et même, pour donner l’exemple, il s’est exécuté, il a supprimé un r dans notre nom. Mais pourquoi ne s’appelle-t-il pas Jan, comme jambon ?

Puisque toute manière d’écrire est conventionnelle, je ne perdrai pas mon temps à apprendre une nouvelle orthographe L’honorable Colombien me dit qu’il y a des règles compliquées et des mots difficiles. Eh ! monsieur ! qui vous empêche de faire des fautes ? On ne vous mettra pas à l’amende.

Je souhaite que M. Jean Barès échoue dans son apostolat. Pour tout le reste, mes vœux l’accompagnent, car il plaisait beaucoup, je dois le reconnaître, à mon vénéré maître Ménard. D’ailleurs nous devons à ce fâcheux M. Barès une page délicieuse. Je veux la transcrire, charmante et bizarre, telle qu’il l’a donnée dans le Tombeau de Louis Ménard.

« Malgré tous ses déboires, Ménard avait conservé un fond de gaîté… Lors de sa dernière vizite au Réformiste (c’est le journal de M. Barès), nous cauzâmes longuement de la réforme, de la vie et même de la mort q’il sentait venir.

« — Je suis vieus et bien cassé, me dizait-il, néanmoins une bien grande et bèle dame est devenue amoureuse de moi et a solicité mon portrait.

« — Diable, lui dis-je, céte dame ne semble pas vous croire aussi cassé qe vous prétendez l’être.

« — Je n’en sais rien, me dit-il, mais le fait est vrai.

« — Mon cher maître, je n’en doute pas.

« — Oui, je vois qe vous en doutez, et pour qe vous n’en doutiez plus, je vais vous dire son nom.

« — Comme vous voudrez.

« — Eh bien ! la dame en question n’est autre que la ville de Paris qi m’a demandé le portrait dont je vous ai parlé pour le placer au muzée du Luxembourg.

« Aussitôt son explication terminée, le cher maître se mit à rire et je fis comme lui, bien qe ce fût un peu à mes dépens.

« Un moment plus tard Ménard reprenait :

« — La ville de Paris n’est pas la seule dame qi me dézire, je suis aussi courtisé par une autre. Céte dernière est moins bêle, mais èle est encore plus puissante, ce qi ne suffit pas à me la faire aimer. Néanmoins, èle sait qe je ne la crains pas. Voulez-vous savoir son nom ?

« — Je veux bien.

« — Èle s’apèle la Mort.

« Hélas ! les deus amoureuzes de l’inoubliable et grand Louis Ménard ont obtenu satisfaction : l’une a reçu le portrait et l’autre a emporté l’original. »

Quelle charmante histoire, n’est-ce pas, mais quelle cacographie !

La dernière fois que je vis Louis Ménard, il se réjouissait d’une longue étude que Philippe Berthelot, le fils de l’illustre savant, projetait sur son œuvre. Je me serais bien mal expliqué dans les pages qui précèdent si l’on pouvait admettre chez le vieux philosophe déclinant la moindre vanité d’auteur : « Ne parlez pas de moi, parlez de mes idées, » disait-il à son jeune admirateur. Philippe Berthelot promit à Louis Ménard de « bien parler des dieux d’Homère. » Le pauvre et délicieux homme est mort sans cette satisfaction qu’il attendait impatiemment.

Depuis lors, Philippe Berthelot a publié des Pages choisies, précédées d’une étude digne de son objet. J’en veux citer une belle page :

« Louis Ménard est mort le 9 février 1901, dans cette petite rue du Jardinet qui traverse la cour de Rohan, blottie au creux d’un mur d’enceinte du vieux Paris ; c’est là qu’il s’est éteint au milieu des ouvriers et des gens du peuple, pour qui il avait rêvé la justice ; au ras de terre, car il ne pouvait plus marcher. À son chevet le vieux païen a cru voir la sombre figure des Érynnies et il a confessé ses fautes. Mais devons-nous oublier l’indifférence du siècle ? À son heure dernière, accablé par le sentiment de sa solitude, il a douté de son génie. Il est parti, délaissé par ceux à qui il avait tout donné ; mais pardonné de celle qu’il avait aimée et méconnue : c’est à peine si l’on a pu mettre dans sa main fermée une de ses belles médailles grecques, l’image divine d’Athéné, l’obole que réclamait Charon. »

Il y a dans ces lignes harmonieuses et voilées tout le drame intime de la vie de Ménard.


J’ai bien des fois cherché à comprendre ce véritable scandale qu’est l’échec de Louis Ménard. Comment l’un des esprits les plus originaux de ce temps, à la fois peintre et poète, érudit et savant, historien et critique d’art, admiré de Renan, de Michelet, de Gautier, de Sainte-Beuve, a-t-il pu vivre et mourir ainsi complètement inconnu du public ?

L’ardeur de sa pensée démocratique a-t-elle éloigné de lui les craintifs amis des lettres ? A-t-il distrait la gloire en s’essayant dans des genres si divers ? Peut-être, mais surtout il y a trop de gens qui lisent aujourd’hui. Leur masse, en se portant sur un livre médiocre, crée des succès injustifiés et rejette dans l’ombre des ouvrages de la plus haute valeur.

Je crois, en outre, que Ménard fut gêné de la manière la plus déplorable et la plus comique par un tas d’homonymes. Sa découverte du collodion est attribuée par les dictionnaires spéciaux à un Américain nommé Maynard qui, de bonne foi, la refit en effet, après lui, et, sans les rectifications proposées par M. Berthelot, l’erreur durerait encore. Plusieurs littérateurs, dont un qui eut cette aventure de publier comme inédites des pages de Bossuet qui figuraient déjà dans les Œuvres complètes, portent les noms de Menars, Mesnard, Maynard et même de Louis Ménard ; ils n’ont pas peu contribué à embrouiller les notions du public. Un jour que j’avais cherché dans un article de journal à tracer de notre maître une image exacte et noble, un lecteur m’écrivit : « Merci, monsieur, de nous avoir donné, à ma femme et à moi, des nouvelles du joyeux compagnon qui nous a tant fait rire dans un voyage à Dieppe l’an dernier. Nous avions bien soupçonné que ce charmant garçon écrivait, car personne ne tournait comme lui le calembour. » Mon correspondant s’égarait grossièrement. Le sentiment religieux demeura toujours le centre de Ménard, et même cette préoccupation suffit à expliquer son échec auprès du public. L’attitude d’un laïque et d’un libre penseur, qui, sans préoccupation polémique, étudie le divin, est peut-être bien ce qu’il y a de plus étranger à notre goût français.

Ménard posséda toutefois un disciple, M. Lami, esprit exalté, d’une rare distinction. Il ne le garda pas longtemps. Après avoir prié Brahma toute une nuit, M. Lami se jeta par la fenêtre en disant :

— Je m’élance dans l’éternité.

Un ami commun, M. Droz, ne voulut pas croire à cette mort extraordinaire.

— Je savais bien qu’il était fou, disait-il à Ménard, mais je croyais que c’était comme vous.

Ces hautes préoccupations du sentiment religieux plaisent beaucoup aux étrangers ; Ménard, s’il était traduit, aurait un immense succès dans les pays anglo-saxons. Avant la guerre, il y avait des curiosités de cette sorte en France. Elles nous valurent certaines Méditations de Lamartine, le Port-Royal de Sainte-Beuve, l’œuvre de Renan et la poésie de Leconte de Lisle. Je suis arrivé à Paris assez à temps pour en recueillir l’écho. Mais, de plus en plus, notre inaptitude à saisir ce qu’est la religion se constate par l’impuissance où nous sommes, plus qu’aucun autre peuple en Europe, à résoudre nos difficultés éternelles de cléricalisme et d’anti-cléricalisme. Nos lettrés, à cette heure, ne font plus oraison. Pour ma part, je dois l’avouer, quand Ménard, depuis l’Acropole ou, plus exactement, depuis le Serapeum d’Alexandrie, regarde l’écoulement éternel de la matière divine, il m’inspire du respect plutôt qu’il ne conseille mon activité. J’admire son grand art, jamais appuyé, d’écrivain ; je m’ennoblis en goûtant sa poésie ; sa figure solitaire, un peu bizarre, me repose de tant d’âmes intéressées ou communes ; parfois j’invoque son autorité, puisque aussi bien il a entrevu certaines conséquences de ce culte des morts qui semble se former dans nos grandes villes modernes ; et pourtant, sa pensée de fond, son polythéisme m’ennuie. C’est peut-être Ménard qui m’a conseillé le voyage de Grèce, mais sa voix, si plaisante sous le ciel nuancé de Paris, n’a tout de même pas su m’émouvoir d’une vénération qui donnât leur sens plein, leur vie mystique aux temples quand je foulai le vieux sol pittoresque.


II. — LE DÉPART


La curiosité qui m’oriente vers Athènes m’est venue du dehors plutôt que de mon cœur profond. Si le salon de Leconte de Lisle (les Ménard, les Anatole France, les Henry Houssaye) n’avait pas eu tant de prestige sur mon imagination à vingt ans, irais-je de moi-même chercher dans l’Athènes de Périclès un complément de ma culture ?

Sur le paquebot du Pirée, je songe qu’en peu d’heures, j’aurais pu gagner Barcelone et gravir le Montserrat, ou bien franchir une fois encore le ravin de Tolède et regarder les Greco qui savent toujours, ainsi que les Zurbaran de Séville, me dire des paroles excitantes. C’est avec une sorte de maussaderie et pour remplir un devoir de lettré que je vais me soumettre à la discipline d’Athènes. Saurai-je l’entendre ?

Quand notre bateau doubla Notre-Dame de la Garde, dix religieuses, pressées sur un banc du pont comme des oiseaux sur un bâtonnet, ont prié pour obtenir une traversée favorable. Leur latin de bréviaire éveille en moi une sensibilité catholique pas trop lointaine, mais qu’est-ce que le polythéisme d’Hellas, tel que pour les initiés il flotte encore sur les débris du Parthénon ?

Un sage voyageur voudrait agir comme ces animaux qui prennent la couleur, la forme, l’apparence exacte des objets qui les entourent. Un beau voyage, c’est un cas de mimétisme. Gautier épanouit une âme orientale, Stendhal milanaise, Corneille espagnole et M. Taine britannique. Certes un Corneille se construit une Espagne autrement forte que celle de Gautier, mais enfin, l’un comme l’autre, ils ont su mettre de l’unité dans leur vision, et se faire de l’âme avec des beautés étrangères. Aurai-je leur bonheur ?

Je suis d’une race qui trouva ses dieux au plus épais des forêts. Ils me favorisent encore en Lorraine et en Alsace, tandis que les divinités marines m’énervent avec leur sel et leur mobilité.

J’ai traversé comme un colis des messageries, et nullement comme un Ulysse, une mer qui m’embrouillait tout. Nous fîmes une courte relâche à Naples, grossière et pleine de cris matinaux, sous un ciel voilé qui ne laissait point chanter Ischia, Castellamare, Sorrente, ni le Pausilippe. Dans la nuit, le Stromboli jetait des flammes et prêtait à ces rêveries où, sur mer, l’esprit le mieux discipliné s’égare. Le commandant me dit : « Nous passerons à deux heures du matin Charybde et Scylla. Par votre hublot, vous respirerez les orangers de la Sicile. » Nous franchîmes les limites de l’antiquité latine pour entrer dans la grecque. Après vingt-quatre heures, nous arrivâmes aux falaises basses de Cythère. Aurais-je atteint l’âge de n’y voir qu’un écueil sans agrément ? Des îlots, puis les escarpemens d’Hydra me confirmèrent dans ma déception. Les géographes, en dénonçant l’aridité des contours du Péloponèse, ne m’avaient point jusqu’alors gêné pour y amasser de la volupté, car j’imaginais une désolation émouvante comme le visage des héros vaincus ou, mieux encore, déchirante comme le cri des violons tziganes dans une nuit chargée de parfums. Mais, sous un ciel pareil au nôtre, j’ai vu leurs roches usées par les chèvres, dirait-on, plutôt que brûlées par une activité surhumaine. Ces lieux du miracle hellénique ont passé l’automne extrême où la fleur qui vient de défaillir couvre encore le sol de ses pétales.

Si puissante est la force de ces grands noms de la poésie, qu’après quelques semaines, mon imagination, repoussant mon expérience, rétablit sur ces îlots des beautés enivrantes et vagues. Le mirage restaure son règne sur les pauvres écueils, d’où ma lorgnette l’avait chassé. Mais, en avril 1900, comme je suivais la mer d’Ionie et de Crète, déçu par l’horizon, j’étais réduit à me pencher sur le sillage des illustres pèlerins qui vinrent avant moi chercher la Raison dans sa patrie, et je subissais avec eux cette alternative d’ardeur et de déception où nous balancent des noms qui parlent si fort et des rivages si muets.

Le quatrième jour, par un ciel lumineux et sur une mer indulgente, nous entrâmes au golfe d’Athènes. Toute sauvagerie a disparu ; l’abrupt se transforme en netteté et fermeté. Voici les îles d’Égine, de Salamine, et puis, dans une échancrure que forment deux belles montagnes, un rocher apparaît qui porte quelques colonnes et le triangle d’un fronton. Le cœur hésite ; le doigt, le regard interrogent. Cette petite chose ?… C’est l’Acropole, semblable à un autel, et qui nous présente, avec la plus étonnante simplicité, le Parthénon.

Vue à trois lieues depuis la mer, au fond d’un golfe pur, resserrée entre les montagnes et sans défense, l’Acropole émeut comme un autel abandonné. Eh quoi ! tant de confiance ! Le plus précieux morceau de matière qui soit au monde s’expose si familièrement ! Un mouvement de vénération nous convainc avant que, de si loin et si vite, Minerve ait pu toucher notre intelligence.

Ce petit rocher ruineux se rattache en nous à tant d’idées préalablement associées que ce seul mot des passagers : « Athènes ! voici l’Acropole ! » détermine dans ma conscience le même bruissement qu’un coup de vent dans les feuilles de la forêt. Mon jugement propre n’avait aucune part dans mon enthousiasme, car ce premier aspect d’Athènes, exactement, me déconcertait par son apparence de bibelot bizarre ; mais les Chateaubriand, les Byron, les Renan, les Leconte de Lisle s’agitaient, faisaient une rumeur de foule dans les parties subconscientes de mon être.


III. — PREMIÈRE VISITE À L’ACROPOLE


Je fis ma première visite au Parthénon une heure après mon débarquement dans Athènes.

Encore mal débarrassé du sel marin et de la poussière du Pirée, je me tenais sur le perron de l’hôtel et m’orientais vers l’Acropole quand de grands cris m’étonnèrent.

Une voiture paysanne, sa roue rompue, venait de verser ; douze officieux accourus ramassaient un enfant, et sur son petit front le malheureux serrait ses mains instantanément sanglantes. Une émotion d’horreur anéantit ma joie. Un cocher empoigna l’enfant, courut vers son fiacre, le mit sur le siège à son côté et fouetta vers quelque pharmacie ; mais la victime, qu’il tenait d’une seule main et que le sang couvrait de plus en plus, faillit à un tournant retomber. Le beau ciel me révolta. « Je vais goûter, me disais-je, un plaisir d’art, le plus grand, je crois, de ma vie ; que ne puis-je en le sacrifiant racheter la peine de ce faible ! »

Tandis que je gravissais l’Acropole, non par la route carrossable, que je n’avais pas su trouver, mais à travers les masures des pentes et sur les vieux sentiers turcs, ma pensée, mise en mouvement par ce drame de la rue, s’en alla, je me le rappelle, vers ces enfans que la République, peu avant Platées, lapida parce que leur père proposait d’accepter les avances des Perses.

C’est peut-être puéril que je teinte avec le sang de ce petit écrasé ma première image du Parthénon, mais c’est un fait, et grâce auquel le Parthénon m’a tout de suite été une émotion vivante. Si je fus sur l’Acropole d’esprit médiocre ou peu rapide, du moins n’y ai-je pas conduit des nerfs enveloppés, protégés par la poussière des livres. Sur la haute terrasse, les Propylées franchies, dans le premier émoi d’un spectacle longuement annoncé, et quand l’harmonie des monumens avec le cercle des montagnes ébranlait en moi ces ressources de respect que nous autres, bons Celtes, nous promènerons toujours à travers les hommes et les choses, je me tournai d’instinct vers Salamine et vers Marathon pour remercier les soldats, les tueurs, qui permirent à la pensée grecque, à la perfection, d’exister. « Non seulement leur pays conserve leurs noms gravés sur des colonnes, mais, jusque dans les régions les plus lointaines, à défaut d’épitaphes, la renommée élève à leur mémoire un monument immatériel. » Ainsi parla, jadis, Périclès. Et ma présence, après vingt-trois siècles, justifiait cet engagement. Mais, en même temps, je sentais combien de choses diaboliques soutiennent ce que nous jugeons divin. J’entendais la mère qui poursuivit Périclès de ses lamentations.

Cette mince circonstance méritait-elle que je la rapportasse ?

Je perdrais sans gloire mon temps si, dans un voyage voulu pour mon perfectionnement, je manquais de sincérité envers moi-même. Qu’ai-je trouvé d’abord au milieu de cet horizon sublime et sur les rocailles de ce fameux rocher ? Quelque chose de ramassé, de farouche et de singulier, une dure perfection, sous laquelle je crus entendre des gémissemens.


IV. — LES PAS DANS LES PAS


Les yeux sans cesse rappelés vers le Parthénon, j’ai, pendant quinze jours, parcouru l’Athènes moderne, élégante, plaisante, j’allais dire pimpante, et les vieux quartiers, pleins de turqueries, où de gros personnages, vêtus de fustanelles, manient les grains de leurs fastidieux « Komboloi. » Les masures accrochées aux flancs de l’Acropole me redisaient la phrase dont vécut la mélancolie des voyageurs romantiques : « Athènes n’est plus qu’un village albanais. » En visitant les fouilles récentes, l’Agora, les maisons étroites des contemporains de Périclès, leurs citernes, les puits où coulait le vin de leurs pressoirs, je me plaignais secrètement de trouver plus de « curiosités » archéologiques que de beautés évidentes. Bien que je doive en rougir, je me rends compte que je cherchai d’abord dans Athènes des objets analogues à ceux qui, dans d’autres pays, m’avaient donné du bonheur. Je ne trouvai point d’agrémens faciles, sensuels, dans ce pays de la raison.

Timidité ou manque de goût, j’ajournais d’attaquer l’Athènes essentielle, et je ne songeais pas à me placer moi-même au centre des beautés que j’entrevoyais. J’élaborais des jugemens analogues à ceux des littérateurs qui me précédèrent ici. Avec une régularité qui mènerait au désespoir des hommes assez imprudens pour s’attarder à réfléchir sur notre effroyable impuissance, nous mettons éternellement nos pas dans les pas de nos prédécesseurs immédiats. Les ombres de Byron et de Chateaubriand, que j’avais amenées de Paris, m’accompagnaient dans toutes mes dévotions. C’est à former des rêveries qui s’accordassent avec les leurs que j’employai ma première semaine, et du temple de Thésée au Pnyx, à l’Aréopage et à la colline des Nymphes, sous une lumière brûlante, j’ai vagué sans que le sol de l’Attique me fût plus nourrissant que les gravats que paissaient, durant cette semaine de la Pâque grecque, d’innombrables agneaux pascals.

J’ai vu la tribune aux harangues. Je me suis trouvé incapable d’y ressusciter Démosthène. Le contact des objets et la vue de ce petit canton hellénique, loin de servir mon imagination, la gênent, la désorientent. L’hellénisme, pour nous autres bacheliers, c’est un Olympe, un ciel, le pays des abstractions académiques. Nul moyen de camper, sous ce beau ciel, mon Démosthène des classes, qui était un type vague, un pâle esclave des professeurs. Au contraire, sans nul effort et presque malgré moi, je vois sur cette pierre, à la fois fat et généreux, Alphonse de Lamartine, tel qu’il s’y complut un soir d’août 1832, à comparer le sort de l’orateur avec le sort du poète. Il se promettait de réunir leurs deux destinées : « Hélas ! disait-il, les hommes, jaloux de toute prééminence, n’accordent jamais deux puissances à une même tête. » Avidité d’une âme ardente à la vie ! Sur le tard, Lamartine paya cette vaine gloire de sa jeunesse. « Pourquoi ai-je réveillé l’écho qui dormait si bien dans les bois paternels ? Il me poursuit maintenant que je voudrais dormir à mon tour. » On apprécie toutes les nuances d’une telle vie, et l’on aime Lamartine ; mais ses malheurs font à Démosthène une draperie de théâtre, aussi belle qu’indifférente.

Dans cette saison où les cerisiers en fleur atténuent les rocailles, j’ai tenté quelques courtes promenades. J’aurais voulu retrouver à Keratea cette cabane d’Albanais où M. de Chateaubriand crut mourir de la fièvre ; dans son délire, il chantait la chanson de Henri IV, il regrettait son ouvrage interrompu et Mme de N…, tandis qu’une jeune indifférente, de dix-sept ans et pieds nus, vaquait à ses travaux dans la pièce.

Je me suis promené sous les oliviers peu nombreux de Colone. Depuis longtemps, je m’étais promis d’y murmurer comme une formule magique le couplet de Sophocle : « Étranger, te voici dans une contrée célèbre par ses chevaux et le meilleur séjour qui soit sur la terre, c’est le sol du blanc Colone. Les rossignols font entendre leurs plaintes mélodieuses dans ces bois sacrés, impénétrables à la lumière ; les arbres chargés de fruits y sont respectés des orages, et dans ses fortes allégresses, Bacchus aime de promener ici le cortège de ses divines nourrices. Chaque jour, la rosée du ciel y fait fleurir le narcisse aux belles grappes et le safran doré, couronne antique des deux grandes déesses. La source du Céphise y verse à flots pressés une onde qui ne dort jamais… » La présence réelle des oliviers, des grèves où devrait couler la rivière et des pures montagnes d’Athènes, n’ajoutait rien à la force de Sophocle, mais plutôt me communiquait la tristesse d’une déception.

On me conseilla d’aller voir les danses qui, chaque année, le jour de Pâques, se déroulent en feston sur la colline aride de Mégare. Elles commémorent, dit-on, les exploits de Thésée et cherchent à figurer les replis du Minotaure.

À une heure et demie d’Athènes (par le chemin de fer de Corinthe), en face de l’île de Salamine, la misérable Mégare, d’aspect tout oriental, resserre six mille âmes dans des maisons blanches pareilles à des cubes de plâtre. Nous nous assîmes au café, sur l’antique Agora. Quel ennui de décrire ce rassemblement ! Le député portant beau, fumant et riant, distribuait des poignées de main à des hommes en fustanelle. Des vendeurs ambulans criaient et offraient des pistaches ou de la menthe. Des petites filles en costumes locaux s’approchèrent de nos tables. Plusieurs avaient de beaux yeux ; leur misère donnait à toutes une grâce florentine. Elles nous regardaient sans bouger. Au moindre geste, fût-ce si nous prenions nos verres, elles tressaillaient, tortillaient leurs doigts, cachaient leurs cheveux. Vous aurez idée de cette délicatesse par les oiseaux de nos jardins publics qui s’apprivoisent si l’on ne bouge pas. Aucune ne mendiait ; elles prirent seulement quelques pastilles de menthe avec des petits doigts si durs que je crus sentir dans le creux de ma main les coups de bec d’une poule.

La fête commença. Toutes les femmes de Mégare, jeunes ou vieilles, formaient d’étranges lignes de danse, de marche, plutôt, conduites par un musicien. Sous le vaste soleil, les couleurs franches de leurs costumes traditionnels donnaient à l’œil un plaisir net. Ni les tons, ni les gestes ne se brouillaient. Ces femmes faisaient trois pas en avant, deux pas en arrière, soutenues par ces lentes mélopées que nous appelons orientales. En vain attendait-on, il n’y avait à voir que ce remuement de leurs pieds et puis certaines manières incessamment variées d’enlacer leurs mains, cependant qu’un public mal discipliné encombrait tout le terrain.

Cette danse a quelque chose de religieux, de simple et de grave. On la nomme, je crois, tratta. Il est difficile de dégager l’impression qu’elle communique. Est-ce un néant d’intérêt ? ou bien notre goût, émoussé comme celui des lecteurs de romans forcenés, ne sait-il plus apprécier des effets délicats ?

Des jeunes filles anglaises mangeaient des sandwichs trop gros pour leur appétit et semblaient n’être venues que pour faire le bonheur des chiens de Mégare.

Les évolutions lentes et cadencées se succédèrent indéfiniment.

Je me félicite à chaque pas de mon voyage en Grèce d’être averti par la splendeur des noms. J’ai vu à Palma de Majorque, dans le domaine de Raxa, des rondes rustiques dont le décor et le caractère m’ont autrement touché que les danses de Mégare. Celles-ci, ailleurs qu’en Grèce, je les oublierais tout de suite. Eh bien ! j’aurais tort. Ces femmes ne valent pas en beauté, j’imagine, les anciennes courtisanes de Mégare, qu’on appelait des sphinges ; leurs mouvemens ne me semblent guère expressifs ; mais je suis en Grèce, à l’école, et pourquoi mes sens dédaigneraient-ils de prendre des leçons de tempérance ? J’assiste à une fête municipale ; je devrais goûter son naturel où rien n’est trivial et qui m’avertit que la foire de Neuilly est proprement ignoble. J’ai vu à Mégare quelque chose dont nous ne pouvons rapprocher que nos processions catholiques ; mais à nos plus aimables Rogations, il manque cet effacement de l’individu, cette subordination de chaque danseuse, dans l’équilibre et dans la convenance générale.

Je me suis renseigné à l’École française d’Athènes. « Danses albanaises, » m’a-t-on répondu. Mais un Athénien fort érudit m’affirme qu’elles appartiennent à la meilleure tradition grecque. Ces gens de Mégare seraient de race dorienne. J’attends d’être fixé sur ce problème ethnique pour savoir si je m’ennuyai, ce mardi de la Pâque grecque, à Mégare.

En revenant vers Athènes, j’aurais voulu rencontrer ce paysan qui menait un âne chargé de raisin et que l’illustre M. Fauvel fit voir à Pouqueville : « Regardez Neri, lui dit-il, Neri le descendant des derniers princes d’Athènes. Il ne revendique pas la couronne ducale de ses glorieux ancêtres ; il s’embarrasse aussi peu de son extraction que le gouvernement turc s’inquiète de ses droits sur l’Attique. Sa dynastie succéda aux maisons de la Roche et de Brienne, après la décadence des seigneurs français dans la Grèce. La force lui a pris ce que l’astuce avait donné à ses pères. Aujourd’hui, le pauvre Neri, aussi noble qu’un grand d’Espagne, est devenu le plus simple et le plus humble des raïas de la terre classique. » Ce petit-fils des Neri, qui se balance derrière son âne, quel joli héros pour un Walter Scott ! Je m’informai de sa descendance. Mais vainement : il paraît que les Neri sont trop jeunes pour ressortir à l’archéologie, et je dus rougir de m’évader ainsi des curiosités orthodoxes.


V. — J’ESSAYE D’ANALYSER MON DÉSARROI D’ATHÈNES


Heureux celui qui de l’Acropole réjouit pleinement son âme avec le cirque montagneux ! Quant à moi, je ne viens pas en Grèce pour goûter un paysage. J’ai pu cueillir les gros œillets d’Andalousie et les camélias des lacs italiens, mais, à respirer au pied du Parthénon les violettes de l’Attique, je mésuserais de mon pèlerinage.

Heureux encore qui se satisfait de comprendre, tant bien que mal, des parcelles de la beauté, mais je ne puis me contenter avec des plaisirs fragmentaires. Où que je sois, je suis mal à l’aise si je n’ai pas un point de vue d’où les détails se subordonnent les uns aux autres et d’où l’ensemble se raccorde à mes acquisitions précédentes.


Il y a quelques années, l’hellénisme, sur le haut de cette Acropole, apparaissait à l’humanité dans une lumière spéciale et, chaque soir, le soleil couchant mettait au golfe d’Athènes une coloration d’apothéose. Ô beauté, maître idéal, décisive révélation ! Les plus virils penseurs professaient une foi naïve dans le miracle grec. Ils trouvaient ici une beauté, une vérité qui ne dépendaient d’aucune condition et qu’ils regardaient comme nécessaires et universelles : l’absolu. Et de qui veux-je parler ? De ceux-là mêmes qui dénient qu’une vérité universelle existe, des maîtres qui substituèrent à la notion de l’absolu la notion du relatif. Dans le temps où il dépouille Jésus de sa divinité, Renan maintient celle de Pallas Athéné. Il dit qu’Athènes a fondé la raison universelle. Taine nous trace de la société hellénique un tableau où il n’y a plus de place pour le mal, où le rêve et l’action s’harmonisent. Aux yeux de ce savant, enivré par les livres et par les moulages, le Parthénon fonde la religion éternelle des artistes et des philosophes. Je reprendrais volontiers cette thèse. Aussi bien, ce qui me conduit vers Athènes, c’est une affectueuse déférence pour la suite des hommes illustres qui vinrent ici respirer le parfum du vase dont les tessons jonchent le sol. Je serais fier de joindre ma voix aux cantates que sur l’Acropole mes aînés entonnèrent. Mais tout de même, quand je me trouve dans un cadre limité, en face d’objets réels, les litanies admiratives doivent céder à un examen positif. Si plaisant qu’il soit de chanter, dans le cadre authentique, un chant appris sur les bancs de l’école, je dois tirer de mon effort un meilleur parti.

Me voici sur le tas, au pied du mur. En cinq minutes, le contact des choses m’a fait mieux progresser que les plus lyriques commentaires. Après huit jours, je crois sentir que l’interprétation classique ne pourra pas être la mienne. À mon avis, Pallas Athéné n’est pas la raison universelle, mais une raison municipale, en opposition avec tous les peuples, même quand elle les connaît comme raisonnables.

Pour entendre sa voix, penchez-vous, par exemple, sur le dialogue des Athéniens et des Méliens, élégant et dur, et d’un souverain bon sens. Les Méliens refusaient d’accepter le joug d’Athènes, ils plaidaient leur bon droit, l’honneur, la justice ; les autres répondaient froidement : « Il faut se tenir dans les limites du possible et partir d’un principe universellement admis : c’est que, dans les affaires humaines, on se règle sur la justice quand de part et d’autre on en sent la nécessité, mais que les forts exercent leur puissance et que les faibles la subissent. » Toute bête de proie qui serait capable de raisonner ses mœurs réinventerait naturellement cette formule.

Dans l’intérieur d’Athènes, au nom de l’intérêt public, les partis se déciment tour à tour, comme ils s’étaient accordés pour exterminer les cités rivales. L’Athéna colossale, dressée en bronze par Phidias à l’entrée de l’Acropole, enveloppait sa ville d’un sourire caressant : c’est un sourire électoral. MM. Heuzey et Pierre Paris remarquent que l’étiquette orientale imposait aux visages des rois et des dieux une expression impassible, mais que la vie libre des cités grecques obligeait les chefs du peuple et les dieux eux-mêmes à paraître aimables, à chercher la popularité.

Cette déesse de la Raison est proprement la raison d’État.

Chez cette Pallas Athéné, dont les poètes et les philosophes tiennent le règne pour les temps de l’âge d’or, nulle autre moralité que la force. Sa tête portait le casque et son bras gauche un bouclier. Quand sa lance lui échappa, toute sa perfection et tout son prestige ne servirent de rien : elle subit cette même loi que de son clair regard elle avait reconnue.



Je ne puis faire emploi d’aucune beauté, si je n’ai pas su établir une circulation de mon cœur à son cœur. Les amoureuses de Racine avec toutes leurs syllabes harmonieuses sont incapables d’éveiller nos échos profonds, jusqu’à ce qu’un hasard nous présente réunies, dans une jeune déesse vivante, la beauté, la tendresse et la mesure. Et le docteur Faust, encore, que m’était-il avant que j’approchasse du temps où, trop tard, je me dirai : « Quand j’étais jeune, plutôt que de tant étudier, j’aurais dû jouir de la vie ? » Les plus justes raisonnemens et l’étude la mieux dirigée ne me conduiront jamais jusqu’où me mettrait une soudaine démarche de mon cœur. Comment puis-je utiliser cette fameuse Athènes où je rôde ? Il faudrait qu’en me repliant sur moi-même je trouvasse dans mon âme des réalités morales, des besoins et des émotions, analogues à celles qui s’expriment par ces statues, par ces architectures et par ces paysages grecs. Il faudrait… parlons net, il faudrait que j’eusse le sang de ces Hellènes.

Le sang des vallées rhénanes ne me permet pas de participer à la vie profonde des œuvres qui m’entourent. Je puis avoir quelque révélation. Le grand bas-relief de Déméter, Koré et Triptolème, trouvé à Éleusis, les Amazones d’Épidaure, les Charites de Phidias et la Niké attachant sa sandale, me contraignent à reconnaître une suprématie dont Sophocle et Thucydide m’avaient d’ailleurs prévenu. Ces éclairs m’éblouissent, ils ne me guident pas. Après trois semaines d’Athènes, on se dit : « Il est probable que je suis devant la perfection, mais tout de même, je suis bien mal à l’aise. »

C’était plus commode avec la conception de Winkelmann, dont vécurent les Gœthe et plus près de nous les Gautier, voire les Leconte de Lisle. On opposait la sérénité grecque aux scrupules chrétiens. Cette thèse suffit-elle pour nous rendre intelligible l’art plastique de l’époque fameuse ? Allons donc ! Aujourd’hui nous savons un fait, c’est que nous ne possédons que des morceaux de boutique, des répliques commerciales. Une seule statue authentique est venue jusqu’à notre âge parmi celles que l’antiquité mettait réellement très haut : l’Hermès de Praxitèle à Olympie. Eh bien ! il est pommadé. Les frises de Phidias ? Le barbare ploie le genou devant leur aisance divine. Mais de ces frises, Phidias et l’antiquité ne faisaient pas le plus grand cas. Elles furent exécutées par les élèves, d’après les dessins du maître. Allons au court, l’œuvre de Phidias, c’était l’Athéna en matière précieuse, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus opposé à notre conception de l’art hellénique.

Tout est trop clair, hélas ! nous sommes de deux races.

Ce que les meilleurs d’entre nous appellent leur hellénisme est un ensemble d’idées conçues dans Alexandrie, dans Séleucie, dans Antioche, et dans nos universités. Cette idéologie que nous apportons naïvement de nos bibliothèques pour la confronter avec ces lieux fameux ne s’accorde pas avec les odeurs et avec la structure de ces ruines. Nous avons accepté la fiction d’une sorte de nationalité hellénique où l’on s’introduit par une culture classique. J’ai bavardé tout comme un autre sur l’hellénisme de Racine, sur l’atticisme de La Fontaine, sur la plasticité grecque de la George Sand champêtre, d’Anatole France et de Jules Lemaître. Mais ce ne serait pas la peine que j’eusse fait le voyage pour que mon esprit restât dans un système. Quel rapport entre ces barbares héritiers d’une certaine culture hellénisante et les citoyens de l’Athènes du VIe siècle ? La Grèce, exactement, elle est un arbre mort après avoir produit certains esprits, auxquels on doit les principes de notre civilisation. Les libres Hellènes disparus sous la montée des barbares, aucun peuple n’a sécrété le même génie. Bien plus, aucun de nous ne repensera leurs pensées.



Dès la haute mer, en vue des côtes de la Grèce, j’avais éprouvé un mouvement de défiance pour mes annonciateurs d’Athènes. À mesure que je m’appliquais à m’adapter au climat des musées de la Grèce, je soupçonnai leurs déclamations d’imposture, et bientôt, je commençai une manière de liquidation. Je congédiai les ombres de Byron, de Chateaubriand, de Lamartine. Je les trouvais grossiers. L’impudence alcoolique du premier, la roide pompe du second, le bavardage du troisième m’apparurent, et l’on imagine ce que je pouvais penser de moi-même si j’en arrivais à traiter ainsi mes illustres maîtres.

Je fus amené à me vider de toutes les idées que je me composais du sublime. Par exemple, j’admirais Michel-Ange et je pouvais, avec son aide, ressentir de l’héroïsme. Comme j’en étais fier ! Mais, en un tour de main, ce grand homme vient d’être jeté bas, et je ne puis plus supporter ses contorsions arbitraires en vue d’obtenir un effet.

Ici les œuvres les plus fameuses n’ont pas des proportions ni des effets qui éblouissent. Elles sont tout l’opposé du Tintoret, de Saint-Pierre de Rome, de nos cathédrales, de notre Victor Hugo… Ah ! les Grecs ne se sont pas démanchés ! Seulement ils avaient des âmes grecques !

Après trois semaines d’Athènes, j’ai trouvé sur l’Acropole la révélation d’une vie supérieure qui ne peut pas être la mienne. Cela m’irrite et me peine, me prive du bonheur calme que nous donnent à l’ordinaire l’art et la nature. Je ne souffre pas seulement de mon impuissance à m’identifier avec l’âme athénienne, mais encore de connaître avec évidence mon irrémédiable subalternité. La perfection de l’art grec m’apparaît comme un fait, mais en l’affirmant je me nie. On juge de mon trouble. Je faillis en donner une preuve trop sûre. Des échafaudages dressés sur la façade occidentale m’avaient permis d’examiner et de toucher avec la main les jeunes cavaliers de la frise dans la cella ; j’étais si préoccupé de l’effondrement de mon esthétique qu’en descendant l’échelle, je perdis l’équilibre. L’accident souligne assez bien que je progresse mal dans Athènes, et que si je fais un pas en avant, c’est pour me détruire. En un tel lieu, c’eût été un manque détestable de goût. On a beau n’être qu’un barbare, il faudrait être exceptionnellement dépourvu d’atticisme pour terminer le petit poème de la vie sur une chute aussi prétentieuse.


VI. — LE PALAIS DES DUCS D’ATHÈNES


Le voyageur. — Qu’aviez-vous besoin de détruire le palais des ducs d’Athènes ?

Le pensionnaire de l’école française d’Athènes. — J’ai détruit un palais !

Le voyageur. — Vous ou vos frères en archéologie grecque. En 1875, vous avez démoli une tour sur l’Acropole, à côté des propylées et du temple de la Victoire Aptère. Elle était une survivance du palais des ducs d’Athènes ; c’est bien pour cela qu’elle vous gênait. Vous ne tenez aucun compte des souvenirs français en Grèce.

Le pensionnaire. — Ah ! vous parlez de cette tour qu’on voit sur les anciens dessins de l’Acropole. Elle n’a disparu qu’en 1875 ? On a vraiment trop attendu pour l’abattre. Elle ne présentait aucun intérêt.

Le voyageur. — Pardon ! elle m’intéresse. Les ducs d’Athènes, cela m’enchante l’imagination. Un seigneur bourguignon qui se bâtit sur l’Acropole un palais embrassant les Propylées et la Pinacothèque et se prolongeant jusqu’au temple d’Érechtée… Vous n’êtes pas séduit ? À mon goût, si le Parthénon, que ne peut plus habiter Minerve, demeurait ce qu’il fut un jour, la Basilique de la mère de Dieu, les chefs-d’œuvre de l’art antique n’y perdraient rien ; ils seraient baignés de vie, ils échapperaient à cette désolation, à cette mort de musée qui me gêne là-haut.

Le pensionnaire. — Je vois que vous pourriez dire là-dessus de jolies choses, mais c’est de la fantaisie.

Le voyageur. — À moins que la fantaisie ne soit de contrarier, au nom de votre caprice, l’ordre des choses, et de gêner avec vos études et vos piétés, que je respecte, mes études et mes piétés, qu’il faut également respecter. Oh ! je vous comprends bien : vous êtes un agrégé hellénisant et ne voulez connaître que l’antiquité ; mais si je suis un chartiste et un élève de Viollet-le-Duc, si j’aime Buchon et lis nos vieilles chroniques, si je m’appelle Courajod ou bien Walter Scott ? Le « miracle grec » c’est beau, mais le miracle français, je veux dire notre expansion au XIIIe siècle, ce n’est pas mal non plus. Vous me faites songer à ces ouvriers qu’on prie de collaborer à sa maison et qui détruisent, les uns les autres, leurs travaux. Le tapissier scie le bas de mes portes, parce qu’elles ne jouent plus sur le tapis qu’il vient de clouer ; le peintre que je charge de faire un raccord arrache brutalement le « capitonnage invisible » que le tapissier avait posé dans les joints des fenêtres et des portes : chacun de ces gens-là, pour faire du bel ouvrage, détruit d’autres ouvrages qui m’étaient également utiles.

Le pensionnaire. — Vous n’allez tout de même pas comparer aux plus beaux vestiges de l’art classique une mauvaise tour carrée ! Le fait regrettable, le crime, ç’a été précisément de démolir une partie de l’aile Sud des Propylées pour édifier votre palais.

Le voyageur. — Eh ! monsieur, comme vous, je préfère les Propylées au palais des ducs d’Athènes, mais tel n’est pas le débat. En détruisant celui-ci, vous n’avez pas rétabli celui-là. Il n’est pas en votre pouvoir de remettre l’Acropole dans sa jeunesse, ne gâtez donc pas sa vieillesse. Vous n’êtes intervenu dans la vie de ces ruines que pour appauvrir leur signification. C’est encore une beauté pour un monument dont les premières beautés sont irréparables, s’il est chargé de siècles, d’événemens et d’émotion.

Le pensionnaire. — Je connais votre point de vue. Il peut se soutenir et même il a été souvent soutenu… Renan… Émile Gebhart… Laissez-moi vous le dire : c’est un vieux bateau. Faut-il ramener les édifices à leur aspect primitif ou les accepter tels que les siècles nous les ont légués ? Là-dessus on a dit le pour et le contre, mais s’il s’agit de l’Acropole, l’hésitation n’est pas permise. Nous avons le devoir de tout sacrifier pour dégager la pensée de Phidias.

Le voyageur. — Pour avoir supprimé tout ce qui ne vous semble pas du Ve siècle, vous croyez avoir mis sous nos yeux la pensée de Phidias ! Quelle aberration ! Vous avez simplement créé un nouvel état du Parthénon, l’état de 1900. La ruine nettoyée par vos soins est une fort belle chose, mais nul Grec du Ve siècle n’y reconnaîtrait les monumens religieux splendidement peints et ornés où se déroulaient les fêtes athéniennes. En reniant sur l’Acropole mes braves compatriotes, les ducs d’Athènes, vous avez cru tout arranger pour que je repense la pensée de Périclès. J’en suis incapable comme devant. C’est la faute de votre document incomplet ; mais j’irai plus loin, et je dis que c’est la faute de mon âme. Parfaitement. Je n’ai pas l’âme grecque. J’ai une âme composite et par là fort capable de comprendre la signification de l’Acropole que vous avez détruite. Vous avez, au nom de votre conception scolaire, mis bas un donjon qui, sous le soleil de l’Attique, avait pris une belle couleur fauve et s’harmonisait avec le paysage. Ce Parthénon incongru était justifié par l’histoire. Il n’était pas plus absurde que mon cerveau où des parties grecques et romaines sont associées à une première conception celtique. Les blocs antiques écussonnés par les Villehardouin et les La Roche, ducs d’Athènes et de Thèbes, ressemblent assez à ce que nous sommes, nous autres, pèlerins, indéfiniment métissés. Vous n’avez pas raisonné, vous vous êtes scandalisés ; il vous a paru intolérable que des reliques barbares souillassent le parvis d’Athéna. Mais où est-elle, Athéna ? Cette déesse, s’est-elle réfugiée dans vos âmes ? Elle fut un instant du divin dans le monde. Eh bien ! pour nous, aujourd’hui, le divin gît dans un sentiment très fort et très clair de l’évolution et de l’écoulement des choses. Nous protestons contre des iconoclastes qui gâtent les plus nobles démonstrations du temps. Le principe du développement des sociétés et des vérités, voilà ce que nous mettrait sous les yeux, avec un pittoresque inexprimable, le temple de Pallas, compliqué d’une chapelle byzantine, d’un donjon féodal, d’un mirab musulman et d’un musée archéologique. La vue nette de ces constructions successives, l’apparente incohérence de tant d’efforts qui eurent chacun leur idéal et qu’un grand cœur sentirait dans leur unité, voilà une magnifique leçon de relativisme. Elle met dans mon esprit de l’ordre, et me moralise mieux que ne peut faire l’incertaine Athéna. Elle me communique un apaisement religieux quand vos effusions d’helléniste me tiennent en défiance.

Le pensionnaire. — Nous n’avons jamais eu l’idée, que je sache, de restaurer le culte d’Athéna.

Le voyageur. — Alors, je ne vois plus à quoi vous pouvez servir. Si vous rebâtissez le temple, il faut de toute nécessité que vous tâchiez d’y faire rentrer le dieu. La pensée de Phidias, la pensée de Périclès sont inintelligibles si je ne me représente pas la conception morale qu’ils voulaient abriter, glorifier dans le Parthénon. Ils concevaient sans doute une religion municipale, un ardent nationalisme. Tant bien que mal et au risque de faire mille confusions, je puis l’admirer du dehors ; je ne puis pas y participer. En revanche, quand je suis sur l’Acropole, je me trouve, tout naturellement, rempli d’émotions qui tiendraient dans le Parthénon composite et pour lesquelles la ruine de Périclès est trop étroite. Par exemple, je me rappelle la petite ville de Brienne où je passe si souvent et d’où sortirent des seigneurs qui régnèrent ici. Je me rappelle le général Fabvier. Dans le chaos de 1823, c’est peut-être ce Lorrain qui a sauvé la Grèce. Il n’y avait plus que l’Acropole d’Athènes qui résistât aux Turcs. Mais les munitions commençaient d’y manquer. Une nuit, Fabvier avec huit cents hommes débarque sur la plage de Phalère, il traverse au pas de course et sabre à la main le gros de l’armée turque, chaque soldat portant de la farine et de la poudre. Il resta dans l’Acropole pendant six mois de misère terrible. Mais Athènes sauvée fut jointe au Péloponèse et aux îles pour former la Grèce indépendante. Les ducs de Brienne sont sur le chemin que je parcours pour aller en Lorraine. Fabvier est de Pont-à-Mousson. Notre sang nous force à sentir dans le mot de Grèce autre chose que ce que l’Hellade était pour Périclès.

Le pensionnaire. — Ça, c’est trop fort ! Je ne vois pas ce que le « sang français » vient faire là dedans ! Je suis un archéologue classique et je fais mon métier.

Le voyageur. — Je crains qu’à faire votre métier vous n’oubliiez la raison de votre métier. Après tout, l’archéologie ne peut avoir d’autre objet que de nous fournir des documens pour que nous sentions et jugions. Et, je vous prie, avec quoi sentirais-je et jugerais-je, sinon avec ma sensibilité et ma raison françaises. Mais je n’insiste pas sur cette considération s’il vous semble que je m’égare. Votre métier d’helléniste et d’archéologue, puisque vous vous y tenez, c’est de mettre sous nos yeux des documens contrôlés ; eh bien ! je me plains que vous m’ayez supprimé des documens certains. En somme, je venais en Grèce pour comprendre et pour jouir. Je me plains que vous n’ayez pas laissé l’espace des siècles à mon imagination. J’ai plus de confiance que vous dans la puissance totale de cette terre. Sa perfection, dites-vous, fut au temps de Périclès. Ma piété pour cette époque s’augmente à voir que notre Fabvier fit de grandes choses parce que Périclès avait existé. De même, s’il flotte tant de poésie autour des seigneurs champenois et bourguignons qui régnèrent un jour ici, c’est qu’ils sont les successeurs d’un Périclès. La Grèce expurgée que vous me proposez est une vérité sèche, mal féconde. Celle que je réclame a plus d’atmosphère, est mieux mêlée de douleur, de pitié, de respect, d’élévation morale. Qu’est-ce qu’elle fait de moi pendant que je la regarde, votre ruine bien nettoyée ? Un amoureux, un héros, un sage ? Elle me met hors de la vie. Au contraire, un Parthénon qui va de Pisistrate à la guerre de l’Indépendance me communique des notions qui se muent aisément en sentimens : il fait de moi un philosophe et un héros.

Le pensionnaire. — Je n’entends rien à tout cela. Jamais je ne me suis demandé le retentissement moral de mes travaux scientifiques.

Le voyageur. — C’est possible, mais vous avez tort de ne pas vous demander à quoi vous servez. Vous êtes destinés à aménager l’univers pour nous faire plus nobles, plus délicats, plus poètes. Très souvent vous nous y aidez. Mais je voudrais que vous ne nous gênassiez jamais. Ici, au début, voyez-vous, vous étiez la science au service de l’art, mais petit à petit, l’esprit géométrique, chez vous, a étouffé l’esprit de finesse. Tenez, vous finirez par rebâtir le Parthénon.

Le pensionnaire. — Ce serait très facile. Mais avant de le rebâtir, nous allons achever de le démolir ; car nous sommes très curieux pour le moment de savoir comment tiennent ses fondations.


VII. — PHIDIAS


Devant Phidias, comme devant Thucydide, je sens moins la difficulté de se comprendre si l’on n’a pas le même sang : je ne puis contester que Phidias me fournit une beauté qui semble devoir être de la beauté pour tous les hommes raisonnables. Il m’est impossible de pénétrer toute la raison d’être d’un Socrate, d’un Platon ; pour me plaire dans leurs interminables discussions, à la fois délicieuses et fastidieuses, je soupçonne qu’il me faudrait un sens spécial, comme j’ai un sens, par exemple, pour goûter l’ingénue surabondance d’un Théodore de Banville ; mais devant Phidias, ne faisons pas le récalcitrant. Celui-là justifie les enthousiastes qui d’abord me choquaient en parlant d’absolu et de miracle grec. Il y a une distance immense entre Phidias et ses contemporains, entre Phidias et ses prédécesseurs, entre Phidias et ses successeurs. Il est le sommet où l’on mesure le plus haut génie de l’art grec. Je n’ignore pas que certains savans tiennent Phidias, comme Raphaël en Italie, pour le commencement de la décadence ; c’est une opinion où je me range si elle revient à dire, comme je crois, que la fleur en s’épanouissant annonce son déclin. Quoi qu’il en soit, j’aurai beaucoup fait pour mon intelligence de la Grèce, si je puis approcher, entrevoir la pensée vivante, le modèle moral que portait en soi un Phidias, et sur lequel il a exécuté son œuvre.

Je parle du modèle moral d’après lequel travaillait Phidias, c’est que je suis mieux préparé pour m’avancer dans l’ordre de la moralité que dans le domaine de l’art plastique. Je ne suis pas un sculpteur, ni un connaisseur de la beauté des corps ; ce n’est pas moi qui pourrais dire le mot passionné de M. Ingres : « Ces muscles, ils sont tous nos amis ; » mais je me crois apte à comprendre les statues comme l’expression fixée d’une certaine sensibilité.

C’est à la longue que j’ai compris quelque chose de Phidias. Je ne l’ai point pénétré d’une vue et par le sentiment, je me suis aidé de réflexions. Chacun s’avance vers la vérité avec ses propres moyens.


Phidias fut mis à la tête des grands travaux d’Athènes par son ami Périclès. Ses pouvoirs peuvent être comparés à ceux d’un Alfred Picard dans nos dernières expositions : il commandait une armée de sculpteurs, de peintres et d’architectes. Il a réglé et surveillé la construction du Parthénon, il a dessiné les modèles des quatre-vingt-douze métopes et de la frise ; l’exécution, il la distribuait à ses collaborateurs. Pour connaître son excellence propre, il faudrait que nous puissions juger de l’effet que produisait dans le sanctuaire sa statue colossale d’Athéna, toute revêtue d’or et d’ivoire et haute de quinze mètres. Toutefois la plupart des cinquante statues ou morceaux de frontons doivent être de sa main, et le nu de l’Héraclès, les draperies de l’Iris debout, le groupe de Déméter et de Coré, les trois Parques assises, la figure nue de Céphise, qui sont à Londres, ou bien le torse de Poséidon, et Cécrops avec sa fille, qui demeurent à Athènes, exigent qu’on s’agenouille : grâce, plénitude, souplesse, voici la fleur des choses et la plus profonde vie morale.

Chaque fois que je regarde le Parthénon et les sculptures de la frise, des frontons, des métopes, je me dis : « Quel bonheur dans tout cela, bonheur d’artiste, réussite, force, aisance à vivre ! »

Ils étaient heureux, les contemporains de Phidias, ces Athéniens, dans leur belle patrie reconquise ; heureux de leurs pères, d’eux-mêmes, de leurs ressources et de leur gloire ! Je les compare à des hommes qui, sortis avec succès, grâce à leur énergie, de la plus périlleuse aventure, se sont bâti une maison disposée tout à leur convenance. Ils se préparent à jouir de la vie avec sécurité. Ils ne rêvent que d’ordre et d’harmonie. Comment ne les envierions-nous pas, nous les artistes d’aujourd’hui, mal satisfaits de notre société, enclins à préférer soit le passé, soit l’avenir, et ne voyant pas un public homogène dont nous puissions exprimer ou exciter l’âme ?

Phidias a senti cet équilibre autour de lui dans la société et dans l’honnête homme. Comme tous les philosophes et artistes grecs, il regarde, écoute la nature ; il est un observateur, non pas un inspiré que favorise une révélation mystérieuse : il voit les vainqueurs de Marathon et de Platées, et il sait tirer des beaux corps de ces hommes libres de quoi nous ravir. Qu’il ait été lui-même un homme chétif, incertain, c’est possible, mais il avait l’amour de l’ordre, des proportions justes, des moyens simples ; et ces qualités, peut-être n’étaient-elles pas sans mélange chez ses concitoyens, mais il a su les choisir et les isoler.

L’invention artistique n’est pas une bonne fortune de hasard ; elle est la trouvaille d’un heureux regard que le génie jette sur la nature. Notre Corneille a discerné quelque chose de généreux, d’héroïque, de « cornélien » chez les Français de son temps, qui, s’ils étaient regardés, vivaient et mouraient volontiers pour l’honneur. Comme le poète Corneille, dans les mœurs de l’âme, le poète Phidias, dans les mœurs du corps, a reconnu une très noble qualité, qu’il a séparée et accentuée pour la faire éclater devant le monde.

Un Phidias, un Corneille ont aimé autour d’eux ce qu’on n’avait pas encore distingué. Ils ont enrichi l’idéal en définissant des façons de sentir ; nous savons que le Cid, Horace, Cinna, ont ajouté quelque chose à l’honneur français, et, c’est de la même manière, sans doute, que Quintilien disait que le Zeus de Phidias avait ajouté quelque chose à la religion.


La religion grecque était essentiellement traditionaliste. Phidias, y ajoutant quelque chose, devait passer pour un impie. Ses ennemis prétendirent qu’il s’était attribué une partie de l’or destiné à la statue d’Athéna. C’est une coutume universelle de déshonorer, par une accusation de détournement des deniers publics, ceux que les partis poursuivent de haines politiques ou religieuses. Phidias se justifia de ce prétendu vol. Alors on avança qu’il avait dénaturé les attributs des simulacres divins, qu’il avait mis la figure de Périclès sur le bouclier d’Athéna. Il s’enfuit, et l’on doit croire qu’à Olympie, où il exécutait d’admirables travaux, il finit par succomber sous les accusations d’impiété.

Ici, l’on peut faire quelques réflexions sur l’isolement où se trouvent toujours, — fût-ce dans Athènes, à l’époque sublime, — les hommes de génie. Nous ne serons pas si naïfs de nous en étonner. Ce sont des êtres différens, et, par là, s’ils n’ont pas la force et si la foule les aperçoit, elle se jette dessus, car il y a un instinct qui veut l’élimination des « monstres. » Nous tendons à nous représenter les citoyens d’Athènes comme des Sophocle, des Périclès, des Euripide, des Phidias : ce n’est pas plus raisonnable que de croire que les Parisiens de la génération qui nous a précédés étaient des Hugo, des Renan, des Taine, des Puvis de Chavannes ; on peut dire de ces derniers qu’ils suscitaient la plus vive admiration, mais c’est pourtant vrai qu’ils faisaient scandale, déplaisaient, et qu’ils furent dénoncés à l’opinion publique. C’est bon pour le petit groupe de Périclès, pour les Anaxagore, les Archélatis, les Euripide, de comprendre et d’admirer l’Athéna de leur ami Phidias ; quant à la foule, il est dans l’ordre des choses qu’elle préfère la vieille idole en bois, gardée sur l’Acropole dans la petite cella du temple de la Victoire Aptère, et ces hommes, qui portent aux autels des goûts qu’elle ne comprend pas, elle les accusera d’impiété, voire d’athéisme…

C’est déjà un premier et excellent résultat de voir Phidias qui construit son œuvre au milieu des difficultés politiques, au milieu des injustices normales. Cela nous sort d’une atmosphère fastidieuse de féerie, cela raccorde Phidias et son œuvre à nos expériences ordinaires de la vie. Mais je crois que nous pouvons serrer la réalité de plus près et connaître quelques-unes des opinions que l’on professait dans le cénacle où vécut Phidias. A-t-on jamais confronté son œuvre avec les doctrines au milieu desquelles il vécut et qui nous sont parvenues ? Par ce moyen, j’imagine qu’il serait possible de comprendre ses « impiétés, » ou mieux, l’enrichissement qu’il a donné à la religion, ou enfin, pour ne rien préjuger, ses innovations religieuses.

Qu’est-ce qui caractérise l’innovation religieuse de Phidias ? En quoi ses simulacres des dieux contrarient-ils, dénaturent-ils, ou enrichissent-ils, comme nous le pensons, la religion traditionnelle d’Athènes ? Je crois être arrivé à quelque lumière, en écoutant ce qui se dit chez Périclès.


En ce temps-là, un homme était venu dans Athènes, Anaxagore, qu’on appelle Anaxagore l’athée.

Il était athée, c’est-à-dire qu’il ne concevait pas Dieu exactement comme on avait fait l’avant-veille.

Dans la première conception des Grecs, les hommes et les dieux ont une même origine : ils sont nés de la terre ; l’Hellène voit dans la nature des êtres vivant et sentant comme lui, des forces, qui se livrent des combats incessamment variés. Ces dieux personnifient les diverses sensations du peuple hellène devant les phénomènes de la nature.

Cette conception n’est plus celle de Phidias. Que s’est-il donc passé ?

Je prie que l’on écoute les idées d’Anaxagore et qu’on les évoque sur l’Acropole ; on comprendra mieux la construction de Phidias. En plaçant au cœur de ses statues la magnifique pensée des philosophes physiciens, on les éclaire.

Anaxagore disait que la cause motrice du monde était le νοῦς, l’intelligence. C’est cette intelligence qui, par les soins de Phidias, préside sur l’Acropole dans l’effigie d’Athéna.

Le νοῦς n’est qu’une force de la nature, il n’agit que comme tel : il n’y a aucune trace d’une intervention de la divinité dans le cours du monde. Le rôle qu’Anaxagore donne à l’intelligence (et Socrate s’en plaint amèrement), ce n’est pas d’organiser le monde, c’est de le sentir. L’intelligence n’a pas créé le monde ; elle est un mode de l’existence, une qualité du corps de l’homme vivant. Que dis-je, une qualité de l’homme vivant ! S’en tenir là serait fausser la conception d’Anaxagore et restreindre la présidence d’Athéna. L’intelligence est une force qu’Anaxagore attribue à tous les êtres. Même chez les végétaux il constate des sensations, des désirs, des perceptions.

(Que j’aime, à la lueur de ces idées familières à Phidias, regarder les aimables et fiers chevaux, les fortes bêtes du sacrifice ! Et comme Charles Maurras est justifié du sentiment fraternel qui le poussait, l’obligeait à embrasser les belles colonnes !)

Toutefois l’homme est le plus intelligent des animaux. Anaxagore en donne la raison : « L’homme est le plus intelligent des animaux parce qu’il a des mains. » Observation saisissante ! Si les plantes, les animaux, les hommes participent à l’intelligence universelle, ils ne sont pas tous également à même d’en user : un bon corps permet mieux d’agir au νοῦς qui est dans tous les êtres. Chez un homme, il y a d’autant plus de la force qui anime le monde qu’il a pour l’exercer un meilleur corps et des organes plus solides.

Cette vue philosophique est très propre à mettre la statuaire au premier rang des arts : elle laisse entendre qu’un beau corps pour Phidias est quelque chose d’analogue à ce que nous appellerions une âme bien née.

Et quels droits Anaxagore et Phidias reconnaissaient-ils à ces âmes bien nées ? C’est ce qu’un texte d’Aristote nous indique. « Le νοῦς d’Anaxagore, dit-il, ne paraît pas exister dans la même mesure chez tous les animaux, ni même être réparti également entre tous les hommes… » C’est évidemment en conséquence de ce principe qu’Anaxagore, ainsi que le raconte Plutarque, enseignait à Périclès l’art de gouverner le peuple avec fermeté. Et nous voilà en mesure d’interpréter ce qu’il y avait de dominateur (jusqu’à la dureté) sous le front d’Athéna.

On atteint une conception plus claire encore du Parthénon, si l’on examine les autres textes trop rares qui nous sont parvenus d’Anaxagore.

Il a écrit : « Les Hellènes parlent mal quand ils disent naître et mourir, car rien ne naît ni ne périt, mais les choses déjà existantes se mélangent, puis se séparent de nouveau. Pour dire juste, il faudrait donc appeler mélange la production d’une chose et désagrégation sa fin. »

Voilà qui est bien fait pour justifier la paix, qui n’a rien de morne, de ces statues. Que leur vie s’écoule et que la mort s’approche, qu’importe ! elles vont avec confiance vers une autre naissance. Ainsi s’expliquent l’harmonie, le recueillement, l’éternelle jeunesse qui respirent sur l’Acropole.

Mais un dernier propos d’Anaxagore nous rend décidément intelligible la paix des créatures de Phidias. D’après Aristote, Anaxagore aurait dit à quelques-uns de ses amis ou disciples : « que, pour eux, les choses ne seront que ce qu’ils les croiront être. » Ce « doute sur la réalité objective de nos connaissances, » cette « conscience des limites de l’esprit humain, » cette certitude que nous sommes enfermés dans les phénomènes, nous donne une résignation, une acceptation. Elle nous interdit les aspirations illimitées et toutes les fausses idées du sublime romantique. La prison est irrémédiablement close ; ne nous dégradons point à frapper contre les portes, adaptons-nous à notre sort. Il y a de la paix à savoir son assujettissement et qu’on ignorera toujours les choses cachées.

Le νοῦς d’Anaxagore sensible au cœur, tangible aux yeux, à la main, c’est l’œuvre de Phidias.

Je ne m’étonne pas qu’après Marathon et Platées, il y ait eu chez les Athéniens un état d’esprit propre à se traduire dans une telle philosophie et à se satisfaire avec le Parthénon. C’est par le νοῦς, par l’intelligence et par l’âme, que les Grecs ont vaincu les masses barbares. Athènes est l’endroit où il y a le plus d’intelligence et d’âme, et dans Athènes, doivent dominer les hommes à qui il a été réparti le plus d’intelligence et d’âme.


Aristophane a poursuivi avec violence la doctrine d’Anaxagore. Il se permettait de plaisanter les dieux, mais il n’acceptait point qu’on revisât leurs titres. Il sentait bien qu’une innovation qui installait le νοῦς à la présidence de l’activité universelle, suggérait, en même temps que le dédain des institutions anciennes, un vague idéal de cosmopolitisme. Il ne se trompait pas ; ces idées sont contenues dans l’œuvre de Phidias et leur puissance continue d’agir ; nos humanistes tendent à croire qu’Athènes a fourni une raison universelle et qu’elle était personnifiée dans la cella vide de l’Acropole. Pourtant, si violent qu’Aristophane ait été contre Périclès et Euripide, il semble attendri par Phidias. Je crois qu’il fut sensible, lui, le grand combattant pour la paix, à cette beauté plastique dont la marque est l’impassible sérénité de l’âme. Qu’il est touchant sous ses voiles, le passage consacré par Aristophane à Phidias ! J’aime sur l’Acropole à me rappeler cette phrase obscure, mais si tendre, où le comique fait allusion à la grande guerre du Péloponèse : « Phidias finit mal ; la paix a disparu avec lui. » — « Elle était donc sa parente ? » — « Sans doute, elle l’était par sa beauté. »

On croit savoir que Phidias, après avoir fui d’Athènes, fut par la suite, à Élis, condamné à mort et torturé.


Me suis-je fait comprendre ? Je ne dis pas un seul instant que Phidias tailla des statues pour symboliser des idées. Je rappelle que, dans une élite, à cette époque, régnait une sensibilité qui fut satisfaite par l’enseignement d’Anaxagore ; que cet enseignement fut de grande action sur Périclès, Euripide, Archélaüs, Phidias, et leur valut des accusations d’impiété ; qu’il me donne la raison de ce que Phidias a ajouté aux simulacres des dieux et à la religion ; et qu’enfin, si les fragmens d’Anaxagore nous manquaient, on retrouverait sa doctrine dans les statues de Phidias. Ces membres épars d’une philosophie et d’un temple semblent faits sur le même modèle spirituel. Il y avait un certain rapport entre la nature et Phidias, et c’était le même qu’entre la nature et Anaxagore.

C’est la doctrine d’Anaxagore qui rend le mieux compte des dispositions morales où m’inclinent les statues de Phidias. Mais mon objet n’est point d’expliquer comment Phidias a raisonné. Aussi bien, il n’a pas raisonné, il a eu du goût. Je cherche à me le rendre intelligible, et, de fait, je suis parvenu à me faire une vue de son œuvre en prenant pour repère le point où était parvenue, de son vivant, la philosophie.

Vraiment, sur l’Acropole, je ne pouvais pas n’avoir qu’un plaisir ordinaire de musée. C’est bon qu’au British Museum et au Louvre, je me contente d’enrichir de belles formes mon imagination de conteur, mais dans Athènes ! J’attends des marbres athéniens qu’ils me renseignent sur la vie puissante qui, jadis, anima cette société, sur sa conception des dieux, de la patrie et de la nature ; je veux qu’ils m’ouvrent d’immenses perspectives nouvelles et me proposent des sentimens tout neufs pour un chrétien de la vallée du Rhin.

Mon pèlerinage n’a pas été déçu. Ce grand art de l’Acropole soulève les plus graves problèmes intellectuels ; il nous fournit d’admirables représentations d’une vérité qui était efficace au Ve siècle et qui est encore une des deux grandes vérités humaines. Cependant le Parthénon n’éveille pas en moi une musique indéfinie comme fait, par exemple, un Pascal. C’est qu’en explorant ses vestiges, je ne repasse point par des sentimens éprouvés, familiers et chers. Il nous oblige à le rejoindre dans un passé qui nous désoriente. Entre le Parthénon et nous, il y a dix-neuf siècles de christianisme. J’ai dans le sang un idéal différent et même ennemi. Bien que je reconnaisse l’interprétation hellénique de la vie comme très haute et d’immense portée, elle m’est étrangère et sans résonance. Si Gœthe, par son commentaire de Spinoza, ne m’avait pas préparé, je n’aurais rien de vivant en moi où rattacher la pensée de Phidias : un Juif et un Allemand sont mes anneaux intermédiaires…


VIII. — J’AI MIS MON CŒUR EN DÉPÔT À DAPHNÉ…


À chaque minute d’Athènes, j’imagine qu’enfin je vais employer mon cœur. Parfois il se soulève, mais l’air est trop marin, les rocailles trop sèches ; dans ces dehors si neufs, mon cœur ne voit rien où il puisse me raccorder ; il retombe, boude, s’attriste et se croit exilé.

— Pourtant, lui dis-je, depuis le paquebot tu battis plus fort, quand nous arrivâmes en vue du petit temple bizarre ?

Il me répond :

— J’étais un naïf cœur gaulois, curieux et respectueux de toutes nouveautés. À l’usage, je n’éprouve pas d’Athènes ces mouvemens, cette effusion qui seuls me persuadent.

C’est vrai qu’ici je ne sens pas sous moi cet Océan profond, ces milliers d’idées préalablement associées qui, dans ma Lorraine, me portent. Sur notre immense plateau solitaire, les peupliers, les vallonnemens légers, les villages peureux et les effluves de l’histoire me composent une musique et me disposent à consentir à mes destins. Mais dans l’Attique, seule peut-être la petite Daphné me touche, modeste église, fraîche sous des platanes et sur une prairie où des visiteurs assis sont en train de goûter.

Quand j’étais un petit garçon, j’allais chaque année, le long de la Moselle, à la Saint-Pierre d’Essegney, pauvre fête de village, où, dans une herbe pareille à la prairie de Daphné, il y avait des chevaux de bois, de la fatigue, un malaise d’estomac, du désir sans objet…

Bien chétives images, mais l’une de mes sources et qui s’harmonisent avec le paisible vallon catholique de Daphné.

C’est ici que Buchon retrouva les tombeaux des ducs français d’Athènes, et que Chateaubriand aperçut pour la première fois la ville de l’intelligence. Voilà des faits où je m’intéresse. Mais peu me chaut si l’on me montre la voie sacrée, que suivait la procession des initiés d’Éleusis : j’ignore trop à quoi ils étaient initiés. Les plus belles Panathénées ne me donnent pas la douceur d’une fête de la Vierge dans nos petites villes lorraines… L’on voit d’abord trois filles de seize ans qui portent une Marie dorée. Les femmes suivent, ayant au cou des rubans violets, puis viennent les bannières de beau goût et la musique municipale alternant avec les cantiques latins. Voici le groupe des hommes, compact et fort, derrière le prêtre et qui répètent obstinément : « Je suis chrétien, » avec notre accent héréditaire et fraternel. J’entends les mots « espérance, » « amour, » qui flottent dans le tiède soleil. Mais déjà le mince cortège a disparu, déploiement rustique d’une profonde pensée de ma race.

Qu’il arrive vite le temps où des beautés derrière nous sont seules pleines, touchantes, sérieuses ! Si je cédais à ma préférence, je refuserais d’accroître mon modeste patrimoine ; je négligerais les leçons d’Athènes pour m’en tenir à mes vénérations innées, qu’accueille, conforte et prolonge l’église de Daphné.

Abandonner toutes les positions pour resserrer mon cœur sur mes tombes ; m’isoler, vivre en profondeur, quelle volupté ! Je me consumerais dans une musique perpétuelle.

Mais il faut que je m’interdise ou que j’ajourne ce morne bonheur. Mon courage me défend de m’engourdir déjà au son des humbles violons de Lorraine. Je ne mettrai pas au-dessus de tout, comme il me serait si doux, mon émouvant pays de naissance, les côtes viticoles du Madon, du Brenon, notre vent glacial, nos bois de bouleaux et ma claire Moselle, où j’admire chaque saison les reflets de mon enfance. Jusqu’à mon extrême fatigue, mon intelligence voudra chercher et conquérir des terres nouvelles, pour que mes activités profondes s’étendent, s’enrichissent, s’expriment par des formes plus saisissantes. Je le veux, et cependant, au cours de mes études d’Athènes, j’ai laissé mon cœur en dépôt à Daphné.


Maurice Barrès.
  1. Charles Maurras : L’Idée de la décentralisation.