Tallandier (p. 47-64).

CHAPITRE VI.


— Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de Mademoiselle votre fille.

M. Montfort resta figé, la main en l’air et le regard fixé sur le jeune homme.

— Je vois, Monsieur, votre étonnement et j’aurais dû faire précéder ma demande de quelques précautions oratoires ; mais que voulez-vous, je suis un timide, je me jette à l’eau brusquement, et puis après je cherche à me tirer d’affaire.

— Pour un timide, dit enfin M. Montfort, vous avez une façon d’attaquer la question !…

— C’est la meilleure : la question est posée nettement, après nous pouvons l’examiner, nous savons où nous voulons en venir.

— Mais, mon cher ami, elle est très complexe, cette question là.

— Elle paraît complexe, mais elle ne l’est pas beaucoup ; voilà bien longtemps que j’y réfléchis, et c’est curieux comme tout se simplifie à la réflexion. Permettez-moi de vous faire un bref exposé de la situation : je suis votre secrétaire, c’est-à dire que je fais vos lettres, vos rapports, vos discours ; je les prononcerais même si j’avais votre âge et votre autorité. L’âge, je suis tranquille, ça viendra ; l’autorité, avec l’âge, avec la fortune et avec votre aide, ça viendra aussi. Pour la fortune, vous savez que je n’ai pas le sou aujourd’hui, j’hériterai de mon oncle qui est fort riche ; pour votre aide, je vous demande de me l’accorder en même temps que la main de Mlle Germaine. Si j’avais la fortune de mon oncle, vous me l’accorderiez ; mais quand je l’aurai, il sera trop tard, Mlle Germaine sera mariée. Aussi, je prends les devants. Accordez-moi que le jour où vous voudrez vous retirer, je pourrai vous remplacer… et vous voyez que ma demande n’a rien de bien extraordinaire.

— Je vous écoute, mon cher ami…

— Merci.

— Et je vous admire. Mais si nous discutons votre demande, il y a deux points qui restent précaires : d’abord, l’héritage sur lequel vous comptez…

— Monsieur, dit Maurice, mon oncle me donnait autrefois une pension convenable. J’avoue que j’en ai abusé : à chaque instant je lui demandais des suppléments ou je lui envoyais des notes à payer. Il a compris que je m’engageais dans un mauvais chemin et il a tout supprimé pour m’apprendre à être raisonnable et à connaître le prix de la vie, d’abord je l’ai accablé de malédictions ; aujourd’hui, je comprends qu’il a bien fait ; il faut apprendre aux jeunes gens à se débrouiller, et pour moi en particulier, car c’est grâce à lui que j’ai pris la place qui s’offrait chez vous et que je connais Mlle Germaine.

— Vous l’aimez donc bien, Mlle Germaine ?

— Je n’ose pas vous dire… et pourtant, si je n’avais pas eu une fortune en espérance, je ne vous aurais jamais demandé sa main…

Un ronflement d’auto se rapprochait et s’arrêta devant la grille. Maurice s’interrompit. Deux coups frappés à la porte et entra un bonhomme court, rond, la figure animée et l’air jovial. D’un bond, Maurice fut dans ses bras.

— Mon oncle…

— Mon coquin de neveu…

Après les premières effusions, Maurice présenta :

— Mon oncle, M. Alban, industriel… M. Montfort, sénateur, dont je suis le secrétaire, et à qui je demandais justement la main de sa fille.

— Tu te maries, tu te maries ! s’écria le brave homme, quelle chance que j’arrive en un aussi heureux moment ! Je passais, je sais que tu es là, et j’ai voulu faire la paix avec toi, maintenant que tu es devenu sérieux.

— Oh ! mon oncle, les hostilités n’étaient pas très féroces.

— N’en parlons plus. Voyons, Monsieur le Sénateur, êtes-vous content de ce garçon-là ? Car je suis heureux de le revoir, mais je désirais vous voir aussi ; j’ai des affaires en perspective, j’aurai besoin de votre appui, enfin j’espère que nous nous entendrons… Mais nous avons le temps, parlons de lui d’abord. Donc, il vous demandait la main de Mlle Montfort.

— Nous en étions aux premiers mots, mon oncle.

— Eh bien ! Monsieur, dit l’oncle, je suis persuadé que Mlle Montfort est charmante et que vous n’avez qu’à vous féliciter de ce garçon-là.

— Sans doute, sans doute… hésitait le sénateur.

— Alors, marions-les, marions-les !… Moi je suis pour la jeunesse et pour le mariage.

— Sans doute, répétait le sénateur, mais encore faut-il examiner la situation.

— Vous avez mille fois raison. Voyons, Maurice est votre secrétaire, il peut faire son chemin dans l’administration avec vous ou, s’il préfère, dans l’industrie avec moi. Autrefois je lui servais une rente que j’ai supprimée parce qu’il a fait quelques bêtises mais s’il se range, s’il est sérieux, s’il se marie, je lui rends ma confiance et je lui donne trois cent mille francs le jour du contrat. Qu’en pensez-vous, Monsieur le Sénateur ?

— Il est bien certain, Monsieur, que si l’argent ne fait pas le bonheur, trois cent mille francs dans un jeune ménage permettent d’y voir clair et d’arranger bien des choses.

— N’est-ce pas, Monsieur !

— Reste à savoir ce qu’en pense ma fille.

À ces mots qui contenaient presque le consentement du père, le visage de Maurice s’épanouit puisqu’il était certain de l’accord de Germaine. Et comme le bon oncle disait : « C’est trop juste, Monsieur… » la porte s’ouvrit en coup de vent et Germaine apparut.

— Oh ! pardon, fit-elle en esquissant un mouvement de retraite, je ne vous savais pas en conférence.

— Germaine, rappela son père, entre, la conférence te concerne. M. Alban, présenta-t-il, l’oncle de Maurice, qui arrive en surprise juste au moment où nous parlons affaires et, chose étrange, il arrive pour les arranger. Les affaires, ça nous concerne nous, mais la question a une autre face qui vous concerne, vous, les jeunes gens…

Germaine comprit et rougit ; elle regarda Maurice puis son père, qui continua :

M. Maurice me demande ta main, ma fille ; je ne lui ai pas encore répondu, je m’en rapporte à toi… Tu verras s’il faut ajourner la réponse ou si tu veux la faire toi-même.

Germaine rougit un peu plus ; les battements de son cœur soulevaient sa poitrine de mouvements oppressés, et elle tomba dans les bras de son père. L’émotion, le silence planèrent un instant, car c’est toujours une chose sérieuse et émouvante que le spectacle de deux jeunes gens qui s’aiment et s’unissent pour la vie.

Quand Germaine quitta les bras de son père, elle se tourna vers Maurice et lui tendit la main ; il la saisit avec empressement et la porta à ses lèvres.

— Allons, allons, embrassez-vous, mes enfants ! s’écria l’oncle en essuyant ses yeux humides. Il faut qu’ils s’embrassent, n’est-ce pas, Monsieur ? Ah ! cela me rappelle ma jeunesse ; à vous aussi, n’est-ce pas, Monsieur.

Maurice pressa Germaine dans ses bras et déposa sur son front le premier et le plus chaste baiser.

— Allons, viens m’embrasser aussi, mon garçon ! Je suis heureux du hasard qui m’amène au moment où se décide ton bonheur, et vous aussi, Mademoiselle…

Germaine, gagnée par la bonhomie de cet excellent homme, tomba dans ses bras et déposa deux baisers retentissants sur ses joues rasées.

— Vous restez à déjeuner avec nous, n’est-ce pas, Monsieur ? dit-elle.

— Je crois bien, mon enfant, avec plaisir ! À la bonne heure, voilà une nièce comme j’en voulais une. Je disais tout à l’heure quelle devait être charmante, j’étais loin de la vérité… Peste ! mon ami, mais c’est une beauté, ta fiancée…

— Voilà longtemps que je le sais, mon oncle.

— Eh bien ! puisque je reste, tu vas aller remiser ma voiture et me retenir une chambre à l’hôtel. À tout à l’heure.

Avant de se retirer, Maurice sortit de sa poche une lettre et la tendit à M. Montfort.

— Tenez, dit-il, prenez ceci, c’est la lettre de Comtois ; s’il fait le méchant, vous la sortirez et votre réélection sera certaine.

— Ah ! vous l’avez eue ! Comment diable avez-vous fait ? Ça n’a pas été trop difficile ? dit le sénateur en ne dissimulant pas sa joie.

— Pas trop difficile, dit Maurice, en pensant au baiser dont il avait payé la lettre.

Comme il sortait. Germaine le rattrapa à la porte et lui demanda :

— Et les miennes ?

— Je les aurai ce soir, affirma Maurice

Devant la villa, il rencontra Mme de Saint-Crépin qui allait rentrer, toujours sautillant, se trémoussant, minaudant :

— Oh ! cher Monsieur, j’allais vous voir.

— Désolé, chère Madame, mais j’ai à faire une course pressée.

— Je fais donc quelques pas avec vous, juste le temps de vous accabler de reproches.

— De reproches injustes, alors…

— Mais non… Vous m’aviez promis de venir me voir, vous aviez à m’apporter ma lettre…

— Vous l’aurez sans tarder, chère Madame. — c’est vrai, j’aurais pu venir, excusez-moi, beaucoup d’affaires urgentes, en ce moment.

— Oh ! tant d’affaires qui vous obligent à me négliger…

— Mais oui, mais oui, répliquait Maurice en s’éloignant.

Et il ajoutait pour lui-même :

— Mon mariage avec Germaine, le mariage du baron avec Suzanne et son enlèvement par cet intéressant José… Et elle se plaint que je la néglige !…

Le déjeuner qui suivit fut très animé par la jovialité de l’oncle, et cependant les deux jeunes gens étaient un peu émus : Maurice stupéfait par cette réussite aussi rapide et complète ; Germaine, un peu étourdie par les événements de ces derniers jours et la scène du matin qui fixait sa destinée.

Elle reçut les compliments de Suzanne et l’embrassa en lui disant :

— Je te les retournerai bientôt, j’espère.

Suzanne leva les épaules pour dire :

— Qui sait !

On servit le café, les liqueurs et les cigares, sous la tonnelle du jardin. Maurice tantôt restait à causer avec les deux hommes, tantôt faisait le tour des pelouses avec les deux jeunes filles. Tout à coup :

— Je vais chercher vos lettres, murmura-t-il à Germaine.

Il se sauva sans qu’on le vit et quelques minutes après, il montait l’escalier un peu roide qui menait chez José.

— Cher Monsieur, lui dit-il, je suis assez content de vous, vous avez tenu votre promesse, vous avez disparu, ou presque.

— Oui, mais moi, je ne suis pas content.

— Comment ?

— Non. Je me suis laissé rouler, je me suis laissé faire.

— Ne revenons pas là-dessus. Vous m’avez écouté, vous avez bien fait.

— Non, je n’ai pas bien fait ; nous partions Germaine et moi, elle m’aimait…

À ce mot Maurice blêmit, serra les poings, se ramassa sur lui-même, puis se détendant comme un ressort, il se rua sur José et le saisit durement au collet et le secoua violemment. José aurait peut-être été plus robuste que Maurice mais la colère décuplait les forces de ce dernier et l’autre avait été surpris par cette attaque brusquée. Serré au cou, il faisait entendre des grognements inarticulés, et cependant il se débattait pour se délivrer de son adversaire et lui donnait quelques coups qui portaient.

Enfin Maurice se calma, le lâcha et fit un geste comme pour demander une trêve.

— Ne répétez plus ça, dit-il, je n’ai pas pu me contenir ; en voilà assez, mieux vaut nous entendre que nous battre : vous m’avez obéi, continuez ; je vous ai promis une compensation, je vous l’apporte.

— Voyons ?

— Vous connaissez Mme de Saint-Crépin ? Oui… je ne vous la dépeins pas. Comme femme, je n’en dis rien, mais elle est très riche. Ça vous intéresse. Sachez donc qu’elle est en mal d’amour et qu’elle me recherche d’une façon qui n’est pas équivoque. Mais ce n’est pas à moi particulièrement qu’elle en a : il lui faut un homme pourvu qu’il soit assez bien, et vous lui plairez encore mieux que moi. Je devais aller lui porter cette lettre, allez-y à ma place et débrouillez-vous avec elle. Ce n’est peut-être pas très chic de ma part, mais elle m’agace avec ses manières et ses prétentions. Et puis, n’est-ce pas, vous me faites une commission, merci ; le reste ne me regarde plus.

José avait pris la lettre et l’avait glissée dans sa poche.

— Maintenant, dit Maurice, que je vous ai indiqué le moyen de vous rattraper largement, finissons-en : vous avez deux lettres de Germaine, elle les réclame, donnez-les moi.

— Non. Vous m’avez eu une fois, pas deux. On ne sait pas ce qui peut arriver.

— C’est-à-dire que vous n’hésiteriez pas à vous en servir si l’occasion se présente ; raison de plus. Vous savez que j’ai l’habitude de prendre mes petites précautions.

Et Maurice mit la main à la poche au revolver.

— Moi aussi, riposta José.

Et il sortit son couteau.

Les deux hommes restèrent un moment face à face à s’observer.

— Prenez garde, dit lentement Maurice, nous allons faire du vilain. Je suis décidé à les avoir ; gare au scandale.

— Vous avez peur du scandale encore plus que moi, gouailla l’autre.

— Vous allez me les donner.

— Je ne vous les donnerai pas.

La porte s’ouvrit.

— Vous me les donnerez, à moi ! dit Germaine en entrant.

Elle marcha droit à José en le regardant fixement dans les yeux. Elle lui tendait un petit paquet.

— Voilà vos lettres, dit-elle, j’attends les miennes.

Il essaya de se dérober, mais elle se tint ferme devant lui, ne lui laissant pas le passage et ne le quittant pas des yeux. Et chaque fois que l’homme levait les siens, il rencontrait ce regard fixé sur lui qui le fascinait, qui l’enveloppait d’un magnétisme irrésistible, qui le courbait à sa volonté. Et la force persuasive de ce regard fit ce que n’avait pas fait la crainte du revolver.

Lentement, avec des gestes d’automate, José porta la main à sa poche, il en sortit un portefeuille et dans un repli intérieur il prit deux lettres liées ensemble.

L’échange se fit sans une parole. Avant de bouger, Germaine vérifia si c’était bien cela, si tout y était. Alors elle s’éloigna sans se retourner, à reculons, les yeux toujours fixés sur l’homme qu’elle quittait ; il n’osa pas faire un mouvement.

Maurice était resté spectateur muet et profondément impressionné de cette scène, prêt à intervenir s’il l’eût fallu.

Ce ne fut pas nécessaire. Arrivé à la porte, Germaine lui fit un signe, et après un dernier regard écrasant à José, ils sortirent tous les deux.

Au bas de l’escalier, les nerfs de la jeune fille tendus à se briser se détendirent brusquement et elle tomba dans les bras de Maurice en sanglottant.

— Ah ! mon ami… mon ami…

Suzanne qui l’avait accompagnée et attendait dans le bureau de l’hôtel, accourut. On étendit Germaine sur un canapé, on la fit respirer et boire, et elle se remit peu à peu. Elle tendit à Maurice les lettres froissées qu’elle tenait dans sa main encore crispée.

— Lisez, mon ami.

— Oh ! je vous en prie…

— Lisez, je le veux absolument ; ceci vous appartient comme ma vie, puisque c’est vous qui m’avez sauvée. Faites cela pour moi, je serai beaucoup plus tranquille après.

— Vous m’embarrassez beaucoup… Enfin, puisque vous l’exigez….

Il parcourut les deux lettres ; elles étaient puériles et sentimentales, petites fleurs bleues et projets d’avenir. Il fit craquer une allumette, les deux lettres flambèrent, et bientôt il ne resta plus d’elles qu’un petit tas de cendres, à peine, comme du passé dont elles étaient le dernier souvenir.

Germaine se leva.

— Partons, dit-elle, maintenant que tout est fini. Mais quoi, votre vêtement est tout froissé et votre oreille saigne !

— Ce n’est rien, nous avons commencé à nous colleter.

— Mon pauvre ami… Et vous aviez sorti les armes. Heureusement que je suis arrivée… J’ai pensé tout à coup que je ne pouvais pas raisonnablement lui demander mes lettres sans lui rendre les siennes et je les apportais. Elles étaient restées dans un coin de mon armoire et je n’y pensais plus.

— Continuez à n’y plus penser, mon amie. Heureusement rien de grave ne s’est passé et je peux vous aimer sans arrière-pensée et sans regrets. Laissez-moi vous aimer, laissez-vous aimer, laissez-moi espérez que vous m’aimerez un peu…

Pour toute réponse Germaine leva vers Maurice ses beaux yeux clairs. Et ces yeux qui tout à l’heure avaient rayonné d’une puissance magnétique assez forte pour obliger un homme à obéir, se remplirent maintenant d’une douceur si langoureuse, si émouvante que le jeune homme se sentit voluptueusement remué jusqu’au plus profond de lui-même.

Dès que Germaine et Maurice furent partis, José se prit à réfléchir. Ainsi, la jeune fille lui échappait définitivement : dommage, elle était jeune, jolie, riche. Mais il n’y avait plus rien à faire qu’à en chercher une autre. Chercher ici même, c’était dangereux, un mot de Maurice et il était brûlé. Pourtant il fallait prendre une décision, les réserves baissaient, il fallait trouver des ressources ; chercher ailleurs, refaire patiemment la situation qu’il s’était faite ici c’était long et coûteux, et puis la saison s’avançait.

Alors quoi ? La vieille Mme de Saint-Crépin, l’amoureuse sur le retour ? La dame était plutôt mûre. Eh ! que lui importait la dame. Elle était riche, il y avait à faire.

Il sortit de sa poche la lettre qu’il devait lui remettre et, partant de ce principe qu’il ne faut jamais attendre pour tenter la fortune, il procéda à une toilette soignée ; il avait le temps, avant dîner.

Mme de Saint-Crépin était chez elle ; il aborda le sujet, décidé à mener son affaire rondement, sachant qu’avec certaines femmes c’est encore le meilleur moyen.

— Madame, dit-il en lui remettant la lettre, je me suis chargé de vous remettre ceci.

Elle ouvrit la lettre, la reconnut, regarda José qui prit un air modeste et timide sous ce regard.

— Mais je ne comprends pas, dit-elle, cette lettre était entre les mains de M. Maurice et il devait venir…

— En effet, Madame, j’étais avec M. Maurice ; tout à coup il sortit cette lettre de sa poche et il me dit : « Je dois porter ceci à Mme de Saint-Crépin, ça m’ennuie. »

— Ah ! le misérable, le misérable ! Il a dit : « Ça m’ennuie » ?

— Il me semble bien, Madame, alors je lui ai répondu :

— Si cela vous ennuie, donnez-la moi, j’irai volontiers.

Mme de Saint-Crépin, qui était devenue rouge, puis blême, leva les yeux sur ce messager de hasard. Et sans doute, son examen lui apporta quelque consolation, car elle sourit :

— Mais Monsieur, lui demanda-t-elle, comment se fait-il que vous ayez été assez aimable pour vous charger…

— Eh ! Madame, le demandez-vous ? Qui ne serait heureux de saisir l’occasion de vous voir ?…

À ces mots qu’elle buvait avec délices, la vieille belle se rengorgea.

— Pourtant, dit-elle, M. Maurice…

— Ah ! Madame, s’écria José, ne me parlez pas de Maurice. Il est en train de filer le parfait amour avec la petite Germaine Montfort. Il y a des hommes qui ne savent pas choisir leur bonheur, et dire qu’il vous connaissait, qu’il pouvait vous approcher…

— Mais, Monsieur, je vous prie de croire que rien ne nous attachait, Maurice et moi…

— Ah ! Madame, tant mieux ! s’écria José avec ardeur, tant mieux ! Si vous saviez à quel point cette parole me soulage le cœur. Longtemps, je vous ai cherchée, mais vous n’avez pas daigné vous apercevoir de ma recherche ; enfin, j’avais résolu de ne plus vous rencontrer, et, désespéré, j’allais partir. Tout à l’heure, j’ai considéré cette occasion de vous approcher une dernière fois comme un appel du ciel ; je m’y suis rendu, j’ai résolu de faire taire ma timidité et de me jeter à vos pieds… M’y voici…

Et en effet il se jetait à ses pieds et il se penchait avec une grimace sur ses mains desséchées qu’il embrassait. Elle le releva.

— Mon ami, comment ai-je pu passer auprès de votre amour sans le voir, sans le sentir autour de moi.

— C’est parce qu’il se cachait, timide, et n’osait pas se montrer.

Elle regardait ce grand garçon qui n’était pas mal, en vérité, et qui jouait sa comédie avec un grand air de sincérité, et sa maigre poitrine battait d’un espoir nouveau ; elle en était à l’âge où la femme n’attire plus le regard et ne retient pas le désir ; elle en était désespérée, car elle n’avait pas renoncé à plaire et elle s’y consacrait par des moyens souvent ridicules. Cet amour qui s’offrait à elle lui semblait une dernière rose venue tard, à un moment où le jardin n’a plus de fleurs. Il s’agissait de ne pas le laisser échapper, et pour cela, elle se jeta dessus. Ce moyen qui aurait détourné tout autre, rassura tout de suite José sur le succès de l’entreprise.

— Voyez-vous, continuait-il, je suis un timide ; si j’ai osé parler aujourd’hui, c’est que j’ai décidé de partir.

— Partir ! mais il ne faut pas partir ! s’écria-t-elle. Allons, je vous dois une compensation et je vais vous la donner tout de suite… Tenez, voulez-vous dîner avec moi ?

— Avec un grand bonheur ! s’écria José, cependant…

Une inquiétude lui venait : le restaurant, la note à payer. Un mot le tira d’embarras.

— Là, dit-elle, sur notre petite table, comme dans « Manon », comme deux amoureux.

Le dîner fut charmant, une douce pénombre entretenait quelque illusion, si bien que José osa l’embrasser… Il fallait bien ; cette aventure le sauvait ; à lui de la rendre profitable.

Elle le laissa faire en poussant de petits cris de vertu effarouchée…

Le lendemain, cependant, après les affolements de la nuit, le sens de la réalité lui revint. Qu’allait-on penser d’elle à l’hôtel et sur cette petite plage où tous se connaissent ? Elle en fit part à José en lui demandant :

— Ne vaudrait-il pas mieux partir ?

Il bondit de joie. C’était son avis. Partir, c’était devenir le chevalier servant de la dame, c’était mettre la main dans les affaires, c’était avoir toutes les chances de la dominer peu à peu par la douceur, si cela suffisait, en se rendant indispensable, en se faisant aimer, et s’il le fallait par une poigne robuste.

Elle passa la journée à faire ses adieux ; elle était obligée de partir… Maurice ne put retenir un sourire dont elle ne saisit pas le sens.

Le soir, les deux tourtereaux prirent le train de onze heures, celui que José avait raté avec Germaine ; cette fois il ne le manqua pas. Le souvenir lui en vint en approchant de la gare, et il fut sur le point de ne pas regretter Germaine. Un moment il eut peur de rencontrer encore Maurice. Mais non, Maurice tout à son bonheur, ne se souciait pas de lui et le laissait filer aventures et amours.

José avait voulu, à toute force porter le sac de Mme de Saint-Crépin. À la gare, il l’ouvrit et, comme par mégarde, prit dedans de quoi payer les billets. Cette étourderie devait lui arriver souvent. Mme de Saint-Crépin planait trop haut pour remarquer ces détails, au moins les premières fois.

Et ils allèrent cacher leurs amours sous d’autres cieux.

Par cette belle nuit d’une clarté laiteuse, sous le regard des étoiles, témoins indifférents de nos joies et de nos misères, le baron et Maurice se promenaient sur la plage. La mer était calme et les vagues venaient mollement mourir sur le sable avec un doux murmure qui faisait un accompagnement en sourdine aux paroles des deux hommes.

— J’en suis persuadé, disait Maurice, elle accueillera vos aveux d’une oreille attentive et d’un sourire heureux.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela, mon ami ?

— Mais tout, sa façon d’être, son attitude quand on parle de vous ou quand vous êtes là, sa rougeur subite lorsque j’ai parfois fait allusion, d’une façon éloignée, à vos sentiments.

— Je ne me suis pas aperçu…

— Naturellement, vous ne vous êtes pas aperçu parce que vous êtes amoureux, c’est-à-dire aveugle.

— Oh !…

— Mais si, mais si, vous l’aimez cette superbe Suzanne, vous l’aimez et elle est toute prête à se laisser aimer, à vous aimer même. Et pourquoi pas, ne le méritez-vous pas comme un autre ? Et vous retardez l’instant du bonheur par une timidité invraisemblable et qui en devient ridicule.

— C’est vrai, si je n’étais pas sincère j’aurais osé cent fois ; c’est la peur d’un refus qui m’arrête, la peur d’être malheureux.

— Puisque je vous assure que non… Tenez, demain, voulez-vous que nous sortions de bonne heure, les deux jeunes filles, vous et moi ? Nous irons jusqu’au roches-noires, et nous vous laisserons en tête à tête ; mais profitez-en, sapristi, profitez-en !

Le lendemain, Germaine et Suzanne, en toilettes claires passaient sur la plage ; Maurice était avec elles. Le baron venait au-devant d’eux ; on l’invita à la promenade. Dans le bourg ils marchèrent ensemble en causant de la pluie et du mauvais temps, puis ils s’engagèrent dans le chemin qui serpentait à travers champs et montait aux Roches-noires. Maurice et Germaine passèrent devant, laissant le baron avec Suzanne.

— Admirable fin de saison, disait le baron et admirable pays, qu’il va falloir quitter… Ce ne sera pas sans une certaine amertume… Partir, dit le poète, c’est mourir un peu.

— Sans doute, dit Suzanne, mais on renaît aux lieux où on arrive.

— En effet je n’avais pas songé à cela.

— Et on garde des souvenirs…

— Oui, des souvenirs… Les uns sont heureux, d’autres pénibles, douloureux, même… Et des amitiés qui se rompent…

— On ne les laisse pas se rompre. Quant aux souvenirs on cultive ceux qui sont heureux, on chasse les autres.

— C’est facile à dire. Ainsi, cette promenade que nous faisons ensemble…

— Dans quelle catégorie de souvenirs allez-vous la classer, cette promenade ? s’écria Suzanne en riant.

— Ne vous moquez pas, reprit-il, je vous le dirai tout à l’heure. J’espère dès maintenant que cette promenade sera délicieuse ; tout s’accorde pour cela ; mais ce qui la mettra au rang des souvenirs inoubliables, c’est le charme de votre divine présence. Marcher à côté de vous, c’est être entraîné dans le sillage de votre rayonnante beauté, et vous voir, c’est recueillir dans ses yeux éblouis toute la céleste lumière, car c’est de vous qu’elle émane. Vous êtes la vie de ce paysage et vous êtes la lumière de cette journée, vous êtes leur palpitation intime, et sans vous ils ne vivraient pas.

— Mais c’est une déclaration que vous me faites là ! dit Suzanne.

— C’est bien mieux encore, Mademoiselle, c’est l’hommage d’une admiration qui ne demande qu’à devenir éternelle, une admiration assez profonde pour s’appeler amour, en effet. Voilà pourquoi ce souvenir sera inoubliable. Sera-t-il heureux ? Je n’ose pas l’espérer, et cela dépend de vous.

— De moi ? demanda innocemment Suzanne.

— Sans doute, Mademoiselle. Bientôt nous allons partir. Vous de votre côté, moi du mien ; peut-être ne nous reverrons-nous plus… Alors, croyez-vous qu’à la douceur du souvenir ne se mêlera pas une lourde amertume ?

Le baron s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles. Suzanne tourna vers lui son beau visage que l’émotion rendait plus blanc, et où ses yeux brillaient d’un éclat plus vif.

— Mais, dit-elle lentement, il ne nous est pas impossible de nous rencontrer à Paris…

— Il ne faut pas compter sur le hasard. D’ailleurs ce n’est pas ainsi que je l’entends. Mon amour ne peut pas se contenter de quelques rencontres fortuites au hasard des relations mondaines ; l’absence totale serait moins cruelle… ou alors la vie à vos pieds, sous votre regard, l’adoration perpétuelle, vos mains dans les miennes. Voilà ce que je vous demande, voilà ce que je veux de vous… Oh ! reprit le baron après une minute de silence, je sais bien ce qui peut nous séparer, je sais bien ce que vous pouvez me répondre. Je vous supplie de ne pas le dire : il me serait cruel de l’entendre. Mais si l’hommage de mon amour, si l’offrande de mon nom, si la promesse d’une vie aussi heureuse que vous pouvez le désirer, si tout cela peut compenser à vos yeux ce qu’il peut y avoir d’inégal entre nous, alors tournez votre regard vers moi et mettez votre main dans les miennes, je vous promets que votre bonheur sera le seul but de ma vie.

Pendant un instant ils marchèrent en silence. Suzanne réfléchissait, ou plutôt elle essayait de voir au delà de sa première impression. Elle avait dit à son amie Germaine, elle avait répété à Maurice qu’elle épouserait volontiers le baron. Elle était sensible au titre de baronne et plus encore à la fortune qui lui assurait une existence luxueuse, à elle qui était sans dot et qui devrait, si elle ne faisait pas le riche mariage, traîner une vie médiocre.

Et cependant, maintenant qu’elle était en face de la question et obligée de donner la réponse, elle hésitait. Le baron n’avait plus les agréments de la jeunesse ; il est vrai qu’il avait la sécurité de l’âge mûr. Et puis, comme si cet amour nouveau lui avait donné un regain de jeunesse, comme si l’espoir de conquérir cette jeune et belle femme l’avait animé d’un feu nouveau, il avait en ce moment une allure plus dégagée, le teint plus frais, l’œil plus clair. Suzanne l’avait jugé d’un regard furtif. Tel qu’il était, le baron pouvait encore faire un mari très convenable.

Toutes ces pensées se bousculèrent en moins d’une minute dans sa jolie tête et celle qui resta la dernière la glaça.

— Si je refuse ce riche mariage, en trouverai-je un autre ? Et si je n’en trouve pas, faudra-t-il que je cherche du travail pour gagner ma vie ?

Son parti fut vite pris ; cependant elle ne voulut pas avoir l’air de se jeter éperdûment à sa tête, et elle répondit :

— C’est bien tentant ce que vous m’offrez là, baron.

— Alors, laissez-vous tenter.

— Mais si je suis tentée, je suis aussi surprise.

— Et vous voulez le temps de vous ressaisir.

— Le temps de me faire à cette idée.

— Je comprends, mais dans votre incertitude, ne vous sentez-vous pas pencher tout de même d’un côté plutôt que de l’autre ?

— Vous êtes terrible, baron, vous voulez un mot d’espoir, eh bien ! allons, je crois que nous nous entendrons… Là, êtes-vous content ?

— Je suis profondément heureux, d’un bonheur comme je n’en avais pas encore ressenti, un bonheur que je voudrais au moins annoncer à nos amis…

— Rejoignons-les si vous voulez, mais… à condition que la nouvelle n’aille pas plus loin.

Germaine et Maurice arrivés au but de la promenade, s’étaient assis à l’ombre des rochers, la main dans la main, et attendaient les retardataires en regardant la mer à l’horizon. Quelques minutes après, Suzanne et le baron s’asseyaient à côté d’eux.

— J’espère, dit le baron à Maurice que vous ne serez pas le seul à être heureux ; j’ai dit mon amour à Mlle Suzanne et elle ne m’a pas repoussé, sa dernière parole est même une parole d’espoir.

— Tous mes compliments ! s’écria Maurice en lui secouant la main.

Et il ajouta à voix basse :

— Je vous le disais bien… Vous ne vouliez pas me croire.

Puis, se tournant vers Suzanne, il continua :

— Mes compliments aussi, Mademoiselle.

Et à voix basse :

— Bravo, bravo ! Quand je vous le disais…

Les deux amies s’embrassèrent. L’après-midi se passa au grand air du large, qui vivifiait les poumons, animait les yeux et le teint.

Et le retour fut joyeux de la joie qui sortait de ces quatre bonheurs en perspective.

Tout marchait à souhait. Les affaires étaient en bonne voie, car le mariage le plus amoureux se double toujours d’une question d’affaires : c’est un intérieur à installer, un double avenir à assurer et à garantir contre le malheur.

L’oncle de Maurice s’entendait parfaitement avec M. Montfort. La satisfaction de bien établir son neveu donnait au brave homme l’humeur la plus joyeuse et l’incitait aux largesses.

Le baron se montrait également généreux. Suzanne ne l’avait pas fait languir trop longtemps et avait dit oui dès le lendemain de la promenade décisive ; immédiatement il s’était, lui aussi, occupé des affaires. Il reconnaissait à Suzanne une dot assez considérable pour lui assurer une large existence, quoi qu’il pût arriver.

Et maintenant, lorsque les jeunes filles jouent au tennis, le baron les regarde d’un œil d’envie, certes, mais d’une envie qui a un but, une raison, une certitude. Il regarde Germaine, svelte, gracieuse, vaporeuse, alanguie presque ; s’il la regardait longtemps et s’il la voyait seule, les regrets viendraient sans doute ; mais il voit à côté d’elle son amie Suzanne, les épaules droites, la poitrine ferme, splendide et capiteuse… Sa femme ! cette riche créature sera bientôt sa femme ! Son cœur se gonfle d’un espoir éperdu et il est prêt à verser des larmes d’attendrissement…

Il serre avec effusion la main de Maurice qui vient le rejoindre.

— Ah ! mon ami, que ne vous dois-je pas… Sans vous, je n’aurais jamais osé.

— Laissons cela, baron, il faut toujours oser. Vous restiez muet devant cette belle enfant et elle, elle attendait l’aveu de votre amour. Vous alliez vous tourner le dos et vous perdre faute d’un mot, vous entendez, faute d’un mot. Ne trouvez-vous pas qu’il est coupable de ne pas le dire ?

— Sans doute.

— Oui, mais on ne le fait pas. L’homme recommence éternellement son histoire avec les mêmes hésitations, les mêmes fautes…

— Quelle faute, quelle faute ? demanda Suzanne en survenant avec Germaine.

— La faute qui consiste à laisser passer la vie sans amour.

Toutes les deux avaient posé la main, d’un même geste sur l’épaule de leur fiancé, et tous les deux, à leur tour, la prirent et la portèrent à leurs lèvres.

— Et maintenant, rentrons. Vous dînez avec nous, baron ?

Cela arrivait souvent depuis les projets de mariage ; les dîners étaient d’une gaîté folle avec le brave homme d’oncle, qui avait la joie un peu forte, les jeunes filles, Maurice et le baron qui retrouvait sa prime jeunesse dans les beaux yeux de Suzanne.

Après le dîner, on faisait de la musique, on chantait, on dansait. La danse favorise les aveux, les confidences, les échanges d’impressions.

— Vous voyez, murmurait Maurice à l’oreille de Suzanne, tout s’arrange : de la patience, pas d’emportement, réfléchir aux situations et manœuvrer en douceur les événements et les hommes… avec un peu d’astuce.

— Je sais ce que je vous dois, dit-elle en souriant, et la part que vous avez à mon succès.

— Je vous dois davantage, dit Maurice. Si vous n’aviez pas dit le mot décisif, nous aurions perdu Germaine.

— L’un complète l’autre : s’entendre et se rendre service, tout est là.

Pendant ce temps, Germaine dansait avec le baron et lui disait :

— Heureux mortel, vous allez épouser cette splendide Suzanne. Quelle femme adorable vous allez avoir, et quelle nature charmante ! Je la connais mon amie, c’est du bonheur pour la vie ! Voyez-vous, baron, tout s’arrange : examiner les événements, aller au-devant d’eux pour les aider à faire les derniers pas, c’est le succès assuré.

Maintenant les deux couples sont descendus au jardin ; il faut en profiter, ce sont les derniers jours, le départ est proche. Le jardin ressemble à celui de Marguerite, dans Faust ; la lune l’inonde de longues traînées d’argent qu’alternent avec de larges bandes d’ombre. Les amoureux vont à pas lents dans les allées, ensemble d’abord ; mais bientôt séparés et murmurant chacun à leur façon l’éternelle chanson.

Lorsqu’ils passent à l’ombre protectrice des arbres, ou sous la tonnelle obscure, leurs pas se ralentissent, l’étreinte se resserre, les paroles s’écoutent de plus près.

Germaine est suspendue au bras de Maurice.

— Que d’événements pendant ces derniers jours, dit-elle, et des événements rapides, inattendus.

— En apparence, oui, répondit Maurice, mais j’y pensais depuis bien longtemps.

— C’est vrai, c’est vous qui avait tout dirigé, tout préparé sans rien dire.

— À quoi bon parler quand c’est inutile ? Il suffit de parler au bon moment. Mais depuis des mois je pensais à mon avenir comme j’ai pu l’arranger grâce à vous, je pensais à cette minute délicieuse que je savoure en ce moment. Germaine bien-aimée, pendant de longs jours j’ai dû taire mon amour pour préparer son avènement : aujourd’hui, je peux le laisser parler… Germaine, je vous aime, vous vous laissez aimer, je vous en suis profondément reconnaissant, et si vous voulez m’aimer un peu, à votre tour, ce sera l’indicible bonheur.

— Maurice, je vous aime aussi, mais j’ose à peine vous le dire… une erreur dont vous m’avez sauvée…

— Chut ! Germaine, il était entendu que nous n’en parlerions plus… Mais si vous n’osez pas le dire, donnez-m’en la marque qui de tous temps a été le signe béni de l’amour, le divin baiser qui unit les âmes en unissant les lèvres…

Ils arrivaient à l’ombre de la tonnelle. Maurice prit sa fiancée dans ses bras et pour la première fois, leurs lèvres s’unirent.

Mais Suzanne arrivait au bras du baron ; la halte prolongée de leurs amis ne leur avait pas échappé.

— Comme ils sont heureux, dit Suzanne.

— Et vous, ma bien-aimée, n’êtes-vous pas heureuse ?

— Autant qu’ils peuvent l’être.

— Mais moins que moi, Suzanne, surtout si vous vouliez, vous aussi, me donner la même preuve d’amour, là, dans ce jardin, le premier baiser, le premier gage d’une vie de félicités.

De bonne grâce, Suzanne leva son visage vers lui et eux aussi unirent pour la première fois leurs lèvres.

— Eh bien, murmura Suzanne, direz-vous encore que partir c’est mourir un peu ?

— Non, ma bien-aimée, au contraire, c’est revivre d’une vie plus ardente quand on a le cœur plein d’espoir et qu’on emmène avec soi l’amour de sa vie.


FIN