Un Vaincu/Chapitre III

J. Hetzel (p. 20-34).
Au texas  ►


iii

les indiens de l’ouest. — campagne du mexique


On sait comment les progrès impitoyables de la civilisation ont fait reculer jusqu’aux extrémités lointaines de l’Amérique les Indiens, premiers possesseurs du pays.

Le sol que leur paresse laissait sans culture et qui, pour eux, n’était qu’un espace propre à la chasse, révéla ses richesses aux colons venus d’Europe. Établis d’abord sur les côtes de l’Océan, puis le long des fleuves, les pionniers s’avancèrent à mesure que s’augmenta leur nombre jusqu’au cœur du pays. Partout où pénétraient les hommes blancs, partout où leur hache ouvrait dans les forêts jusque-là vierges, de larges clairières bientôt ensemencées, les tribus faibles et pourtant féroces des Peaux-Rouges, divisées entre elles, incapables de s’unir même pour leur défense, étaient fatalement condamnées à disparaître. Ce qu’il a coulé de sang dans ces luttes obscures, nul ne le sait ; des deux parts on combattait pour la défense de la vie, et il semble que l’Indien immolé devant le tombeau de ses pères, l’Européen scalpé sur le seuil de la demeure qu’il élevait pour ses enfants, ont droit à la même pitié.

Les victoires successives que les colons durent surtout à leur armement supérieur, leur assurèrent la possession du sol, et les sauvages se trouvèrent relégués dans les dernières solitudes du Far-West. Les débris de leurs tribus diverses, confondus dans un malheur commun, formèrent une sorte de nation misérable, rebelle au travail, et réduite pour vivre à s’emparer par le pillage du produit du travail d’autrui.

Cavaliers excellents, les Indiens, par troupes peu nombreuses, s’échappaient de leurs campements, parcouraient en une nuit d’énormes distances, surprenaient les colons isolés, brûlaient les fermes, enlevaient le bétail, massacraient les hommes, les femmes et les enfants et se retrouvaient au sein de leurs peuplades avant que la nouvelle de leur expédition fût arrivée à ceux qui auraient pu les poursuivre.

Partout où le voisinage de la frontière du Mexique permettait aux bandes indiennes d’y chercher refuge, elles échappaient à toute répression. Bientôt un grand nombre d’Indiens furent établis au Mexique même, et, assurés de l’impunité, redoublèrent leurs dévastations. La longue frontière des États de l’Union devint complètement inhabitable pour les Européens. Comme une volée de vautours, les pillards Comanches, Apaches, Pawnies, etc., s’abattaient sur les défrichements, puis regagnaient, chargés des dépouilles des pionniers, l’abri du drapeau qui les protégeait

À plusieurs reprises, le gouvernement des États-Unis essaya d’obtenir du Mexique une plus exacte surveillance de sa frontière, ou bien, à défaut, la réparation des préjudices commis. Les promesses faites, promesses qu’il était peut-être difficile de tenir, furent toujours violées, si bien qu’en l’année 1847, les États-Unis déclarèrent la guerre au Mexique.

Il y a toujours quelque chose de pénible à voir un État puissant s’attaquer à un État faible, et le capitaine Lee fut au nombre de ceux qui eussent désiré que le gouvernement de l’Union usât d’une patience plus grande encore. La guerre déclarée, il ne pouvait être et ne fut que soldat.

C’était la première fois, depuis les jours de Washington, qu’une armée américaine allait vraiment faire une campagne. Le pays en surveilla les apprêts avec un intérêt facile à concevoir. On souhaitait que les résultats de l’expédition fussent dignes d’un grand peuple, et cependant, commerçante et non militaire, habituée à n’entretenir qu’une armée très-peu nombreuse, la nation ne se décidait pas à faire les sacrifices que, plus tard, elle devait s’imposer avec un si généreux empressement.

Huit mille hommes furent réunis sous le commandement du général Scott ; le capitaine Lee eut la direction du génie.

Concentrée d’abord à Brazos, sur la côte sud du Texas, cette petite armée traversa le golfe du Mexique et vint débarquer le 9 mars près de Vera-Cruz. Les travaux d’approche qui dépendaient de notre capitaine, furent vivement menés et la ville se rendit bientôt. Les vraies difficultés commencèrent alors ; on marchait vers Mexico, et tous les efforts de la nation envahie se réunirent pour faire payer cher aux assaillants la présomption qui leur faisait aborder la route de la capitale. Cerro-Gordo, Contreras, Cherubusco, furent les étapes sanglantes d’une marche hérissée de difficultés.

Ne se fiant pas aux obstacles naturels du terrain, les Mexicains avaient fortifié tous les passages des montagnes ; il fallut les enlever l’un après l’autre de vive force. Sous le feu de l’ennemi, le capitaine Lee eut à tracer, puis à construire, des routes capables de porter la grosse artillerie. Il révéla dès lors le coup d’œil militaire qui devait le mettre au premier rang des hommes de guerre de nos jours.

Après la bataille de Cerro-Gordo, l’armée pénétra dans la zone montagneuse où le général mexicain Valentia avait cherché refuge. On ignorait quelles étaient ses positions, et il était important d’en être informé.

Le capitaine Lee, avec quelques officiers et un détachement de soldats choisis, partit en reconnaissance. Il gravit les pentes, parvint sur un plateau désolé et le traversa avec mille difficultés, jusqu’à ce qu’une barrière de blocs de lave se dressa devant lui. Les explorateurs se hissèrent sur ces roches et découvrirent avec stupeur qu’aussi loin que leur vue pouvait s’étendre, ces roches s’entrecroisaient sur un terrain privé de toute végétation. On n’apercevait aucune apparence de chemin ; partout, sur toute la surface du plateau, on ne voyait que pointes aiguës ou arêtes coupantes, et il était impossible, même avec une lunette, de découvrir où finissait ce bouleversement. On reconnut le désert volcanique appelé Pedrigale, dont quelques cartes indiquaient l’existence.

Le capitaine Lee et une poignée d’hommes résolus, ne purent se résoudre à rentrer au camp sans avoir poussé plus loin leur reconnaissance. Descendant d’un bloc de lave, se faisant la courte échelle pour monter sur un autre, ils avancèrent au prix de fatigues inouïes. À quelques mètres du point de départ, les explorateurs n’étaient plus que cinq, leurs compagnons avaient pris le parti de revenir sur leurs pas.

Ces cinq ne se laissèrent pas ébranler par une défection fort excusable, et continuèrent leur étrange voyage.

Rencontrant une partie du désert où les blocs étaient moins écartés, ils purent sauter de l’un à l’autre ; mais ce procédé avait son danger, car rarement le sommet d’une roche était d’une largeur suffisante pour que les deux pieds pussent s’y poser à la fois, et une chute sur ces arêtes aiguës était chose redoutable.

Après plusieurs heures d’une semblable gymnastique, car on ne peut donner à cette traversée du Pedrigale le nom de marche, le capitaine Lee et ses compagnons en atteignirent l’extrémité. Il était temps ; leurs forces étaient à bout, et un orage, un de ces orages mexicains qui bouleversent soudainement la nature entière, éclatait sur leurs têtes.

En cherchant un abri sous les rochers, l’un d’eux aperçut à très-petite distance une sentinelle mexicaine gardant négligemment ce qui lui parut être une poudrière.

D’autres indices encore firent supposer au capitaine Lee qu’un corps de troupes devait être posté non loin de là et se croire en sécurité ; on pouvait, en effet, compter que le Pedrigale était à lui seul une défense suffisante contre toute attaque. Il proposa à ses compagnons de traverser de nouveau le Pedrigale pour aller prévenir le général Scott de leur découverte.

Les quatre officiers, épuisés, se déclarèrent incapables de reprendre une telle route. L’orage était dans toute sa force, la nuit tombait, les dangers auxquels ils avaient échappé avec tant de peine seraient décuplés par l’obscurité, la pluie et la violence du vent. Partir à cette heure était se vouer à la mort, ou tout au moins risquer de s’égarer et de rester jusqu’au matin perdus dans le labyrinthe des roches, incapables, par conséquent, de servir en rien le général Scott.

Le capitaine Lee leur dit alors sa résolution de porter immédiatement les nouvelles ; il irait seul et essaierait le lendemain d’amener l’armée par une route moins périlleuse. Ses compagnons s’écrièrent qu’il cherchait la mort en traversant ce désert la nuit, par une semblable tempête, et le supplièrent d’attendre le jour, lui faisant observer que toute sa force et toute son adresse ne l’empêcheraient pas de s’égarer. Mais le capitaine Lee sentait combien il était important que le général fût instruit aussitôt que possible de la présence du corps mexicain, et contraignant ses membres lassés à servir son énergique volonté, il s’engagea au milieu des roches.

On devine ce que dut être un pareil retour. Guidé dans l’obscurité seulement par la direction du vent, si la tempête eût cédé, le capitaine restait perdu au milieu de ce chaos.

Par bonheur, le vent persista avec la même violence, et Robert Lee atteignit les campements de Scott assez tôt pour que les renseignements qu’il apportait fissent modifier les plans. Le jour même, l’armée des États-Unis surprenait l’armée de Valentia, gagnait la victoire de Contreras, et s’ouvrait ainsi la route de Mexico.

Quand on demandait, bien des années après, au général Scott quel avait été, d’après lui, le plus beau fait de guerre de toute la campagne, il répondait invariablement : « La traversée du Pedrigale par Lee[1] »

Peu de jours après le combat de Contreras eut lieu celui de Chapultepec, aux portes mêmes de Mexico. Là, un boulet mort frappa Robert Lee en pleine poitrine. La commotion fut telle qu’il perdit connaissance et resta longtemps étendu sur le sol sans donner signe de vie. Sa superbe jument blanche, Créole, que sa beauté et ses hauts faits avaient rendue célèbre dans toute l’armée, resta fidèlement auprès du corps de son maître ; Jim, le domestique du capitaine, apercevant de loin Créole arrêtée et sans cavalier, devina un malheur et accourut. Ses efforts pour rappeler le blessé à la vie n’ayant aucun succès, le pauvre homme crut que son maître allait expirer.

Cependant la ville de Mexico venait de faire sa soumission, et l’armée se hâtait pour en prendre possession ; les compagnies défilaient les unes après les autres devant l’endroit où le capitaine Lee était tombé, et chacun, voyant le beau cheval blanc si connu, arrêté près d’un corps et Jim pleurant à côté, apprenait quelle perte l’armée venait de faire et la déplorait tout haut.

« Pauvre Lee, disaient les uns, il faut avouer qu’il ne se ménageait guère ! »

« Périr ainsi au dernier coup de canon ! quand on tient la paix ! disaient les autres ; il n’a pas eu de chance ! » Et l’on passait.

Sur ces entrefaites, le blessé avait repris ses esprits, mais la force de faire le moindre mouvement lui manquait ; il entendait vaguement ces propos et restait comme paralysé.

Le dernier de tous, défila le général Scott avec son état-major.

« Ah ! mon cher camarade, mon brave Lee ! s’écria-t-il ; quel malheur ! Messieurs, vous voyez là, perdu pour la patrie, le plus grand génie militaire de l’Amérique ! » Et le général se découvrit, en proie à une vive émotion. À ce moment même, le capitaine revenait à lui et rassurait son chef. Peu de jours après, il reprit son service.

L’armée des États-Unis dut occuper Mexico jusqu’à ce que le traité de paix fût régulièrement ratifié. L’hostilité des habitants rendit le séjour de la ville très-dangereux pour les Américains trop peu nombreux pour maintenir l’ordre sur tous les points à la fois. Plusieurs sentinelles en faction furent poignardées, et des officiers qui parcouraient la ville furent frappés ou enlevés, sans que jamais aucun des coupables pût être découvert.

Le capitaine Lee suivait un jour une rue étroite d’un quartier écarté ; il montait comme d’habitude la blanche Créole, et son domestique Jim le suivait, lorsqu’un coup de feu se fit entendre, et une balle vint effleurer ses cheveux.

Il s’arrêta court, regarda rapidement.... Un léger nuage de fumée lui indiqua de quelle fenêtre le coup était parti. Tirant sa montre, il la remit à Jim et lui ordonna de l’attendre à cette même place avec les chevaux pendant quinze minutes exactement.

« Si je n’ai pas reparu pendant ce temps, ajouta-t-il, c’est qu’on m’aura tué. Vous irez trouver le général Scott et vous ferez votre rapport. »

Puis, lui jetant la bride, il disparut sous la sombre entrée de la maison voisine.

Les quinze minutes s’écoulèrent et le capitaine ne revint pas.

Il avait gravi l’escalier jusqu’à l’étage que lui avait désigné la fumée sans rencontrer âme qui vive ; mais, arrivé là, il s’était trouvé dans une grande pièce, au milieu de femmes effrayées qui juraient en mexicain qu’elles n’avaient vu personne ; que personne, sinon elles, n’habitait la maison. À grand’peine, le capitaine se débarrassa de leurs protestations, et ouvrant de force une porte devant laquelle elles se groupaient comme au hasard, il pénétra dans un repaire de bandits armés jusqu’aux dents. Seul au milieu d’une douzaine d’hommes, avec le calme intrépide qui lui était propre, il les obligea tous à lui montrer leurs fusils. Deux de ces fusils venaient d’être déchargés.

Sans hésiter, profitant de l’ascendant que sa haute taille et son air de résolution naturelle lui donnaient sur tous, il saisit leurs possesseurs au collet, et les contraignit à le suivre sans que leurs camarades osassent tenter un mouvement pour leur défense. Les femmes furent un obstacle plus sérieux à son passage. Malgré elles, cependant, il fit descendre ses prisonniers et retrouva dans la rue le pauvre Jim qui, toujours à cheval et les yeux sur la montre, s’apercevait bien qu’elle marquait cinq minutes de plus que l’heure indiquée, mais ne pouvait se résoudre à abandonner tout espoir de revoir son maître.

Les Mexicains passèrent en conseil de guerre ; mais Robert Lee n’avait pas voulu se faire pourvoyeur du bourreau, et il veilla à ce qu’au départ de l’armée, ils fussent rendus à la liberté.

De retour avec les troupes, il rentra à Arlington. Il avait reçu à la fin de la campagne le grade de colonel.



  1. « Lee’s crossing Pedrigal. »