J. Hetzel (p. 49-58).

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quelques-unes des causes de la guerre

Tandis que le colonel Lee occupait ainsi son lointain commandement du Texas, des dissentiments qui existaient depuis longtemps entre les États du Nord et ceux du Sud, avaient pris un caractère nouveau de gravité, et l’on commençait à se demander ce qui arriverait si ni l’un ni l’autre des deux partis n’avait la patriotique sagesse d’entrer dans la voie des concessions. Il nous faut essayer de comprendre quelles étaient les causes de l’antagonisme qui allait bientôt déchaîner la guerre civile sur un pays jusque-là privilégié.

L’immense contrée qui s’est formée peu à peu d’États successivement unis les uns aux autres ne ressemble plus à ce qu’elle était le jour où quelques faibles colonies, repoussant le joug de l’Angleterre, formèrent le novau d’une colossale puissance.

À l’origine, treize États, groupés les uns près des autres, avaient eu les mêmes besoins, les mêmes intérêts, ils avaient été unis par le sentiment de leur faiblesse et par celui du danger de cette faiblesse ; mais le rapide accroissement de leur population, l’envahissement de territoires nouveaux, situés sous des latitudes extrêmes, avaient à la fois créé des intérêts différents ou contraires, et dégagé les esprits d’une crainte salutaire en plaçant la puissance nouvelle au-dessus de n’importe quelle menace.

Comme toute grandeur, l’étendue a ses dangers. Tandis qu’au nord, l’État du Maine partage les brumes de Terre-Neuve ou les longs hivers de Québec, la Floride touche au tropique et s’affaisse sous ses mortelles chaleurs. Autant les mœurs des bûcherons du Nord pouvaient différer de celles des planteurs du Sud, autant différaient leurs intérêts. Ainsi, tandis que les États qui produisaient le coton en réclamaient la libre exportation, les États manufacturiers demandaient des mesures qui retinssent au passage la précieuse denrée et leur permissent de la façonner chez eux avant de la livrer à la consommation du monde entier. Ce n’était là qu’une des questions en litige, mais bien d’autres, d’importance égale, surgissaient chaque jour.

L’habitude de voter de même sur les mêmes questions, avait réuni en un groupe, au sein du Congrès, les représentants des États du Nord, en un autre groupe ceux du Sud ; mais depuis longtemps le premier de ces partis croissait incessamment en force et en confiance, tandis que l’autre restait stationnaire.

C’était au Nord, et non pas au Sud que l’émigration apportait constamment des recrues. Au Nord, le colon venu d’Europe retrouve le climat et les productions de son pays, il peut les cultiver lui-même, qu’irait-il faire au Sud, dans ces immenses plantations de cannes à sucre qui s’étendent à perte de vue, sous un ciel embrasé, ou parmi ces rizières dont le sol marécageux exhale des fièvres meurtrières pour les blancs ? Aussi la population augmentait rapidement au Nord, les États colonisés colonisaient à leur tour, et les nouveaux territoires, dès qu’ils étaient parvenus au chiffre de soixante mille âmes de population, s’érigeaient en États et envoyaient au Congrès des députés qui venaient augmenter la force du parti nordiste.

Il n’en était pas de même dans les États du Sud. Non-seulement leur climat et la nature de leurs produits n’attiraient pas les Européens ; mais une institution justement nommée l’institution maudite, éloignait d’eux le travail des hommes libres.

L’esclavage, source honteuse d’une antique prospérité, legs fatal que l’Angleterre, depuis repentante, avait fait à ses colonies, était admis et consacré par les lois dans toute la zone où se cultive le coton. Dépeindre l’état de misère, l’abjection de la race noire, serait une tâche douloureuse que nous n’entreprendrons pas ; tout a été dit d’ailleurs sur la plus odieuse iniquité qui fut jamais. Ce qu’on sait moins, c’est que, par une justice de Dieu, les oppresseurs devaient recevoir leur châtiment de leur crime lui-même, — la ruine de la prépondérance du Sud fut la conséquence de l’esclavage et de l’esclavage seul.

Les noirs n’étant pas comptés comme citoyens, ne votaient pas, et, bien qu’un nombre de voix supplémentaire fût accordé par compensation à leurs maîtres, la présence des nègres, en écartant les travailleurs libres, privait ces maîtres du secours politique que l’émigration leur eût apporté.

C’est ainsi que le pouvoir, longtemps l’apanage des anciens États du Sud, passait peu à peu, naturellement et légalement, aux États du Nord.

La résignation dans la mauvaise fortune est aussi rare que la modération dans le succès : cette vieille vérité allait être prouvée encore une fois.

Le Sud voyait venir lentement, mais sûrement, le jour où des lois nouvelles lui seraient imposées. Ces lois, dans sa pensée, seraient pour lui la ruine, et il ne pourrait les repousser ; n’y avait-il aucun moyen d’échapper au sort qu’il prévoyait ?

« Oui, lui répondaient ses légistes[1], le pacte par lequel les États se sont liés les uns aux autres, est un contrat qui peut être rompu par ceux qui l’ont formé ; leur droit à cet égard a été expressément réservé[2]. Que les États du Sud le réclament, et ils redeviendront ce qu’ils étaient avant l’Union : des États isolés mais souverains, libres de contracter de nouvelles alliances ; ils retrouveront leur indépendance déjà entravée, ils échapperont au joug du Nord et à la ruine matérielle qui s’approche. »

Le Nord, déjà menacé à plusieurs reprises d’une scission qui ne s’était jamais accomplie, n’admettait pas que les mécontents songeassent sérieusement à recourir à la séparation. Il était dominé par le parti radical ou centralisateur qui, au nom de la grandeur de la patrie commune, prétendait briser toutes les résistances locales, et qui bientôt allait obtenir l’alliance du parti dit abolitionniste.

Les abolitionnistes, par les motifs les plus élevés, formaient les mêmes vœux que les radicaux ; longtemps ils n’avaient songé à employer à l’œuvre de l’affranchissement que des moyens moraux, mais quand ils eurent compris combien leurs principes pourraient gagner à l’application des lois nouvelles, ils se mêlèrent avec ardeur à la lutte des partis. C’étaient les abolitionnistes qui, par des livres émus et éloquents, avaient dévoilé les hontes et les misères de l’esclavage ; ils avaient facilement réussi à en inspirer l’horreur ; du moment qu’ils placèrent leur étendard auprès de celui des intérêts du Nord, ils rallièrent à leur suite tous les esprits généreux qu’enflammait l’espoir de l’affranchissement d’une race infortunée.

La question de l’esclavage, bien autrement facile à comprendre que celles des droits réels ou supposés des États, et de leurs rapports avec le gouvernement fédéral, prima bientôt, à l’étranger, toutes les autres ; de loin, on ne vit plus que celle-là. L’Europe s’émut, elle crut à la résurrection d’une croisade sainte et, flétrissant du même nom d’esclavagistes tous ceux que des motifs divers tenaient en dehors du courant auquel elle s’abandonnait, elle n’eut plus de vœux que pour l’abolition.

Cette esquisse rapide aura-t-elle suffi à faire comprendre la situation ? Nous osons à peine l’espérer.

La lettre suivante du colonel Lee témoignera de l’état des esprits en 1856.

« Fort Brown, Texas, décembre 1856.

« Le steamer nous a apporté le Message du Président[3].… Ainsi nous voici convaincus que le gouvernement est établi et que l’Union vit encore.

« Le Message m’a beaucoup plu. Son opinion sur les efforts systématiques et de plus en plus ardents de certaines gens du Nord pour intervenir dans les institutions sociales du Sud, est exprimée avec exactitude et franchise. Les conséquences possibles des projets qu’il signale sont aussi clairement indiquées ; le parti en question doit être averti que son but est illégal, et que l’institution qu’il combat, et dont il n’est en aucune mesure responsable, ne pourrait être abolie par lui qu’au moyen d’une guerre civile et servile tout à la fois. Il n’a ni le droit ni le pouvoir d’agir en faveur de l’abolition autrement que par des moyens moraux.

« Je crois qu’il y a peu d’êtres humains qui, dans ce siècle de lumière et de progrès, ne reconnaissent que l’institution de l’esclavage est, dans toute contrée, un mal politique comme un mal moral. Il n’est pas besoin d’appuyer sur ses inconvénients. Pour moi, je suis convaincu que l’esclavage est un malheur plus grand encore pour la race blanche que pour la race noire.… Mais l’émancipation s’obtiendra mieux par la douce influence de l’Évangile, que par les tempêtes furieuses d’une controverse à coups de canon.… »



  1. Tel fut l’enseignement donné, dès l’établissement de l’Union par ses législateurs. De là, la doctrine connue sous le nom de droits des États, States rights, qui devint la foi politique de tout un parti.
  2. Voici le texte de la ratification par la délégation virginienne de l’acte de Constitution des États-Unis : — Nous, les délégués du peuple de Virginie, duement élus conformément aux vœux de l’Assemblée générale, réunis maintenant en Convention fédérale, nous étant préparés par la discussion la plus approfondie : Au nom et de la part du peuple de Virginie, déclarons et faisons connaître que les pouvoirs concédés par la Constitution émanant des États de l’Union, peuvent être repris par eux à quelque moment que ce soit, dès que, par abus, lesdits pouvoirs seraient employés au préjudice ou à l’oppression des États ; — que tout pouvoir non concédé par les présentes demeure en la possession des États et à leur disposition ; — que, par conséquent, aucun droit de quelque dénomination que ce soit ne peut être annulé, restreint ou modifié par le Congrès, par le Sénat ou par la Chambre des représentants agissant en quelque capacité que ce soit, par le Président ou par aucune administration, etc., etc.…
  3. M. Buchanan, — il venait d’être élu, ses opinions étaient conservatrices, c’est-à-dire qu’il voulait maintenir l’ancienne Constitution et conserver aux États le droit de modifier eux-mêmes leur législation.