Un Vaincu/Chapitre XXII

J. Hetzel (p. 231-239).

xxii


richmond est abandonné

Quelles que fussent les souffrances de l’hiver, l’approche du printemps n’était plus une espérance, mais une menace redoutable. Grant et Sherman allaient se trouver en mesure de couper la voie ferrée (Southside Railroad), dernière communication entre Pétersburg, Richmond et l’armée, d’une part, et l’extrême Sud de l’autre. Tandis qu’elle était encore libre, Lee proposa au gouvernement d’évacuer Richmond. Il aurait protégé la retraite avec ses troupes, puis se serait jeté dans les montagnes Bleues ; là seulement, il croyait pouvoir continuer la guerre et se flattait de la prolonger assez pour user la persévérance du Nord.

Le président Davis préféra rester dans la capitale et conserver l’armée à sa portée. Il fut convenu que le plan de retraite du général serait exécuté seulement en cas de revers. Lee se soumit et veilla avec plus d’attention que jamais.

Le 23 mars, il essaya d’arrêter Grant dont les travaux d’approche touchaient la ville. D’abord vainqueurs, les Sudistes rencontrèrent bientôt de telles masses de forces que les ébranler fut impossible ; il fallut rentrer dans les lignes.

Le 29, ce fut l’armée de Grant qui, à son tour, prononça une vigoureuse attaque, elle la renouvela, elle redoubla ses efforts chacun des jours suivants. N’oublions pas que l’armée fédérale comptait à ce moment même cent cinquante mille soldats et que Lee devait, avec trente-deux mille hommes, garder une ligne d’une grande étendue. C’est dans de telles circonstances qu’il semblait se multiplier.

On le voyait partout, indifférent au danger, s’exposant, non par vaine bravade, mais parce que la nécessité de voir de ses propres yeux, devenait chaque jour plus absolue. Une croyance générale parmi ses soldats était qu’un charme protégeait sa vie, et on citait sur lui de ces merveilleuses histoires, telles que l’imagination aime à s’en créer pour expliquer l’héroïsme heureux.

Un de ces matins solennels qui pouvaient bien être l’aurore du dernier jour, Lee arriva à une redoute que criblait la mitraille fédérale ; les Sudistes ne répondaient plus que faiblement : pièces et artilleurs, quoiqu’ils s’abritassent derrière un parapet, n’étaient pas en meilleur état les uns que les autres. Le général dit quelques mots de sympathie et d’encouragement, puis montant sur le mur de terre qui servait de rempart, il resta debout, sa lunette à la main, interrogeant l’horizon, sans que les supplications de son état-major pussent lui faire hâter son examen. Un jeune lieutenant[1] trouva seul le moyen de le faire descendre. Il s’élança aussi sur le parapet et resta debout à quelque distance du général, partageant avec lui l’attention de l’ennemi. Lee fut obligé de se retirer pour le sauver. Le jeune homme était déjà atteint, mais il survécut ; Lee n’avait pas été touché.

La vérité toute simple n’eût pas suffi aux imaginations surexcitées, on raconta comment balles et boulets s’étaient arrêtés devant le héros, et étaient retombés sans force à ses pieds. Un tel récit fut suivi de bien d’autres.

Pendant quatre journées, la lutte continua sans interruption. La canonnade, de nuit comme de jour, était effroyable. Le 2 avril, Grant, qui avait reçu un renfort de troupes fraîches, tenta un colossal effort pour séparer en deux l’armée ennemie. Deux ouvrages furent entourés, coupés de la ville, enfin pris. Dans l’un d’eux, le fort Gregg, trente hommes seulement survivaient lorsque Grant y pénétra ; deux cent vingt s’étaient fait tuer sur la brèche[2].

Malgré la perte de ces défenses, Lee parvint à contenir l’ennemi à distance des murailles, mais le soir il apprit que la jonction de Sherman avec Grant était imminente, peut-être même était-elle déjà accomplie, sa ligne de retraite allait être coupée ; il n’y avait pas un moment à perdre pour tenter de sauver l’armée.

Prévenu par Lee du départ des troupes, le secrétaire de la guerre, dans la nuit du 2 au 3, livra aux flammes les immenses magasins de tabac et de coton, richesses au milieu desquelles les Sudistes avaient manqué de pain. La population, terrifiée par les incendies simultanés qui éclataient de toutes parts, ne sut pas circonscrire le feu, et bientôt la ville entière ne fut qu’un vaste brasier[3].

Pendant que les flammes empourpraient l’horizon, l’armée s’acheminait silencieusement, par la rive nord de l’Appomatox, le long de la seule route encore libre. Les hommes ne portaient avec eux qu’un jour de biscuit, mais un convoi de vivres les attendait plus loin, à la station d’Amélia.

Au matin du 3, l’armée était à vingt-quatre kilomètres de Pétersburg. Elle comptait encore quinze mille hommes armés, elle était heureuse de se sentir en mouvement, hors de la boue des tranchées ; pleine d’une sorte d’espoir, elle acclamait son chef qui, sur le fidèle cheval gris compagnon de tous ses dangers, s’avançait au milieu de ses troupes et leur montrait un visage ferme et serein[4].

Le plan du général était simple. En marchant rapidement, il pouvait profiter de l’étroite fissure encore ouverte entre les deux armées de Grant et de Sherman, prêtes à se rejoindre ; s’il réussissait à passer, il gagnerait la Caroline du Nord, puis les montagnes et, attirant à lui les forces fédérales, il opérerait une diversion qui, du moins, retarderait la chute de la Confédération et permettrait de négocier. Mais le passage serait-il ouvert encore ? Il fallait se hâter, et pour ne pas perdre un moment, renoncer à faire les vivres sur la route.

L’armée se résigna. Pendant trois jours de marche, elle sut vivre sur les rations d’une journée ; elle sentait qu’elle échappait, et cette pensée lui donnait l’énergie de supporter la faim. Quelques corps de cavalerie nordiste essayèrent de l’arrêter, ils furent rapidement culbutés ; l’infanterie, heureusement, ne paraissait pas, elle était distancée ; on allait trouver des vivres à Amélia ; le jeûne actuel, la pluie, la boue, la douleur d’une retraite, tout serait oublié.

Le soir du troisième jour, les troupes affamées saluèrent avec des cris de joie la ligne du chemin de fer de Danville, la station d’Amélia était là, tout près, on l’apercevait, on allait avoir vivres et munitions… Qui ne se sentirait ému de pitié ! C’étaient des hommes, et des hommes de cœur, qui souffraient ainsi. Nos souvenirs de 1870 sont trop récents pour ne pas revivre à de semblables déceptions… L’armée arrive… Un ordre mal compris avait fait partir pour Richmond, sans les décharger, les wagons envoyés au-devant des Sudistes, il n’y avait rien pour eux !

Il est inutile d’exprimer l’amertume d’un tel désappointement, de fait il terminait la guerre. Le jeûne de trois jours ne pouvait se prolonger davantage, — avant tout, il fallait manger, — pour manger, il fallait répandre les troupes dans une contrée appauvrie, c’est-à-dire, suspendre la retraite et perdre l’avance acquise au prix d’un effort inouï.

En effet, Grant qui se hâtait à la poursuite de l’armée sudiste, poussa, le 4, vingt mille hommes de cavalerie jusqu’à Jetersville, de manière à fermer la route que devait nécessairement prendre Lee ; le 5, deux corps de l’infanterie de Meade parvinrent au même point. La retraite sur la Caroline du Nord était coupée.

Le général Lee éprouva-t-il, à cette heure suprême, la tentation du désespoir ? Nul ne le sait.

Rien, en apparence, ne faiblit en lui : ni sa vigilance, ni sa résolution, ni sa patience. Peut-être son état-major intime remarqua-t-il une nuance de tristesse dans son regard ou dans sa voix ; ce fut tout. Les ordres ne se firent pas attendre une minute de plus qu’il n’était nécessaire : la route était coupée au sud, on se jetterait à l’ouest, et l’armée, nourrie ce jour-là seulement, mais sans pain pour le lendemain, se dirigea à l’ouest, sur Farmville.

Après Farmville, à soixante kilomètres, toujours à l’ouest, on trouverait Lynchburg et l’abri des montagnes.

  1. Il se nommait Gracie.
  2. « Ceci est bien mauvais pour nous, dit Lee à son chef d’état-major en voyant sa ligne forcée ; comme je le leur avais dit à Richmond, la corde a été tellement tendue qu’elle a fini par casser. »
  3. L’entrée des fédéraux sauva seule la ville d’une destruction complète. Ils parvinrent à éteindre quelques maisons, mais aucun monument ne resta debout.
  4. Ceux qui connaissaient les habitudes du général devinèrent que les circonstances lui semblaient très-graves en voyant qu’il avait ceint l’épée, ce qu’il faisait rarement.