Tallandier (p. 29-36).

CHAPITRE IV.


Germaine sauta du lit et fit une toilette rapide ; elle ne manquait de rien, le temps était beau, la servante lui monta son chocolat, la vie heureuse continuait. Par instants, un frisson la prenait ; comment avait-elle pu penser à quitter tout cela ? Où serait-elle, maintenant ? Et elle fermait les yeux en frémissant.

Elle descendit au jardin. L’air était pur, les fleurs étaient fraîches.

M. Montfort qui passait embrassa sa fille.

— Pâlote, ce matin, Germaine, un peu fatiguée ?

— Oui, papa, un peu de fatigue ; j’ai fait un vilain rêve.

— Il faut le chasser, répliqua le sénateur, bonne santé physique et morale, et pas de mauvais rêves. Et il s’éloigna en riant.

— Bon, pensa Germaine, si Maurice est là, il y est seul. Et elle se dirigea vers le pavillon où se trouvait le bureau de son père ; mais au moment d’entrer, elle hésita. De quel air allait-elle se présenter devant le jeune homme ? Il savait son histoire, qu’allait-il penser d’elle, maintenant ?…

Et au même instant Maurice assis à sa table, se demandait :

— Que va-t-elle me dire ? De quel œil va-t-elle voir que je me suis mêlé de ses affaires et comment me justifier ?

Le premier travail de Maurice, le matin, était de dépouiller le courrier. Parmi les nombreuses lettres il y en avait une ce matin qui lui fit plaisir. On lui annonçait du Ministère que les palmes étaient accordées à Mme de Saint-Crépin ; c’était chose faite ; deux ou trois jours encore pour la signature des papiers et on les expédierait.

Maurice fut sur le point d’envoyer prévenir la nouvelle décorée, ou d’y aller lui-même, mais il posa la lettre sur le coin de sa table,

— Bah ! pensa-t-il, nous ne tarderons pas à la voir. Et comme on frappait à la porte :

— Je parie que c’est elle, continua-t-il.

Ce n’était pas elle, c’était Germaine.

Les deux jeunes gens restèrent un moment l’un en face de l’autre, immobiles et muets et embarrassés. Maurice hésitait, ignorant les dispositions d’esprit de la jeune fille et Germaine hésitait aussi, ne sachant pas si le jeune homme était au courant de toute son histoire et ne voulant pas lui révéler ce qu’il pourrait ignorer.

Ce fut elle cependant, qui rassembla ses esprits et parla la première.

— Monsieur Maurice, dit-elle, nous nous sommes rencontrés, hier soir, dans des circonstances, dans des conditions… enfin je ne crois pas que notre rencontre soit l’effet du hasard. Je l’ai pensé d’abord, mais ce que vous m’avez dit par la suite me prouve que votre présence était voulue… Vous m’avez promis des explications…

— Et je vous les donnerai, Mademoiselle.

— Vous comprendrez que je sois un peu impatiente.

— Je le comprends, Mademoiselle, mais auparavant, me permettez-vous de vous poser une ou deux questions, ou tout au moins de vous prier de rectifier si je commettais quelque erreur ?

— Voyons.

— Vous arriviez à la gare avec l’intention de prendre le train de onze heures. Quand vous m’avez vu, vous avez été surprise, et plus surprise encore de ne pas trouver celui que vous veniez rejoindre. C’est bien cela ?

Germaine rougit et fit un geste d’approbation.

— Bon, je continue. Il est facile de comprendre pourquoi vous vous retrouviez tous les deux, à cette heure-là, au moment du train.

— Mais, Monsieur…

— Mademoiselle, je vous prie de rester très calme, et de me répondre. Vous auriez pu partir tous les deux, mais voyez les conséquences : une vie irrégulière, une existence besogneuse, précaire même au bout d’un certain temps, et le retour forcé dans votre famille après avoir épuisé toutes vos ressources.

— Mais, Monsieur, fit encore une fois Germaine.

— Ce que j’avance, j’en suis sûr, répliqua Maurice, et je vous le prouverai : voyez-vous le retour dans votre famille, le scandale, le mariage forcé avec un homme que vous ne connaissez pas, c’est-à-dire dont vous ignorez la situation ?

Germaine baissa la tête, ce qui était une façon de convenir que tout cela était vrai.

— Au lieu de cela, continua Maurice, au lieu de cette situation fausse, malheureuse, vous vous retrouvez ce matin chez vous comme d’habitude, au milieu des vôtres et encore libre. Ne préférez-vous pas cela ?

Un silence. Maurice attendait la réponse et Germaine ne se décidait pas à répondre. Il insista :

— Voyons, je me suis trouvé là pour vous empêcher de partir et vous ramener chez vous. Je sais très bien que votre premier mouvement a été un mouvement de colère contre moi, peu importe. Ce qui importe, c’est votre opinion ce matin…

— Ce matin, murmura doucement Germaine, je suis heureuse de n’être pas partie.

— Bon. Donc, l’importun de cette nuit vous a rendu service ?

— Je le crois.

— Si vous le croyez, maintenant, s’écria Maurice radieux, tout à l’heure vous en serez sûre.

— Que voulez-vous dire ?

— Maintenant que je connais votre sentiment, dit Maurice, je vais tout vous dire. J’avais peur que vous ayez des regrets, mais puisque vous n’en avez pas, je vais parler sans arrière-pensée.

Maurice était heureux ; la joie était peinte sur son visage et rayonnait de ses yeux. Ainsi, cet amour, ce qui allait lui faire commettre les pires folies, tombait lamentablement. Pas de pleurs, pas de cris, pas de récriminations, pas de reproches. Après une seule nuit de repos et de réflexion c’était le retour à la vie saine et régulière. Comment une jeune fille aussi pondérée pouvait-elle avoir eu une aussi grave minute d’égarement ? Enfin, c’était fini : cette nuit avait suffi pour débarrasser son ciel de toute cette électricité malsaine et déprimante.

— Donc, Mademoiselle…

Maurice resta en suspens sur deux coups frappés à la porte, et cette fois Mme de Saint-Crépin entra toujours sautillant, se trémoussant, minaudant. Elle croyait se donner par ces façons puériles un air de jeunesse qui lui manquait de toute autre façon.

— Pardon, fit-elle, je vous dérange…

Tout en lui faisant un beau sourire et en serrant avec effusion sa main tendue, Germaine, en elle-même, l’envoyait au diable. Maurice, au contraire, était enchanté de retarder son explication avec Germaine, et plus encore que Mme de Saint-Crépin en fût la cause, aussi, c’est le plus franchement du monde qu’il répondit :

— Mais pas du tout, chère Madame, au contraire, j’allais justement passer chez vous ou vous prier de venir un instant.

— Ah ! du nouveau ?

— Alors, je vous laisse, fit Germaine, à tout à l’heure, Monsieur Maurice.

Et elle sortit.

— Vous voyez bien que je vous dérange, dit Mme de Saint-Crépin en hochant la tête et en le menaçant du doigt.

— Oh ! pas du tout, répondit tranquillement Maurice.

— Vous ne lui faites pas un peu la cour ? Allons, avouez…

— Pas le moins du monde, pensez-donc, la fille de mon patron, ce serait fort scabreux.

— Elle est pourtant jolie, cette enfant.

— Oh ! elle n’est pas la seule, dit Maurice d’un air à la fois entendu et innocent en coulant un regard langoureux du côté de la vieille belle.

Celle-ci le saisit au vol, s’agita sur sa chaise, bomba sa maigre poitrine et esquissa un sourire qui signifiait :

« Vous êtes bien aimable, mais je le savais bien.

— Voyez-vous, continua Maurice, une beauté trop jeune n’est pas encore une beauté parfaite ; la jeunesse est une charmante chose, mais c’est encore le bouton, la vraie beauté, c’est la fleur, la fleur épanouie. La femme ne l’atteint vraiment qu’à un certain âge, votre âge, par exemple.

Mme de Saint-Crépin se rengorgea.

— À propos, continua le malin jeune homme, ne deviez-vous pas m’apporter une certaine lettre ?

— Je l’ai dans mon sac. La voilà…

— Et même me la laisser, je crois ?

— À une condition…

— C’est très juste ce que je vous dis là, et c’est à cet âge que la femme peut vraiment inspirer l’amour, le vrai amour. On regarde les jeunes filles, on les admire, on a pour elles un sentiment frais et charmant, mais on n’aime vraiment que la femme, la femme qui arrive, comme vous, à l’épanouissement de sa beauté… Alors, cette lettre, vous allez me la laisser, n’est-ce pas ?…

Maurice s’était rapproché, il regardait Mme de Saint-Crépin dans les yeux, il avait saisi la main qui tenait la lettre, il la tapotait avec attendrissement ; elle le laissait faire et tournait vers lui des yeux blancs et humides.

Enfin il jugea que son émotion était à point et il lâcha son argument suprême ; se penchant encore plus vers elle, il lui murmura :

— Et puis, vous savez, je les ai vos palmes, ça y est…

— Vrai, c’est fait ?

Elle eut un mouvement de surprise, d’émotion ; elle porta ses mains à son front et la lettre resta entre les doigts de Maurice.

Il se leva pour l’escamoter plus facilement et lui donna à la place celle qu’il venait de recevoir.

— Oh ! quel bonheur ! s’écria-t-elle en tapant des mains.

— Vous ne regrettez pas trop Comtois ?

— Pas du tout.

— Et vous savez, nous serons aussi généreux que lui : dès qu’il nous sera possible, vous aurez la rosette.

— Oh ! merci, merci…

Elle avait pris les mains du jeune homme et les secouait avec véhémence.

— Que ne ferait-on pas pour vous ! dit-il.

— Vous êtes si gentil, soupira-t-elle avec un long regard qui donnait au mot une double entente.

Il y eut un silence assez long et assez pénible. Maurice attendait qu’elle parte, maintenant ; mais elle ne l’entendait pas ainsi : ils étaient seuls, l’occasion était trop belle, elle voulait risquer sa chance jusqu’au bout.

— Alors, vous gardez ma lettre ? dit-elle enfin.

— Mais oui, puisque vous voulez bien me la laisser.

— Je veux bien… c’est-à-dire…

Maurice comprit qu’un nouveau sacrifice était nécessaire pour terminer cette affaire-là. Il se rapprocha de Mme de Saint-Crépin.

— D’ailleurs, lui dit-il de bien près, qu’en feriez-vous, maintenant ? Rien, n’est-ce pas, et à moi elle peut m’être utile.

— Vraiment ?

— Sans doute, continua-t-il, de plus près encore. C’est une arme contre Comtois. M. Montfort attachera un grand prix à cette lettre, et à moi qui la lui procure une grande reconnaissance. Allons, vous pouvez bien faire cela pour moi… Si vous saviez… ajouta-t-il d’un air mystérieux.

Elle leva vers lui ses yeux bordés de noir, puis, comme si, à bout de forces, il cédait à un élan irrésistible, à l’impulsion implacable du dieu de l’amour, plus puissant que sa propre volonté, il la pressa contre lui, et, tirant un long soupir du plus profond de sa poitrine, il l’embrassa.

Elle lui répondit par un soupir plus profond encore et s’abandonna, les yeux fermés. Mais il ne jugea pas à propos de prolonger l’étreinte, et, faisant semblant d’avoir entendu du bruit, il se sépara d’elle.

— Ah ! vous m’aimez donc un peu ? minauda-t-elle.

— Le demandez-vous ?

— Non, non, mon ami, je l’avais bien deviné… Mais alors, pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit, puisque vos yeux me l’ont fait comprendre ?…

— La timidité…

— Vous me le direz, maintenant, vous n’aurez plus peur ?

— Certes.

— Vous viendrez me le dire chez moi… Tenez, vous m’apporterez la lettre que vous venez de me montrer… chez moi… À bientôt, mon ami, à bientôt… Nous fêterons ma décoration… M. Montfort qui rentrait, vint délivrer Maurice.

— Oui ! pensa celui-ci, ça n’a pas été trop dur : un baiser, quel baiser ! Mais enfin, j’ai ma lettre.

Il regarda Mme de Saint-Crépin qui s’en allait en se trémoussant et en sautillant plus que jamais, retrouvant un regain de jeunesse dans la perspective d’un amour nouveau.

— Et la promesse d’aller chez elle… Mais pour cela nous verrons ; à moins, se dit-il en riant, que je n’en fasse quelque plaisanterie en servant mes projets.

Après le déjeuner, Germaine s’installa dans le jardin avec son amie. Comme celle-ci n’ignorait rien de l’intrigue, Germaine lui raconta ce qui s’était passé la veille et comment elle n’était pas partie, et comment Maurice était mêlé à ses affaires. Suzanne n’en fût pas autrement surprise, puisque c’était elle-même qui avait averti Maurice, d’après le pacte d’alliance qu’ils avaient conclu. Mais elle se demandait comment le jeune homme avait réussi à empêcher ce départ. Bien entendu, elle ne dévoila rien à Germaine de peur de gêner Maurice ; elle pensa que tôt ou tard par l’un ou par l’autre, elle saurait le fin mot de l’histoire.

Le matin, en retrouvant son amie, qu’elle croyait déjà bien loin, elle lui sauta au cou et l’embrassa vivement.

— Ah ! Germaine, que je suis contente.

Puis regardant son amie toute souriante, elle reprit :

— Mais je crois que tu es contente aussi… Que s’est-il donc passé ?

Germaine raconta tout et elle conclut :

— Eh bien ! oui, je suis contente… Dût mon amour-propre en souffrir, il ne m’en coûte pas de reconnaître que je me trompais… Hier au soir en voyant mon coup manqué, j’ai eu un moment de vide et de désolation, vite passé, ce pendant, et cette nuit a opéré un bouleversement dans mes idées, dans mes sentiments. Hier encore il me semblait qu’il n’y avait pas de bonheur possible sans José, et aujourd’hui, au contraire j’éprouve un soulagement… Et si tu savais comme j’ai été heureuse de me retrouver ici en m’éveillant, ce matin.

— J’en suis heureuse pour toi, Germaine, et pour moi aussi.

— Tu es bonne et plus clairvoyante que moi.

— Et que vas-tu faire maintenant ?

— Rien.

— Vas-tu chercher à le revoir ?

— Je n’y tiens pas, je t’assure que je n’y tiens pas.

— Et tu as raison.

— Je voudrais pourtant savoir pourquoi il n’est pas venu.

— Peut-être que Maurice te le dira.

— Peut-être, et je languis de le savoir, non seulement pourquoi José n’était pas là, mais pourquoi et comment il y était, lui, Maurice. Aussi, tu vois, je renonce au tennis et à la promenade, ce soir, pour guetter le moment où je le trouverai seul, et tu te sacrifies aussi, amie fidèle.

Le sacrifice fut inutile. M. Montfort travailla tout l’après-midi avec son secrétaire. À mesure que le temps passait, Germaine s’énervait et Suzanne essayait de la calmer. Enfin, quand le soleil disparut dans la mer, elle lui dit :

— Ma pauvre amie, tu ne verras pas Maurice ce soir. Viens, profitons des deux dernières heures du jour. Allons faire un tour sur la plage.

Germaine hésita une minute : sur la plage, il était presque certain qu’elle rencontrerait José. Quel effet lui ferait cette rencontre ? Viendrait-il à elle ? Essaierait-il de justifier son absence ?

La curiosité l’emporta ; elle se leva, et les deux jeunes filles sortirent. Sur la plage elles rencontrèrent le baron qui les salua de son plus gracieux sourire, mais elles ne rencontrèrent pas José. Celui-ci, prudent, obéit à Maurice ; sentant que d’un mot celui-ci pouvait le brûler, il ne se montra pas.

Germaine en fut agacée et presque inquiète, Suzanne en fut contente ; s’ils s’étaient revus, que serait-il arrivé ? Mais après le dîner Maurice passa auprès de Germaine et lui murmura :

— Demain, je vous attendrai de bonne heure.