Un Vaincu/Chapitre XXIV

J. Hetzel (p. 250-256).

xxiv


la capitulation et son lendemain

Le même jour, une entrevue fut ménagée entre les deux généraux. Un officier fédéral raconte ainsi l’impression que lui fit éprouver l’aspect du vaincu :

« Le général Lee paraissait très-fatigué et triste, mais il n’a rien perdu de cette mâle beauté qu’on lui a toujours connue. Il portait un uniforme gris, en parfait état, sans autre broderie ni insigne de son rang que les trois étoiles aux revers. Son visage est complètement bronzé par le grand air. Il devient chauve, et ramène sur son front, resté blanc, une mèche de ses cheveux. Il mesure au moins six pieds et un pouce[1] de hauteur…

« Pendant toute l’entrevue, il resta digne et froid ; on aurait même pu le dire sombre, quoiqu’il n’ait montré ni colère ni mortification. Sa manière d’être était celle d’un homme bien élevé qui a un devoir pénible à remplir et veut le faire aussi rapidement, mais aussi bien que possible. »

Mieux que l’officier à demi bienveillant dont nous citons l’impression, les soldats de Lee surent reconnaître sous la ferme attitude de leur chef la poignante douleur contre laquelle il luttait. Jusqu’au moment de la décision suprême, ils lui avaient répété en l’entourant, la même prière touchante : « Ne pensez pas à nous ! nous vous suivrons encore… Nous irons partout où il faudra… »

Quand après avoir signé la capitulation il reparut au milieu d’eux, courbé sous un deuil dont frémissaient tous les cœurs, une immense acclamation de douloureux enthousiasme l’accueillit. Les vaincus rompirent leurs rangs, et, se pressant autour de lui, cherchèrent à lui faire entendre des paroles d’encouragement et d’ardente affection. Il semblait que cette multitude, réduite par de si longs malheurs au dernier degré de la misère, oubliait ses propres souffrances pour ne songer qu’à celles de son chef. Les plus proches saisissaient sa main, sanglotaient sur son cheval et recueillaient les paroles entrecoupées qu’il essayait de prononcer :

« Soldats ! j’ai fait de mon mieux pour vous… nous avons toujours combattu ensemble… mon cœur est trop plein pour vous en dire plus… » Et le regard encore fier du vieux chef se voila de larmes.

Les Fédéraux, en dépit de la joie légitime d’un triomphe acheté par quatre années d’efforts et de lutte acharnée, surent respecter cette grande infortune.

Leur musique militaire resta muette, aucun chant, aucun cri ne marqua leur victoire. Quand le général Lee, à cheval, traversa leurs rangs, toutes les têtes se découvrirent d’un mouvement spontané, et lorsqu’il leva les yeux pour remercier de ce silencieux hommage, il ne rencontra que des regards humides et des lèvres qu’une émotion sympathique faisait trembler. Même parmi ses ennemis de la veille, on savait comprendre et plaindre le redoutable champion enfin vaincu.

Qu’on nous pardonne d’appuyer sur ces détails ! ils nous semblent étranges avec nos amers souvenirs, mais nous tenons à les donner parce qu’ils témoignent en faveur du cœur humain ; ils protestent, eux aussi, contre cette dure loi de la haine dont on voudrait faire la seule loi de la guerre. — À ceux qui, dans nos dernières épreuves, ont souffert de rencontrer, d’une part tant de défaillances, de l’autre un si impitoyable orgueil, qui ont cherché les grandes vertus d’autrefois et se sont demandé tristement pourquoi elles se faisaient si rares, à ceux qui ne veulent plus même croire au bien, — je livre ce récit d’une capitulation. Oui, les grandes choses se font encore, et elles sont encore comprises ; il y a encore au fond des cœurs un écho qui répond à tout appel généreux.

La nuit qui suivit la reddition de l’armée fut vraiment une nuit de paix. Les Sudistes mouraient de faim, on s’empressa de leur distribuer libéralement des vivres. Au lieu de les parquer à l’écart, ils furent aussitôt mêlés aux Nordistes ; toutes les tentes s’ouvrirent devant eux, ils furent traités comme des hôtes et non comme des prisonniers.

Certes, ce fut pour les vainqueurs une joie plus douce encore que le triomphe, que celle de secourir une si profonde détresse ; d’ailleurs, les adversaires pouvaient se respecter mutuellement. Les deux armées qui s’étaient combattues depuis quatre ans se connaissaient. Celle qui succombait sous des forces écrasantes avait les grands souvenirs qui adoucissent l’épreuve. — L’armée fédérale se rappelait ses sacrifices et son indomptable persévérance, il n’y avait place entre elles pour aucun sentiment bas.

On dit que les chefs fédéraux éprouvèrent un grand étonnement en constatant le petit nombre des soldats et le mauvais état des armes que leur livrait la capitulation ; sept mille cinq cents hommes déposèrent leurs fusils ; dix-huit mille traînards ou blessés n’en pouvaient plus soutenir le poids. Soldats et officiers furent libres de rentrer dans leurs foyers à la seule condition de ne plus servir contre le gouvernement du Nord.

Le 12, Lee, escorté par un régiment de cavalerie, se dirigea avec son état-major sur Richmond. Parvenu à peu de distance de la malheureuse ville que l’incendie avait à moitié détruite, il congédia sa suite et voulut dérober son entrée à tous les yeux, mais il fut reconnu dès les premiers pas.

Du milieu des débris fumants, du seuil des maisons ruinées, les femmes, les enfants et les vieillards (car nul homme en état de porter les armes n’était resté dans la ville) s’élancèrent vers lui, et, par leurs acclamations ou leurs larmes, lui souhaitèrent une chaleureuse bienvenue. Les soldats fédéraux qui occupaient Richmond et erraient dans les rues, augmentérent son cortége ; ils élevaient leurs shakos sur leurs épées et l’accompagnaient en l’acclamant. La foule était si grande, que, arrivé devant la maison que mistress Lee habitait avec ses filles, le général ne pouvait obtenir qu’on lui laissât la place nécessaire pour descendre de cheval. On embrassait ses pieds, on embrassait son cheval, les hourras s’éteignaient dans des sanglots.

Luttant contre son émotion, le général parvint à grand’peine à se dégager et, pour la première fois depuis ces cruelles années de guerre, il se trouva enfin sous son propre toit et avec sa famille.

  1. Mesure anglaise.