Tallandier (p. 36-47).

CHAPITRE V.


Et c’est le cœur battant d’émotion et d’impatience que Germaine, le lendemain, pénétra dans le bureau de son père, qu’il venait de quitter pour sa promenade quotidienne.

— Mademoiselle, dit Maurice en s’asseyant devant elle, j’espère que ce matin personne ne viendra nous déranger et que je pourrai terminer l’explication que vous attendez de moi et que je désire moi-même vous donner.

— Je l’espère aussi, dit Germaine.

— Mademoiselle, vous avez été demandée en mariage par le baron.

— Ah ! par exemple…

— Je comprends, vous vous étonnez que je sache mais vous n’êtes pas au bout de vos surprises ; toute explication viendra à son moment. M. votre père verrait d’un œil assez favorable ce mariage et vous, vous refusez. Mon avis c’est que vous avez raison : le baron n’est pas pour vous, ou plutôt vous n’êtes pas pour lui. Je lui marquerai sa place tout à l’heure. Vous avez répondu à votre père que si vous ne vouliez pas épouser le baron vous désiriez très vivement épouser M. José, et alors c’est lui qui n’a pas voulu et a opposé le veto le plus énergique. Mon avis c’est que c’est lui, cette fois, qui a raison.

— Mais, Monsieur, véritablement, je suis abasourdie…

— Ce n’est pas fini. Je vous prie simplement de reconnaître que je suis bien informé…

— Je trouve même que vous l’êtes un peu trop, Monsieur ! s’écria la jeune fille, qui contenait difficilement son impatience.

— Peut-être, Mademoiselle, mais ne vous fâchez pas. Vous trouverez peu à peu que j’ai raison, du moins, je l’espère, et alors je vous prierai de me considérer comme un ami, humblement. Permettez que je continue… Donc, ne voulant pas épouser le baron et désirant épouser José, que votre père vous refusait, vous avez décidé de partir avec lui.

Germaine se dressa d’un brusque sursaut : sa fuite manquée, l’absence de José à l’heure du départ, et, depuis, le manque de nouvelles de sa part et d’excuses d’avoir failli au rendez-vous, tout cela, et aussi la nuit de réflexions qui avait suivi, avait ouvert les yeux de la jeune fille et éclairé son cœur.

Ce cœur qu’elle croyait rempli d’amour pour le jeune homme s’était subitement dégonflé à tous ces incidents ; ils paraissaient peu de chose, mais il faut parfois peu de chose, une piqûre d’épingle pour mettre un ballon à plat.

Donc, l’amour de Germaine pour José n’était à peu près plus qu’un souvenir dont elle ne ressentait plus qu’une douleur assourdie, très vague… mais surtout un peu de honte de s’être ainsi laissée entraîner et de dépit de s’être trompée et d’avoir été traitée avec un sans-gêne aussi insolent.

Aussi, à entendre cet autre jeune homme qui n’était en somme que le secrétaire de son père, à l’entendre évoquer cette aventure qui n’était rien moins que flatteuse pour elle, elle éprouvait une gêne, une rancœur qui la révoltait. Il s’en aperçut.

— Mademoiselle, dit-il, je vous ai priée de ne pas vous fâcher et d’avoir la patience de m’écouter jusqu’au bout. Vous voulez une explication, je suis bien obligé de vous dire ce qui est nécessaire ; cela est pénible, mais ce n’est qu’un moment…

Germaine comprit et se rassit.

— Vous aviez donc décidé de partir avec José. Je voudrais vous parler de lui le moins possible… mais j’y suis bien obligé, pour me justifier, je connais José depuis longtemps, et je l’ai reconnu, quoiqu’il ait changé de nom et de physionomie autant qu’il l’a pu.

— Changé de nom ? fit Germaine interloquée.

— Oui, Mademoiselle. Aussi, quand j’ai su que vous vouliez partir avec lui, je l’en ai empêché.

— Vous l’avez empêché ! s’écria Germaine en se rebiffant une fois encore, vous l’avez empêché ! Mais de quel droit vous mêlez-vous de mes affaires ?

— De quel droit ? Je vais vous le dire, Mademoiselle. José s’appelle de son vrai nom Auguste Lagrue. Il y a six ans, il vivait au quartier latin et il y était assez connu, surtout des garçons de café, des clientes des brasseries de nuit et des sergents de ville. Il vivait, je ne puis guère vous expliquer comment et de quoi, sauf cependant pour quelques périodes pendant lesquelles le gouvernement se chargeait de sa nourriture et de son logement. Je n’ai pas besoin de vous assurer que ceci est vrai, je peux le prouver, et la meilleure preuve, ce serait, s’il le fallait, son propre aveu. Je peux même ajouter que si je n’en dis pas davantage, c’est par pudeur et parce que je crois que c’est inutile. Auguste Lagrue, d’allure vulgaire, inquiétante même, est devenu José etc… aux manières distinguées. Comment cela est-il arrivé ? Je n’en sais rien, mais ce n’est pas difficile à deviner : il a fait une opération fructueuse qui lui a permis de s’habiller à la mode, de fréquenter les endroits distingués et de prendre modèle sur les gens bien élevés. Il en est quitte pour surveiller ses gestes et ses paroles. Et il s’est mis, comme autrefois, à la recherche de victimes, mais non plus cette fois de pauvres petites victimes humbles et d’un rapport douteux, mais d’une victime qui lui apporterait d’un seul coup la fortune et une honorabilité. Germaine avait écouté en silence cette longue tirade ; tout à l’heure, c’est avec une fierté un peu arrogante qu’elle avait lancé :

— De quel droit vous mêlez-vous de mes affaires ?…

Mais à mesure que Maurice parlait, cet orgueil offensé se faisait de moins en moins fier, et lorsque le jeune homme s’arrêta, Germaine avait la tête basse, elle gardait le silence, et même deux larmes perlaient au coin de ses yeux.

Maurice se préparait à continuer ; il allait lui dire que cette victime c’était elle-même, puisqu’elle avait eu la naïveté de se laisser prendre au faux chic de ce faux bonhomme, à ce léger vernis d’homme de bonne compagnie qui cachait le pâle aventurier… Il allait lui dire tout cela mais l’attitude de la jeune fille lui prouva qu’elle avait compris et qu’il était inutile d’insister sur le danger qu’elle avait couru.

Les deux larmes qui descendaient lentement le long de ses joues pouvaient être des larmes de regret d’avoir été jouée ainsi, ou de joie d’avoir échappé à une aussi cruelle aventure, ou de reconnaissance envers le jeune homme qui s’était jeté en travers… Peu importait… Elle pleurait, elle était sauvée.

Aussi, après un moment de silence, il dit simplement :

— Je n’insiste pas, Mademoiselle. Voilà la première raison pour laquelle je me suis mêlé de vos affaires ; j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur… La seconde… c’est que je vous aime…

Germaine avait levé la tête ; elle regardait Maurice de ses beaux yeux, plus beaux encore baignés de larmes, et lorsqu’il parla de lui en tenir rigueur, un léger sourire éclaira son visage et elle tendit la main vers lui ; mais le dernier mot qu’il prononça arrêta le sourire et le geste.

— Ne vous offensez pas, Mademoiselle, continua Maurice, vous m’avez écouté jusqu’ici avec une bienveillance dont je vous remercie ; je vous en prie, continuons encore un peu cette conversation. Oui, je vous aime, et comment pourrais-je ne pas vous aimer ? Je suis presque le commensal de votre maison, je vous vois tous les jours, plusieurs fois par jour, je vis dans le rayonnement de votre beauté… Ah ! vous souriez, vous souriez, je suis sauvé et je vais trouver dans votre sourire le courage de continuer cet aveu que je n’ai commencé qu’en tremblant.

Maurice s’était approché de la jeune fille ; un tabouret était à ses pieds, il s’y agenouilla.

— Oui, Mademoiselle Germaine, comment mon cœur ne se serait-il pas pris aux fins réseaux de vos cheveux d’or, aux boucles vaporeuses qui tremblotent sur votre nuque nacrée, et aux divines lueurs de vos yeux ; c’est d’eux que me vient la lumière, Germaine, et ils éclairent à la fois votre visage angélique et mon existence monotone. Ma vie est suspendue à vos lèvres vermeilles… Tout à l’heure, vous aviez la main à demi tendue vers moi… De grâce, achevez le geste, laissez-moi la prendre, cette chère petite main qui tient ma vie et mon bonheur…

Mais sans attendre que la jeune fille achevât le geste esquissé, Maurice l’avait saisie, cette petite main, qui contenait tant de choses si importantes pour lui, il la portait à ses lèvres et la couvrait de baisers.

Germaine le laissait faire, à demi engourdie par les paroles mielleuses et la caresse pressante.

Cependant elle secoua sa jolie tête et retira lentement sa main.

— Monsieur Maurice, dit-elle, je vous tendais la main pour vous remercier du rôle que vous avez joué ; vous avez raison, c’est un mauvais moment à passer, mais puisque nous y sommes, finissons-en, voulez-vous ? Comment me suis-je aussi grossièrement trompée, je me le demande ; comment me suis-je laissée entraîner, j’en suis stupéfaite moi-même, maintenant que le moment de folie est passé… j’en ai honte, et mon amour-propre en est cruellement mortifié ; les faits sont là, et pourtant je me demande si c’est bien de moi qu’il s’agit, maintenant qu’il ne reste de cette déplorable et stupide aventure qu’un lointain souvenir…

— Et pas de regrets, Germaine ?

— De regrets ? Ah ! mon ami !… Regrets d’avoir ébauché cette intrigue, oui ; pour ce qui est de la voir se terminer ainsi, brusquement, vous ne pouvez imaginer quel bonheur j’éprouve à me trouver encore ici. Je suis heureuse encore que cette erreur n’ait pas eu plus de témoins.

— Il n’y a que moi, Germaine.

— Oui, vous, et Suzanne, mais je suis sûre de Suzanne, aussi sûre que je puis l’être de vous…

— Pouvez-vous le demander, mon amie…

— Et puis… lui…

Tout à coup, Germaine blêmit si brusquement que Maurice se précipita vers elle.

— Et mes lettres ?… murmura-t-elle d’un ton d’aveu.

— Vos lettres ?

— Deux lettres que j’ai eu l’imprudence de lui écrire… Pourvu qu’il n’en fasse pas un usage… Oh ! je les lui réclamerai… Si c’était un honnête homme, il me les rendrait, je ne serais pas inquiète, mais tel que vous me l’avez dépeint, ne peut-il pas me faire des misères ?… Oh ! s’il ne fallait que les racheter, j’y mettrais le prix.

— Rassurez-vous, Germaine, j’en fais mon affaire. Je vais m’occuper de lui, j’aurai vos lettres ; peut-être lui donnerons-nous un billet ou deux pour qu’il s’éloigne… Voulez-vous me laisser faire ?

— Vous laisser faire, mon ami ! Eh ! comment ne vous laisserais-je pas faire puisque vous avez commencé à me tirer de ce mauvais pas ? Je m’abandonne à vous…

— En attendant, abandonnez-moi cette petite main, que je ne me lasse pas de tenir dans les miennes, laissez-moi vous regarder, laissez-moi être tout à la joie de votre radieuse présence, après avoir eu si peur de vous perdre, Germaine, laissez-moi vous aimer… Qui suis-je, pour oser lever les yeux vers vous ? Ah ! oui ! Je suis le secrétaire de votre père, mais vous connaissez ma situation. J’ai un oncle très riche, il ne me donne presque rien pour m’obliger à travailler, mais je suis son seul héritier ; je gagne ma vie, je me contente de ce que j’ai, mais plus tard je serai riche à mon tour. Seulement, si j’attends ce jour-là, vous serez mariée et je serai malheureux.

Et Maurice prenait en effet l’air de quelqu’un qui va être très malheureux. Germaine devina son souci et sa sincérité, elle lui sourit et ce lui fut un encouragement.

— Ah ! Germaine, s’écria-t-il, comme nous serions heureux ! La vie continuerait comme maintenant, je resterai le secrétaire de votre père, son collaborateur, je connais ses affaires aussi bien que lui, et plus tard, lorsqu’il voudra se retirer, je lui succéderai ; et lorsque j’hériterai de mon oncle, nous serons encore plus riche. Vous voyez que l’avenir ne se présente pas mal ; mon amie, laissez-moi préparer cet avenir.

— Et mon père, qu’est-ce qu’il dit de tout cela ?

— Nous nous occuperons de votre père après, entendons-nous bien d’abord ; et voyez-vous, lorsque la jeunesse et l’amour sont d’accord, il n’y a pas d’obstacle qui leur résiste… Germaine, laissez-moi vous aimer, et puis je vous demanderai de m’aimer un peu…

Germaine restait grave et silencieuse. Ainsi, c’était par amour que Maurice l’avait sauvée de cette aventure : il savait tout, et cela ne le détournait pas d’elle. Elle en fut émue, et si elle avait osé se décider tout de suite, elle lui aurait permis d’espérer, tant elle était touchée. Lui, cependant, continuait :

— Voyez-vous, Germaine, nous jouons ici une petite comédie qui peut se limiter à six personnages : le baron voulait vous épouser ; vous, vous aviez choisi José ; Suzanne ne pensait pas à moi parce qu’elle est pauvre et moi aussi, et moi, je restais en face de Mme de Saint-Crépin. Il y a faux départ, aucun de nous n’est à sa place. J’ai réfléchi à cette situation et je me suis mis en tête de la redresser ; et, pensant d’abord à vous que j’aime, je commence par vous demander d’être à moi…

— Réservons la réponse, dit Germaine. Je serais curieuse de savoir comment vous arrangez les autres.

— C’est bien simple : Suzanne épousera le baron très volontiers, question de fortune.

— Mais savez-vous si elle voudra ?

— Elle voudra. On peut peut-être regretter de donner une aussi belle fille à un homme qui n’est plus très frais, mais il ne faut pas s’y fier, et enfin, il faut bien faire un petit sacrifice pour être riche et baronne. Quant à José je lui fais enlever Mme de Saint-Crépin, et tout le monde sera content.

— Oh ! ça, par exemple, ce serait amusant ! s’écria Germaine en tapant des mains avec une joie si spontanée que Maurice eût été rassuré sur ses sentiments à l’égard de José s’il avait conservé quelques doutes.

— Alors, commençons par nous, Germaine, donnez-moi la permission de parler à votre père…

— Mon père ne voudra pas.

— Nous verrons. Laissez-moi lui parler. Permettez-moi…

— Donnez-moi quelques jours pour réfléchir.

— Eh bien soit, accorda Maurice à regret, n’oubliez pas que vous tenez mon bonheur dans ces petites mains que je couvre de baisers, et laissez-moi espérer… laissez-moi espérer…

Sur la plage, comme presque tous les soirs, le baron regarde jouer au tennis, il est toujours très attentif aux mouvements des jeunes filles ; ce sont les mêmes qui jouent, Germaine et Suzanne, mais ce ne sont plus les mêmes jeunes gens, ou du moins ce n’est plus José. Mais, au fait, voilà longtemps qu’on ne l’a plus vu, José, que devient-il donc ? On s’en soucie assez peu ; les gens vont, viennent, disparaissent, on le remarque par une phrase indifférente, puis on oublie.

José, après l’histoire de l’autre soir, n’osait plus se montrer ; il aurait pu partir, mais il avait reçu un mot de Maurice lui demandant de ne pas bouger tant qu’il n’aurait pas reçu sa visite ; il lui promettait une compensation qui serait une bonne affaire.

Au fond, Maurice se moquait pas mal de José et il aurait volontiers renoncé à l’histoire de Mme de Saint-Crépin, mais il voulait avant tout rentrer en possession des lettres de Germaine.

Le baron la regardait aller, venir, rattraper la balle au bond et la renvoyer. Serait-elle sa femme, cette belle jeune fille dont la chevelure d’or flambait aux rayons du soleil couchant, serait-elle sa femme ? Il n’osait guère l’espérer. Depuis qu’il avait fait sa demande, il attendait. Ce matin même, il avait rencontré M. Monfort et lui avait demandé un mot d’espoir ; le sénateur avait hoché la tête d’un air évasif et avait marmotté quelques mots qui ressemblaient à une défaite.

En face de Germaine, il y avait Suzanne. Au fait pourquoi avait-il demandé l’une plutôt que l’autre ? Quand il les voyait toutes les deux, il s’étonnait d’avoir pu choisir.

Celle-ci refusait ! Pourquoi n’avait-il pas demandé l’autre ? Oserait-il, maintenant ? Et pourquoi pas ?

— Eh bien ! baron, toujours à votre poste d’observation.

— Que voulez-vous, dit-il, la vie est courte et les joies de ce monde, fugitives.

— Hélas !

— Croyez-vous qu’il y ait un regret plus amer, lorsqu’on arrive aux derniers moments de son existence que de se dire : « J’ai gâché ma vie, j’ai été un maladroit, je n’ai pas pris les bonnes choses que la vie m’offrait !… » Et au contraire, il ne doit pas y avoir de consolation meilleure que de se dire : « C’est bon, je m’en vais, je sais bien que chacun part à son tour, mais je ne regrette rien, j’ai vécu selon mon cœur, selon mes goûts. »

— Oui, mais les goûts de chacun lui sont particuliers.

— Tant mieux, c’est ce qui fait qu’il y a du bonheur pour tout le monde ; le tout est de le trouver, de le savourer et de ne pas être trop difficile.

— Vous en parlez comme un philosophe qui a beaucoup vécu et aussi beaucoup réfléchi.

— Peut-être.

— Et vous n’avez pas fini, baron, vous n’avez pas fini : votre assiduité à cette place devant ces deux jeunes filles nous fait supposer que vous n’avez pas dit votre dernier mot.

Et Maurice hochait la tête d’un air entendu en le menaçant du doigt.

— Peut-être, peut-être, répondit le baron, presque content d’avoir été deviné. Ah ! jeune homme, vous êtes observateur, on ne peut rien vous cacher.

— Ne me cachez donc rien, baron, vous savez, moi aussi j’ai beaucoup réfléchi, je puis être de bon conseil, et je suis le tombeau des secrets.

— Eh bien, reprit le baron convaincu, sachez que j’ai demandé en mariage Mlle Germaine.

Mlle Germaine ?… fit Maurice étonné, quoiqu’il le sût depuis longtemps. Ah !…

— Pourquoi faites-vous : Ah !…

— Pour rien, dit Maurice d’un air à vouloir qu’on insiste.

— Mais encore ?

— Faut-il vous parler franchement ?

— Sans doute, je vous en prie.

— Eh bien, à votre place, je n’aurais pas pensé à Germaine.

— Tiens, pourquoi ?

— Pourquoi… pourquoi… est-ce que je puis dire ! dit Maurice d’un air à faire des restrictions, des tas de choses qui se sentent et ne peuvent pas s’expliquer, des histoires de tempérament, de caractère… Je vous connais tous les deux, n’est-ce pas, eh bien ! non, non, à votre place, ce n’est pas Germaine qui aurait eu mes pensées.

— Elle est pourtant bien jolie.

— Eh oui ! elle est bien jolie, mais l’autre, son amie Suzanne, la voilà la femme qu’il vous faut. Germaine est jolie, mais l’autre, regardez l’autre quelle belle femme, quelles épaules ! Et puis elle est brune, une brune superbe ! Tenez, avez-vous vu ce coup de raquette, comme c’est franc, comme c’est net ! Et les bras ! et ce demi-tour qui a plaqué la jupe contre les jambes… Eh ! les devine-t-on fines et nerveuses, ces jambes !

— Oui, oui, en effet, disait le baron indécis.

— Allez, croyez-moi, voilà le bonheur…

— C’est que j’ai demandé l’autre,

— N’est-ce que cela ? On se dégage aisément…

— D’autant plus qu’elle n’a pas l’air de m’accueillir avec beaucoup d’empressement.

— Alors, rien de plus simple. Il est vrai que Suzanne n’a pas de fortune, mais cela vous est bien égal, n’est-ce pas, baron ? Votre fortune vous permettra de passer tous ses caprices à votre femme…

— Sans doute, sans doute. Mais croyez-vous qu’elle veuille de moi ?

— Et pourquoi pas ? Tenez, voulez-vous que je parle de vous adroitement, sans avoir l’air, pour tâcher de savoir ?

— Si vous voulez, mais sans rien dire de définitif.

— Bien entendu, me prenez-vous pour un enfant ?

À ce moment, les joueurs s’arrêtèrent et vinrent s’asseoir auprès de leurs deux admirateurs.

— La partie est finie ? demanda Maurice.

— Non, mais nous prenons une minute de repos, dit Suzanne.

— Le baron en eût été désespéré, dit Maurice. Savez-vous, ajouta-t-il en s’adressant à Suzanne qu’il ne vous quitte pas des yeux ?… Et comme je le comprends !

La jeune fille avait entendu : ce pacte secret qui avait été conclu entre elle et Maurice tenait toujours, cette aide mutuelle qu’ils s’étaient promis se manifestait ; le premier acte en avait été les renseignements qu’elle lui avait donnés sur la fuite de Germaine ; maintenant c’était lui qui montrait sa reconnaissance et lui rendait la pareille en essayant un rapprochement entre elle et le baron.

Elle ne répondit pas, mais un léger sourire éclaira son visage mat et de ses grands yeux de velours elle fixa sur le baron un long regard qui le pénétra et le fit frissonner.

— Vous aimez beaucoup le tennis ? demanda-t-elle après un moment de silence.

— Moi, le tennis ? s’écria le baron. Mais je n’en connais pas les règles les plus élémentaires.

— Non, reprit Maurice, le baron ne s’intéresse qu’aux joueuses… que dis-je… à une joueuse.

Suzanne rougit comme il convenait, le baron resta un peu décontenancé, mais les jeunes gens les tirèrent tous les deux d’embarras en rappelant leurs partenaires pour terminer la partie.

— Je crois que vous avez raison, dit le baron, dès qu’elles se furent éloignées, elle est supérieurement belle.

— Quand je vous le disais… Et remarquez, Germaine a l’air de ne pas faire attention à vous, malgré vos mérites, tandis que Suzanne ne peut pas vous regarder sans rougir.

— C’est vrai.

— Autre considération : vous épousez une femme riche, elle peut toujours supposer que c’est pour sa dot, ou tout au moins elle n’a pas d’obligation à vous avoir. Vous épousez une femme sans dot, il est bien évident que c’est pour elle-même ; vous la faites riche et elle vous en a une reconnaissance qui devient vite de l’amour.

— C’est encore vrai.

— Allons, baron, poussez vos affaires, je vous promets que je ferai tout pour vous.

— Merci.

Lorsque les joueurs revinrent, la partie finie, tous se levèrent et se promenèrent sur la plage. Au hasard des groupes qui se formaient et se déformaient, Maurice réussit à s’isoler avec Suzanne.

— Êtes-vous toujours disposée à épouser le baron ?

— Oui, répondit-elle en le fixant gravement. Pourquoi ?

— Pour travailler pour vous.

— Mais sa demande de Germaine ?

— Je lui ai prouvé qu’il s’était trompé et que c’était vous qu’il devait aimer et épouser.

Il fit un signe d’entente à Suzanne qui sourit, et il alla trouver Germaine.

— Mademoiselle, dit-il, vous m’avez demandé quelques jours de réflexion. Est-ce aujourd’hui que vous mettez fin à mon supplice ?

Germaine tourna vers lui ses grands yeux clairs où déjà de petites lueurs brillaient comme des espérances.

— Pensez que je vous aime, continua Maurice, que je vous aime depuis si longtemps sans espoir, et maintenant que j’ai pu, grâce à mes efforts, à ma ténacité, éclaircir mon horizon et approcher de vous-même, songez à ma désolation si les derniers obstacles venaient de vous.

Germaine ne répondait pas, mais déjà l’émotion gonflait son cœur. À vingt ans, le cœur ne peut pas rester insensible et muet : il parle et il bat, il se trompe parfois, il souffre, il se reprend ; désabusé, il cherche autour de lui un objet plus digne : c’est ce qui se passait chez Germaine. Sa première erreur avec José ne l’avait pas fait souffrir, mais elle était restée le cœur amer et vide. Et voilà que Maurice y versait de douces paroles… Pourquoi ne les écouterait-elle pas, puisqu’il était digne d’elle ? C’était en effet un charmant garçon, grand, bien pris. On ne faisait guère attention à lui, et d’ailleurs lui-même s’effaçait discrètement à cause de ses fonctions de secrétaire. Mais il méritait mieux ; depuis quelques jours qu’il jouait un rôle important dans la vie de Germaine, celle-ci l’observait, et ce n’était pas avec indifférence. Elle était capable de reconnaître qu’il était instruit, que sa conversation était solide et assez brillante ; il était capable de remplacer son père, il serait riche, enfin, il l’aimait. Pourquoi ne laisserait-elle pas attirer son cœur par cet aimant puissant ?

Oui, pourquoi ? Le crépuscule descendait lentement, les jeunes gens prirent le chemin de la villa.

— Germaine, je vous aime…

Et Germaine mit sa main dans la main du jeune homme.