Un Vaincu/Chapitre XXIII

J. Hetzel (p. 240-249).

xxiii


les dernières luttes

Au moment où Lee quittait la station d’Amélia, Grant se présentait en force pour l’attaquer. Il ne trouva que des maisons vides, et désespérant de voir son infanterie gagner l’ennemi de vitesse, il lança la masse de sa cavalerie en avant après lui avoir prescrit de couper tous les ponts, de détruire toutes les routes dans la direction par laquelle les Confédérés devaient forcément chercher à s’échapper.

Arrivée à Farmville, l’armée virginienne trouva coupé le pont sur l’Appomatox. Le temps de se reconnaître, de chercher par où l’on percerait la nuée de cavaliers qui l’enveloppaient, et elle était rejointe par l’armée fédérale.

Par une brusque attaque, le corps d’Ewell fut coupé du reste des troupes sudistes. Entouré par des forces cinq fois plus nombreuses, il tint bon longtemps, et cependant l’épuisement des hommes était tel que malgré le danger et l’ardeur du combat, on voyait des soldats se laisser glisser à terre après avoir déchargé leur arme, et s’endormir d’un sommeil qui ressemblait à l’anéantissement[1]. Il fallut se rendre. Quatre cents voitures, seize pièces de canon, des débris de régiments, furent le butin du vainqueur.

Le général Ewell remettait son épée au moment où tombait la nuit. Impatient d’achever son triomphe, Grant rassembla ses forces et assaillit les pauvres restes de l’armée confédérée qui, de loin, lui semblaient en désordre. Une poignée d’hommes l’arrêta.

Entre le corps d’Ewell captif, et ses troupes pour la première fois troublées, Lee en personne était venu se placer. Quelques vétérans à demi morts de faim, traînant leurs haillons, rassemblant leurs forces, se dressaient comme une barrière devant les Fédéraux victorieux, et la barrière ne fut pas franchie.

Ce fut là un terrible et beau spectacle dont les officiers fédéraux nous ont conservé l’émouvant souvenir : « Les voitures brûlaient éclairant les visages hâves et noircis des Sudistes qui chargeaient, déchargeaient leurs armes, luttaient corps à corps ; au milieu d’eux, sur son cheval gris, le général se tenait immobile, le front haut, le regard ferme, avec ce que ses soldats appelaient « sa figure de revue ; » l’expression de son visage était attentive mais parfaitement calme ; les quatre pieds de son cheval ne reculèrent pas[2], » et la nuit devint complète avant que le flot des Nordistes fût parvenu à submerger ce roc vivant.

Pendant qu’il maintenait ainsi l’ennemi, ses troupes, derrière lui, traversaient l’Appomatox. Il les rejoignit sur l’autre rive, et fit élever quelques retranchements pour protéger le peu de repos que cette courte nuit pouvait encore donner.

Cependant la cavalerie fédérale filait en avant pour barrer plus loin la route, tandis que des masses nouvelles semblaient épaissir d’heure en heure autour des Sudistes ; les officiers de Lee tinrent conseil sur ce qui restait à faire. Plus rien ne leur sembla possible, sinon de se rendre. On chercha le général qui donnait des ordres, on lui communiqua la conclusion regrettée, mais inévitable : « Nous rendre ! s’écria le vieux Virginien dont la voix sembla frémir pour la première fois, nous rendre ! non pas ! j’ai encore de trop braves gens pour cela… »

Le lendemain, dès que le jour parut, l’armée reprit sa marche.

Nous n’imposerons pas aux lecteurs les détails de cette douloureuse retraite. Le cœur saigne, et maudit mille fois la guerre quand toutes ses horreurs s’accumulent sur des êtres humains que ne peut plus même consoler l’espérance du succès. Et pourtant, comment ne pas s’arrêter devant celui qui, le cœur brisé, mettait tout son courage à soutenir celui de ses soldats ?

Tandis qu’il marchait au milieu de ses vieux compagnons, ayant perdu l’espoir de faire de la Virginie un pays libre, et portant devant Dieu et devant la patrie la responsabilité de leur vie et de leur honneur, il sentait combien ce poids était lourd.

Il ne fléchit pas parce qu’il n’hésita pas. — Il n’hésita pas, parce qu’il était avant tout un homme de devoir.

Les hommes de devoir ont toujours des situations plus faciles que ceux qui mêlent la politique aux décisions de leur conscience. Lee savait que le devoir de la défense ne s’arrête que devant l’impossible, et comme le moment de l’impossible n’était pas encore venu pour lui, il continuait à combattre. Le lendemain, le succès, ne dépendaient pas de lui, — de lui dépendaient le jour même, la lutte, et il luttait. Saluons-le, car c’était un héros. Il a fait plus pour l’âme humaine en sachant souffrir et même laisser souffrir, que ne sauront jamais faire les gens à négociations savantes, — il a affirmé que le devoir vaut mieux que la vie.

La retraite continuait. À droite, à gauche, les escadrons ennemis formaient une menaçante escorte à la longue file des Confédérés, ils profitaient de tous les moments opportuns, fondaient sur les groupes des Sudistes exténués et leur enlevaient tantôt une voiture, tantôt un canon.

Les Sudistes cueillaient sur leur chemin, et mangeaient, en marchant, les bourgeons verts à peine délivrés de leur prison d’écorce. On était aux premiers jours de mai, l’herbe n’avait pas encore poussé, et ni les chevaux ni les mules n’avaient la ressource de brouter ; ils tombaient sur le chemin, leurs conducteurs mettaient le feu aux voitures sans attelages et passaient. Quand il s’agissait d’un caisson, le sinistre bruit de l’explosion l’annonçait à toute la colonne, et les mourants se ranimaient pour un dernier regret. D’heure en heure, l’effectif des soldats valides diminuait sous les yeux attristés : hommes morts, chevaux morts, marquaient, avec les fusils échappés à des mains défaillantes, la route boueuse et sanglante que suivait l’armée.

Trois fois encore, ces débris épuisés repoussèrent des attaques sérieuses. Chose étrange ! dans une seule escarmouche, les Confédérés réussirent à faire jusqu’à deux cents prisonniers, ils s’emparèrent même de l’officier commandant la cavalerie fédérale[3].

Le 7, Grant avait déjà fait parvenir à Lee un message ainsi conçu :

« Général,

« Le résultat de la dernière semaine doit vous convaincre qu’une plus longue résistance de l’armée virginienne serait désormais inutile. Je considère comme un devoir de dégager ma responsabilité de toute nouvelle effusion de sang en vous proposant de vous rendre à moi avec la portion des forces confédérées connue sous le nom d’armée de la Virginie du Nord.

« Je suis, avec un profond respect,

« Votre obéissant serviteur,
« U. S. Grant. »

Le chef vaincu répondit :

« Général,

« Je ne partage pas votre opinion sur l’inutilité de toute défense de la part de l’armée de la Virginie du Nord, cependant je m’associe à votre désir d’éviter toute inutile effusion de sang. Avant d’examiner votre proposition, je désire savoir quelles conditions vous offririez à la reddition de l’armée.

« Votre obéissant serviteur,

« R. E. Lee. »

Par l’échange de plusieurs lettres de ce genre, Lee gagna du temps et le mit à profit pour s’éloigner toujours. Le 8, il écrivait encore à Grant : « Je ne crois pas que le moment soit venu de nous rendre… »

Le 9, au matin, près de la station d’Appomatox, l’armée confédérée se trouva complètement cernée par des masses immobiles de cavalerie.

Il restait à Lee huit mille hommes encore armés, et près de dix-huit mille infortunés trop faibles pour porter un fusil.

Le général décida en conseil de guerre, qu’une tentative encore, — la dernière, sans doute, — serait faite pour s’ouvrir un chemin à travers les lignes ennemies. Lynchburg n’était plus qu’à trente-huit kilomètres ; si l’on n’avait devant soi que de la cavalerie, on pouvait encore une fois réussir, si au contraire l’infanterie fédérale avait rejoint et se trouvait en force, il ne resterait plus qu’à se rendre.

Même à cette heure suprême pour tous, ses officiers remarquèrent avec quelle douleur le général résuma les avis. On parlait de la nécessité d’une entrevue avec Grant : « J’aimerais mieux mourir de mille morts ! » l’entendit-on murmurer. — « Que dira-t-on de nous si nous nous rendons ? » s’exclama quelqu’un. — « Là n’est pas la question, répliqua Lee en se redressant soudain, il s’agit seulement de savoir si c’est là ce que nous devons faire. — Alors j’en prendrai toute la responsabilité. »

Le général Gordon conduisit la petite colonne d’attaque. Il réussit à percer les rangs des cavaliers fédéraux, mais au delà, il se heurta contre les épais bataillons de l’infanterie nordiste, — quatre-vingt mille hommes, dit-on. — L’impossible commençait, Lee donna ordre de hisser le drapeau blanc.

  1. Le général Custis Lee, fils du général en chef, fut fait prisonnier à cette affaire. Il y avait quatre jours qu’il vivait sur une seule poignée de farine de maïs, non cuite.
  2. Hammer and Rapier.
  3. Le général Gregg.