J. Hetzel (p. 35-48).


iv

au texas.


Les années qui suivirent la guerre du Mexique furent aussi utilement occupées que les précédentes.

Chargé d’abord de la construction du fort Calhoun[1], le colonel Lee fut nommé, en 1852, directeur de l’École de West-Point dont, on s’en souvient, il avait été l’élève excellent. Le niveau des études s’éleva pendant les trois années de sa direction, et on aurait pu penser que les progrès seuls de la science avaient occupé le nouveau commandant, tandis que sa sollicitude avait embrassé tout ce qui pouvait être bon et utile aux élèves.

Convaincu que des liens de confiance et d’affection personnelle leur seraient salutaires, il chercha à les rapprocher de lui. Il crut voir que les jeunes gens éprouvaient parfois un peu d’embarras à venir le trouver dans les heures du jour où leur absence des exercices communs pouvait être remarquée ; dès lors, il modifia entièrement sa manière de vivre afin de pouvoir garder les premières heures de la matinée à leur disposition. En hiver même, il donnait audience dès six heures du matin, et souvent il devait renoncer à déjeuner pour ne renvoyer personne ; mais sa sollicitude lui valut d’excellents résultats, et beaucoup de jeunes gens rapportent à sa ferme et bienveillante parole, à la vivifiante influence que ces causeries ont exercée sur eux, la résolution qu’ils ont prise et gardée, d’être hommes de devoir.

Dans ce même temps, le colonel Lee reconstruisait le manége de l’École et entreprenait un immense travail : la belle route qui, taillée dans la roche vive, descend du promontoire élevé où l’École est située, jusqu’aux bords de l’Hudson.

Appelé en 1855 au commandement d’un régiment de cavalerie, il partit pour le Texas, province nouvellement détachée du Mexique, et dont il devait protéger la frontière contre les Indiens.

Les résultats de la guerre récente avaient été à peu près nuls, les promesses du gouvernement mexicain étaient restées sans effet, et il était devenu évident que les Américains ne pouvaient plus compter que sur eux-mêmes pour défendre leurs nationaux.

Le gouvernement des États-Unis était et est encore obligé de conserver le long de la zone habitée par les Peaux-Rouges, une ligne de forts détachés assez semblables à nos blockaus d’Algérie et dont chacun abrite un détachement de soldats réguliers. Les grossières murailles en troncs d’arbres de ces fortins servent de refuge aux familles des colons lorsqu’elles sont menacées et peuvent avoir à soutenir de véritables sièges ; quelquefois, leurs petites garnisons sont appelées au secours des habitations attaquées, bien souvent elles arrivent trop tard, et ne réussissent qu’à constater les meurtres ou les ravages déjà commis.

Parmi les peuplades Indiennes réfugiées sur la frontière du Texas, la plus célèbre et la plus puissante était celle des Comanches. Mieux que les Pawnies et les Apaches, auxquels le pillage les associait souvent, ils avaient su conserver leurs mœurs guerrières, et les traditions de respect des chefs et de mépris de la mort qui avaient fait jadis la force de leur tribu sauvage. Les Comanches, au moment où le colonel Lee fut chargé de les contenir, pouvaient encore réunir dix mille cavaliers aguerris ; ce n’était point là, pour un unique régiment échelonné par pelotons sur une grande distance, des adversaires à dédaigner.

Le colonel Lee n’était pas de ceux qui s’empressent de mettre hors la loi les hommes ou les choses qu’ils ne comprennent pas. Avant de recourir à la force, à ces massacres hideux dont on connaît trop d’exemples, il voulut essayer une campagne pacifique parmi les Comanches, et ne négligea rien pour attirer à lui les chefs et lier avec eux des rapports d’amitié qui pouvaient, à un moment donné, l’aider à empêcher le retour des sanglantes rencontres dont le souvenir attisait encore les haines.

Au mépris des plus grands périls, car l’astuce indienne ne devait pas s’arrêter devant un meurtre profitable du moment qu’il était possible, le colonel visita les uns après les autres les principaux campements de ses voisins Comanches. En signe de paix et de confiance, il n’emmenait jamais qu’une faible escorte, et souvent même il alla joindre, avec un seul serviteur et à des distances considérables, des assemblées de chefs avec lesquels il prétendait, selon l’expression consacrée, fumer le calumet de paix. L’étonnement que causait son intrépidité fut, sans doute, ce qui le sauva.

Il passa bientôt parmi les Indiens, pour un protégé du grand Esprit, on raconta de clairière en clairière de merveilleuses histoires du nouveau chef blanc, et son nom acquit toute la popularité qu’un pays sauvage peut comporter. Les rapports qui avaient existé jusque-là entre les commandants américains et les Comanches, se trouvèrent complètement changés, si bien qu’aucun mouvement de révolte ne se produisit tant que le colonel Lee fut au Texas. Son service militaire se borna à la simple surveillance de ces vagabonds indiens qui n’appartiennent à aucune tribu et pillent indifféremment amis et ennemis.

Cependant le système adopté par le colonel Lee ne fut pas sans quelques inconvénients pour lui-même. Ses visites aux chefs Indiens lui furent exactement rendues, et certainement il désirait qu’il en fût ainsi, mais il n’avait pas compté sur les exigences de la politesse comanche. Un des articles de son code, non encore imprimé, exige que toute personne à qui une visite est faite ne quitte pas ses visiteurs un seul instant ; or, les Comanches arrivaient dès l’aube au campement américain et ne disparaissaient qu’à l’heure du coucher du soleil.

Un autre principe est que la personne visitée offre au visiteur un présent qui lui soit agréable. Le visiteur ne doit jamais le demander, mais pour aider son hôte à deviner quel est l’objet dont la possession lui serait agréable, il tient obstinément les yeux fixés sur cet objet, et cela, avec une patience vraiment indienne, du matin jusqu’au soir s’il le faut.

Non contents de venir eux-mêmes, les uns après les autres, faire au colonel leur cour intéressée, les chefs comanches imaginèrent bientôt d’utiliser leurs femmes à cette persécution d’un nouveau genre. La mode s’établit parmi les squaws de passer les journées dans la tente du chef blanc. Assises gravement sur leurs talons, ces dames n’ouvraient point la bouche, mais leur présence obligeait le colonel à ne pas sortir de la pièce, et à constater que chaque paire de doux et brillants yeux noirs regardait fixement un objet différent qu’il lui fallait bien finir par offrir, sous peine de compromettre les bons rapports auxquels il tenait tant.

Instruit par l’expérience, le colonel en vint à ne plus rien laisser apercevoir dans sa baraque, sinon les quatre cloisons de planches qui la composaient, mais il n’y gagna pas autant qu’on pourrait croire. L’attention des femmes indiennes se concentra sur sa personne et il n’y eut pour ainsi dire pas une pièce de son habillement qui ne lui fût chaque jour silencieusement mais éloquemment demandée. Les chaussures excitaient surtout d’ardentes convoitises. Il n’était point rare de voir deux ou trois femmes les désigner à la fois de leur regard. Le colonel se levait-il ? Allait-il de droite ou de gauche, donnant ses ordres ? Tous les yeux suivaient obstinément ses pieds, il fallait, bon gré mal gré, finir par se déchausser et offrir les bottes convoitées. Et seulement alors, le colonel reprenait possession de son domicile.

Quelques courses rapides coupaient seules la monotonie de cette existence.

« Je reviens de mon expédition dans le territoire propre des Comanches, écrit-il un jour. Nous avons fait huit cents milles[2] en quarante jours. Nous avons visité la source de la Vachita et celle du Rio-Brazos, fouillé les vallées de la Coneba, du Colorado, etc., etc.… Nous n’avons découvert aucun Indien, et toutes les traces que nous avons rencontrées étaient anciennes. Les forêts et les plaines avaient été incendiées presque partout et en quelques endroits nous avons même trouvé le feu fumant encore, mais personne dans le voisinage. Le ciel est brûlant comme de l’airain chauffé et l’air semble s’échapper de la gueule d’une fournaise, nous ne trouvons plus d’eau douce.… »

Le 25 août il écrit encore :

« On nous prévient qu’un parti de Comanches qui vient de marauder, doit passer à enriron seize milles de notre camp. Ils se sont séparés en bandes de six, huit et dix pour échapper plus facilement. J’envoie une compagnie de cavalerie à leur recherche. Je serais allé moi-même n’était mon voyage obligé à Rio-Grande.… »

Un tel service militaire devait avoir peu de charmes, et on comprendra combien Arlington et ses habitants devaient manquer à celui qui en était exilé :

« Le temps approche, chère Mary, où la famille va se trouver rassemblée autour du cher foyer d’Arlington pour célébrer un autre Noël. Malgré l’absence, mon cœur sera au milieu de vous, et par l’imagination ou par la mémoire, je jouirai de toutes vos joies. Dieu veuille que rien ne vienne troubler ou obscurcir ces bons moments, et que chacun puisse se sentir le droit de sonder sans regrets amers les profondeurs de l’année passée et d’attendre avec espoir et confiance celle qui vient ! Je ne puis rien pour vous que vous aimer de toute mon âme et prier pour vous tous.…

« Je ne vous donnerai que de petites nouvelles car rien de vraiment intéressant ne transpire ici, et je vois rarement quelqu’un hors du cercle de la garnison. Mes promenades de chaque jour sont solitaires, je monte et je descends le long du fleuve[3] et le plaisir ne peut me venir que de mes propres pensées ou de la vue des animaux et des fleurs que je trouve sur mon chemin. Nous avons une quantité de journaux, mais ils sont tous anciens. Les choses me semblent aller comme à l’ordinaire dans l’Union. J’espère que notre futur président[4] sera capable d’éteindre le fanatisme du Nord et celui du Sud, qu’il ranimera l’attachement à la patrie commune et ramènera l’harmonie entre les divers partis. »

Et quelque temps après il reprend :

« J’espère que vous avez eu tous un joyeux Noël à Arlington et que la même fête sera longtemps répétée. Combien j’ai pensé à vous et désiré d’être avec vous ! Ma fête, à moi, a été silencieuse. J’ai entrepris de trouver dans le territoire du fort des cadeaux pour les enfants et j’ai réussi mieux que je n’espérais. Les marchandises étaient rares, mais en m’y prenant une semaine d’avance, j’ai pu glaner un petit objet pour chacun. »

Nous avons dit que les forts étaient de simples blockaus destinés à n’abriter qu’un petit nombre de soldats. Ces blockaus se trouvaient souvent à une très-grande distance les uns des autres ; il n’était pas toujours aisé d’obtenir, au moment opportun, la présence de l’unique aumônier du régiment, de sorte que les officiers étaient quelquefois obligés de le remplacer dans son ministère.

Nous sommes au mois de juin, le colonel Lee est au camp Cooper.

« 22 juin, camp Cooper.

« Le thermomètre dépasse 100, il atteindra 112[5]. Les maladies diminuent peu à peu parmi nos hommes, mais il y a eu un nouveau cas de mort parmi les enfants. — C’était le fils d’un de nos sergents, le plus beau petit garçon que j’aie jamais vu. Il avait à peu près un an, et j’avais admiré sa bonne mine le jour avant qu’il tombât malade. — Jeudi dernier, son pauvre petit corps flétri a été confié à la terre. — Le père vint à moi, les joues humides de larmes, et me demanda de lire sur lui les dernières prières : je le fis au bord de la tombe, c’était la seconde fois de ma vie. J’espère qu’on ne me le demandera plus ; car, tout en croyant qu’il est meilleur pour un enfant d’être rappelé en présence de son Père céleste, dans sa pureté première et avec une innocence que les souillures du monde n’ont pas ternie, la douleur des parents est trop poignante à voir et à sonder. »

On a remarqué à toutes les époques de la vie du colonel Lee, le charme étrange qu’il exerçait sur les enfants. À peine l’avaient-ils vu, ils se pressaient autour de lui, écoutaient ses moindres paroles, ils lui donnaient leur cœur et ne l’oubliaient plus. La lettre que nous venons de lire explique cet attrait singulier. Celui qui l’a écrite aimait les enfants, il les aimait avec prédilection, et c’est cette affection qui était sentie par eux et lui était rendue.




  1. Ce fort, destiné à protéger l’entrée du port de Baltimore dut être construit sur pilotis et est un des ouvrages les plus remarquables qui existent en Amérique.
  2. Environ 1060 kilomètres.
  3. Rio-Grande.
  4. M. Buchanan.
  5. Fahrenheit, 38, et 45 degrés centigrades.