Un Voyage à Sparte
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 721-748).
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III


XI. — LE CHEVAL AILÉ SUR L’ACRO-CORINTHE


Le long de la côte, en vue de Salamine, je vais par le chemin de fer d’Éleusis à Mégare et jusqu’à Corinthe.

Des champs d’une orge médiocre, quelques chevaux épars, un bois d’oliviers, ou, comme nous dirions, un verger auprès de la mer. Seules, les montagnes dénudées, à formes pleines, sévères, gracieuses donnent sur tous les horizons la marque grecque. Leur élégance et leur dignité pourraient tout de même ennuyer, par un temps couvert. C’est un paysage peu nouveau, une route de notre Provence maritime.

La route de la Corniche devait être quelque chose d’analogue avant que les rastaquouères du monde entier nous forçassent à grouper dessus des idées communes. Ici du moins nulle architecture prétentieuse, nulle végétation exotique. Des herbes sauvages parmi des pierrailles, et, sur des terres mêlées de rose, d’immobiles petits vieux oliviers. Cette monotonie du sol, avec la double monotonie de la mer et des montagnes, a la beauté des espaces pleins en architecture qui laissent d’autant mieux chanter le motif principal.

Le motif principal, en Grèce, c’est toujours la lumière. Qui n’a pas vu, ce matin, le golfe Saronique ignore ce que peut être un champ de coquelicots. Pourpre joyeuse, comme les larges blessures d’un héros. Plus loin, voilà des nappes d’or. Par masses, c’est le mieux pour jouir des fleurs. Étincellement que la lumière donne aux montagnes, en même temps qu’elle opalise les eaux ! Fraîches coulées d’argent dans le bleu de la mer !

Est-ce de la joie que nous ressentons ? Nous prenons notre équilibre. Les angoisses, les tourmens, les délires ont leur siège dans la nuit ; la lumière les dissipe et nous pacifie. Un chroniqueur grec du moyen âge, pour exprimer son dédain envers l’un de nos chevaliers croisés, dit qu’il était « en tout un homme passionné. » Chez nous, ce pourrait être un compliment ; ici, rien ne semble meilleur qu’un homme qui se possède.

Cette raison pourtant, chez l’Hellène, ne gêne pas l’inconscient et ces beaux imprévus qui nous viennent de notre fantaisie profonde. Depuis que je suis en Grèce, je sens ce qu’a de guindé l’hellénisme parnassien. Leconte de Lisle s’exagère l’éminente dignité du rôle de la volonté dans l’art. Il nous conduit à négliger les beaux trésors qu’un artiste porte dans son cœur. Entre Mégare et Corinthe, aujourd’hui, je déclasse les Poèmes Antiques, Barbares et Tragiques ; je les rangerai dorénavant sur le rayon que préside Boileau. Nul n’est poète s’il n’a des ailes (encore qu’il faille redouter que Pégase s’égare dans les hautes solitudes où lui seul serait son spectateur). C’est un problème de mesure. Et la Grèce a trouvé le point ténu de la perfection. Dans l’azur grec, l’esprit revient toujours sans vertige ni fatigue, comme un puissant oiseau fidèle, se poser sur le promontoire.

Quand nous atteignons Corinthe, il est midi. Les brebis se sont rassemblées sous un arbre. Le chevrier qui dort protège dans ses bras un chevreau. Sur la campagne caillouteuse, rien ne bouge. Un âne met son énorme figure débridée dans les herbes, et de très loin je vois sa queue frétiller de plaisir.

À Corinthe, ce 6 mai, les plus hautes montagnes portent encore de la neige, et la chaleur pèse sur la plaine. Le paysage a perdu cette petite perfection dure qui nous rend muet sur l’Acropole d’Athènes. L’Acro-Corinthe, avec son diadème de ruines, a des airs d’Orient et d’immortalité.

Je gravis la haute, vaste et brûlante Acropole pour visiter la fontaine fabuleuse, encore jaillissante, la fontaine Pirène, source de toute poésie. Durant des heures, je parcours un chaos de turqueries, de hautes murailles féodales françaises, de tours byzantines et de substructions helléniques ; je n’y regrette que le temps où le cheval ailé, Pégase, venait à l’abreuvoir de Pirène et qu’un héros le saisissait.

Autour de moi, la Grèce étale ses caps, ses golfes, ses îles, ses deux mers, les neiges du Parnasse enflammées de rose et le désordre des montagnes d’Achaïe. Je crois être sur la poupe des âges, baigné, battu par une ivresse indéterminée. Mais auprès de Pirène, nul beau délire qui ne se discipline. J’en fis l’épreuve ce soir-là. Tout ramenait ma pensée, qu’un immense spectacle eût voulu divertir, sur l’étroit miroir de la source, et la riche fable se développa en images, sous mes yeux, en même temps qu’une musique me parlait…

C’était au fond des âges, par un semblable soleil couchant. Il y avait de grands espaces calmes dans le ciel au-dessus de la mer et le rocher projetait de l’ombre sur la source. Là se tenaient le cheval et le héros. Petit groupe précieux sur l’immense décor. La robe du cheval fabuleux frissonnait de reflets et de moires vivantes. Sa tête un peu farouche, ses narines froncées, son œil plein d’éclairs, mais oblique, son sabot qui fouillait le sol, ses ailes agitées parfois à grand bruit, tout son être se défendait, tandis que le héros faiseur de calme le flattait et le tenait solidement par la crinière aux belles tresses.

« — Ô mon cher et beau cheval, disait le héros, tu hennis à l’espace et tu veux te soulever loin de tout ce que nous connaissons. Tu brûles de t’enfoncer dans la solitude des aigles et qu’au-dessous de toi disparaisse Corinthe. Il y a dans ton âme des paysages que tu veux aller reconnaître, fussent-ils dans le soleil. L’impatience met en mouvement tes ailes, tes naseaux et tes jeunes sabots. Si tu l’osais, tu me dirais que ma présence, autrefois ta vie, te gêne, te pèse et te limite.

« Oublies-tu nos beaux soirs dans des vallées silencieuses, où la nuit mettait une douceur qui desserrait ton cœur fumant ? Nos âmes se gonflaient : de bonheur, de douleur, j’ignore, mais d’une divine effusion. Nulle parole, nos regards perdus ; mais avec ivresse nous nous sentions captifs l’un de l’autre. Parfois tu t’arrêtais et tu battais l’espace avec tes longues ailes éclatantes, car jamais notre bonheur ne fut dépouillé d’une sensation d’éphémère ; ose dire, cependant, ingrat, si tu fus une dupe quand tu renonçais à chercher l’infini dans l’espace, pour goûter auprès de moi l’infini dans un sentiment.

« Soit ! tu vas t’élever comme une flèche vers le soleil. Mais quel désert autour de toi ! Brûlante colonne de feu qui s’élance pour se consumer ! Tu te satisferas d’orgueil et d’un haut sentiment solitaire de toi-même. Ô mon ingrat ami, si tu comptes sur tes ailes, tu dois cette juste confiance à ma louangeuse amitié, et si tu te crois le foyer, le cœur ailé de l’univers, c’est d’avoir vu mon chaud regard et toutes mes pensées te presser et te circonscrire.

« Dans le milieu du jour, quel sera ton ennui ! Et puis, au coucher du soleil, une angoisse voisine du délire.

« Ô mon cher miracle, je t’aime et tu m’émerveilles autant que le premier jour, quand je te surpris au bord de la source et que j’osai te retenir. Mais seras-tu donc éternellement étonné de toi-même ? Est-il excessif d’attendre que tu t’habitues à la grande ombre de tes ailes éployées ?

« Apprends à te connaître. L’air que tes jeunes naseaux aspirent, quand tu l’expires, devient un nuage de poésie, et toi, d’un coup d’aile, tu veux rejoindre et dépasser ce mirage que tu viens de créer. Où veux-tu courir ? Hors de toutes limites ? C’est courir au délire. Tu cherches ton propre songe. Tu veux, dis-tu, toujours plus d’azur. Il n’y a pas d’azur, il n’y a que notre amitié.

« Je sais qu’ayant admis de naviguer dans les hautes solitudes du ciel, tu comprimeras avec peine les vagues pressentimens qui te gonflent le cœur ? Pourtant, une amitié profonde a des mystères. Dans la nôtre tu trouverais du douloureux, de l’inconnu, de l’insaisissable, tout un grand ciel plein de nuées. Cher compagnon, demeure sur nos sommets à bondir de ta folie vive en ta folie triste et à cultiver en toi le sentiment de l’exil. Notre rencontre est un prodige. Comment lui préférer, crois-tu, le sec isolement d’où notre sympathie t’a tiré ! Tu veux être, la nuit, une étoile dans les cieux ? Mais que feras-tu d’épuiser ta divinité là-haut, si tu ne peux pas me la voir admirer ? »


Cependant, le cheval ailé hennissait et fumait de jeunesse, d’impatience et de génie.


XII. — JE QUITTE MYCÈNES À LA SUITE D’IPHIGÉNIE


Les chiens furieux et les enfans, avec un élan magnifique de tout le corps, se précipitent et battent l’air. Dans la nuit de leurs portes, les gens du misérable hameau de Karvathi nous regardent passer sous un plein soleil de midi. Avec un absurde désordre nos petits chevaux grimpent la longue pente pierreuse vers les collines fauves où nous allons trouver « Mycènes, abondante en or, et le palais, séjour sanglant des Pélopides. » Je suis confus de soulever tant de poussière quand j’ai le cœur si peu empressé.

J’aperçus bientôt sur un monticule, au pied d’âpres montagnes, un rocher désert que marquent dans la sauvagerie générale des blocs disposés en damier. Nul arbrisseau, nul herbage, des pierres et partout une horreur fastidieuse… Je franchis entre deux remparts noirâtres la porte royale écussonnée des lions fameux, qui évoquent l’Egypte et l’Iran, et j’entrai dans l’Oreste d’Euripide, dans l’Électre de Sophocle, dans la trilogie d’Eschyle.

Je visitai l’Acropole, ceinte de hautes murailles, l’Agora, ses tombes, le palais royal. Certainement ces ruines donnaient beaucoup de plaisir au vieillard qui me guidait, et sa figure me disait, tandis qu’il fumait des cigarettes : « Oui, ô étranger, voici ce que, nous autres d’une vieille race, nous pouvons montrer aux barbares. » Il me menait en faisant tourner sa canne, et derrière lui, je pensais : « J’espère que bientôt il aura terminé ce tour du propriétaire. »

Çà et là, sous le soleil, les fosses laissées béantes par les archéologues augmentent l’aspect de désolation. Schliemann, l’éventreur des tombeaux, ajoute un retentissant sacrilège à la série héroïque des crimes mycéniens.

Dans l’enceinte sacrée de la citadelle, sur l’Agora de Mycènes, l’heureux épicier d’Allemagne a trouvé dix-sept corps ensevelis luxueusement ; la Société archéologique d’Athènes, au pied de la colline et sur les pentes voisines, a exploré cinquante-deux sépultures. Un crâne se brisa, ne laissant aux mains impies qu’un riche diadème. Certains de ces squelettes furent conservés entiers parce qu’on les arrosa d’alcool saturé de résine. L’un d’eux, au lever de son masque d’or, avait encore les chairs de sa figure, ses deux yeux, et, dans sa bouche entr’ouverte, trente-deux dents.

Certes, ce fut un beau spectacle, quand ces buttes furent éventrées. Mais l’émouvant, c’était de les imaginer pleines et puis de les ouvrir. Avec la réussite, tout le jeu est fini. J’arrive pour que l’on me dise : « M. Schliemann s’est bien amusé ! » M. Schliemann, soit. Mais moi ? Le chercheur emporta la truffe.

Au départ, quand on imagine un tête-à-tête avec l’antique Mycènes, on s’assure qu’il sera fécond : sur les lieux, l’imagination reste bête. Sans doute on peut noter l’accord de ces ravins desséchés et des légendes sinistres qui les peuplent. Un tel site semble prédestiné pour servir d’aire à une nichée de grands scélérats ; ces solitudes retentissent encore des imprécations d’Oreste et des cris de sa mère sous le couteau. Je n’en disconviens pas. Mais tout de même, je méprise beaucoup ces pensées qui font l’enfant, et qui, ne soupçonnant pas le plaisir supérieur de voir clair, s’attardent dans l’esthétique du beau crime et la poésie du maudit.

À Rodez, dans l’Aveyron, subsiste encore la sinistre maison Bancal où Fualdès fut assassiné ; elle garde la plus mauvaise physionomie, une atmosphère de grand mélodrame, bien que la musique des deux vielles se soit tue avec les gémissemens de l’ex-accusateur public qu’on saignait comme un pourceau sur une table. J’ai suivi, par un soir de pluie, de la rue des Hebdomadiers jusqu’au bord de la rivière, la route où Bastide le gigantesque et Jausion l’insidieux menèrent le cortège du cadavre. J’y goûtai fort congrûment des impressions de terreur. J’avais tout de même un souci plus riche ; c’était d’étudier s’il y eut quelques dessous politiques à ce fameux mystère criminel. Mais quelle excuse d’être venu jusqu’à Mycènes, déterrer les rois et soulever le masque que leur mirent les vieux batteurs d’or, si nous ne savons rien obtenir d’eux qui ajoute à notre poids ?

Depuis ce burg de Mycènes, où régnèrent Agamemnon et ses vassaux, je distingue le château franc qui couronne la montagne d’Argos ; et j’imagine que ces deux féodalités doivent peu de chose aux lieux qu’elles étonnèrent en s’y épuisant. Ce sont deux colonies que leurs mères patries cessent un jour de ravitailler. Les flots ont jeté dans cette Argolide ouverte largement à la mer les vieilles civilisations de l’Égypte, de la Chaldée, de l’Assyrie, et vingt siècles plus tard, de France, d’Espagne et de Venise. Mycènes est une Orientale abandonnée sur la plage de Grèce. Les Atrides, comme les Brienne, sont une forte famille de chefs déracinés.

Dans la même journée j’ai parcouru les pâles débris de Tyrinthe recouverts d’une exploitation agricole, sous laquelle je n’étais que trop disposé à les laisser dormir. C’est à peine si j’y trouvai le genre de curiosité que m’inspirent les ossemens d’un ichthyosaure.

Au résumé, dans la plaine verdoyante d’Argos, ces collines maudites et leurs mythes farouches semblent de la poésie asiatique éteinte, une suite d’anciens volcans.

Mille petites fleurs y frémissaient lors de ma visite à Mycènes ; et quand tout respirait la mort ; leur douceur en un tel lieu m’orienta soudain vers Iphigénie…

Toi seule, Iphigénie, tu gardes des couleurs sur la demeure des Atrides. Petite fleur jaune, avoine balancée sur cette lave refroidie…

Mais la vierge a quitté ce tertre où l’on ne peut pas vivre. Elle a gagné la mer, les vagues bruissantes, les pins ombreux de Tauride. Que ne puis-je la suivre dans ses voyages à la recherche de l’apaisement !



Sur les hautes falaises de Sébastopol, qui dominent une mer d’un bleu intense, M. Schlumberger a reconnu l’emplacement du temple où la vierge d’Argos fut la prêtresse d’Artémis. Un monastère de Saint-Georges occupe ce lieu charmant. Iphigénie n’est plus en Tauride. Gœthe l’a prise par la main pour la conduire au cœur de la Germanie et, sous un tel précepteur, celle qu’Eschyle compare à une chienne, devient une sorte de chanoinesse élevée dans l’admiration de Marc-Aurèle et des philosophes stoïciens.

Dans mes Vosges natales, dans ce canton de rêverie mi-germanique, mi-française, qui fut le paradis de mon enfance, un jour, j’ai rencontré la Grecque costumée en jeune dame allemande. Taine venait de l’asseoir sur nos roches druidiques. Bien que celles-ci soient assez pareilles aux pierres cyclopéennes de Mycènes, le lieu et la dame disconvenaient. J’en pris conscience, quand j’eus vécu toutes les heures du mont et de la plaine d’Alsace. Mais d’abord, je fus enivré. Je revenais d’un premier voyage en Italie. L’Italie nous raconte les plus belles amours sans daigner rompre notre isolement. C’est la déception de Tannhauser qui, repoussé de Rome, regagne nos forêts du Nord, et dit sa plainte dans des cris, sommet de toute poésie. Je crus qu’Iphigénie, type classique ranimé avec nos pensées rhénanes, m’attendait à Sainte-Odile, pour me donner le sens profond de mon pays ; grave méprise dont je fus averti par un mouvement de mon cœur.

Sous les bois du monastère, aucune strophe de nos hymnes ne s’accorde avec la vierge de Weimar. C’est ici le domaine d’Odile. Quand le colchique d’automne met sa délicatesse violette sur la prairie de Truttenhausen, et que les cloches de novembre, en pleurant l’année qui s’achève, commémorent mes parens, la vierge Odile s’avance et, les deux mains levées sur la plaine, dit une prière alsacienne. Une prière qui ne passe pas le Rhin, qui appelle, invoque, si je sais bien l’entendre, les héroïnes de Corneille et de Racine, formées sur le cœur de la France, plutôt que la noble jeune dame un peu lourde de la cour de Weimar.

Je ne puis pas dire « ma sœur » à l’Iphigénie de Gœthe. Cependant, par-dessus le vaste fossé rhénan et depuis le faîte des Vosges, j’aime admirer sa belle stature, sa démarche sans trouble, sa vertu de jeune Hercule féminin.

Peut-être n’est-il pas permis, — permis, ce mot si vague rend seul ma peur un peu mystérieuse, — que nous produisions au dehors nos pensées les plus intimes ; peut-être devons-nous protéger, voiler nos réserves, de crainte qu’une source, dont nous avons écarté les branches, ne se dessèche au soleil ; mais je dois reconnaître mes obligations. La destinée qui oppose mon pays à l’Allemagne n’a pourtant pas permis que je demeurasse insensible à l’horizon d’outre-Rhin : j’aime la Grecque germanisée.

Connaissez-vous les routes par où le Nord aborde l’Italie ? Ces belles civilisatrices, à chaque fois que nous les descendons, elles nous rajeunissent l’âme. D’étape en étape, un automne, par le col du Brenner, j’ai suivi Iphigénie dans le voyage d’amour qu’éternellement elle fait avec Gœthe.

Je les attendais sur le lac de Garde, au petit port de Torbole, Sans cette maison, aujourd’hui l’auberge Terrasse, où Gœthe, fort excité d’avoir vu des oliviers, arriva le 12 septembre 1786.

Depuis dix ans il était épris de la prêtresse de Diane… On possède une lettre, où, dix années avant le voyage d’Italie, un soir de février 1776, il écrit à son amie, Mme  de Stein : « Mon âme se détache peu à peu, grâce aux agréables sons, des protocoles et des dossiers. Quatre musiciens sont tout près dans la chambre verte, je suis assis et j’évoque doucement les images éloignées. Une scène doit s’achever aujourd’hui ; je le pense, mais j’aurai de la peine… »

Combien j’aime cette expression « doit s’achever. » Il ne dit pas « Je dois achever. » Il est un arbre qui se laisse fleurir et fructifier. Il laisse se créer, en soi, des images, une œuvre, que tout nécessitait.

Peu de jours après cette soirée, où quatre musiciens avaient favorisé son génie, Gœthe dut partir en tournée comme inspecteur des ponts et chaussées et comme conseil de revision. Il allait examiner les routes et les recrues. Et de Dornberg, le 2 mars, il écrit à Mme  de Stein : « Je vis aujourd’hui avec les hommes de ce monde ; je mange, je bois, je plaisante avec eux, mais ils m’affectent peu, car ma vie intérieure suit impitoyablement son cours. »

Quelle est donc à cette date la vie intérieure de Gœthe ?

Son amour pour Mme  de Stein et cette Iphigénie en Tauride, qui sera l’histoire héroïque de leur amour.

Mme  de Stein est Iphigénie, et Gœthe s’est exprimé dans Thoas. Il écrit à son amie : « Ton amour éclaire toutes mes journées. Ton approbation est ma meilleure gloire, et si j’attache du prix à une bonne renommée, c’est pour toi, c’est pour ne pas te faire honte. » Comme la vierge d’Argos sur la côte de Tauride, Mme  de Stein à Weimar, auprès du jeune et puissant barbare romantique, est une civilisatrice. Leurs lettres et toutes leurs mœurs l’attestent. Ne croit-on pas entendre Thoas, quand le jeune Gœthe, qui vient d’entrer à Weimar, brillant et généreux comme un véritable roi des esprits, dit à la grande dame qu’il aime : « Je ne suis pas un être indépendant. J’ai appuyé sur toi toutes mes faiblesses, j’ai rempli par toi mes lacunes. » Et pour comprendre la principale beauté de cette tragédie, c’est à savoir sa plénitude et sa solidité, que l’on médite le sentiment de Gœthe pour son amie : « La gentillesse, la grâce, l’amabilité des James que je vois, jusqu’à leurs goûts apparens, portent la marque de la fragilité ; toi seule, sur ce sol mobile, as ce qui dure. »

On doit honorer en Mme  de Stein un magnifique ressort du développement de Gœthe.

Cette amitié fut pour le poète une incomparable excitation morale ; elle lui inspira des besoins plus relevés, une plus haute idée de lui-même et l’amena à sentir la beauté d’une existence vraiment noble. Au contact de Mme  de Stein il lui fut donné de se policer, de se modérer, d’atteindre au calme et à la solidité. Dans le même moment, le peintre Œser et Winckelmann affirmant que la sérénité est le caractère essentiel des œuvres d’art, il réagissait contre l’influence qu’avaient eue sur son génie Shakspeare, Herder et la cathédrale de Strasbourg. Ainsi tout collaborait à former en lui la vierge spinoziste. Mais, pour la parfaire, il sentit la nécessité du climat méridional et du milieu privilégié où naquirent, où subsistent les œuvres classiques. À Weimar, bien que pénétré des sentimens qu’il devait exprimer dans sa pièce, il sentait trop la médiocrité de la vie réelle et bourgeoise.

En septembre 1786, Gœthe s’évade vers l’Italie. Le cruel artiste ! Il avait tiré son bénéfice de Mme  de Stein, et maintenant il la délaisse, il la sacrifie à l’enfant de leur amour. Le 8 septembre, dans l’auberge du Brenner, il retire de son bagage le manuscrit d’Iphigénie ; il prend la vierge pour compagne de route : « Les jours sont longs, rien ne trouble la pensée, et les délicieuses scènes qui m’entourent, loin d’éloigner le sentiment poétique, ne l’évoquent que plus promptement avec l’air et le mouvement… »

Quelle belle organisation pour produire il possède, ce grand homme, s’il n’est point anéanti, désespéré, poussé vers le suicide par la masse des sensations qui le pressent dans ces nuits de septembre, solitaire sur les lacs !

C’est un matin, vers les trois heures, que Gœthe et son Iphigénie partirent de Torbole, avec deux rameurs, sur le doux et sévère lac de Garde. Heureuses vagues qui portez cette petite barque, jeunes rayons qui frappez la cime mobile des bois, vous qu’un Virgile avait déjà favorisés, le poète germain vous saisit, et pour les siècles vous étincelez et vous vous balancez sur la grève imaginaire de Tauride.

Le 19 septembre au soir, Gœthe écrit de Vicence : « Arrivé ici depuis quelques heures, j’ai déjà parcouru la ville, vu le théâtre olympique et les édifices de Palladio. Quand on a de telles œuvres sous les yeux, on en reconnaît le rare mérite et je dis de Palladio qu’il est essentiellement un grand homme. » Et le 27, en passant à Padoue, il achète les ouvrages de Palladio, ou plutôt un fac-simile sur cuivre de l’édition originale qui était gravée sur bois. On doit cette réédition aux soins du consul anglais Smith. Aussi, peu de jours après, dans le cimetière du Lido, Gœthe lui rendra grâce sur une tombe à moitié ensevelie.

Bien souvent à Vicence, à Venise et sur la Brenta, j’ai examiné les constructions de Palladio, avec la plus respectueuse curiosité, pour saisir ce que Gœthe leur doit, pour m’instruire à mon tour et surtout pour savoir comment l’Iphigénie est une œuvre palladienne.

Gœthe et Palladio témoignent, chacun à leur manière, d’une même nature intérieure ; ils s’accordent sur la réforme à accomplir. Ils sont préoccupés de se poser des limites et de ne pas permettre que leur imagination les dépasse. Ensuite, ils se proposent de résoudre la grande, l’éternelle difficulté qui est de rester naturel et vrai en stylisant : « Palladio, dit Gœthe, est un génie créateur, car il sut vaincre la contradiction qu’il y aura toujours à associer des colonnes et des murs. Il parvint à employer convenablement des colonnades dans l’architecture bourgeoise. » Je prie que l’on remarque que c’est en quoi excelle notre Racine si noble, aisé, naturel, tandis que c’est l’échec du Chateaubriand magnifique, mais composite et tendu des Martyrs. Et Gœthe continue : « Palladio sut combiner ; il nous força d’oublier qu’une colonnade dans un palais privé, dans une maison pour loger des Vicentins, c’est un artifice, un mensonge. Il y a dans de tels plans quelque chose de divin, comme serait la forme chez le grand poète qui, de la vérité et du mensonge, crée une troisième chose dont l’existence empruntée nous enchante. »

Nos amateurs modernes peuvent s’amuser de Gœthe et dire qu’il n’a vu en Italie aucun des beaux objets de l’Antiquité. Nous sourirons avec eux s’ils l’exigent. Mais, à défaut de la connaissance, ce grand homme avait l’amour du classicisme ; il était entraîné vers les grandes époques, et c’est par cet échauffement de l’âme qu’on exerce une action féconde.

À Venise, il voit un morceau de l’entablement du temple d’Antonin et de Faustine : « C’est autre chose, s’écrie-t-il, que nos saints grimaçans empilés par étages, sur de petites consoles, autre chose que nos enjolivemens gothiques, nos colonnes en tuyaux de pipe, nos tourelles pointues et nos saillies fleuronnées. Dieu merci ! Je suis pour jamais délivré de tout cela ! » Évidemment, il confond l’époque romaine avec la bonne époque. Qu’importe l’anachronisme, puisque à l’aide de ce faux jugement il se met dans l’état paisible que reflète Iphigénie et qui déconcerta les fanatiques de sa fougue antérieure.

Aussi bien, il ne s’agit pas pour Gœthe de découvrir et d’appliquer les règles de l’art antique. Ce qu’il cherche, en Italie, et ce qu’il obtient, fût-ce des œuvres pseudo-antiques, c’est un secours pour mettre dehors l’énergie intime que Mme  de Stein et les leçons de la vie lui avaient communiquée.

Au cours de ce voyage, son but précis est de tenir son âme à la hauteur où il trouvera tout naturellement des expressions, une musique assez héroïque pour nous rendre saisissable, pour chanter la tragédie dont il porte avec lui le livret.

Le pédantisme et l’aplomb d’un Gœthe pourraient déconcerter. Gardons-nous de méconnaître sa magistrature. Il nous ouvre mieux qu’aucun maître la voie du grand art, en nous montrant que, pour produire une plus belle beauté, le secret, c’est de perfectionner notre âme. Gœthe travailla sans cesse à se développer en s’élevant. L’artiste est grand selon qu’il possède une imagination de héros. De là l’effort si raisonnable de Gœthe pour épurer, ennoblir continuellement sa sensibilité. Il nous est utile par l’exemple de sa vie, mieux encore que par son œuvre.

La société d’un Gœthe apprend à tirer parti sans vergogne des moindres élémens, à ne pas nous intimider, ni enfiévrer, ni désespérer. Ce grand homme est calmant. Ses points de vue ne sont ni rares, ni extraordinairement puissans (d’ailleurs l’extraordinaire a quelque chose de répugnant pour un naturaliste et les phénomènes sont des beautés de foire). Mais c’est un homme très solidement campé dans ses idées. Ce citoyen libre de Francfort, ce bourgeois haussé d’une classe, ce parfait produit d’une vigoureuse famille, bien adapté à la vie allemande, avec quelle heureuse audace il s’appuie sur ses erreurs ! Rien n’entrave le jeu de ses facultés artistiques et, comme c’est toujours de l’âme que naît une œuvre littéraire, il parvient, au moyen des plus grossiers malentendus, dès l’instant qu’ils l’émeuvent, à établir un poème le plus solide et le plus sincère.

Un voyage d’ignorant sur la terre classique a permis à Goethe de donner une voix à tout ce qu’il avait entrevu dans ses momens de plus haute vénération. Sous un climat qui transfigure une âme du Nord et parmi des objets qui échauffent la piété d’un artiste, il a transformé en noble matière poétique ses plus humbles expériences, pour le grand profit du modèle imaginaire qu’il s’occupait alors à réaliser. Dans Bologne, le 19 octobre, il contemple longuement une sainte Cécile de Raphaël. « L’artiste, dit-il, lui a donné les traits d’une jeune fille robuste et ferme, sans froideur et sans rudesse. Je l’ai étudiée avec soin et je lui lirai en esprit mon Iphigénie. Je ne ferai rien dire à mon héroïne que cette sainte n’ait pu exprimer. »

Plus tard, il se plaindra qu’aucun acteur allemand ne puisse se faire l’âme assez noble pour jouer les rôles et prendre les attitudes d’Iphigénie en Tauride. En effet un très petit nombre de personnes sont à un degré suffisant de culture pour ressentir, repenser l’esprit profond de cette tragédie qui est une pièce civilisatrice.

D’Iphigénie sort une puissance capable de faire des philosophes stoïciens, — comme du Cid, d’Horace et de Polyeucte sortait une puissance capable de faire des individus qui se sacrifient. Corneille sert un Napoléon qui a besoin de héros ; Goethe sert toute société qui a besoin de se défendre contre l’orgueil intellectuel. L’Iphigénie pose une barrière à celui que la conscience de sa spiritualité incite à s’évader des règles et des coutumes sans ménagemens. L’Iphigénie, œuvre d’un homme que disciplinaient, par ailleurs, ses études d’histoire naturelle, ramène à la soumission nécessaire de puissantes intelligences enivrées de leur supériorité.



Mycènes enfin s’anime. Je donne un sens à mon pèlerinage, c’est de comprendre la vierge qui s’embarqua sur cette plage pour venir jusqu’aux plaines du Rhin. Je puis intéresser mon cœur et sortir de ma frigidité si je me dis que cette Acropole farouche est le berceau de l’Étrangère qui m’enchanta dans mon aigre pays.

Mais un grand doute m’est venu.

Je me rappelle un rouleau d’Égypte, auprès d’une momie, où l’on trouve cette exclamation : « Ô cœur, qui me viens de ma mère ! »

De cette famille des Atrides peut-il sortir, comme Gœthe l’a cru, une Iphigénie qui pardonne ?

Rien d’arbitraire ne fleurit chez les êtres ; jamais une feuille n’apparaît sur eux qui n’appartenait pas à leur principe. Iphigénie, formée d’Agamemnon et de Clytemnestre, n’est pas faite pour s’insurger contre la loi sanglante d’Artémis. Celle qu’un père acceptait d’immoler sur l’autel ne répugnera pas à verser le sang pour obéir à la déesse. Iphigénie étant la sacrifiée doit devenir la sacrifiante. Racine l’a bien vu. Dans les notes qu’il prenait de ses lectures grecques, il relève ce que dit à Clytemnestre Électre, sœur d’Iphigénie et d’Oreste : « Si je suis méchante, je ne dégénère point de vous. » Et là-dessus, il fait un commentaire : « Le caractère honnête d’Électre se montre au milieu de son emportement. Elle s’en excuse sur son malheur. Elle dit qu’elle en a honte elle-même et qu’elle y est forcée, et elle l’explique en disant à Clytemnestre : « Ce sont vos actions qui parlent en moi. »

À Mycènes, plus qu’ailleurs, on subissait les ordres des tombeaux. J’ai vu dans les vitrines du musée athénien la dépouille des sépulcres, les vases d’or et d’argent, les sphinx, les griffons, le beau lion d’or, les bibelots d’ivoire, la tête mitrée qui sent l’Assyrie, les œufs d’autruche ornés de dessins, le grand cachet babylonien. Qu’ils devaient valoir, ces morts, pour qu’on les comblât de si grandes richesses !

Au premier acte des Choéphores, j’entends Oreste s’écrier : « Ô mon père, sois avec ceux qui t’aiment. » Électre insiste : « Vois, dit-elle, tes deux enfans debout près de ta tombe. » Oreste, d’un cri sublime, presse son père : « Ne laisse pas s’anéantir en nous la race des Pélopides. » Terribles adjurations qu’aucun homme vraiment digne ne refuse de prononcer. Qui de nous ne s’est écrié : « Ô mon sang, sois fidèle à toi-même ; ne laisse pas s’affaiblir dans mes veines, mes pères. Tu es ma famille, ma cité, mes lois, ma révélation, je t’accepte. » Mais les enfans des Atrides, quand ils veulent que leur race s’agite dans leurs veines, appellent leurs péchés et leur condamnation.

Gœthe et la Grèce ont voulu nier ces fatalités. Sur les sommets de l’œuvre gœthienne, on respire la confiance dans la vie. Le poète veut nous persuader d’une conception optimiste de l’univers, parce qu’elle favorise l’activité… Les artistes sont obligés, pour épanouir notre sympathie, d’épurer les passions qu’ils mettent en mouvement sous nos yeux. Et dans toute catastrophe il est convenable que l’on voie glisser des lueurs de justice. Nous prenons du ressort et du calme dans la conviction qu’ils nous communiquent que la vie est perfectible. Je n’objecterai rien contre l’intention de cet heureux mensonge. Je proclame, moi aussi, la nécessité de cet apaisement artistique. Mais je pense que pour y atteindre, il est plus loyal de nous faire voir comment ces passions, ces accidens, ces dévastations rentrent dans un ordre universel. Et nul plus large plan où faire rentrer les faits que ce déterminisme auquel l’Iphigénie essaie de contredire.

Certainement il est agréable d’entendre qu’Oreste s’est guéri de ses troubles épileptiformes, et je voudrais que l’amitié de ce dégénéré pour Pylade ne me fût pas suspecte. Mais que faire si je vois nettement l’absurdité de ces hypothèses optimistes ? Je pourrais encore me payer d’illusion sur cette grande famille de tarés, dans les prairies du Jura où je mets au net mes notes de voyage. Parmi ces combes grasses, les chalets pleins de vaches sonnantes, les longues solitudes où il n’est pas une herbe, pas une bête méchante, nous inclinent à l’élégie et voilent les dures certitudes. Mais sur les tombeaux de Mycènes, rien ne s’interpose entre nous et les faits.

Sur les tertres funéraires, trois coupes de sang furent largement épandues : au festin de Thyeste, à la mort d’Agamemnon, à l’assassinat de Clytemnestre. Les colonnes du temple d’Artémis, où la fille des assassins officie, demeurent teintes du sang humain.

Au-dessous de l’Acropole mycénienne, on mène les voyageurs dans une crypte saisissante de force et de grandeur, dite le Trésor d’Atrée. Par un corridor de murs cyclopéens, ils pénètrent sous une coupole en forme de ruche : à droite est un caveau plus petit, entièrement creusé dans le roc ; on l’éclaire en brûlant un journal et il empeste le sépulcre violé. Edgar Quinet, qui visitait en 1828 ce sanctuaire du culte des morts, s’écrie : « Je sens qu’ici l’on est parvenu au point extrême du monde grec et qu’il n’y a plus qu’à écouter autour de soi les sources des fontaines… »

Il s’arrête, se tait, hésite à désigner ces fontaines, ces grandes pensées qui n’ont jamais tari et qui sourdent encore sous la terre pierreuse de Mycènes.

Aussi bien, on suit leur cours dans l’œuvre des grands poètes, de Dante, de Pascal, qui, pour les adoucir, y mêlent l’idée de la grâce. Nous sommes asservis aux transmissions du passé ; nos morts nous donnent leurs ordres auxquels il nous faut obéir ; nous ne sommes pas libres de choisir. Ils ne sont pas nos morts, ils sont notre activité vivante.

Ces sombres vérités demeurent les vues les plus certaines de notre raison. L’humanité, qui les avait déposées dans les grands mythes primitifs, les a transbordées dans ses lois scientifiques. On est bien dans le tombeau des Atrides, qui nous resserre et ne nous donne d’échappée qu’en profondeur, pour entendre ces fontaines sourdre de toute éternité.


XIII. — LE SOIR DANS UNE BOURGADE DE GRÈCE[1]


Au fond du golfe d’Argos, la baie de Nauplie abrite un espace de mer pareil aux lacs italiens, mais où manque leur volupté…

Des matelots travaillent lentement sur le port, le soleil se couche en illuminant un cirque de montagnes, la fièvre vibre dans les airs. Sur une barque un débardeur chante et rechante sa plainte turque. Elle m’enchaîne et me laisse aller jusqu’au point où elle se perd, pour, aussitôt, me ramener jusqu’au point d’où elle se lève…

Voici des êtres mous, pareils à ceux qui boivent l’apéritif dans notre Languedoc, et puis de vrais Arabes poussant leurs bâtons pointus dans les plaies de leurs ânes. Je ne m’occupe que des dalles où je pose mes cent pas monotones.

Heures avant-courrières de notre usure et qui déjà nous isolent de l’univers !

Au crépuscule, tous les soirs, notre âme se fait neuve. Elle rejette les copeaux de sa journée qui l’encombrent et désire recevoir une émotion spirituelle. Alors, si rien ne nous impose de plaisir ou de tourment, quelle détresse, quel veuvage ! Un homme raisonnable a soin de réclamer vite la lampe. Hâtons-nous d’étouffer sous notre travail ce soulèvement de vaine poésie.

Mais au fond du golfe d’Argos, sur quoi se divertir de soi-même ?

La terre de Nauplie, pour moi, n’a pas d’odeur. J’écoute ses propositions avec insensibilité. Je ne gravirai pas sur le flanc du rocher les huit cent cinquante-sept marches qui mènent au fort Palamède. Nul paysage ne saurait, ce soir, vaincre ma dure indifférence.

Je rentre à l’hôtel, et voici qu’en feuilletant mes livres, je trouve sur le nom de Nauplie une tache de sang pâli. Elle m’attire au parvis de Saint-Spiridion…


Dans l’une des rues basses qui encerclent le Palamède, j’ai visité la sinistre église. Sous son portail, le président Capo d’Istria fut assassiné à six heures du matin, le 9 octobre 1831.

Capo d’Istria avait été mis par l’Europe à la tête du gouvernement de la Grèce. C’était un habile homme de cour parmi de rudes Klephtes. Son escrime ne valait pas contre leurs brutalités. Il voulut affaiblir les familles influentes et pousser dans l’ombre les chefs de la guerre d’Indépendance, afin de concentrer dans ses mains le pouvoir ; il se heurta, il se brisa contre leur opposition et surtout contre celle des Mavromichalis, la plus puissante des familles féodales du Magne.

La tête de cette famille était Petro Mavromichalis, le bey du Magne qui, en 1821, avec Colocotroni, avait donné le signal de l’insurrection. Quarante-neuf membres de ses parens étaient morts en combattant pour l’indépendance. Aussi souffrait-il avec impatience l’autorité du nouveau président. Des siècles d’anarchie belliqueuse l’avaient mieux préparé pour être un héros que pour se soumettre à des institutions régulières : « Homme né d’hier, disait-il à un contradicteur, oses-tu bien te mesurer avec celui de qui l’origine est aussi ancienne que les sommets du Taygète ? » Des révoltes ayant éclaté sur plusieurs points, Capo d’Istria osa l’emprisonner dans le fort Palamède. Mettre la main sur le vieillard des Mavromichalis ! C’était un coup d’État.

« Notre vieillard : » on nomme ainsi en Grèce le chef de famille, et lui-même appelle ses enfans tous les jeunes gens de sa clientèle. Ceux-ci s’émurent au point que Capo d’Istria dut en arrêter deux : le colonel Constantin et Georges, le premier, frère, et l’autre, neveu du vieux Petro. D’ailleurs ils ne furent point enfermés, mais seulement astreints à la résidence de Nauplie, sous la surveillance de deux policiers.

Le dimanche, 9 octobre 1831, à six heures du matin, il faisait un très beau soleil. Le colonel Constantin et Georges Mavromichalis pénétrèrent avec leurs deux gardes dans l’église de Saint-Spiridion. Ils y arrivaient du port, par la même rue qu’allait prendre Capo d’Istria (elle est si étroite que j’ai touché ses deux murs en étendant les bras). La messe allait commencer ; on n’attendait que le chef de l’État.

Georges Mavromichalis embrassa l’image de la Vierge sur l’autel et fit allumer un cierge par son garde.

Après quelques minutes, le vieux bedeau Goulo annonça que le président arrivait. Il fit dégager la porte. Le colonel Constantin sortit et se plaça dehors, du même côté que son neveu resté dans l’église. Le colonel appuyait sa tête contre le mur de l’église. Jean Caraïanis et André Georgi, leurs deux policiers, qu’il faut maintenant appeler leurs complices, étaient placés dans la rue. Tous quatre regardaient venir le président.

Capo d’Istria était, à son ordinaire, vêtu d’un pantalon de toile blanche et d’une redingote bleue, de coupe militaire, avec un double rang de boutons en argent. Il était flanqué de son garde habituel, Démétrius Léonidas, auquel se joignait, comme de coutume, et par dévouement spontané, un brave manchot nommé Georges Cozinis.

En apercevant les Mavromichalis sous le portail, Capo d’Istria eut une hésitation. Les trouva-t-il étranges sous leurs longs manteaux ? Avait-il reçu des avertissemens ? On croit qu’une seconde, il voulut entrer dans la maison de M. Rhodius, son secrétaire au département de la Guerre. Mais ce diplomate avait de l’âme ; il s’achemina d’un pas égal vers sa destinée.

Comme tout le monde se découvrait, Constantin et Georges ôtèrent leurs bonnets rouges avec leur main gauche ; ils tenaient la droite sous leurs manteaux. Capo d’Istria répondit à leur salut avec une grande affabilité. Alors, comme il enlevait son chapeau pour entrer dans l’église, le jeune Georges le frappa de son poignard dans l’aine, en même temps que le colonel Constantin lui tirait, à bout portant, un coup de pistolet dans la nuque.

On entendit deux explosions, c’est que Jean Garaïanis, lui aussi, avait tiré, mais sa balle se licha dans le portail.

Les deux gardes de Capo d’Istria s’élancent à son secours. Cozinis, le manchot, le reçoit sur son unique bras, mais le voit mort, et le jette roide à terre pour courir sus à Constantin. Celui-ci enfile la ruelle escarpée, vis-à-vis du portail de l’église. Au vol, le manchot lui loge une balle dans l’épaule droite. Les cris : « À l’assassin ! » gagnaient de toutes parts. Constantin tout saignant ne s’arrête pas de grimper. Il atteint le faîte de la montée et va descendre l’autre versant, quand la clameur fait bondir de son lit le vieux général souliote Fotorama, qui saisit au mur sa carabine toute chargée, court à sa fenêtre, voit et tire.

Le colonel roule par terre. Le manchot se jette dessus avec la meute des poursuivans.

Au milieu de cette curée arrive par hasard un piquet de soldats. Constantin, dit-on, les implora :

— Ô mes frères chrétiens, ne me martyrisez pas ; je ne suis pas le vrai coupable, laissez-moi vivre pour avouer la vérité…

Ils le traînèrent jusqu’au poste, mais d’une telle manière qu’il mourut en arrivant.

Cependant Dimitri, le garde régulier de Capo d’Istria, poursuivait le second assassin et ses deux policiers, le long de la rue, à droite, en sortant de l’église. Il leur tira dessus par deux fois, sans que son pistolet prît feu. Les fuyards se jetèrent dans la maison du colonel Valiano. Au premier étage habitait un bourgeois, Spiridion Kyparissi, né à Ithaque. Il a déposé en justice : J’entendis à l’étage supérieur, au deuxième, une voix effrayante. Le jeune Mavromichalis, son pistolet à la main, menaçait tous les locataires qui, en caleçons, voire en chemise, bondissaient de leurs lits. Il criait : « Valiano, nous l’avons assassiné. — Qui ? — Ce f… président. Vous devez tous sortir de la maison. » Il courait dans la chambre comme un forcené, et tandis qu’un de ses gardes redescendait l’escalier pour s’assurer de la porte, il calfeutrait les fenêtres avec les coussins du divan, car déjà, du dehors, on menaçait de tirer.

Au bout d’un quart d’heure, Georges s’étant aperçu qu’une terrasse de la maison dominait le jardin du ministre de France, espéra d’y trouver un asile inviolable. Tous trois sautèrent de la terrasse dans le jardin. Le baron Rouen, accouru sur le bruit, les rencontra dans son escalier. Georges Mavromichalis prononçait une suite de mots entrecoupés : « Honneur… Patrie. » M. Rouen, devant le personnel de l’ambassade, lui demanda d’abord de se désarmer. Georges ôta son pistolet de sa ceinture, le baisa et dit :

— Je le livre à l’honneur de la France.

Nauplie, d’un seul élan, se prononçait contre les Mavromichalis. On avait fermé les portes de la ville. Les troupes de la garnison se mutinaient pour aller venger le sang du président. Elles ne s’apaisèrent un peu qu’après avoir obtenu la démission du général Gérard, Français et, par là, suspect de libéralisme. Un Portugais, lui fut substitué. Sur les sommets des montagnes, les bergers sonnaient de la corne ; ils donnaient l’alarme aux bergers plus lointains, comme ils faisaient jadis pour annoncer les Turcs : « Frères, mettez en sûreté vos troupeaux. » Au parvis de Saint-Spiridion, la foule, avec des tampons de coton, se pressait pour recueillir le sang du martyr. Son corps, rapporté dans le modeste palais présidentiel, avait été remis aux pleureuses qui le lavaient en même temps qu’elles lamentaient les chants funèbres, ainsi qu’il est déjà raconté dans la dix-huitième rapsodie de l’Iliade :

« Ces chiens, disaient-elles, ces hommes sans religion ni conscience sont parvenus à le tuer. Désormais, qui nous protégera ? Où trouverons-nous un autre président, si bon, si doux, si patient, si amoureux du peuple ? Jusqu’à ce moment nous dormions tous tranquillement chez nous, parce qu’il y avait maître Jean qui veillait. Malheureuse Grèce ! tu vas être de nouveau la proie de nos notables. »

Cette plainte est intéressante ; elle marque comment les notables avaient vu dans la révolution un moyen de substituer leur tyrannie à celle des Turcs. On y vérifie en outre que dans tous les climats, les notables, les féodaux, les chefs de clientèle tendent naturellement à réclamer le parlementarisme, tandis que les petites gens se ramassent autour du pouvoir autoritaire.

M. Rouen qui avait de l’honneur, — et qui représentait la France libérale de Louis-Philippe, — n’avait pas voulu livrer le libéral Georges Mavromichalis à cette foule servante de l’autocratie qui, avec des cris de mort, assiégeait l’ambassade. Quand un pouvoir régulier se manifesta, qu’on vint réclamer le réfugié au nom de la commission administrative, et que des forces militaires furent en mesure de garantir l’ordre, les portes s’ouvrirent. Le général Pélion donna le bras au jeune homme, pour le couvrir et les soldats le conduisirent, sans violences, au Palamède. Chemin faisant, il disait :

« Je sais que je dois mourir ; je recommande à ma femme de trouver un beau mari et de se remarier. »

Ce à quoi elle ne manqua point.

Quelques jours plus tard on le condamna selon les formes. Il fut mené sous un platane isolé, au bord de la mer. Son père, des fenêtres de son cachot, lui envoya sa bénédiction.

Il est moral d’ajouter que, l’année d’après, à l’avènement du roi Othon, le vieux Petro Mavromichalis et son fils Anastase reçurent le titre de sénateurs, qu’un autre de ses fils, le général Démétrios, fut nommé ministre de la Guerre par le gouvernement qui renversa Othon, que la famille demeure une des premières de la Grèce, et que la mémoire de Capo d’Istria jouit du respect patriotique de tous les partis. Un respect sans enthousiasme.

Pourquoi la complaisance des poètes semble-t-elle manquer à Capo d’Istria ?

Sur le ciel de Missolonghi la flamme du bûcher funèbre de Byron laisse d’éclatantes lueurs. Je ne les préfère pas à cette tache qui s’efface au parvis de Saint-Spiridion. Nous ne rejetons pas l’héritage romantique, mais il faut l’agrandir ; nous invitons les enthousiastes d’un Byron à sentir de la poésie dans certaines activités sans éclat… D’ailleurs la destinée de scandale ou de gloire de leur héros devient mieux intelligible si nous mettons en regard la mission d’un Capo d’Istria.

Aristocrate, exclu par sa caste, et calomnié par toute sa nation, Byron jette l’anathème sur l’Angleterre. Privé de la haute vie seigneuriale que ses instincts exigeaient, il veut briser les cadres sociaux. Son orgueil forcené s’insurge contre toute limite ; il refuse même d’accepter les conditions de la vie et, par exemple, le départ de sa jeunesse : c’est le Révolté. Byron fut, en Grèce, le chevalier de la Révolution, comme Capo d’Istria, l’agent de la légitimité. Celui-ci, petit noble sans patrie, mit au service du plus grand pouvoir conservateur, c’est-à-dire la Russie, ses facultés de faiseur d’ordre. Il accepta la tâche de détruire les sociétés secrètes en Grèce et de dompter un esprit d’anarchie qui émouvait toute l’Europe. S’il périt, c’est que la Révolution, ayant triomphé à Paris (1830), crut pouvoir établir en Grèce un régime constitutionnel. Il fallait bien d’abord qu’elle se débarrassât de Capo d’Istria.

À toutes les époques, pour se défaire d’un homme politique qui gêne, on s’est adressé à des passions privées, auxquelles on fournit des moyens matériels et des idées généreuses. Dans l’espèce, il était naturel qu’on pensât aux Mavromichalis. Ils furent enthousiasmés par l’idée de venger leur honneur, et par le désir de restaurer le pouvoir de leur famille.


Qu’avais-je donc hier au soir sur le port de Nauplie, à suivre cette chanson qui se noyait dans le crépuscule ? Une chanson orientale empoisonne une âme passante. Mais la vision nette de quelques faits cruels nous redresse et nous tonifie. L’homme n’est pas fait pour qu’il rêve, mais pour qu’il morde et qu’il déchire.


XIV. — LES APPROCHES DE SPARTE


Dans les pauvres rues de Tripoli, je cherchai vainement un vestige du récent passé turc. Rien ni personne ne me renseigna sur le pacha de la Morée, tel qu’il survit dans les chants populaires, assis dans ses jardins, avec sa garde d’Albanais, ses esclaves noirs tenant de beaux chevaux, ses janissaires de tragédie, son sérail plein de secrets, ses confiseurs, ses pages, ses bouffons, ses musiciens, ses montreurs de marionnettes obscènes, son chapelain et son bourreau.

En revanche, chacun voulut que je visitasse, à deux heures de Tripoli, le champ de bataille de Mantinée.

Je cédai, car en voyage il faut battre tous les buissons de peur de manquer son plaisir. Mais Pélopidas non plus qu’Épaminondas ne me firent compagnie ; je pensais à Chateaubriand qui passa ici le 14 avril 1806. Le lendemain, il se rendit chez le drogman du pacha. On lui répondit que Son Excellence venait d’entrer chez ses femmes. Byron aussi traversa Tripoli. Son génie doit beaucoup à son premier voyage de Grèce, comme sa gloire à son second. Cette Grèce, où nous venons prendre des leçons de classicisme, a fourni plus qu’aucun lieu des couleurs au romantisme. Même aujourd’hui qu’en apparence elle s’est expurgée, elle garde un fond de fièvre mal assoupie. Et voici un thème bizarre qu’en revenant sur Tripoli, elle me suggérait de broder.

Quand les Grecs de Colocotroni prirent la ville d’assaut, en 1821, ils massacrèrent toute la population turque, hors les femmes du vieux Kourchid-pacha, gouverneur de la Morée. Les jeunes vainqueurs s’amusèrent avec ces personnes d’un charme sauvage, qui en eurent elles-mêmes du plaisir. Mais leur rachat ayant été conclu par traité, elles furent rendues à Kourchid. Il les fit coudre dans des sacs et jeter à la mer. Si l’on savait donner des âmes variées et vraisemblables à tous les personnages de ce drame brutal et même aux brutes qui cousirent les sacs, on aurait une belle occasion de produire toute la gamme qui va de la volupté à la cruauté.

Ce ne sont pas les ombres de ces belles hurleuses qui, en mai 1900, visitèrent mon sommeil. Vers les cinq heures du matin, je me levai d’entre les punaises.

Soixante kilomètres d’une route excellente séparent Tripoli de Sparte. Je fis un détour de deux lieues pour visiter la cathédrale de Palseo Episcopi, seul reste de la ville de Nicli, dont Geoffroy de Villehardouin, au XIIIe siècle, fit une baronnie, et qui repose sur l’emplacement de l’antique Tégée.

Dans un paysage herbeux, à travers une grande plaine cerclée de montagnes puissantes et semée de moulins à vent ou de petites villes peu distinctes sur des vallonnemens, j’atteignis mon église. Je reconnus dans ses murs plusieurs fragmens de bas-reliefs et de colonnes de marbre, puis un pappas m’introduisit dans le dôme central, flanqué de quatre petits dômes. De là, je poussai jusqu’à la bourgade voisine qui se nomme Piali.

On y conserve un bas-relief de marbre, un lion de grandeur naturel, que les manuels affirment l’un des plus remarquables morceaux de la sculpture grecque. Nous ne pûmes pas d’abord obtenir la clé. Celui qui la garde était absent. Il fallut nous asseoir patiemment sur les pierres turques qui protègent le puits. Hercule aussi s’est attardé au puits de Piali, mais il y violait Auge, prêtresse d’Athéna. C’est une bonne manière de tuer le temps. Le chœur grec s’était formé autour de nous et je compris dans cette journée combien ce personnage du théâtre ancien est pris dans la vérité locale. Ces raseurs, au nombre d’une vingtaine, m’entouraient ; un seul parlait et tous l’approuvaient de la tête. Le chœur disait :

« Ô étranger, ne t’impatiente pas. Tu veux voir le lion qui est admirable. Il est vraiment derrière cette porte fermée, et cette fermeture même te prouve combien ce lion est un objet précieux. »

Une vieille m’apporta une fleur ; cette attention et la fleur furent célébrées en termes hyperboliques par le chœur :

« Voilà comme nous sommes, nous, les antiques descendans de ces Tégéates que tu es venu admirer de fort loin, car tu n’es pas une bête et tu sais notre supériorité ; aussi tu t’empresses de donner une piécette à cette excellente vieille et tu trouveras encore l’occasion de nous en donner. Ce qui te prouve que tu as tort de t’impatienter si la clef tarde à venir. »

Des enfans assez gentils passèrent avec des ardoises, où, sans doute, on les dressait à écrire les hauts faits des Tégéates. Le chœur nous les montrait avec orgueil. Je n’ai jamais vu qu’un bébé de quatre ans, et qu’on gâte, pour s’émerveiller de soi-même aussi naïvement et, je dois le dire, aussi sincèrement que fait cette nation. Parmi ces gens qui nous entouraient, il y a de gros Turcs aisément reconnaissables, mais, s’appeler des Grecs, cela transforme un peu le sang. Enfin, après plus de temps qu’il n’en fallut, je ne dis pas à Hercule, mais à sa prêtresse violée pour engendrer leur fils Télèphe, on m’ouvrit une sorte d’écurie obscure au fond de laquelle gisait le chef-d’œuvre.

Le chœur entré avec moi me boucha complètement la lumière…

Une fois de plus, j’avais fait tout un voyage pour abandonner, sur un dernier obstacle, ma curiosité. Et détourné par mon impatience de ce lion, que je voudrais aujourd’hui revoir, je n’attendais plus rien, sous la chaleur grandissante, que de Sparte ; je la réclamais, à peu près de la même manière qu’un dîneur sans appétit, au restaurant, réclame « la suite. »

Au sortir de la Tégéatide, vaste plaine de belle culture où nous avions longuement couru, la route gravit la montagne qui devient rapidement pierreuse. Nous dominions le marais de la Taka, d’une couleur chocolat. À distance, la Grèce, c’est immuablement des lignes pures sous un ciel bleu. Souvenir, sans doute. des beaux jours de l’Attique. Mais, pour gagner Sparte, je trouvai d’abord les hauts plateaux de l’Auvergne : même vent frais, même saleté de l’habitant, mêmes force et grandeur monotone dans les ballons. Toutefois, les vaches d’Auvergne, si elles s’avisaient de pâturer sur ces hauteurs, s’y ensanglanteraient le mufle.

Notre voiture était un landau confortable et le cocher vêtu à l’européenne ; mais il se mit à chanter pour lui-même une sorte de plainte gémissante et monotone qui, malgré l’air vif, me tournait le cœur. C’était une chanson si accablée et si gisante qu’on craignait que les mouches ne s’y missent.

Il paraît que les gens compétens distinguent dans cette musique orientale des variantes. Pour notre oreille inhabile, c’est toujours la même note, une note de plain-chant et un développement soudain interrompu. Elle soulève toute mon âme et puis la laisse retomber. Ce n’est rien qu’un coup d’archet, mais qui déclanche en moi une masse de sensations. C’est l’analogue d’une ritournelle qui, dans un bal, met en branle tous les désirs, tous les caprices d’une jeunesse enivrée.

Cette chanson du cocher de Tripolitza fait voir que la vie n’a pas de but et que la société repose sur des opinions absolument frivoles. « Et moi aussi, nous dit ce pauvre homme, j’aimerais d’avoir une belle femme qui me caresserait avec plaisir ; j’aimerais d’être considéré, d’avoir de l’argent. Mais les femmes rendent bien malheureux ; il faut se donner du mal pour faire sa fortune et du mal encore pour la garder. En outre, quel puissant est sûr du lendemain ? » Cette chanson, fatiguée, ce sont des désirs étouffés en leurs germes. « Tout est vanité, répète indéfiniment le chanteur ; les choses qui me semblent les plus belles ne valent pourtant pas que je me désole si je meurs sans les avoir possédées. » Cet humble qui n’a pas fait l’expérience de toutes les occupations humaines ne saurait avoir inventé cette philosophie, mais il l’a respirée dans un souffle qui vient d’Orient, et désormais pour lui elle fait le charme de la vie. Il ne se lasse pas de son refrain. À peine a-t-il exposé sa conception dédaigneuse du monde qu’il a envie de l’exposer de nouveau. C’est sa volupté. Il passe et repasse son archets sur ses nerfs. Il irrite avec délice sa tristesse. Il se caresse comme un matou avec son ronron.

J’excuse, j’admire ce voiturier de se laisser aller à la dérive de son rythme monotone. Comme le soleil dans son parcours, sa pensée ayant aperçu la plus juste évolution qu’elle pût faire, l’exécute sans arrêt. Il est fastidieux, mais persuasif. De kilomètre en kilomètre, sa philosophie me pénètre l’âme. Aussi bien de quel droit pourrais-je le critiquer ? Si je cours dans ces montagnes du Péloponèse, c’est pour y ressentir des humeurs nouvelles et les traduire en phrases longues, brèves, lourdes, ailées, pareilles à des barques mouvementées sur mon cœur. Quand je suis si personnel que je ne parviens pas à fixer mon attention sur le terrain de Mantinée, sur les vestiges de Tégée, ni sur le lion de Piali, convient-il que je blâme un pauvre cocher qui ne s’occupe, comme moi, qu’à mettre dehors son âme ?

Nous suivons un torrent pétré à travers des plateaux stériles. Il semble que la même cause ait désolé cette vaste pierraille et le cœur de mon cocher. Çà et là, un paysan, qu’on dirait un Kabyle, mène une charrue, dont le fer débile gratte mal la surface du sol. Parfois on croise une fuite en Égypte. Une heure plus loin, des bergers aux visages noirs nous regardent du haut des rochers. Appuyés sur de longs bâtons et le fusil à l’épaule, ils ont des poses de style. Leurs chiens-loups aboient furieusement. Quelques bandes de terre rouge héroïsent le paysage, mais il a, en général, la couleur du dos des rares ânes qui, les oreilles droites, y promènent leur sympathique humilité.

Un pauvre khani nous fournit du lait de chèvre et un café buvable. A-t-il beaucoup changé depuis le passage de Chateaubriand ? « J’avais mangé l’ours et le chien sacré avec les sauvages ; je partageai depuis le repas des Bédouins, mais je n’ai jamais rien rencontré de comparable à ce premier khani de Laconie. » J’y laisse reposer notre triste cocher mélomane et, d’un pied léger, je le précède. Il est midi ; l’heure ajoute à l’aridité. Seules quelques rares chèvres, dispersées, bravent le soleil qui brutalement vient de succéder au froid. Ces bêtes font toute la vie de ces étroits défilés. Pour la première fois, le mince sujet classique du pâtre qui se désespère d’une brebis égarée m’apparaît avec un sens vivant…

Mon voiturier m’avait rejoint. Par mille lacets nous gravissions une montagne toute en verdure. Quand nous fûmes exactement au point de partage et que nous franchîmes le col, nous rencontrâmes une tempête qui courait sur nous de la Laconie et qui faillit nous dépouiller ; puis, dans la même minute, à travers les poussières que ce vent furieux soulevait, là-bas, par-dessus les abîmes où gît la plaine de Sparte, nous découvrîmes des crêtes puissantes et nombreuses qui pointaient dans le ciel. Je n’eus pas à demander leur nom : le Taygète !

Sa chaîne se disposait avec ordre et puissance. Un nuage faisait marcher de grandes ombres sur les montagnes plus basses interposées entre nous et cette suite d’arêtes tragiques…

L’ouragan qui nous secouait sur ce plateau pelé s’harmonisait avec mon premier saisissement. Un tel grandiose, dont la musique de Beethoven m’a seule donné l’avant-goût, bouscula mon âme d’une si forte manière que je m’entendis m’écrier : « Hélène, je le jure, n’est pas une poupée ! En elle, la volupté triste se confond avec les fureurs qui affrontent la mort. L’homme veut tuer et se perpétuer, et les pics sévères que voici présidèrent aux efforts les plus réussis de ces deux sauvages instincts pour s’élever à l’héroïsme ! »

Mais déjà de nouveaux renflemens des sommets où nous courions me cachaient le Taygète.

Il avait suscité toutes mes forces intérieures. La morose cantilène de mon voiturier ne me semblait plus qu’un soupir de la ville des pachas et la basse mélancolie d’un esclave. Le génie de Lacédémone, dans un grand coup de vent, venait de m’assainir l’âme et de balayer ce chant de malaria.

Bientôt je vis sans obstacle le Taygète, de ses cimes jusqu’à sa base. Pour ajouter à mon plaisir par le contraste, en même temps que je reconnaissais le Taygète comme le héros du paysage, je promenais mes regards dans le ciel plein de nuages et de soleil et dans la riche vallée surabondante de verdures étalée immédiatement sous mes pieds. Je découvris l’Eurotas, dont les eaux brillaient ; les blanches maisons de la nouvelle Sparte éclataient dans les vergers de la plaine ; des villages aux toits rouges, pareils à des bosquets sacrés, s’abritaient sur les flancs généreux du Taygète. Et, perchée sur un monticule, tout au fond du décor, je finis par distinguer la noble ville de Mystra, que je cherchais expressément.

C’est une ivresse de mettre en place, sur des lieux qu’on aborde pour la première fois, des noms de poésie. Je me répète à l’infini ces syllabes : Mystra, Lacédémone, Eurotas, Taygète, tandis que d’interminables lacets nous conduisent au fond de la vallée, parmi des arbustes verts, le plus souvent des lauriers-roses. Un mois plus tard, j’eusse atteint l’Eurotas à travers leurs branches fleuries.

Dans cette dernière heure, la plaine prend un aspect d’incomparable fertilité. Je m’engage entre les huttes qui recouvrent, dit-on, la Sparte des héros. Partout des arbres à fruits et de petites rivières. J’aperçois deux gerbes bruissantes qui tombent de la montagne. Que ne peut la lumière de Grèce ! Elle charge de beauté une colonne de poussière soulevée au loin par le vent.

Sparte, le soir où j’y parvins, embaumait le lilas en fleur. Parmi les blanches maisons de ce grand village neuf, je crus, au premier regard, retrouver l’Andalousie, Grenade par exemple, d’où l’on voit, tout en brûlant, les neiges du Cerro de Mulhacen. Mais à l’ouest de Sparte, le fleuve Eurotas, en s’écoulant parmi ses désolations, fait avec le mont Taygète, un accord sublime. Le Taygète vigoureux, calme, sain, classique (bien qu’il porte dans ses forêts toutes les lyres du romantisme), nous propose les cimes d’où l’on juge la vie fuyante. Cette plaine éternelle exprime des états plus hauts que l’humanité. Je puis dire d’un seul mot, le plus beau de l’Occident, ce que j’ai d’abord perçu dans ce fameux paysage : de la magnanimité.


Maurice Barrès.
  1. Papadopoulo Vrétos, Mémoires biographiques, historiques sur le Président de la Grèce, 1837-1838, Paris, 2 vol. in-8o. — Voyez, dans la Revue du 15 avril 1841, l’article du comte de Gobineau sur Capodistrias, sa vie et sa correspondance.