LE PAYSAN POÈTE
DE LA SOUABE

II[1]
CHRISTIAN WAGNER ET SA FOI NOUVELLE


I

Que Christian Wagner soit un poète-né, marqué du signe divin, et désigné par sa fine sensibilité pour faire vibrer les âmes à l’unisson de la sienne, en ses heures d’inspiration favorable, c’est ce dont il sera facile de se convaincre par la lecture du quelques morceaux, choisis dans son œuvre entre les plus simples, parmi ceux qui n’affichent que le souci de plaire, et non la prétention d’enseigner. Notons d’abord que notre homme est, sur toutes choses, le chantre des fleurs, qu’il aime d’un amour passionné. Schopenhauer disait déjà de ces frôles chefs-d’œuvre[2] : « Ut, pro eo quod nosse non possunt, quasi innotescere velle videantur. Privées de sentiment, elles en veulent susciter dans les âmes pensantes. » Elles sont obéies à souhait par ce fidèle adorateur, et l’œil de Christian Wagner ne peut se passer de leurs couleurs éclatantes ; quand l’hiver a revêtu la terre d’un manteau de neige, il s’écrie dans sa détresse : « Malheur à moi ! Tout me manque quand les fleurs me font défaut. » Son vœu le plus cher, c’est de ne goûter le repos de la tombe qu’au terme de la mission qu’il s’attribue ici-bas : celle de célébrer dans ses vers jusqu’à la dernière fleurette de ses campagnes natales. Car, s’excusant envers ces amies de les avoir trop souvent sacrifiées à sa passion égoïste, sous le prétexte de marier leurs corolles moissonnées en bouquets de pourpre et d’or[3], il leur a promis maintes fois de se faire, en expiation de ce crime, leur avocat, leur fervent, leur prêtre, et de leur gagner des fidèles innombrables par le vaste monde[4].

Dès son enfance, il a appris à les connaître, par leur nom populaire d’abord, puis, bientôt, par leur dénomination scientifique latine, qu’il omet rarement d’ajouter en note au bas de ses pages. Et, prédisposé par une vocation native, il est devenu rapidement leur familier et leur favori. Un thème qui revient vingt fois sous sa plume, au point de présenter enfin quelque monotonie, c’est celui du « salut » des fleurs, qui, sans cesse, font de loin quelque signe d’intelligence à leur ami. Lorsque, parcourant les rues d’une grande ville, odieuses à ses yeux de campagnard, il se sent isolé et dépaysé jusqu’au fond de l’âme ; soudain, le voilà remis en confiance et réconcilié avec les citadins par l’aspect d’un appui de fenêtre fleuri de géraniums ou de pensées. Tout sentiment, songe-t-il alors, n’est donc pas éteint dans le cœur de ces prisonniers volontaires, puisque, entre les sombres murailles de leurs impasses moroses, rayonne encore l’image de la beauté florale ?

Comment s’étonner en présence d’une si ardente affection, s’il engage parfois avec les plantes des colloques dont la grâce est exquise ? Ecoutons ce bavardage piquant d’un amoureux maltraité par le caprice passager d’une coquette[5] :

Oui, vraiment, seringa, arbuste en fleur qui m’est toujours apparu comme un chœur de la Pentecôte devenu parfum, voilà que tu secoues la tête comme pour me repousser, me détromper sur les origines, et je reconnais enfin en toi une fille de Mahomet[6]. — Évidemment, réponds-tu. — Pourtant, j’aurais le droit de me fâcher, car tu ne m’avais encore rien confié de ton destin, à moi, ton poêle… Mais j’en vois bien la cause. Tu as la vanité de tes amours princières ; tu te sens étrangère en ce pays. Et tu t’y es acclimatée pourtant, ô poésie de la Perse ! ô dame la plus parfumée qui sois jamais apparue dans la patrie bruineuse des giaours ! Combien tu es belle ! vraiment belle et aimable comme les ombrages de Téhéran, comme les kiosques en filigrane étincelant des shahs. Mais, si tu es fière, je ne le suis pas moins, et je passe. Oui, je vais vers les humbles de ce monde : je foule le sentier qui conduit vers la forêt, l’asile des persécutés, des bannis, des pauvres et des épuisés.


On le voit, le poète entend nous entretenir non seulement de l’aspect extérieur des plantes, mais surtout de la vie de leur âme, de ce qu’elles ont murmuré à l’oreille de leur indiscret confident[7]. Il s’efforce en conséquence de les faire parler sur un ton conforme au caractère qu’il croit discerner en chacune d’elles, afin de les élever, vis-à-vis de son lecteur, à la dignité de personnes morales. C’est pourquoi les esprits cultivés de l’Allemagne ont été surpris de rencontrer dès ses débuts en cet humble paysan un véritable créateur de mythes[8], qui, comme les panthéistes de l’antiquité, comme un Ovide familier des vieilles légendes grecques, opère autour de lui des métamorphoses, anime les plantes d’une vie singulière, et les grave, sous des traits inaperçus des profanes, en un costume pittoresque désormais inoubliable.

Le magicien a pour cela plus d’un secret. D’ordinaire, c’est le nom populaire de la fleurette qui l’inspire, nom que l’imagination naïve des ancêtres a fait souvent significatif à lui seul, y déposant en germe la légende qui va se dérouler sans effort sous la plume sympathique à l’objet de sa description. Un autre ami de la nature champêtre, le romancier de la Styrie, Rosegger, n’a-t-il pas dit quelque part d’une de ses héroïnes rustiques :

« Sur chacune de ces plantes au nom imagé, elle savait un conte, une courte légende qu’elle racontait parfois machinalement, comme en un rêve ; ou bien encore, c’était un petit dicton railleur et plein de sens. Bien plus, les insectes qui rampent sous les herbes, et les oiseaux qui chantent dans les branches, avaient en ce pays des dénominations particulières ; presque en chaque être, l’homme avait ainsi déposé l’une de ses pensées, une sorte de petite âme élémentaire qu’on sentait partout, sous une enveloppe matérielle, poindre, palpiter, et vivre d’une vie fantomatique[9]. »

Et ne voit-on pas ici la métempsycose toute prête à sortir de simples métaphores populaires ?


Quoi qu’il en soit, Wagner est l’un de ces interprètes élus qui savent comprendre et traduire en un clair langage les confidences des choses : il a rendu à ses compatriotes le service de fixer pour eux sous une forme gracieuse une partie des leçons que murmure le paysage familier à leurs regards ; et sa poésie emprunte à ce mérite une vertu éducatrice, qui l’a fait recommander avec raison pour l’enseignement de l’école primaire.

Bien que ces inspirations délicates ne se laissent guère traduire, parce qu’elles se rapportent au nom populaire allemand qui n’a pas d’ordinaire son équivalent dans notre langue, nous allons tenter d’en faire soupçonner le charme simple et primitif. Voici, par exemple, la chicorée sauvage, dont la silhouette apparaît, vers le temps de la moisson, sur le bord des sentiers qui se déroulent à travers les champs. On l’appelle en allemand Wegewarte, celle qui attend près du chemin. De plus, Wagner a remarqué dès longtemps, dès que ses yeux se sont ouverts à la contemplation de la nature, la petite fleur bleue de la plante, et la position particulière des feuilles, qui lui semblent tendues, comme des bras impatiens vers un arrivant désiré. Un mythe est né de ces sensations fugitives, si spontané qu’une analyse explicative risque déjà de le déflorer et de le flétrir : c’est la vingt-septième Promenade du dimanche, dans le premier recueil de notre auteur. Remarquons encore, car une traduction ne saurait le faire clairement sentir, que le récit débute en prose. Cette exposition du sujet en langage familier est un procédé cher à Wagner ; par là, quand, insensiblement, son imagination s’échauffe, et qu’il en vient, dans une habile gradation, à s’exprimer en vers, il pourra se permettre d’indiquer au moyen d’allusions rapides des rapprochemens présentés tout d’abord sans les entraves de la prosodie, concentrant ainsi l’effet poétique.

O Wegewarte, qui te dresses près des chemins, des sentiers et des sillons, limites des champs ! Quelle saine intelligence de la nature hésiterait à t’attribuer la plus belle des significations ? Tu attends au bord du sentier que ton amoureux revienne ; et celui-là n’est pas un artisan voyageur, ni un commerçant, ni un soldat. Non, c’est un moissonneur, car cette supposition est la seule possible : un moissonneur, tel que nous les voyons passer par bandes au temps de la récolte, descendus des froids plateaux vers les plaines chaudes et fécondes. Il ne peut être autre, parce que ton apparition coïncide toujours avec ce passage : tant que fleurit la Wegewarte, il est permis d’attendre encore des moissonneurs, quand même ils sembleraient un peu attardés ; et elle ne fleurit jamais d’autre part avant l’époque de la récolte.


Entendez donc la légende de la Wegewarte :


Il prit congé de la douce fille, vêtue de sa belle robe bleue des dimanches. Il partit avec les moissonneurs à travers la forêt, vers les vallées où se dresse le froment mûri.

Écoute : le troisième dimanche qui va venir, quand la moisson sera terminée en bas, oui, ce dimanche-là, ma bien-aimée, attends-moi en ce lieu sur le chemin.

Et je te rapporterai, quoi donc ? Devine ! une bague ou un foulard éclatant, ma douce amie, afin que cet espoir te fasse l’attente moins pénible.

Maintenant, le temps de la récolte est passé, et l’on voit revenir au pays les moissonneurs. En ce dimanche, que ses vœux depuis si longtemps appellent, vous pouvez la contempler tandis qu’elle attend son ami.

Moissonneurs défilent après moissonneurs, et son regard guette toujours celui qui devrait être dans leurs rangs ; des groupes succèdent aux groupes, sans qu’aucun lui montre son cher trésor.

Vers chaque troupe de moissonneurs, cette moissonneuse se précipite, et, malgré la défense de sa mère, elle s’informe de son amoureux.

C’est ainsi qu’elle demeure bien des jours sur le sentier, auprès de la haie d’aubépines, ses bras sans cesse tendus vers le ciel, afin que l’absent l’aperçoive de loin[10].


N’est-ce pas là une interprétation claire et ingénieuse tout à la fois, capable de graver dans la mémoire les particularités de la plante, en y attachant un sens moral délicat ? Lisons cet autre mythe, qui n’est pas moins heureusement imaginé. Les colchiques d’automne portent en allemand le nom de Herbstzeitlosen : le premier membre de ce mot composé signifie temps de l’automne, et le second est un adjectif dont le sens serait rendu par relâché, dissolu, déréglé ; aussi, ce qui frappe le regard du poète en ces plantes vénéneuses, dont l’apparition soudaine sur les prairies d’octobre a quelque chose de mystérieux et de surnaturel, c’est la nudité impudique de leur tige d’un blanc rosé, couleur de chair, que nulle feuille ne protège contre un coup d’œil indiscret[11] :


Un homme avait huit filles qui ne lui apportaient pas beaucoup de bonheur. Ce vieux père, leur unique surveillant, donnait malgré lui une fort grande liberté à leurs ébats. Car elles le laissaient supplier, malade, du fond de son lit de douleurs ; elles le laissaient tempêter, gronder, et se glissaient doucement au dehors.

Le malheureux sentait augmenter à chaque instant son angoisse et ses souffrances. Hélas ! les nuits lui paraissaient sans cesse plus longues : « Oh ! ne me laissez donc pas ainsi abandonné ; que de fois je soupire après une gorgée d’eau ! » Et il ne les quittait pas des yeux ; mais, dès qu’il avait un instant cédé au sommeil, il était assuré que pas une ne se trouverait là à son réveil.

Un soir, il s’en alla avec effort regarder sur la prairie au clair de lune. Il les vit, et elles ne s’y tenaient pas seules ; elles s’étaient échappées vêtues seulement de leur robe de nuit : « Vous reviendrez là dans votre robe de nuit jusqu’au jugement dernier, rôdant sans trêve comme filles de mauvaise vie. » Telle fut la malédiction du père, qui tomba frappé à mort sur le seuil.


Dans une légende tout à fait analogue, et d’accent non moins populaire, le poète personnifie les soucis d’eau, ces fleurs d’or qui se penchent sur le miroir des ruisseaux, et dont les larges feuilles dominant la corolle semblent des ombrelles vertes abritant de jaunes chapeaux de paille d’Italie. Ce sont, cette fois encore, des filles paresseuses et coquettes, frappées par la malédiction paternelle au cours de leur péché d’habitude[12].

D’autres fois, Wagner se souvient de ses lectures classiques et de ses connaissances scientifiques dans le domaine de la botanique. Il unit alors la dénomination latine de la plante à son surnom populaire, afin d’en tirer les élémens de quelque légende caractéristique. Une de ses ballades les plus colorées célèbre de la sorte la fleur nommée, par le vulgaire lys à turban, et par les savans, lilium martagon, lys de Mars. Cette image guerrière, ce souvenir ottoman amènent l’observateur à voir dans les corolles tachées de gouttelettes rouges, dans les feuilles du périgone roulées sur elles-mêmes, comme des lacets de crin de cheval, autant de têtes sanglantes, trophées de la discipline de fer qui conduisit tant de fois à la victoire les sectateurs du Croissant, et les amena jusqu’aux portes de Vienne, laissant derrière et devant elles, par les campagnes germaniques, un impérissable frisson d’angoisse[13].


Comme un ouragan dévastateur, la sauvage armée des Turcs passe sur le pays ; les villages sont en flammes et les champs désertés à la ronde.

D’abord viennent les escadrons innombrables des spahis, sur leurs coursiers allègres ; puis, derrière eux, s’avancent à pied les janissaires.

Mais voici que, sous les yeux de l’aga, débouche bride abattue d’une gorge de montagne une troupe de spahis qui s’est laissé mettre en déroute.

Le chef se sent saisi de fureur : son sabre courbe étincelle, et bientôt, éclaboussées de sang, les têtes de ses propres soldats s’entassent à ses pieds, détachées de leur tronc.

Il saisit alors la tige d’une lance qu’il enfonce en terre, et, avec la violence d’un tigre, il arrache la queue d’un des chevaux fuyards.

Puis il ordonne de fixer en haut de la lance, par des tresses de crin longues et solides, tête contre tête, avec leur turban et leur chevelure.

Qu’Allah vous loge au fond de l’enfer avec les giaours, lâches fuyards, qui que vous soyez, spahis ou janissaires. Malheur a qui se lie à votre courage !

Et, aujourd’hui, têtes et visages sont depuis longtemps tombés en poussière, mais les turbans pendent encore au trophée, retenus par les tresses solides.


Ici, l’aspect remarquable de la fleur avait inspiré, à d’autres le trait pittoresque qu’on retrouve dans sa dénomination populaire ou scientifique ; le rôle du poète s’est donc borné à développer, à élargir l’image créée par ses pères. Mais Wagner n’a pas toujours besoin de cette collaboration, inconsciente de la foule ; il est souvent créateur en ce sens, et son imagination, aux réactions fines et subtiles, lui fournit sans secours étranger quelque mythe nouveau, par la seule observation sympathique des particularités de la plante.

Ainsi, dans la première de toutes ses promenades du dimanche, il célèbre le Daphne mezereum, cet arbuste voisin du laurier, qu’on nomme en français bois-gentil. C’est la première corolle qui s’ouvre au sortir de l’hiver dans les campagnes de la Souabe, et elle émeut doucement le cœur de l’ami des fleurs. Ses pétales, qui ont l’éclat de joyaux précieux, plus tard ses baies de corail rouge, lui murmurent une légende mélancolique encore, comme le paysage environnant. Il dit l’histoire d’un couple de musiciens ambulans, qui sont venus chercher fortune dans le Nord, loin des rivages ensoleillés de l’Adriatique. Ces exilés perdirent bientôt, au contact des froides brumes septentrionales, leur enfant adoré ; et, ayant creusé sous l’arbuste la tombe solitaire de leur fils, ils suspendirent aux branchages leurs bijoux les plus éclatans. Or le printemps, ému de leur douleur profonde, rappellera chaque année leur souvenir, en recréant, dans sa toute-puissante fécondité, là même où on les aperçut pour la première fois, les dons gracieux qui honorèrent jadis le petit mort aux cheveux de jais.

Pour faire mieux sentir le charme de ces légendes purement florales, qui sont parmi les plus heureuses créations du paysan-poète de la Souabe, et au risque de paraître insister trop longuement sur ces humbles productions, nous traduirons l’aventure du bluet et du coquelicot. C’est un véritable conte de fées, avec sa rude et naïve morale populaire[14]. Il est bon d’observer d’abord que les deux plantes ont en allemand des noms féminins, ce qui détermine leur sexe dans ce récit, bien qu’elles y portent leur titre scientifique, Cyané, fleur azurée, et Papavé, ou pavot des champs.


Quand le ciel d’été arrondit sa voûte plus haute au-dessus des guérets qui jaunissent pour la récolte, alors je salue des fleurs sans nombre, reflets azurés du firmament de la moisson.

Ne connais-tu pas la fleur bleue de la moisson, le reflet du ciel d’été, cette rayonnante étoile d’azur piquée sur le vêtement uniforme et pâle encore des champs ; l’incarnation d’une prière d’enfant en ces jours de travail créateur, et de dur labeur quotidien ? Mais qui donc ne la connaîtrait et ne l’aimerait ? Je m’avance sur le sentier, à travers les blés ondulans ; çà et là, telles des étincelles de pourpre et d’azur, brillent le bluet et le coquelicot. Ce sont, reproduites à des milliers d’exemplaires, la petite princesse trop gâtée, Papavé, et sa douce suivante en robe bleue, Cyané. Bien plus, les deux pages que le conte ci-après oubliera de mentionner se dressent là sous nos yeux, nobles courtisans qui partagèrent en bons serviteurs le sort des deux damoiselles, les damoiseaux Adonis et Éperon de Chevalier[15]. Et voici même plus loin l’estimable pédagogue Michel Mélampyre[16]. Mais écoutez la légende du bluet et du coquelicot.

La petite fille du roi a voulu respirer un instant au dehors, et contempler les moissonneurs dans les champs. Elle descend donc du château seigneurial, sans autre escorte que sa suivante, la demoiselle Cyané, qui porte une robe bleu ciel, tandis que la princesse a revêtu un habit de pourpre.

C’est une enfant orgueilleuse et gâtée, peu compatissante à l’humanité. Toutes deux s’en allèrent donc à travers prés, parmi les épis mûrs, au clair soleil de l’après-midi, les travailleurs saluaient à droite, saluaient à gauche, et la princesse n’avait garde de répondre à leur hommage, pas même par le moindre signe de tête. Mais Cyané, modeste et bienveillante, disait à chacun d’eux la bienvenue du soir. Aussi sa maîtresse s’en fâcha grandement, et se prit à méditer une méchanceté raffinée.

Un orage ayant passé sur le bas pays, un arc-en-ciel rayonnait au Nord-Est. « Cyané, appelle-moi tous ces gens ici, voici une tourmente qui s’approche à toute vitesse. Eh ! vous autres ? qu’on me bâtisse à l’instant un abri. Et il n’y a pas de quoi me regarder si étonnés. Oui, une maison de gerbes, avec des gerbes pour toit, des gerbes pour plancher, et des gerbes pour parois. Faites vite, vite. Il me faudra bien être indulgente à votre œuvre grossière. »


Un vieux faucheur s’avance :


« Pardonnez-nous, mademoiselle, dit-il, il ne pleuvra certainement pas aujourd’hui. Et, avant que nous ayons dressé un abri, le soleil va reparaître étincelant et clair. C’est pourquoi, à mon humble avis, ce travail n’est pas nécessaire. » La princesse rougit de colère.

« Je ne puis vraiment assez admirer, vieillard, cette profonde connaissance du temps qui te distingue. M’est avis que tu pourrais bien dans quelque basse-fosse désapprendre à prophétiser. Penses-tu que je sois disposée comme vous autres à me laisser pénétrer jusqu’aux os par l’averse ? — Pourtant je dirai, même quand j’en devrais mourir, que ce serait péché de gâter le grain de la sorte, car déjà les gerbes sont maigres et les épis mal garnis. » Cyané appuie cette prière, mais la princesse pousse un éclat de rire amer, « Ah ! voilà donc la raison de ce refus. Ah ! peuple d’avares et de mendians. je vous reconnais là. A quoi vous servent donc balais et râteaux, si ce n’est à réunir les épis à mes ordres ? Quelque déplaisir que cela vous cause, je vous conseille de vous exécuter, vous pourrez, après, vous plaindre à mon père si cela vous convient.


Au son des murmures contenus et des menaces indistinctes, une maison de gerbes s’élève pour la demoiselle.

Le soleil illumine bientôt monts et vallées. Soudain, brille un éclair éblouissant : la maison de gerbes est en flammes, et s’écroule en un rouge brasier sur ce qu’elle renferme, tandis que les assistans n’ont pas un cheveu atteint.


Aujourd’hui encore, tu revois au beau temps doré de la moisson les deux femmes métamorphosées, le bluet d’azur, Cyané, pour te rappeler la suivante si doucement aimable sous sa livrée céleste, la plus pure fleur de nos guérets. Et, à côté d’elle, se dresse Papavé, la fille du roi, devenue coquelicot, dans sa robe à traîne rouge, avec ses noirs cheveux : royale encore, mais d’aspect malveillant malgré tout. Ce sont, côte à côte, l’image de l’innocence et de la faute, de la dureté et de la bienveillance : afin que librement s’opposent à tes yeux, d’une part le rayonnement du ciel, de l’autre, le reflet de l’enfer.


Le coquelicot nous avait peut-être semblé jusqu’ici plus riant, tandis que le bluet nous apparaissait moins touchant : mais il n’en faut pas moins admirer l’ingénieux enseignement que Wagner a su tirer de leurs brillantes couleurs.

Ajoutons, après tant d’exemples, que ses fleurs aimées ne forment pas l’unique objet de l’inspiration du poète. Si l’humanité tient une place infinie en son œuvre, parce qu’elle n’y apparaît que masquée de formes étrangères, si cette absence de l’homme y est même en quelque sorte un trait caractéristique, du moins le monde animal conserve un certain rôle dans ses vers. Emploi secondaire malgré tout, et qui ne saurait porter ombrage aux prime-donne florales : à celles-là sont réservés par lui sans conteste les personnages de premier plan. Il n’admet même guère à côté d’elles sur son théâtre que les êtres ailés, ceux qui, par l’éclat de leurs livrées chatoyantes, semblent des fleurs vivantes et des corolles animées. Il traduira à l’occasion par des onomatopées enfantines le cri des oiseaux forestiers, le bruissement des insectes dorés dans les champs. Les rumeurs légères des blés ensoleillés lui ont inspiré une symphonie intraduisible malheureusement dans sa fantaisie capricieuse, mais qui témoigne d’une sorte d’ivresse souriante et légère, éveillée par les effluves de l’été[17]. Lisons pourtant cette peinture de la vie bourdonnante qui s’éveille autour d’un cerisier en fleur, sous les premières haleines du printemps[18] :


Voici les joyeux invités de la noce, en nombre incalculable, grands et petits, modestes ou chamarrés, seigneurs et dames, demoiselles, chevaliers, pères nobles et mères de famille, enfans, matrones vénérables, chasseresses, amazones, filles effrontées, et pieuses douairières : les voilà réunis tous ensemble dans l’enceinte de la fête.

D’innombrables chambres nuptiales exquises ; çà et là, peut-être, des cellules de vierges obstinées, d’innombrables lits de noce tout rosés, et, près de là, des boudoirs mystérieux et engageans, de petites chambres aux tentures aurore pour les harpistes et donneurs de sérénades. D’innombrables coupes de liqueur parfumée, des cuisines et des tavernes à l’infini. On le voit, un espace sans limite est réservé aux libres ébats dans ce palais nuptial.

Innombrables allées et venues, séparations, retours, rencontres nouvelles, repas, beuveries, danses, saluts d’amour, enlacemens, effusions intimes, liberté divine. Innombrables peines de cœur et incessantes abnégations dans la salle aérienne, tandis que les minutes de délices se succèdent, et que l’ivresse coule à pleins bords en ce séjour bienheureux.


Ce tableau de ripailles chevaleresques semble sorti du crayon d’un Gustave Doré, et traduit puissamment, avec une sorte d’ironie sympathique, la surabondance de vie égoïste et instinctive, joyeuse et douloureuse à la fois, qui s’écoule chaque année du sein de la nature féconde, et indifférente au sort de ses lignées profuses.

Nous avons, n’est-il pas vrai, rendu pleine justice à des dons poétiques exceptionnels en tous lieux, et plus inattendus encore derrière la charrue d’un simple cultivateur. Avouons donc à présent sans détour que Wagner n’est pas à toute heure également favorisé de la Muse. Courbé vers la terre par son rude labeur quotidien, il n’a pu se dégager entièrement des influences déprimantes de son milieu, et ses deux écueils sont ou la trivialité, ou l’insignifiance puérile. Parfois même, comme il arrive chez qui s’est élevé au prix d’efforts incessans, la chute est soudaine, et semble plus choquante par le contraste qu’elle offre avec un précédent essor. L’exemple suivant ne saurait faire tort à notre poète, car la sympathie du lecteur ne se refroidira qu’au terme de leur commun voyage, et l’impression restera sans doute en résumé très favorable : on y trouvera cependant une justification des réserves que nous avons dû présenter. C’est la vingt-et-unième Promenade du Dimanche dans le deuxième recueil de ces excursions, elle est intitulée : le Mythe de l’Automne.


Les chaumes s’étendent au loin pâles et jaunissans, mais la lande est fleurie de bruyères roses, et bientôt, à son tour, la forêt va se teinter de pourpre. N’est-ce pas comme si la nature voulait une fois encore se parer, se farder même, semblable à une belle abandonnée qui se montre avide de retenir encore un amant volage ? (le soleil.) Mais ses charmes usés ne sauraient le fixer longtemps désormais, et la voilà solitaire et délaissée, pleurant et se torturant, jusqu’à en mourir, de douleur et de colère impuissante. Oui, les averses de l’automne ne sont-elles pas ces larmes de rage, les ouragans d’octobre cette agitation désespérée devant le départ du bien-aimé ? Une fois seulement encore, au Jour des Morts, elle recevra sans faute la visite de l’Inconstant.

Elle n’est plus capable de retenir son époux, la femme au visage vieilli, pâli, jauni, aux bras flétris : chaque jour, elle le voit passer dédaigneusement sur son char de feu, devant la maison d’été où elle s’attarde encore, avec essaim de leurs enfans.

Ni scènes, ni colères, ni supplications, ni torrens de larmes ne le ramèneront désormais sur son sein, et elle farde alors ses joues pâlies afin de reconquérir son cœur. C’est la lande qui se colore en août.

Elle projette donc de l’appeler maintenant au passage, de l’attendre debout sur le seuil, dans tout l’éclat de sa jeunesse retrouvée. En effet, il contemple ses joues rosées comme jadis, et il revient alors, avec de nouvelles caresses, demandant amicalement ce que désire la bien-aimée.

Oui, de joyeuses heures renaissent pour les époux réunis derechef. Pourtant, de plus en plus la femme devient vieille et maussade : elle fait appel à d’autres charmes pour séduire, elle essaye des artifices inaccoutumés, afin de rappeler encore une fois les fleurs de la jeunesse sur son visage et sur son corps.

Ce sont d’abord de roses bruyères, qui pâlissent bientôt à leur tour : elle teinte alors les trembles, les hêtres et les chênes, avec le fard dont elle s’est armée, mais elle a, cette fois, dépassé la mesure, et l’époux, au passage, a remarqué son mensonge et sa ruse.

Et, puisque les attraits de la jeunesse lui font irrévocablement défaut, elle couvre de pierres fines et de joyaux ses bras, ses épaules et ses cheveux. Ce sont les perles d’agate du ligustre, les baies rouges qui révèlent la haie des aulnes.

Enfin, ce suprême effort demeure sans résultat, et, si ses joues brûlent encore sous leur peinture ardente, c’est de colère à présent et de dépit menaçant. Elle n’a pas honte d’afficher sa fureur sur tous les chemins ; elle se torture et pleure jusqu’à en mourir.

Ces dernières convulsions sont vaines : une fois seulement, avant qu’elle succombe, au Jour béni des Morts[19], l’époux revient vers elle dans un brusque élan, mais prononce enfin sur sa tête un « Repose en paix ! » tandis qu’elle s’affaisse muette entre ses bras.


Voilà sans conteste une description puissante et colorée. Pourquoi faut-il que Wagner poursuive alors :


Oui, ô voyageur par la forêt de septembre, ne penses-tu pas en toi-même : Ce sanctuaire a l’aspect de la salle à manger et de la chambre à coucher d’une beauté sur le retour : avec son attirail de vaisselles diverses qu’on ne saurait toutes nommer, assiettes, et plats, urnes et vases, pots de fards et godets de peinture : depuis les poteries grossières, sans couverture d’émail, jusqu’à la fine porcelaine merveilleusement décorée. Simples d’esprit, vous qui nommez ces plats et ces assiettes des champignons, ces pots de fard ou ces godets des agarics, etc.


N’y a-t-il pas, dans cette insistance sur une image dont l’effet s’épuise à la longue, quelque chose d’enfantin et de trivial, qui refroidit un lecteur cultivé ? Et nous n’aurions, par malheur, que l’embarras du choix pour appuyer d’autres argumens la démonstration que nous avons entreprise. Certain jour, par exemple[20], le poète nous conduit vers les bas-fonds humides d’un bois d’aulnes, infesté de moustiques, où la demi-obscurité qui règne autour du promeneur paraît engendrer des formes végétales depuis longtemps disparues, des spectres et des monstres repoussans. Une plante vénéneuse, la Paris quadrifolia, se montre, à cette heure, en accord avec son état d’âme et retient un instant son regard. Dans la baie unique d’un bleu noirâtre, qu’encadrent de minces pétales repliés sur eux-mêmes, il croit reconnaître une araignée à l’affût, avide de sang et de carnage. Image ingénieuse, qui traduit un sentiment sincère. Mais le conteur désireux de développer le mythe qu’il croit nous devoir, se prend alors à esquisser l’histoire d’une auberge qui se serait, jadis, dressée dans ces lieux : maison mal famée, au toit bas, à la réputation sinistre, malgré ses rians volets verts, et dont l’hôtesse aurait élevé de grosses araignées noires, pour servir leurs corps aux voyageurs. Rêverie à la fois improbable et répugnante, faite de souvenirs disparates des récits de veillées, à peine bonne pour l’imagination sans règles d’un petit enfant, et que le moindre scrupule de goût sain eût fait laisser de côté : les cauchemars ne sont intéressans que lorsqu’ils paraissent offrir un sens, ce qui n’est pas le cas en cet endroit.

Et pourtant, sommes-nous donc autorisés à faire au paysan conteur une querelle bien sérieuse pour quelques vulgarités ? Parfois, le ton populaire est à ce prix, et nos délicatesses artificielles, nos ironies faciles de citadins n’effleurent pas l’esprit des simples, auxquels le poète prétend s’adresser en principe. Des comparaisons tirées de la lessive ou de la cuisine[21] sont tout aussi familières, à leur sens de la vie pratique, que peuvent l’être, à notre mémoire trop cultivée, de fines allusions historiques où mythologiques. Même ces lecteurs-là ne s’effaroucheront guère devant une inconséquence inattendue ou devant quelque contradiction flagrante en un récit, qui leur a plu d’ailleurs, par la richesse du décor ou la grâce du sentiment. Et notre poète risque lui-même, à l’occasion, l’aveu ingénu de semblables peccadilles[22], assuré d’avance qu’elles lui seront facilement pardonnées. Aussi, bien que tenté, en quelques cas extrêmes, de présenter une réserve pédantesque, se laisse-t-on, le plus souvent entraîner au plaisir de suivre sans murmure un compagnon aimable par les voies capricieuses où il vous entraîne à sa suite. Abandonnant toute arrière-pensée, l’on s’y sent heureux de l’air pur qu’on respire à ses côtés, des caresses des branches, dont les doigts verdoyans vous flattent au passage, et du salut silencieux des fleurettes, qui, ayant reconnu de loin leur prêtre et leur ami, font bon visage à qui s’abandonne entre les mains d’un tel guide. Cédons en conséquence une fois de plus à la tentation de le traduire, et terminons cette revue de l’œuvre purement poétique de Christian Wagner par la gracieuse légende du Puits des liserons[23].


Je dirige aujourd’hui mon pèlerinage vers la clairière verdoyante, semée d’innombrables œillets d’eau, d’un rose pâle, et, de là, vers le puits mystérieux de la forêt.

Parmi la multitude des liserons bleuâtres, caché dans la demi-obscurité des bois et rarement visité par un rayon de soleil, on voit un puits tranquille et sans fond. Et ce puits, si différent de tous, a, dans le village, une légende singulière. Quiconque veut savoir quelle fut jadis son apparence alors qu’il était un enfant, n’a qu’à s’approcher de ses eaux. Qu’il aille donc vers le puits solitaire, et laisse tomber une pierre en son onde. Alors quelque chose semble se dégager de l’eau que la profondeur du souterrain rend invisible. Un enfant aux joues en fleurs monte de l’abîme en interpellant par son nom le visiteur. Il tend ses petites mains vers le vieillard, et celui-ci se sent attiré malgré sa résistance. A la fois désespéré et charmé sous ce regard naïf qui fascine, devant ce visage juvénile qui l’invite à plonger à sa suite dans le gouffre, il lui paraît qu’au sein de ces eaux seulement il trouvera la guérison des blessures de la vie. Ne s’endormira-t-il pas délicieusement près du deux bambin dans l’abîme ? Et, enivré par les délices de l’enfance un instant entrevue, il s’enfonce dans l’onde avec l’apparition[24].


Les grands lyriques ont-ils jamais traduit sous une forme plus naïve et plus puissante à la fois le regret de la jeunesse écoulée sans retour ? Et quel charme pour les concitoyens de Wagner, s’ils savaient mieux le comprendre, que de voir ainsi illustrés, vivifiés par la puissance créatrice d’un poêle, les sites familiers de leur voisinage !


II

Cherchons maintenant à pénétrer plus avant dans la pensée de cet homme des champs, qui, l’on en conviendra sans doute après une première présentation, paraît bien digne d’une étude intime et sympathique. Et d’abord, donnons quelque page à l’inspiration chrétienne qui fait le fond de sa pensée, à ce point que sa prétendue doctrine nouvelle n’en sera guère qu’une extension trop souvent imprudente, et une interprétation parfois inconsidérée. Si Christian Wagner n’est pas demeuré un luthérien fort orthodoxe, les enseignemens de l’Evangile ont du moins marqué son esprit d’une profonde empreinte. Comment en serait-il autrement, d’ailleurs, chez qui a vécu en si incessant commerce avec l’âme de la nature agreste, âme que quinze siècles de christianisme ont modelée et façonnée à l’image des représentations religieuses imprimées dans les cerveaux populaires ? Le nom biblique de certaines plantes, les détails des cérémonies du culte, les souvenirs de dévotion et de recueillement se croisent sans cesse dans la mémoire du Promeneur du Dimanche, eu ce jour du Seigneur, qui, par une influence secrète, semble mettre toutes choses en disposition émue et joyeuse. — On ne saurait donc s’étonner s’il va chercher, plus d’une fois, dans le trésor des impressions léguées par son enfance religieuse, les symboles floraux qu’il aime offrir à ses lecteurs. — Dans la forêt où il fait sombre ainsi qu’en une cathédrale, les muguets du printemps lui apparaissent comme d’innombrables enfans de chœur[25], modestement agenouillés au pied de la colonnade infinie des troncs, devant l’autel des buissons fleuris : leurs mains tiennent de petites clochettes d’argent, ou encore des encensoirs odoriférans pour annoncer et fêter la présence du Seigneur. Les clochettes bleues de mai disent à leur tour des confidences de pureté, de prière, d’aspiration vers le ciel[26]. Les Muets ont revêtu leurs plus beaux atours pour s’associer à la célébration de la messe dominicale[27]. Les anémones sont des filles de Jérusalem, qui, dans leur capuce de lin rabattu sur leur visage, pleurent le destin du Sauveur[28]. et, tandis que, de la rose, il fait le sanctuaire lui-même, le plus magnifique symbole de la foi chrétienne, Sion aux cent portes, le papillon qui s’en approche lui paraît un ange des milices célestes[29] ; dans l’araignée qui se glisse entre les pétales vermeils, il voit Satan s’introduisant à la dérobée pour accomplir son œuvre de mort, et les épines qui hérissent la voie de ce temple mystique figurent à ses yeux les amertumes du devoir.


Devant toi, mon esprit me révèle la cité de Dieu que nul œil n’a contemplée, nulle oreille soupçonnée jusqu’ici. Regarde, ô pèlerin, tu verras en raccourci dans la rose le chœur des bienheureux réunis autour du Sauveur. Ces filamens éclatans qui entourent le cœur, ce sont les légions des Séraphins volant autour du trône. Leur chant de triomphe est ici exprimé par l’hymne des parfums : l’élan des âmes est pourtant le même et l’apparence extérieure diffère seule ; vois les feuilles rosées qui viennent ensuite : ce sont les saints du terrestre séjour sacrifiés jadis en haine de la foi ; d’un cœur désormais satisfait, ils entourent le cercle des anges, ayant trempé leurs blanches robes dans le sang de l’Agneau.


Certain jour, par une inspiration plus chrétienne encore, le poète brûle de se rendre en pèlerinage aux Saints Lieux, de « parcourir les chemins où Il a marché jadis[30], » et la dernière fleurette de l’année, l’Achillée, qu’on appelle en allemand la « gerbe des moutons, » lui inspire encore une pensée religieuse d’une grâce charmante :


Ô toi, dernier bouquet qu’il est permis de cueillir le long du chemin, Achillée aux couleurs pâlies par le vent d’automne, les petites fleurs qui sont déjà mortes innombrables autour de toi t’avertissent de ton sort prochain par leur testament fraternel. Tu demeureras encore l’ornement des sentiers au cours de l’Avent, afin que ces jours sacrés ne manquent pas de pieux bouquets et de gerbes fleuries, jusqu’à ce que l’arbre de Noël s’allume à son tour. De plus, il te faut encore rappeler d’une voix basse et douce à l’humanité oublieuse les pasteurs et les brebis de l’Évangile, l’annonciation aux bergers dans la nuit, la faute et le châtiment rachetés. Quand tu l’auras fait, fleur des chemins, penche la tête pour t’endormir en paix, ayant bravement accompli ton œuvre[31].


Ce sonnet délicat ne semble-t-il pas un cantique sorti de l’âme de ces pieuses filles vouées au service de Dieu, auxquelles Wagner conserve une admiration attendrie et respectueuse, depuis que sa femme Christiane, malade de corps et d’esprit, fut soignée par elles à Léonberg. Une pièce du recueil Oswald et Clara, dans les Nouveaux Poèmes, est consacrée à célébrer cet asile de paix et de charité, et l’époux reconnaissant a incarné deux de ces modèles du dévouement et du sacrifice dans une de ses plus pures légendes florales, celle des violettes de nuit[32].

Enfin un dernier rapprochement évangélique est celui qui s’impose de façon si peu attendue, à l’imagination de Wagner, lorsqu’il entend, vers la fin de l’hiver, l’appel monotone du coucou[33]. Un autre poète des champs, M. Rollinat, nous a dit jadis et nous a fait partager, par la magie de son art, l’impression de malaise insurmontable et d’effroi Mystérieux qu’il en éprouva, par les vallons solitaires. Et nous trouverions ici, s’il en était besoin, un argument nouveau pour établir que la traduction en sentimens précis des suggestions musicales, dans la nature comme dans l’art, dépend essentiellement de l’état d’âme chez l’auditeur. Car, pour Christian Wagner, le chant du coucou est au contraire un hymne d’allégresse, un clair message des beaux jours prochains, et il voit dans l’oiseau bavard l’incarnation du Précurseur, l’image du Baptiste, avec les particularités de sa vie obscure, sur laquelle l’Évangile ne soulève qu’un instant le voile.


C’est un précurseur et un héraut, qui chaque année crie « Coucou » par la forêt. Comme autrefois Jean, il a vécu dans la solitude à la façon des voyans, en vêtemens grisâtres, prenant par le chaud et par le froid une maigre nourriture de prophète, séparé de ses enfans, libre, sans domicile stable, afin qu’il n’oublie pas sa mission divine. « Voici le printemps, l’angoisse de l’hiver est passée. Voici le printemps, voici le printemps. Coucou. »


Nous en avons assez dit pour marquer l’attitude sympathique, en somme, que le poète a conservée vis-à-vis de la foi de son enfance. Parallèlement à ces stratifications religieuses déposées par l’éducation et par le passé de la race dans l’âme de ce fils du peuple, court, en son esprit éveillé, un filon scientifique, assez nourri par ses études solitaires, et qu’avec surprise on voit parfois apparaître inopinément au jour. Une fleur éclose sur la haie de son jardin lui rappelant les premières années de sa vie, il parlera de « ce fil métallique du souvenir » qui relie notre passé à notre présent[34] :

« Le courant électrique de la pensée, dira-t-il, parcourt ainsi des étendues incalculables en moins d’une seconde, au plus léger attouchement de son extrémité, et souvent, de faibles causes suffisent à le mettre en activité. »

Ailleurs[35], considérant les fleurs de glace déposées, l’hiver, sur les vitres de la chambre close par l’haleine de ses habitans, le poète remarque qu’elles imitent les fougères aux ramifications délicates ; le savant, d’autre part, n’a garde d’oublier que son souffle exhale de l’acide carbonique dans l’air, et que la houille est née des forêts de fougères préhistoriques. Et, par l’enchevêtrement de ces impressions convergentes, le voilà conduit à exposer en vers, un peu lourds d’ailleurs, les conquêtes scientifiques de la géologie contemporaine.

« Réjouis-toi, dira-t-il encore à l’occasion[36], de ce que cette chambre de malade nommée la Terre soit parfois désinfectée bien à fond. Combien de germes malsains ne se sont pas accumulés par le cours du temps, derrière cette vieille tenture appelée : Civilisation ! »

C’est l’astronomie qui forme pourtant le champ favori des ébats de son imagination vagabonde. Un jour, la structure de la fleur des ombellifères lui rappelle l’organisation concentrique des différens systèmes planétaires : il remarque que le milieu de l’ombelle demeure privé de corolles aux vives couleurs, et que, dans l’univers aussi, « la tige gigantesque qui porte tout le système est obscure : les meilleurs télescopes n’ayant jamais rien découvert en ce centre privé de lumière. » Belle image de l’inconnu métaphysique qui nous enveloppe de toutes parts.

Par malheur, une fois encore, il faut constater ici chez le poète un défaut de goût et de mesure qui l’entraîne parfois sur une pente dangereuse. Surtout dans sa dernière œuvre, la seconde partie des Nouveaux Poèmes, Oswald et Clara, il a singulièrement abusé de l’astronomie fantaisiste pour tracer des peintures de mondes imaginaires : il nous montre sur des étoiles lointaines des horizons peuplés de chrysalides paresseuses, ou des sociétés de fourmis gigantesques qui singent l’humanité de façon plutôt enfantine et banale. On songe, à le lire, aux fantaisies narratives de son célèbre compatriote le baron de Münchhausen, ce Tartarin de l’Allemagne. C’est notre impression le jour où il nous transporte sur la planète Mars, dont les habitans possèdent sept sens : et, la pesanteur étant moindre là-haut que sur notre globe, le conteur, qui essaye de se joindre aux terrassiers occupés à restaurer les prétendus canaux de cet astre, saute en l’air et retombe de travers à chaque coup de bêche, parce que ses habitudes terrestres lui font faire un effort disproportionné à son but. Effet comique quelque peu facile et naïf, n’est-il pas vrai ?

Wagner a retrouvé aussi par lui-même une idée qui vient d’ordinaire à tous les étudians d’imagination dès qu’ils sont initiés aux lois merveilleuses de la physique optique. La vibration lumineuse, lorsqu’elle émane d’un assez puissant foyer, se transmet à des distances infinies par l’intermédiaire de l’éther, et l’on sait que certaines étoiles emploient des milliers d’années à nous faire parvenir leur lumière, en sorte qu’elles sont peut-être éteintes aujourd’hui depuis de longs siècles, sans que nous nous en puissions douter, nos télescopes ne cessant de les apercevoir à la place qu’elles occupaient jadis dans le ciel. Or, réciproquement, notre terre envoie à son tour vers ces astres lointains son faible rayonnement lunaire de planète éclairée par son soleil. Admettons un instant que les habitans supposés de ces systèmes stellaires, plus avancés que les humains dans la voie du progrès, soient munis d’instrumens d’optique assez délicats pour contempler la Terre à un mètre, suivant une formule qui, en raison même de son absurdité, a fait fortune, au moins dans le langage courant. En ce cas, s’ils regardaient par exemple, à l’heure qu’il est, notre capitale, ils verraient César camper avec ses légions dans la vallée de la Seine, ou Julien se rendre aux Thermes de Cluny. Bien mieux, un homme qui saurait s’élever dans l’espace par un ballon plus rapide que la lumière, remonterait le cours de son existence, s’il jetait un coup d’œil en arrière, et pourrait se revoir enfant.

Nous l’avons dit, Christian Wagner a retrouvé derrière sa charrue ces rêves de physiciens trop logiques. Lisons ce morceau d’Oswald et Clara[37] où cette dernière, assise auprès de son époux dans quelque monde céleste, l’interpelle soudain en donnant les signes de la plus vive émotion. Elle lui désigne au loin la Terre, sur laquelle leurs yeux affinés discernent les moindres détails des objets : « Vois, dit-elle, vois, ceci est la Terre, et là-bas, entre deux forêts, se cache notre village natal. » Par cette belle matinée du mois de mars, la futaie se dresse chauve encore, mais les champs sont labourés déjà, et sur le sentier qui conduit vers le hameau, à travers les prairies, s’avance un jeune homme en tenue de fiancé, dans lequel Oswald se reconnaît lui-même. Voici la petite maison de son beau-père, au bord du ruisseau ; bientôt un cortège nuptial se dirige de là vers l’église, conduit par la fiancée, la douce, l’inoubliable Clara. Puis, la noce quitte le temple, et se rend à l’auberge de la Treille.


Devant ce spectacle, Clara me serra la main avec émotion, et me dit en manière d’éclaircissement :

Tout événement qui s’est produit en un point de l’espace peut être encore aperçu après des milliers d’années, à une distance toujours plus grande de son point d’origine, et quand même cette origine aurait disparu depuis longtemps. Par une chance favorable, à la distance où nous nous trouvons actuellement de la terre, les vibrations lumineuses émanées de cet astre nous apportent précisément aujourd’hui le spectacle de cet événement cher à notre souvenir.


Cette possibilité mathématique hante même à tel point l’imagination du poète, que, dans une autre pièce du même recueil, intitulée Nouvelle Rencontre, la même scène se reproduira, presque dans les mêmes termes ; à cela près que Oswald reverra, cette fois, le mariage des parens de sa Clara, auquel il se souvient d’avoir assisté à l’âge de sept ans.

Nous avons insisté sur cette originalité comme sur un témoignage frappant des ingénieuses et personnelles réflexions que ses études scientifiques ont suggérées à Wagner. Poursuivies dans l’atmosphère intellectuelle de son époque, elles l’ont amené assez naturellement à des convictions transformistes et font fait adepte du darwinisme, tel qu’il fut prêché à l’Allemagne par le professeur Hœckel, durant le dernier tiers du XIXe siècle. — Toutefois, au sein de la génération déjà mûre à ce moment, cette doctrine ne produisit pas les conséquences amorales, impérialistes et brutales que nous voyons se développer maintenant autour de nous, Elle se maria tout d’abord plus pu moins heureusement aux penchans humanitaires et vaguement socialistes de 1848. Wagner peut bien mettre en vers, assez médiocres du reste, la « Création naturelle » d’Hæckel, il n’est pas son disciple en morale, et se contente d’ordinaire de puiser dans ces enseignemens nouveaux des inspirations poétiques qui ne sont pas sans grâce. — Ainsi, quand il voit se dresser sur la bruyère crayeuse les pulsatilles et les clochettes bleues du temps de Pâques, il songe aux organismes innombrables des mers préhistoriques dont les squelettes calcaires ont formé ce sol : il lui paraît que les flots azurés d’autrefois rendent leurs morts au jour dans ces chênes, dans ces bouleaux, ces fraisiers ou ces genièvres[38]. Il évoque les Nixes des mers disparues et prête l’oreille à leur voix :


Nous sommes les demoiselles de la mer, retenues par un enchantement dans ces pétrifications marines. Le roi des nains de la terre nous emprisonna jadis dans la montagne, mais la reine des coquillages aspire parmi nous à sa délivrance. Les coraux, eux, se sont déjà réveillés pour se faire baies de genièvre et se parer sans hâte en trompant de leur mieux leur ennui. — Voyez, le roi des nains nous traite cependant avec douceur pour nous faire oublier notre captivité ; il nous a revêtues de ces toisons végétales, éclatantes, chaudes et moelleuses. Nous demeurons longtemps solitaires sur la lande pierreuse, et, à l’approche d’une jeune fille qui vient nous contempler, d’un enfant qui moissonne nos fleurs, nous croyons revoir les poissons chatoyans qui nous visitaient jadis[39].


La légende s’achève par la prophétie de nouveaux bouleversemens géologiques :


En ce jour de Pâques, nous regardons toutes si nous n’apercevons pas enfin l’armée des nôtres, les vagues écumantes et les plis de notre bannière, l’aurore boréale, déployée au-dessus des murs de notre cachot. Quand les eaux reprendront l’empire du monde, notre reine nous délivrera toutes ensemble : nous serons de nouveau les demoiselles de la mer et nous pourrons nager à cœur joie.


Initié de la sorte à l’histoire de l’enveloppe terrestre, Wagner sait aussi la grandeur et la décadence des famiJles du monde végétal et donne parfois une interprétation éloquente à des souvenirs scientifiques, qui seraient facilement pédantesques[40] :

Acceptez mon triste adieu, ô Orchis, et vous, Ophris, étranges végétaux des temps primitifs, qui avez précédé la création des insectes, et les annonciez peut-être, des milliers d’années avant leur apparition : premier essai à demi réussi de la nature modelant des formes nouvelles, produisant une ébauche nécessaire à un plus audacieux effort, mais incapable encore de séparer de la tige maternelle l’individu qu’il lui faillirait douer d’une vie propre. — Adieu ! autour de vous s’étendent déjà les colonies de vos ennemis mortels, l’âpre race des trifoliées, et les familles brutales des vicinées, des genistées, des coronilles, ces futurs conquérans dépourvus de poésie, je devrais dire ces dévastateurs de notre sol… Ils vous chasseront comme les blancs ont chassé l’Indien, de territoire en territoire, de terrain de chasse eu terrain de chasse, de refuge en refuge. Adieu ! la poésie disparait de la terre et l’avenir appartient à la prose. Mais je serai du moins votre dernier aède, et je vous célébrerai une fois encore en mes chants.


Certain jour, notre laboureur s’enhardit même jusqu’à prophétiser l’avenir de la race humaine[41] : l’imagination est certes naïve, et l’effort d’invention du poète ne s’élève guère, cette fois, au-dessus des puérils tableaux d’Oswald et Clara. Qui ne préférerait pourtant cet elfe de légende qu’il va nous présenter au déplaisant « surhomme » du darwinisme nietzschéen ? L’homme, dit Wagner, ayant disparu dans un cataclysme géologique, juste punition de ses crimes contre tout ce qui vit, « un être plus noble, ailé et de forme plus exiguë recueillera son héritage : et ces temps lointains parleront de notre âge comme nous parlons nous-mêmes de l’époque des sauriens tertiaires et de la période du mammouth. »


III

Et cependant, parmi les idées plus ou moins fécondes dont la science moderne accepte l’appui, toujours hypothétique, même à ses propres yeux, lorsqu’elle est de bonne foi, ce n’est pas la variabilité des espèces qui a surtout frappé notre homme. Car nous voici parvenus au trait, le plus essentiel de sa physionomie poétique et philosophique. Une autre conception a marqué son esprit d’une empreinte ineffaçable et tyrannique. C’est celle que nous avons nommée la métempsycose scientifique, la loi de conservation de la matière. — Wagner est parti de là pour faire revivre successivement en son cerveau mystique toutes les formes de la migration des âmes, telles qu’elles nous ont été précédemment décrites. Les enseignemens de l’Inde antique, qu’il a facilement recueillis aux sources fécondes de l’érudition germanique, l’ont aussitôt confirmé et encouragé dans cette voie peu banale, et c’est véritablement un étrange spectacle que la renaissance des mythes païens au sein de la culture scientifique du temps présent et du positivisme de la civilisation moderne.

Et d’abord, la confiance dans l’éternité de la matière, ce premier échelon de la métempsycose, qui nous fut signalé, (ont à l’heure, chez Sand et Schopenhauer entre autres, promettant aux corps l’immortalité, sous une forme bien vague et bien peu consolante, il est vrai, mais à laquelle s’attachent néanmoins avec passion ceux qui n’en veulent point accepter d’autre, cette confiance est devenue chez Wagner le fonds permanent de la pensée, l’idée tyrannique et dominatrice qui reparaît dans la contemplation de toutes choses. On trouverait un symbole expressif de cette obsession dans un passage des Nouveaux Poèmes où Oswald nous montre un habitant de la planète Mars, qui, doué de sens dont nous sommes dépourvus, porte à ses lèvres un météorite tombé d’un autre globe, afin d’en reconstituer aussitôt l’histoire détaillée dans toutes ses parties :

« Il y a là-dedans, dit-il au poète, de ta chair et de ton sang, et, si tu veux avoir un instant de patience, je pourrai te lire en ce fragment plus d’une page des existences du passé. »

Toute sa vie, Wagner a été l’émule de ce citoyen du monde planétaire, suppléant de son mieux par une imagination intrépide à l’absence de l’organe qui lui révélerait le passé infini des choses, regrettant maintes fois, qu’ici-bas, l’œil de qui cherche la trace des absens aimés soit comme « recouvert d’une toile d’araignée, » mais percevant, malgré tous les obstacles, dans les êtres qui lui sont sympathiques, quelque survivance de lui-même ou des siens.

Il faut s’arrêter un moment pour éclaircir de notre mieux ces bizarreries. Nous avons dit l’échange perpétuel, le cycle établi non seulement par la mort, mais par la vie même entre le monde animal et le monde végétal ; et d’autres que Wagner ont eu sans doute parfois, au cours d’une promenade à travers quelque campagne familière, l’impression que les objets environnans peuvent contenir quelque chose d’eux-mêmes, sans imaginer, toutefois, que cette vue puisse prêter à la poésie. — Ecoutons cependant le poète souabe s’en emparer sans scrupules et s’efforcer de traduire, par ces conceptions si matérielles, un sentiment délicat et touchant du cœur. Il s’agit de sa chère femme disparue, et le morceau s’intitule Reconquise, dans Oswald et Clara.


Tandis que je cultive le froment nécessaire à ma subsistance dans ce même champ, que, moissonneuse active, sous les rayons brûlans de midi, elle arrosa souvent de la sueur amère coulant en ruisseaux de son front, — je songe que ces gouttelettes de jadis ont passé dans le grain récent. Et, de la sorte, lorsque je romps mon pain grossier, je communie au corps divin de Clara pour une union nouvelle et bienheureuse, et je la reconquiers ainsi au matin, à midi, et le soir.


L’allusion religieuse pourra sembler d’un goût douteux : ce mode de souvenir n’offrirait sans doute pas à chacun une consolation également efficace. Voilà néanmoins la préoccupation, qui, sous une forme moins brutale et moins choquante parfois, mais toujours analogue à celle-là dans son fond, demeure invariablement présente à l’esprit du poète.

Ajoutons qu’elle s’associe, le plus souvent, à son culte gracieux pour les fleurs, qui vient en atténuer la vulgarité initiale. La meilleure partie de l’homme, dira-t-il dans sa Foi nouvelle, ne demeure pas ensevelie dans le tombeau : seul un résidu du corps fatigué y sommeille lourdement pour se rassasier de repos. Mais bien des parcelles s’en sont envolées pour se bercer délicieusement dans le feuillage ému sous le souffle embaumé du printemps. Et le bramine de fantaisie, qui fut son interprète au début de son œuvre, sentait déjà que, vers une époque éloignée de tout souvenir possible, alors que sa personne était encore éparse en milliers d’atomes dans le grand Tout, « quelque parcelle de son être ondulait au vent dans la feuille légère, tandis qu’une autre portait au front les diadèmes éclatans des corolles fleuries et attendait avec ivresse le passage du zéphyr pour échanger avec lui d’innocens baisers[42]. »

Clara, à son tour, se pare d’ordinaire d’une forme plus séduisante que celle du pain de ménage. Un jour que son époux la cherche par les prairies d’émeraudes, et que le voisinage de l’aimée ne se révèle pas autant que le souhaiterait le cœur du survivant, il aperçoit un étranger, assis à la lisière d’un champ, qui, jetant d’abord sur lui un long regard pensif, prend enfin la parole en ces termes :


Hélas ! combien l’humanité est peu clairvoyante, malgré le pouvoir de ses yeux ! N’as-tu pas reconnu, pauvre aveugle, qu’elle a marché devant toi sans cesse, dans la flore de ces champs, sous une robe de verdure, et que, là-bas, sur la haie où la rose églantine s’entr’ouvre, ta bien-aimée t’a salué, le regard brillant ?


Mais nous risquons d’empiéter ici sur le terrain de la métempsycose métaphysique et animiste, que nous nous réservons de parcourir tout à l’heure sur les traces de notre poète. Revenons à la pure migration des atomes matériels. Christian Wagner a-t-il connu quelque chose de Nietzsche ou plutôt de ses précurseurs ? S’est-il vu conduire par une simple opération logique, facilitée par ses dispositions mathématiques, vers la doctrine de l’Éternel Retour ? Quoi qu’il en soit, il sait que les allées et venues des atomes terrestres ne seront pas toujours restreintes à la surface de ce globe ; que, si la terre refroidie doit être morcelée, réduite en poussière par l’action du temps, tous les élémens en seront conservés dans l’univers ; qu’il n’en manquera pas à l’appel la plus petite particule ; et que ces particules ou poussières semées dans l’espace contribueront à reformer, au cours de millions de siècles, des mondes nouveaux. « Qui pourrait dire combien de fois déjà notre existence terrestre s’est répétée, ni combien elle se répétera encore ? » dit Clara à son Oswald tandis qu’ils contemplent, côte à côte, au sein des espaces célestes, par le procédé optique que nous avons indiqué, la cérémonie de leur propre mariage.


Mais sais-tu bien, Oswald, que ce n’est pas là tout à fait notre terre ? continue cette clairvoyante épouse. Moi aussi, je l’ai pensé d’abord, à cause de l’étonnante identité du paysage, des fiancés et des autres invités de la noce que j’ai tous aussitôt reconnus. Mais, en y regardant de plus près, on constate pourtant quelques légères différences, surtout quant à la végétation. J’en pourrais donc conclure que sur des planètes diverses mais tout à fait analogues, du sein de mères différentes aussi, mais également analogues entre elles, en des circonstances semblables, nous renaissons sans cesse à nouveau, pour parcourir notre carrière dans les mêmes chemins.


Et voici qui est plus lyrique[43] :

Mille fois, voyageur fatigué et rassasié de la vie, j’irai goûter le sommeil ; mille fois, je ressusciterai, corps glorieux dans la cité bienheureuse. Mille fois, je boirai l’oubli au fleuve du Sommeil, mille fois je reviendrai rajeuni dans le temple céleste. Mille fois, je prendrai congé de la terre sous la sombre porte ; mille fois, je mêlerai de nouveau mes accens au chœur des bienheureux.


Enfin, tout prêt à retomber dans son péché mignon, et à abuser de ses fantaisies scientifiques, Wagner nous peint une autre fois sa rencontre avec une jeune fille ravissante, qui offre à s’y méprendre les traits de Clara, mais d’une Clara dans la première fleur de l’adolescence. C’est elle-même, à n’en pas douter, et pourtant la belle enfant ne paraît pas reconnaître Oswald. Ne pourrait-on penser, se dit alors le poète, que, il y a trente ou quarante ans peut-être, de petites « pierres de mosaïque » détachées du corps de Clara se sont rejointes depuis lors pour former un groupement analogue à son aspect de jadis ? Et, si la gracieuse fille passe auprès d’Oswald sans remarquer sa présence, c’est que, sans doute, les « pierres de mosaïque » auront été séparées de Clara avant qu’elle connût son époux[44]. N’est-ce pas encore l’idée de l’Eternel Retour, traduite cette fois avec une précision un peu lourde, et une exagération plus évidente encore à cause de la brièveté du temps écoulé entre les deux incarnations de Clara ; mais telle en somme que la pouvaient concevoir un Heine, ou un Blanqui ?

Nous avons donc retrouvé, fort nettement dessinées dans l’œuvre de Christian Wagner, les différentes formes que l’imagination des philosophes prête à la migration des atomes pourvus de leur âme élémentaire. Mais la migration des âmes proprement dite, par le fait même qu’elle est infiniment plus propre à la poésie, y apparaît bien plus largement représentée. Elle fournit, on peut le dire, la trame même des broderies capricieuses exécutées par le délicieux artiste, et toute la suite de cette étude en offrira de surabondans exemples.

Il faut malheureusement s’arrêter d’abord un instant à la nuance grossière et toute matérielle encore que nous avons constatée chez les peuplades primitives, car elle ne fait pas plus défaut dans ces pages que ses sœurs mieux parées des grâces de la poésie. C’est la conception répugnante du rôle régénérateur joué par l’animal mangeur de cadavres. Lisons dans les Nouveaux Poèmes, le « Souvenir d’une vie intérieure[45], » où l’auteur réclame du ton le plus convaincu la sépulture des Parsis. On sait que ces descendans des Zoroastriens exposent leurs morts en un endroit désert, sur des « Tours du silence, » où ils sont dévorés par les vautours.


Quand nos yeux se fermeront, frère Parsi, compagnon de lumière, conduis-nous vers l’édifice sacré, la poitrine découverte, les membres dénudés. Vois, elle approche déjà avec des croassemens, l’épaisse armée des oiseaux, pour retourner bientôt planer sur la mer, la chair nourrie de notre chair, pour briller au soleil de couleurs plus éclatantes, grâce au sang de notre sang. Les frères du soleil abandonnent leur dépouille à de purs ( ? ) oiseaux, afin de recommencer dès le lendemain de leur trépas le pieux pèlerinage de la vie.


Wagner n’hésite pas davantage à faire passer l’âme animale tout entière dans le corps d’un homme, à la façon hindoue ou pythagoricienne. On ne lit pas sans surprise dans la Reddition des comptes[46] ces lignes précises :


Qu’arrivera-t-il de toi, si tu appartiens à l’engeance des meurtriers et des usuriers ? Peut-être l’en iras-tu sans aucune part dans le riche héritage de ton père ? Ton sort sera celui d’un mendiant, et le destin de ta postérité ne sera pas différent. Ta descendance, peu nombreuse d’ailleurs, devra finir ses jours dans la honte et dans la pauvreté. Et la souris qui, jadis, sera morte de faim dans ton piège, présentera peut-être quelque jour une aumône à tes petits-fils, sous une autre forme naturellement, car elle se verra plus riche qu’eux à ce moment.


C’est bien la métempsycose animiste dans toute son absurdité naïve, mais, il faut le reconnaître, elle n’apparaît qu’à titre d’exception sous la plume de Wagner. Il accepte plus volontiers et emploie fort heureusement comme thème poétique la migration de l’âme accompagnée d’un vague souvenir, telle que le philosophe grec l’éprouva devant les armes d’Euphorbe. Ecoutons cette aimable personnification des branches fleuries du ligustre, où passe comme un souffle de l’Anthologie[47] :

Dis-moi, arbuste au deux parfum lacté, qu’étais-tu donc jadis, alors que le Romain régnait sur les cantons de la Germanie ? J’étais servante chevrière, et fabricante de fromages exquis, dont j’offrais les meilleurs en hommage au dieu Pan. Il se souvint de moi avec quelque faveur, et me changea en arbuste odorant… Mais toi-même, ô mon ami, en vérité je te reconnais. Tu marchas dans les rangs de l’armée d’Emilius envoyé contre les Cattes. Te souvient-il de ce jour orageux, et de la jeune femme qui te versa ce lait délicieux de fraîcheur ? Joyeux guerrier de jadis, as-tu donc oublié Clelia ?


On trouve une inspiration plus singulière dans le souvenir confus d’une sorte de jugement de Paris, et d’un rôle, qui, nous allons le voir, sied fort bien à l’amoureux constant du monde végétal. Apercevant au bord du ruisseau trois jolies plantes agrestes, le géranium des prés, l’herbe sanglante (lythrum salicaria), et la chevelure de Hilda (spirea idmearia) le promeneur reconnaît trois nymphes des ondes sous ce déguisement gracieux[48] :


Trois nymphes appelèrent jadis le chanteur à prononcer entre elles. Quelle est, dirent ces coquettes, la plus belle d’entre nous ? Et il donna le prix à l’avenante Spirée. Elle en remercie depuis lors par son parfum délicieux toute créature humaine, car elle ignore quel est précisément celui qui la couronna jadis. Mais, pour moi, qui suis ce même aède dont tu reçus dans le passé la couronne précieuse, la mémoire en vit toujours en mon âme, témoignage assuré d’une existence antérieure, et garantie de ma mission divine. O ma belle, tandis que tu exhales ta reconnaissance en hymnes parfumés, le souvenir ne te revient-il pas parfois, comme en un éclair, de celui qui te lit triompher ce jour-là ?


Toutefois, comme au temps de Pythagore, bien rares demeurent aujourd’hui, ces bonnes fortunes du souvenir, et, le plus souvent, nous devons renoncer à retrouver les traces du passé décevant des êtres. « Tandis que nous nous efforçons à ressaisir ces heures envolées, le vertige s’empare bien vite de notre cerveau, qui abandonne un inutile effort. Le fil est trop difficile à suivre[49]. »

Aussi est-ce d’ordinaire la migration de l’âme privée de mémoire, la palingénésie de Schopenhauer que nous rencontrons sous la plume de Wagner. Beaucoup plus poétique que métaphysique d’ailleurs, cette croyance lui montre, dans les fleurs, dans les papillons, dans les petits oiseaux, des couples d’amoureux[50], des personnages historiques reparus sur la terre[51], mais surtout des êtres chers à son cœur[52], suivant le caprice de sa fantaisie. On pourrait même juger avec quelque raison qu’il abuse de ce thème incessamment repris, s’il ne fallait reconnaître, au plaisir qu’on y goûte, que nul autre n’est plus favorable à la peinture animée de la nature, dont la vie se môle ainsi d’intime manière à l’existence humaine, à ses joies, à ses peines, à ses gloires comme à ses catastrophes. — Nous nous abstiendrons de citer dès à présent des exemples sur ce point, car on trouvera dans la suite de cette étude les plus originales parmi les applications que Christian Wagner ait données de sa palingénésie champêtre, et nous nous contenterons de faire connaître quelques-unes de ces imaginations ingénieuses qui permettent parfois à notre prophète de la métempsycose de réincarner jusqu’à des pensées fugitives, des sentimens fragiles et des vœux immatériels.

Ainsi la rose lui apporte sans cesse le souvenir de sa mère, et quand sa corolle triomphante s’épanouit sous la lune d’été, il semble au poète qu’il aperçoive le regard maternel pour un instant rallumé, et qu’il jouisse d’une demi-réunion par le reflet de ces yeux chéris[53]. Ailleurs des liserons viendront ressusciter ce regard éteint[54], par les sentiers où jadis il se posa tendrement sur l’enfant, qui en garde si pieusement la mémoire. Ou encore, dans les mêmes chemins[55], un papillon volette çà et là, portant sur ses ailes le reflet d’azur des iris. Sept fois, il a traversé la route : sept fois, il s’est abaissé vers la surface limpide du ruisseau. « Papillon bleu d’iris, ta rencontre me cause une impression si rare, si étrange ! N’es-tu pas un esprit qui vient à ma rencontre ? N’est-ce pas quelque chose comme la bénédiction de ma mère qui a volé devant moi ? »

On ne se lasserait pas d’égrener ce chapelet de perles poétiques dans lesquelles s’unissent si intimement les reflets de la nature et ceux de la vie du cœur.


Un vieillard se promène par la forêt, et des papillons bleus, ou dorés, voltigent autour de lui. Il revoit en eux les songes envolés d’une jeunesse en fête : les pensers délicieux du bel âge écoulé le saluent sur les tiges capricieuses de ces roses sauvages : les joies innocentes de l’enfance lui font signe en ces fleurs étoilées. Du haut de sa dignité suprême de personne humaine, il jouit du privilège de contempler avec conscience la joyeuse résurrection de son moi, et son passé, maintenant épars, le salue tandis qu’il demeure lui-même sous sa forme condensée et individuelle…[56] : Ce que tu crois perdu ne s’anéantit pas, mais te revient au contraire rafraîchi et rajeuni au sein de la nature. Tes vœux, tes supplications, tes prières, tu les vois passer devant toi dans leur accomplissement. Les désirs, à peine avoués jadis dans un souffle de ta lèvre, trônent aujourd’hui, rayon-nans d’azur et d’or dans les corolles de ces Meurs. Les vœux que tu as exhalés tout bas vêtissent des vierges végétales sur la lande montueuse : les aspirations sans espoir sont devenues des chants d’oiseaux ou des parures de fleurs. Ton espérance d’autrefois s’ouvre en bourgeons innombrables dans l’ivresse du printemps, pour y être enfin satisfaite. A tes côtés, au loin, à l’infini, te salue tout ce que tu as jamais possédé dans ton âme.


Enfin, lisons cette Incarnation de vœux peut-être un peu trop appuyée déjà, quoique bien aimable encore.


Les vœux depuis longtemps éteints de cœurs fidèles rayonnent ici dans l’éclat des cierges royaux du « bouillon blanc » et dans les flammes brillantes de ces l’oses, dont les chauds rayons incarnent ardemment tous les désirs du passé, afin de compenser des joies qui ne furent pas goûtées. — Coquelicot de pourpre, qui donc es-tu ? — Je suis la haute, la fière réalisation du songe que fit jadis la servante, tandis qu’elle souhaitait, en son demi-sommeil de l’aurore, posséder à son tour le vêtement éclatant de sa maîtresse. Vois pourtant, humble fille, combien ton vœu s’est richement incarné. : Dieu ! quelle robe magnifique, à la traîne soyeuse, plus riche et plus belle encore que tu ne l’aperçus en ton rêve ! Elle bruisse là-bas dans le blé : va donc, et cueille ta parure empourprée.

Voici la vesce couronnée d’or, auprès du pont rustique, le long du sillon pierreux. Mais, j’y pense, elle est là sans doute pour la fillette du voisin. On a sans cesse entretenu l’enfant des couronnes éclatantes du ciel qui attendent les élus dans un avenir bienheureux. Oh ! si jamais elle pouvait porter cette couronne ! Et ce sont ces tendres vœux qui, brûlans de s’accomplir, se sont assemblés pour former des ombelles éclatantes, et, dessiner de petites couronnes tout en or.


Nous sommes ici sur les confins du maniérisme, peut-être ; mais quelle délicatesse dans cet effort consolateur, qui réalise par la magie de l’inspiration des désirs trop souvent froissés dans la vie par la destinée inexorable ! Afin de ne pas étendre à l’infini des citations trop prolongées déjà, nous terminerons par un poème qui exprime vraiment avec majesté l’effort des hommes du passé, avides de reprendre à la lumière du jour une existence nouvelle, qui leur sera d’abord accordée seulement sous la forme végétale. — Il s’intitule le Retour.

Ils se sont enfin éveillés à demi de leur sommeil séculaire, et se pressent aux grilles de leur cachot, où rit le gai matin. « Qui donc nous relient ici prisonniers ? crie l’armée toute entière. Tous, nous voulons retourner dans notre patrie. »

Et voyez, voici qu’au milieu d’eux s’avance un vieillard bienveillant, qui conduit à ses côtés un beau jeune homme : « Sachez-le bien, proclame-t-il alors, j’ai donné à ce jeune guichetier plein pouvoir sur mes captifs. »

— Laisse-nous partir, crie la foule. — Désir enfantin et insensé ! Vous voulez donc retourner vers votre patrie, infortunés ! Votre patrie n’est plus. Vous brûlez de la revoir, pauvres tous ! Mais elle ne vous connaît plus. Votre temps est passé, écoulé, devenu légendaire.

Sur le sol paternel vil aujourd’hui une race nouvelle, différente d’aspect, de coutumes, de lois et d’institutions. Si je vous délivrais tels que vous fûtes jadis, vous n’en recueilleriez que peines, soucis, et souffrances de cœur.

J’aurai pourtant égard à votre souhait, et à votre pieux désir du retour. Tous, vous revenez votre patrie : que cette assurance vous suffise. J’ai même donné l’ordre à mon guichetier de vous renvoyer couverts de rubans et de tresses, beaux et brillans comme des fils de rois.

Mais de nouveaux vêtemens sont commandés que vous devrez à présent porter, car ils sont adaptés à la vie moderne, et conviennent au monde où vous allez paraître. Ce sont des coiffures éclatantes, des étoffes de verdure, des couronnes sur mainte tête : et non plus ces peaux de bêtes, ni ces ajustemens barbares que la mode a condamnés.

Ainsi costumés, vous pourrez retourner, vers votre foyer d’autrefois, vers la ferme, vers le puits que vous avez connus, vers le champ que vous avez labouré jadis, vers la forêt où vous avez goûté le repos après quelque expédition guerrière.

Ainsi costumés, vous pourrez retourner sur terre, pour attendre au bord du chemin, saluer les regards humains qui en sont dignes, et comprendre leur salut fraternel. Vous pourrez grimper au long des murailles, et faire des signes d’intelligence par la fenêtre : vous rassasier enfin au souffle des temps nouveaux. — Guichetier Printemps, ouvre la porte toute grande. »


C’est ainsi que Wagner fond intimement dans le vague propice de sa poésie toutes les formules de la survie que nous avons précédemment analysées. — Sa métempsycose nous offre déjà deux conséquences : communion plus intime pour le présent avec la nature pénétrée par lame des ancêtres ; espoir pour l’avenir d’une vie sentimentale prolongée au-delà du trépas dans les lieux mêmes qui furent le cadre de notre existence actuelle.


IV

Il est une autre conséquence toute naturelle de la croyance à la migration des âmes : c’est un sentiment de fraternité pour le monde animal et végétal, que l’on suppose animé par un principe parent de notre propre essence vitale, que l’on regarde comme la demeure passée et future de tout ce qui constitue notre être périssable. Que Christian Wagner ait tiré lui-même cette conséquence de prémisses si pleinement acceptées par son esprit, qu’il fait empruntée directement à la pensée hindoue, arrivée jadis au même terme par les mêmes chemins, c’est ce qu’il ne nous a pas appris : mais il faut reconnaître, en tous cas, que cette conclusion logique s’impose despotiquement à sa raison et à sa sensibilité.

Sans préjudice des réserves que nous aurons à présenter plus tard, nous voulons, avant tout, rendre pleine justice à ce qu’il y a de touchant, d’élevé et de salutaire dans l’apostolat que le paysan souabe exerce incessamment en faveur des animaux. Dès les premières lignes de son premier recueil, le bramine fictif dont il a cru tout d’abord devoir faire son porte-paroles, marquant ainsi les origines ou les affinités de sa prédication (il s’est d’ailleurs débarrassé dès sa seconde publication de ce déguisement exotique), le bramine a posé ainsi les principes de l’Evangile nouveau :


Je souhaite de fonder une communauté de sages, dont les champs et les prés seraient dignes d’être appelés les parcelles du royaume de l’avenir, ainsi que les miens le sont déjà. Ces domaines formeraient un asile pour les bannis et les rebutés, un dispensaire pour les pauvres et les abandonnés. Nul piège, nulle arme à feu, nul poison, nulle embûche d’aucune sorte n’y menaceraient les petits gourmands. Là régneraient la paix et le repos. Les compagnons de jeu des enfans mangeraient le pain de la maison jusqu’à leur dernière heure : chien, petits chats, la bonne vache laitière, mère nourrice de la famille, et la poule prodigue de ses œufs.


En tête de son second volume de Promenades, l’auteur reprend ce thème avec plus de feu :


Voici la raison pour laquelle j’ai écrit cet Evangile de la nature et accompli, comme malgré moi, ce qu’il n’était pas en mon pouvoir d’omettre. C’est afin de faire régner en vous plus de justice, pauvres campagnes privées d’âme et privées de dieux. J’ai voulu vous réveiller de votre léthargie, et vous rendre la parole ; j’ai obéi à une voix intérieure ; j’ai proche ta liberté, ô créature, et annoncé l’Evangile nouveau, l’Évangile des plus grands égards possibles témoignés à tout ce qui vit ; et j’ai déclaré la guerre aux doctrines égoïstes et sans cœur.


Ces lignes sont belles de tendresse et de dignité. Souvent la conviction profonde de son âme, la tension énergique de sa volonté vers le but qu’il a marqué à sa vie inspirent heureusement Wagner dans sa prédication, et nous reproduirons encore l’homélie touchante qui ouvre la trente-quatrième Promenade du Dimanche, confiant dans la patience de lecteurs sans doute peu blasés sur la rencontre de semblables cultivateurs :


Oh ! quelle affreuse erreur de l’humanité que de considérer les animaux comme créés pour elle, et destinés à servir sans ménagemens ses caprices ! C’est là une illusion criminelle, qu’une voix impérieuse me prescrit au dedans de moi de combattre. Chaque être existe avant tout pour jouir de la vie. Et j’entends déjà cette réponse que les seules nécessités de notre nourriture défendent de laisser vivre tous les animaux. Il est vrai, je ne puis le nier et ne prétends pas m’avancer si loin. Mais je voudrais dire seulement sur le ton de la prière : avant de prononcer une condamnation à mort, pèse longuement si tu n’aperçois aucune, mais bien réellement aucune autre solution. Car le fait que tu as fourni sa pitance à l’être que tu menaces n’ajoute rien à ton droit sur lui. Si tu prends sa vie en retour de ce que tu as fait à son égard, tu lui auras, tout considéré, soustrait plus encore que tu ne lui as donné, et les dons seront semblables à ceux de l’usurier qui réclame deux cents pour cent de ses victimes. Si tu es pitoyable, au contraire, tu reconnaîtras que les puissances dispensatrices du bonheur et de l’affliction se montreront à ton égard plus favorables, plus douces et plus protectrices.

Oui, toi en particulier, qui es père ou mère, et, par ce fait, plus vulnérable en tes affections que l’œuf privé de sa coquille, efforce-toi doublement d’être pitoyable, si tu veux que pitié soit accordée à tes enfans… Ne provoque pas les puissances que tu ignores, et, si tu n’es pas charitable par amour, sois-le du moins pour y trouver ton avantage. Oui, pour ton avantage ! car l’amour et la pitié sont la seule monnaie par laquelle tu puisses payer le tribut de ta vie. Paie donc, afin que le destin, ce grand exécuteur, ne saisisse pas par contrainte ce qui t’appartient, afin qu’il ne te prenne pas, de sa propre autorité, ce que tu donnerais alors avec plus de regret. Paie, et, si ce n’est pas de bonne grâce, que ce soit du moins par frayeur. Enfin, si tu ne peux estimer un être à cause de son apparence rebutante, estime-le pour l’amour que sa mère a dépensé en sa faveur, ou encore pour l’amour que lui-même est capable de répandre autour de lui.

Oh ! laisse-donc tomber quelques miettes de ton affection sur le pauvre monde animal, qui aspire à l’amour, sur le chat qui pose sa petite patte sur ton bras et sa tête sur ton épaule, mendiant de l’amour ; sur le chien qui bondit joyeusement à ta rencontre, et pour qui un mot amical est un réconfort ; sur la vache en son étable, qui te jette un regard joyeux, lèche ta main et tend son cou pour que tu le flattes ; sur la poule, pour qui ton cri d’appel est un Benedicite, à l’heure de son repas, et dont le caquetage est une action de grâces.

Et il ajoute encore ailleurs :

Ne bannis pas les animaux de ta demeure, ni de la vie de famille ; les enfans et les animaux font de si bons compagnons de jeux ! et qui pourrait dire lesquels gagnent davantage en ce commerce ?


Ou s’aperçoit sans peine qu’il est principalement question dans ces lignes émues des animaux domestiques. Et, tant que la sympathie du poète ne dépasse pas ce cercle intime, celui même des animaux utiles ou relativement inoffensifs, petits oiseaux qu’il nourrit durant l’hiver, papillons dont il aime à suivre les ébats, son lecteur demeure sous le charme et applaudit sans arrière-pensée à ces nobles exhortations. Il y a de par le monde assez de cruauté sans motif et de brutalité superflue pour qu’il soit facile d’excuser une tendresse un peu molle vis-à-vis des auxiliaires et des amis de l’homme dans sa lutte pour la vie.

Cette tendresse, nous l’avons vue déjà s’étendre, plus ardente encore, vers le monde végétal, cher au cœur du poète. Là, par bonheur, il y a moins à protéger, moins à défendre contre l’égoïsme et la cupidité. Et pourtant l’apostolat de Christian Wagner trouve encore un favorable terrain d’action sur le sol forestier. La rapacité et l’imprévoyance humaine y sévissent trop souvent, et le culte de la forêt occupe à bon droit sa place parmi les préceptes de l’Évangile Nouveau. Devons-nous voir là le résultat de quelque hérédité lointaine, chez le petit-fils des colons de la forêt germanique ? Aurait-il, cette fois encore, fait directement emprunt aux vieilles doctrines hindoues, qui montrent le même respect pour la verdure sacrée ? A-t-il enfin traduit instinctivement, par un mythe pittoresque, cette grande loi de la nature que nous avons esquissée précédemment : celle de la régénération du carbone, brûlé dans le corps des animaux, par la chlorophylle, la matière colorante verte des feuilles ? Et, en effet, si l’on réfléchit un instant à cette admirable économie de l’univers, comment ne pas convenir que la teinte verte du monde végétal est la condition même de la vie sur le globe, où l’on voit, grâce à ses services, l’existence renaître et se perpétuer en un cycle sans terme. C’est donc l’ingénieuse traduction mystique d’une loi de la science que cette conception chère à l’esprit de Wagner de la forêt qui absout, qui réconcilie. « La forêt, a-t-il dit dès les débuts de sa prédication[57], est sacrée, parce [58] qu’elle est verte, et que le vert est saint. Ce qui reverdit est absous, disent les Védas… Et sait-on pourquoi vers l’extrême Nord, aux rives rocheuses des fjords, sur leurs montagnes augustes ne croissent que plus et sapins ? C’est que l’été y est trop court, et que la verdure y doit subsister tout le long de l’année, afin que jamais n’y cesse la réconciliation. » On entend comme un écho de la légende de Tannhauser dans cette idée du pardon végétal ; et le poète l’a reprise sous une autre forme en songeant à l’expiation de la Madeleine, qu’il fait revivre dans une rose[59] : « Quand l’épanouissement de la fleur est accompli, alors, ô pécheresse, ton expiation est terminée. »

Comme l’habitant du pays des fjords, le Promeneur du Dimanche cherche d’ailleurs à retrouver, l’hiver, quelques reflets de cette verdure précieuse dont l’absence attriste son cœur[60]. Quand la verdure réconciliatrice lui a fait trop longtemps défaut, il va fouler avec joie le sol couvert d’aiguilles végétales dans la forêt des pins ; et là, oubliant les frimas, le cœur allégé, il reçoit le riant salut du genévrier et celui des mousses vert sombre qui parent les vieux troncs.

Enfin la mort de la forêt lui inspire un de ses chants les plus grandioses[61] :


Là où la forêt sacrée des chênes est tombée sous la hache, les souches se dressent contre les souches en tronçons mutilés, et les champignons se posent sur chacune d’elles, comme des coupes prêtes à recueillir les larmes de la terre. La rosée et la pluie les rempliront sans retard, et, quand l’orage passe près de là, la malédiction sourde du tonnerre y gronde plus souvent que jadis, tandis que l’éclair sillonne plus fréquemment la nuée. Cependant la mousse modeste et inaperçue accueille avec pitié sur son sein le cadavre du prince des forêts, héros mutilé par la hache, ainsi que, jadis, une vieille femme reçut, dit-on, le dernier soupir d’un Empereur. Des râles d’agonie s’exhalent du branchage, et seul, un homme se glisse, muet, pour écouter la mélodie funèbre de l’averse ou les plaintes des oiselets privés de leurs nids.


Motif cher aux âmes tendres, et qui inspira jadis une belle page à Taine, dans son étude sur La Fontaine, cet ami plus souriant, de la nature. Le chantre souabe a su le renouveler par la profondeur évidente de son émotion.


V

Les grondemens menaçans de ces orages que nous avons entendus passer auprès du champ de bataille abandonné par les bûcherons, nous annoncent les sanctions de l’Evangile nouveau. Car ses préceptes comportent des punitions sévères, ou des récompenses délicieuses, que l’Apôtre a fait passer plus d’une fois sous les yeux des tièdes et des incrédules. Nous allons en rencontrer de purement poétiques ou fantaisistes, mais quelques-unes ne sont pas dépourvues de quelque portée scientifique.

Il en est ainsi du châtiment auquel nous venons de faire allusion et sur lequel Wagner insiste à plusieurs reprises. En effet, la météorologie nous l’enseigne, les orages et la grêle reviennent plus fréquens dans les régions où les mille feuilles des arbres ne sont plus là pour rétablir, par leurs pointes innombrables, l’équilibre électrique ou hygrométrique entre les nuées et le sol. La stérilité, les inondations subites sont, d’autre part, la conséquence ordinaire de la disparition des forêts, car la terre végétale, entraînée par les averses orageuses et privée de l’appoint annuel des feuilles mortes, disparaît des régions déboisées pour laisser à nu le rocher, propice aux courses folles des torrens. C’est ainsi que l’antique Péloponèse, ou certains districts de nos Cévennes, en quittant leur parure forestière, ont perdu toute richesse et toute prospérité.

Une « Dame de la forêt » vient en avertir le poète[62] :


La verte forêt est une salle remplie de héros, et les héros morts réclament une vengeance sanglante. Ils se vengeront donc par le glaive sur leurs ennemis surpris à l’improviste : ils les accableront de leurs javelots retentissans sous la forme de grêlons monstrueux, qui porteront le désordre dans leurs rangs.


De plus, tous les animaux des bois ayant péri par la destruction de leurs demeures, le sol devient un vaste tombeau, et la vengeance de ces infortunés se traduira par des épidémies redoutables :

« Leur main cadavérique s’étendra, pour les venger, sur le pays que parcourront, comme des ombres blêmes, épidémies, langueurs, pestes dévastatrices, égorgeant avidement leurs victimes. »

Enfin, dans une assez belle inspiration morale, le poète attribue à la destruction de la forêt natale la disparition de la vie libre, des grands sentimens, de la fière indépendance des ancêtres, et cela encore est une vengeance des arbres assassinés.

« La honte, l’esclavage, la misère, régneront désormais. Les hommes ne seront plus protégés par un cœur héroïque, par l’audace que donne la liberté. Il leur faudra des murailles pour remparts. »

Nous entrons déjà dans le domaine de la fantaisie, où Wagner se meut plus à l’aise encore, et va découvrir des châtimens plus subtils pour qui demeure rebelle à ses exhortations. L’un d’entre eux, qui procède évidemment du Karma bouddhique, c’est l’entrée des atomes détachés de notre corps en des combinaisons dégradantes. Car leur réunion dans une personne humaine est une rare fortune qu’ils ne sont pas assurés de rencontrer bientôt, après qu’ils l’ont une fois goûtée. Or, à l’avis du poète, leur sort est bien différent, suivant qu’ils émigrent dans une feuille de rose, dans les élytres d’un insecte diapré, ou au contraire dans les tissus d’une ortie cuisante, et dans les chairs d’un crapaud visqueux. L’on perçoit ainsi un singulier écho des lointaines distinctions rituelles du Véda ou de l’Avesta. Cependant, outre que leur destinée n’émeut probablement pas outre mesure des particules matérielles privées de conscience, outre que l’insecte fut d’abord larve ou chenille, et que la rose a grandi sous le fumier, il y a tant d’arbitraire dans des classifications qui font noble le lys et impure l’ortie, que nous nous empresserons de voir en tout cela de simples métaphores. Si nous sommes parfois tentés d’y trouver davantage et de faire alors reproche à Wagner pour ses inconséquences, c’est qu’il a eu le tort de donner arbitrairement une forme dogmatique à ces jeux d’esprit dans son catéchisme de la Foi Nouvelle. Le poète demeure au-dessus de toute objection, mais le théologien est moins inattaquable, et il ne saurait s’étonner de rencontrer des contradicteurs.

Cette appréhension devant les renaissances dégradantes apparaît sous une forme singulière dans une épopée que Wagner songea quelque jour à composer sur l’empereur Hadrien, l’ami de la beauté, dont il avait lu une biographie frappante. Il n’a réalisé et imprimé (dans ses Présens votifs) que des fragmens de ce poème, où se fait reconnaître une certaine érudition classique. Là, un prêtre égyptien tient ce discours au César voyageant sur le Nil :


Veux-tu continuer de vivre dans la mort, aussi royalement que tu l’as fait jusqu’ici ? Non pas conscient de toi-même à la vérité, mais jouissant, malgré tout, d’une existence éternelle et assuré de ne t’exposer jamais à la honte, aux tourmens d’une réincarnation vulgaire ? Souhaites-tu de ne pas échanger sans gloire ton être impérial contre la banalité d’une vie humaine peut-être, mais plébéienne sans doute, avec son opprobre, ses misères et ses épreuves ? Fais donc ainsi que nos monarques du passé. Dresse des montagnes de pierres sur l’étroite demeure de ton cadavre, des montagnes de pierres qui soient à jamais indestructibles.


Précaution décevante encore une fois, car le poète et son interprète égyptien oublient trop ici que les pyramides ne sauraient, en tous cas, durer plus que le globe qui les porte. Un jour ou l’autre, s’il faut en croire ses propres leçons, les atomes précieux des Pharaons rentreront dans le torrent de l’être sur quelque monde planétaire ; sans parler des indiscrétions inattendues des archéologues modernes à leur égard, ni des particules de leur chair auguste qui s’égrenèrent au cours de leur vie terrestre, alors que leurs tissus s’émiettaient chaque jour par le jeu des phénomènes biologiques. Nul ne peut se flatter d’éluder les lois égalitaires de la vie et de la mort.

Quoi qu’il en soit de ces grands de la terre, chacun n’a pas la possibilité d’élever des montagnes de pierres sur ses restes mortels, et, chez notre paysan souabe, les usuriers se voient réincarnés bientôt dans les plantes hostiles à l’homme, orties, ou feuilles épineuses, et sont dévorées sous cette forme par les bestiaux, les chèvres et les oies, que l’on sait friandes de ce régal[63].


C’est un symptôme révélateur, un mauvais témoignage, ô homme, que tes sentiers soient marqués par la floraison des orties. Elles croissent sous tes pas, ces hideuses verges brûlantes… elles entourent tes champs de repos, tes cimetières, tes demeures et tes granges. — Jouis donc de l’avant-goût de ton enfer, usurier au cœur impitoyable… Les vaches, les chèvres et les oies seront enfin tes héritières. — O vous, chèvres, du fossoyeur, combien de générations déjà ont passé entre vos dénis, et, pourtant, vous avez toujours et sans cesse réclamé davantage. Quelle ironie ! — Voici qu’elles s’approchent du mur, les deux petites filles du pauvre journalier armées de gros gants d’étoffe et d’une faucille (pour couper les orties). Quels furent donc les propriétaires de ces corps dont les atomes vont bientôt remplir l’auge de leurs oies ?


Voilà qui est assez shakspearien, et Hamlet n’a pas mieux dit.

Si les réincarnations dégradantes sont un châtiment à redouter, la Loi Nouvelle en a de plus immédiates pour qui croit aux menaces de son prophète. Il a trouvé en particulier des accens passionnés contre les cruautés de la chasse, écoutons les conséquences tragiques de la mort du cerf : elles ont un défaut, celui de rappeler un peu trop, et cette fois sans fondement, les punitions météorologiques précédemment décrites.


Une odeur de sang qui s’élève porte un message terrible, monstrueux jusqu’en un astre qui brille au bleu firmament, et vient y troubler le songe bienheureux des divinités. Des cerfs, qui paissaient doucement la prairie, dans le paradis sacré de la forêt, ont succombé sous le plomb du chasseur. Leur cri de mort résonne encore dans la cime des arbres. Et, par toutes les régions de l’air qui en frémissent, court soudain une indignation furieuse et sauvage, elles envoient vers le Nord et vers le Sud la nouvelle du meurtre impitoyable commis sur ces enfans de la Nature. Les nuages accourent menaçans, noires armées, dont les sanglans étendards de flamme marquent l’approche ; ils convergent vers le lieu d’où s’éleva l’appel vengeur…


Alors, dans une série d’imprécations dont la variété et la puissance sont remarquables, le tonnerre réclame aux échos le nom du meurtrier, et adjure tous les refuges naturels de lui refuser un asile. Voici la conclusion de la légende :


Mais, hélas ! la recherche est vaine. Le coupable est à l’abri des menaces, il dort au loin dans son palais de granit… et les vengeurs ne l’ont pas trouvé. Ils ont obtenu pourtant une indication : après son crime, dit-on, il s’est reposé mollement à l’ombre de ce chêne. « Tu lui as prêté ton abri ? » Et tous les éclairs accourent vers l’arbre avec une haine sauvage. « Tu lui as prêté ton abri, à cet homme ? Tiens, voilà ton salaire. » Réduit en poussière, dépouillé de ses feuilles, privé de ses branches, le chêne gît maintenant en débris épars sous le premier rayon de l’aurore, et l’armée vengeresse se disperse.


Plus puissant encore dans son étrange concision est le morceau qui raconte la vengeance des corbeaux contre un autre chasseur : il y a là quelque chose d’inachevé, de suggéré, qui est populaire dans le vrai sens du mot[64] :

Vois, ce sont les corbeaux assemblés. Qu’ont-ils donc à se dire ? Là où la terre fraîchement labourée touche à la lande inculte, la troupe s’est abattue, et l’un d’eux prend la parole : « Vous avez vu comment aujourd’hui, sur la route, les chevaux du chasseur vert ont pris peur. Ce fut un galop furieux à travers monts et plaines, champs et prairies, traînant la voiture versée, jusqu’à ce qu’un laboureur arrêtât l’attelage emporté vers la haie des prunelles. » Dans les rangs de l’assemblée court un murmure enroué : « On l’a transporté sans connaissance au village. — L’Habit vert ? — Oui vraiment. — Mais comment cela s’est-il passé et où sont donc les auteurs de l’accident ? — Ce sont, vous le savez, les fils et les parens de notre camarade Haensel, dont l’Habit vert avait brisé l’aile d’un coup de feu. Ils se tinrent sur le bord de la route, et huit d’entre eux se posèrent sur le même pommier. Au moment favorable, ils s’abattirent tous sous les pas des chevaux, en croassant et en agitant leurs ailes. Le fouet s’échappa de la main du conducteur, puis bientôt les rênes. J’étais posé non loin de là sur une borne. Mais les voici qui descendent de ces peupliers. — Où vous êtes-vous donc attardés si longtemps ? — Nous avons trouvé beaucoup de vers blancs dans le champ que laboure là-bas ce garçon, à grand renfort de coups de fouet.


Et le poète conclut : « Vous avez agi comme des fils vaillans, et j’ai célébré votre action devant le peuple. »

Ailleurs[65], reprenant, pour l’étendre outre mesure, la parabole de la grêle vengeresse, Wagner a peint un paysage glaciaire, avec ses hautes aiguilles de cristal, et ses crevasses d’une éclatante blancheur. Certains chapitres de la géologie lui ont enseigné que notre continent présenta jadis pour quelques milliers d’années cet aspect de désolation et il nous menace d’un retour, cette fois définitif, de l’invasion des frimas.


Ce furent les souffrances de la terre qui engendrèrent autrefois ce royaume de l’hiver… Sous le règne cruel de l’homme, les hordes des assassinés se retirèrent vers le Nord, afin d’y prendre leur séjour de printemps : et, pour la première fois, l’air s’y montra si refroidi. L’aurore boréale, lumière sanglante allumée par ces mutilés, indiqua la façade de leur palais, de l’éternel bastion de glace où s’est retirée l’année de la vengeance… Leurs corps de troupes sans cesse renforcés par l’afflux des victimes nouvelles conquirent insensiblement les régions plus méridionales. Les forêts de hêtres reculèrent d’abord : puis, cédèrent les champs cultivés, et la vigne prit enfin la fuite… Ce fut l’égoïsme qui chaque jour étendit davantage sur le royaume terrestre les glaces de l’hiver[66].

Il y a de la grandeur dans ce symbole : la nature s’est mise pour un temps et se remettra quelque jour à l’unisson de son égoïste et froid monarque humain. Mais voici un ordre de châtimens, qui, à l’antipode des idées scientifiques cette fois, semble un écho des superstitions païennes, demeurées si tenaces chez les populations agricoles et sédentaires de l’Europe. La fête des Morts voit en honneur les rites les plus singuliers dans certains districts de l’Allemagne, car ce jour-là plus encore que les autres, les âmes des trépassés se pressent autour des vivans en quantité innombrable. Wagner nous les montre intervenant sans cesse en nos moindres actions[67].


L’essaim fantomatique ne trahit sa présence par aucun son, et, cependant, bourdonne invisible autour de l’humanité, comme les nuages de moustiques dans le brouillard pluvieux. Ce sont les âmes qui jadis ont pris congé dans la souffrance des vertes demeures de la terre. Trop tôt arrachées de leur corps par la violence, elles sont maintenant envoyées çà et là, messagères, jusqu’à ce que l’huile de leur existence ait cessé de brûler. Parfois, sans te retourner, tu crois entendre un rire moqueur sur tes pas. Le coup de vent qui éteint ta lumière, le pot qui échappe à ta main pour se briser, ces mille riens, ces pièges sans cesse méchamment tendus sous les pas de l’humanité aveugle… sont l’œuvre de ces malins persécuteurs[68].


Voilà qui est puéril, mais la pensée qui résume ces enfantillages est noble et frappante :

Ce n’est pas notre civilisation, simple vernis jeté sur l’intime barbarie de l’aine, qui pourra vaincre la superstition, la crainte des esprits malins : mais seulement cette civilisation future, dont le principe sera de ne créer, jamais, en aucun lieu, la douleur. Car, sans tortures infligées, il n’y a pas de monstres surnaturels.


Enfin, Oswald et Clara, la dernière œuvre de Wagner présente bien encore quelques châtimens allégoriques pour les méfaits du genre humain, mais non sans trahir la visible fatigue que nous avons déjà signalée chez l’auteur des Nouveaux Poèmes. Ces races d’alligators à ressemblance humaine, ces comètes destructrices des mondes nous laissent indifférens et sans émotion.

Considérons donc plutôt à leur tour les récompenses annoncées par le Promeneur du Dimanche aux adeptes de l’Evangile nouveau : elles sont tout à fait aimables en leur riant optimisme. À l’une d’elles, on pourrait même reconnaître encore un certain fondement scientifique, s’il est vrai que la verdure assainit l’atmosphère à la ronde, et que les goûts d’hygiène et de propreté font d’ordinaire bon ménage avec l’amour des fleurs, ou le soin des animaux domestiques. Lisons la charmante idylle de la « Maison préservée par un charme. »


Les entrelacs de feuillage qui s’élèvent jusqu’à son toit protègent la maison de Leuthold, et sa ferme où circule l’air de la liberté. La vigne sauvage, et les treillis du lierre tapissent, en mailles serrées, les vieux murs. Les hangars, l’étable, le puits lui-même et sa margelle sont revêtus de branchages ombreux. Homme, femme, enfans, sont à table : deux chats noirs boivent dans l’écuelle : sur le poirier de la cour, quelques corneilles épient leurs mouvemens avec un bavardage de commères. On entend le bruit d’ailes des volailles et des pigeons dans le poulailler, accompagné du joyeux gazouillement des alouettes, des pinsons et des loriots. Car tout ce qui s’approche, par air ou par eau, est accueilli dans la ferme hospitalière, et, l’hiver, faire demeure toujours ouverte aux petits oiseaux de la forêt, aussi bien qu’aux oies et aux poulets.

Et lorsque l’épidémie vint à sévir par le village, cette maison fut gardée par une troupe d’anges. À l’appui de la fenêtre, l’œillet et l’oléandre se dressaient côte à côte sous leur armure éclatante. C’était une profusion de cohortes verdoyantes, avec casques, écus et t’pieux. Et quand la mort s’est promenée par les ruelles, la garde sacrée lui a interdit le passage, tandis que, sur l’encadrement de la fenêtre, les rouges glaives de flammes végétales lui présentaient leur tranchant.


Nous nous sentons tout disposés à accepter d’aussi encourageantes prophéties. Mais la Foi nouvelle prend un engagement plus audacieux, lorsqu’elle affirme à ses confesseurs[69] qu’ils seront capables de résister à la Mort aussi longtemps du moins qu’ils n’y verront pas eux-mêmes un bienfait et une délivrance. C’est un peu la conception biblique d’un Age avancé et d’une vieillesse patriarcale, récompenses de la fidélité aux lois du Seigneur. Wagner a su toutefois donner à cette idée ancienne une belle forme allégorique[70] :


Qu’importe le nombre de ses années à qui est assuré de conquérir à son gré la jeunesse ? En quoi l’Imperator se préoccupe-t-il de l’humble esclave noir nommé Mort, qui se tient aux portes du palais ? Un mouvement de la main du maître, et le valet indiscret se glissera peureusement au dehors : « Je reviendrai, pense-t-il, car, quelque jour, le maître m’appartiendra pourtant. » Oui, sans doute, quelque jour ; quand l’esclave noir aux cheveux crépus lui apparaîtra comme un bienfaiteur. Quelque jour ? Mais quand cela ? D’autant plus tard qu’on se sera élevé plus près de Dieu. Car elles sont enlevées par leur propre faute, les foules innombrables de l’humanité. Leurs crimes seuls les font sans volonté et sans pouvoir, butin facile pour le brutal valet.

« Ne viens-tu pas m’appeler en rassemblant tout ton courage, téméraire esclave ? Oses-tu bien exiger le commun tribut de moi, qui suis un homme libre ? » Et les flammes de la colère s’élèvent impétueuses. « C’est bien ; je me retire sur l’ordre du maître ; je vais me glisser sans bruit au dehors ; mais je reviendrai de temps à autre pour interroger de nouveau. — Oui, va, Mort. Tu pourras revenir ainsi de temps en temps. Peut-être quelque jour, dans bien longtemps sans doute, ton aspect me semblera-t-il attrayant. Mais quand cela ? Seule ma propre expérience me fixera là-dessus. » Et l’esclave abaisse ses paupières, recule, se retourne et s’éloigne. Les jours passent, les années s’écoulent sans obscurcir le regard du Juste. Et, cependant, chaque heure réclame son butin ordinaire, la mort exigeant, aujourd’hui comme demain, son repas, broyant avidement le tronc des chênes avec la fige des herbes. Qui pourrait compter et redire les retraites effarouchées de l’esclave, avant que l’appel du maître résonne enfin jusqu’au portail : « Ami, tends-moi maintenant la coupe de l’oubli ? »


Ne croit-on pas percevoir, dans la concision énergique de ce langage comme un écho des vaticinations de Zarathoustra sur la joie de vivre et sur la puissance de la volonté ?

Nous ne saurions mieux résumer la morale extensive de Christian Wagner qu’en lui laissant la parole une fois encore et en transcrivant la ballade qu’il a placée, dès les débuts de son œuvre, dans la bouche de son interprète, le bramine[71] :

Si tu veux compter au nombre des plus purs enfans de la terre, de ces bramines qui s’unissent aux élus dans la lumière, il te faut aimer et t’exercer chaque jour à la pitié. Tout ce qui vit et tout ce qui porte un corps est sacré ; que ce soit là ton immuable devise. Demeure plein de respect devant la sainteté du corps, et de joie devant cette œuvre d’art qu’est la vie. Il te faut replacer avec soin dans la terre les plantes qui ont été arrachées et foulées aux pieds. Si tu trouves sur ta route un être abandonné, prends soin de lui, jusqu’à ce qu’il puisse se suffire à lui-même. Si tu rencontres quelque animal sur ton chemin, élève-le dans tes mains pour le bénir, et porte toujours sur toi de la nourriture, afin de soulager ceux qui languissent et ceux qui ont faim. N’épargne jamais aucune peine pour délivrer les oiseaux et les prisonniers, aucun frais pour rendre à leur mère les jeunes animaux que tu vois exposés sur le marché. Veux-tu compter au nombre des pieux habitans de la terre, plante des arbres sur la montagne (œuvre agréable à Dieu) afin que, des hauteurs verdoyantes, descende vers la vallée un souffle de réconciliation. Si un petit enfant t’est né, plante encore un arbre en retour ; attarde-toi volontiers sous son ombre ; quand il verdira et fleurira, songe avec joie que ton fils est absous. Ne brise et ne romps nulle fleur ; demeure plutôt auprès d’elles, rassasie tes regards de ces charmes virginaux, dont la joyeuse existence s’évanouira sitôt dans le néant. Tiens-toi bien loin de ces meurtriers qui jettent à terre les ombrages sacrés, et qui, méprisant la colère d’en haut, diminuent pour eux et pour leur descendance les puissances réconciliatrices. Tiens-toi bien loin de ceux qui, suivant les maximes aveugles et violentes de la Coutume et du Droit, ne prêtent jamais l’oreille à la voix de la pitié. Et, pourtant, il ne faut pas tout supporter en silence ; il faut témoigner courageusement contre les meurtriers et les écraser sous la grêle serrée des préceptes véritables. Si tu accomplis fidèlement tous ces commandemens, tu pourras poursuivre durant de longues années, dans la joie et dans la santé, le cours de ta vie, et porter la robe verte de la réconciliation. Et, de ce jour, ni tigre, ni panthère, ni serpent ne te blessera ; l’ardeur du soleil de midi et les dévastations de la grêle te seront épargnées. Quand tu serais gisant, amaigri et fiévreux, et que la mort même se dresserait près de ta couche, elle devra se retirer à ton gré, jusqu’à ce que, enfin, affaibli par l’âge, fatigué, las de la terre, tu fasses monter au ciel des oiseaux messagers aux ailes de cygne, qui réclameront pour ta lassitude la paix du tombeau. Et, quand tu auras rendu le dernier soupir, des jeunes gens viendront, dresseront joyeusement un bûcher pour ton corps, et diront, au pétillement des étincelles : « Il s’est maintenant plongé dans la mer de lumière. »


Ne se croirait-on pas transporté dans l’Inde, et dans l’atmosphère panthéiste et semi-bouddhique d’un temple de Bénarès ? Après tout, si l’on est décidé, avec Schopenhauer et ses modernes disciples au-delà du Rhin, à confondre la religion et la mythologie, le dogme et la légende, on ne saurait trouver un ouvrier plus ingénieux de la croyance de l’avenir. Et l’on comprend mieux, quand on a constaté la tendance qui pousse l’âme allemande contemporaine à fonder la religion sur l’art, l’importance considérable, le rôle futur si éminent qu’un lettré comme M. Weltrich attribue sans sourciller au modeste cultivateur de Warmbronn, dont la muse paraît bien humble, le souffle bien exigu pour mériter à première vue ces débordemens d’enthousiasme. « Une race viendra, dit ce critique, qui honorera en Wagner un voyant, un éducateur de la pensée et du sentiment humain, tel qu’on en a peu vu de semblables : un saint de la vie et un grand prêtre du beau. »

De plus, la foi nouvelle rencontre en ce moment à l’autre extrémité de l’Allemagne, dans l’atmosphère brumeuse de la capitale de l’Empire, un écho si fidèle, qu’il faut lui reconnaître un véritable fondement dans les besoins actuels de l’âme germanique. Un homme dont le passé est aux antipodes de celui du paysan souabe, dont l’existence agitée et sans cesse engagée dans la mêlée la plus ardente des idées du temps présent forme un parfait contraste avec la vie uniforme du cultivateur de Warmbronn, le docteur Bruno Wille, qui fit tant de bruit dans Berlin, il y a quelque dix ans, par ses démêlés avec Bebel et son expulsion du parti socialiste, qui dirige depuis lors la « Communauté de la libre religion » avec ses nombreux adeptes, son culte d’aspect protestant et ses doctrines de libre pensée, Wille s’est engagé, consciemment ou non, depuis quelque temps, sur les traces de Christian Wagner. Ce grand Prussien, à la carrure puissante, aux allures originales, habitué à manier les foules industrielles des faubourgs, s’est pris à caresser doucement, comme le frêle Wurteinbergeois, les humbles plantes des campagnes, à réclamer d’elles leurs secrets. Et leur réponse concorde avec celle dont le Promeneur du Dimanche a perçu le murmure discret. Déjà l’Ermitage sur la lande aux pins, Ermite et Compagnon avaient annoncé cette évolution chez le bouillant canotier du Krampensee. Les Révélations du genévrier[72], tel est le titre du roman en deux volumes que ce fondateur de secte vient d’offrir aux méditations de ses fidèles. Or, sa religion actuelle paraît se confondre sensiblement avec celle dont nous venons d’entrevoir les grandes lignes dans une œuvre plus vieille de quinze années. Deux interlocuteurs, le poète Bruno, et le savant médecin Oswald, — c’est précisément le pseudonyme de notre paysan, attribué toutefois au représentant de la pensée adverse, — prêtent ensemble l’oreille aux leçons du genévrier, arbuste familier des sables de la Marche de Brandebourg, cet « ermite méditatif, » dit l’auteur par une comparaison dont l’accent nous rappelle à lui seul celles qui nous sont devenues familières sous la plume de l’Oswald souabe. Il y a toutefois plus de prose que de vers dans ces capricieuses improvisations, et, malgré la bonne volonté de Wille, le ton se ressent parfois du voisinage de la Sprée ; mais il prétend à son tour nous offrir ici plus et mieux que de la littérature ; il apporte toute une religion, une « dévotion nouvelle, » qui ne peut être enseignée, car elle doit être vécue, pour ainsi dire, et acquise directement par un effort personnel. Il faut laisser agir sur soi la nature, écouter ses révélations, afin de reconnaître la parenté, la fraternité de sang qui unit tous les êtres, et de saluer l’âme universelle. L’acte principal du nouveau service divin consistera à pénétrer l’esprit d’un paysage, à acquérir la conviction que rien là n’est passager, et que chaque individu survit indestructible dans le grand Tout. Il faut enfin devenir des hommes de la nature, « des voyans universels, » tels que jadis les pasteurs de la Haute-Asie abîmés dans la contemplation du feu ; tels que furent à leur tour Platon, Giordano Bruno, Gœthe, et les grands hommes qui ont su pénétrer l’essence du monde. Tout cela nous était déjà connu, et, si nous parcourions quelques-unes des rares poésies dont s’égayent les considérations de l’auteur, telle que les Racines fraternelles, par exemple, qui interprètent dans un sens panthéiste les murmures des plus autour d’un ermitage isolé, nous croirions retrouver jusqu’à la forme concise et schématique de Christian Wagner. Il serait facile de pousser plus loin un parallèle que nous nous contentons d’indiquer ici, satisfait d’avoir souligné une concordance, ou une imitation, qui apportent au Promeneur du Dimanche un témoignage nouveau de la modernité, sinon de la solidité, de sa doctrine.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. D’après saint Augustin.
  3. Weihegeschenke, 38.
  4. Ibid., 101.
  5. Sonntagsgaenge. Promenades du Dimanche, 1, 13.
  6. C’est une allusion à l’origine orientale de cette plante.
  7. Sonntagsgaenge, 1. Préface.
  8. Voir Beitage zur Allgemeinen Zeitung. 20 octobre 1886. Moderne Mythenbildung. Ajoutons que les mythes floraux tiennent déjà une grande place dans les livres sacrés de l’Inde. « Les herbes qui ont Soma pour roi, » dit le Rig-Veda. Et Soma, la boisson enivrante des sacrificateurs, est souvent la Lune, fleur d’argent dont la racine se nomme la Nuit. (Voir Gobineau, Hist. des Perses, I, 56.
  9. Martin der Mann, p. 135. On vient de réimprimer avec grand succès en Allemagne un ouvrage vieux déjà de cinquante années : Nanna, ou l’âme des plantes, de Fechner ; l’auteur va jusqu’à attribuer au monde végétal, non seulement un principe spirituel, mais même une existence consciente.
  10. La brièveté ordinaire du mètre de Wagner et les particularités de la syntaxe allemande interdisent presque toujours une traduction vers par vers.
  11. Sonnfagsgaenge, I, 31.
  12. Ibid., I, 5.
  13. Sonntagsgenge, I, 10.
  14. Sonntagsgaenge, I, 26.
  15. Le nom français de cette dernière plante est Pied-d’alouette. — Entraîné par sa préoccupation ordinaire, le poète ne peut ici s’empêcher de personnifier d’autres plantes qui croissent également dans les blés mûrs, bien que ces acteurs superflus ne jouent aucun rôle dans le récit probablement écrit par lui au préalable.
  16. C’est encore le nom d’une fleur rustique.
  17. III, 29. — A défaut d’autres indications, nos numéros romains se rapportent aux trois recueils des Promenades du Dimanche.
  18. II, 3.
  19. C’est une croyance populaire en Souabe que le soleil se montre sans faute au Jour des Morts avant de se cacher pour la durée de l’hiver.
  20. 1, 19.
  21. Voyez 2e recueil. Promenades, 10, 25 et 26.
  22. Voyez 1er recueil. Promenades, 33 et 36.
  23. III, 20. La Légende des fraises.
  24. III, 13.
  25. I. 12.
  26. I, 18.
  27. II, 13.
  28. II, 4.
  29. II, 20.
  30. Oswald et Clara. — Rüeckblick. — Dans les Nouveaux Poèmes.
  31. II, 25.
  32. I, 14.
  33. III, 8.
  34. I, 22.
  35. I, 37.
  36. Nouveaux Poèmes.
  37. Nouveaux Poèmes, page 127.
  38. I, 3.
  39. III, 2.
  40. Sonntagsgaenge. 1, 18 et 23.
  41. l. 30.
  42. Nouveaux Poèmes, page 164.
  43. III, 12.
  44. Nouveaux poèmes, p. 146.
  45. Page 124.
  46. III, 39.
  47. Présens votifs, p. 101.
  48. Présens votifs, p. 39.
  49. Ibid., p. 23.
  50. III, 57.
  51. III, 19.
  52. II, 20, III, 18. etc,
  53. I, 20.
  54. III, 18.
  55. II, 20.
  56. Nouveaux Poèmes. — Réincorporation.
  57. I, 7.
  58. II, 13.
  59. II, 10.
  60. Présens votifs, p. 37.
  61. III, 24.
  62. III, 34.
  63. II, 23.
  64. I, 39.
  65. III, 34.
  66. Joseph de Maistre, qui n’est pas exempt de tendances mystiques, a fait de la guerre entre les hommes la rançon de leur cruauté envers les animaux, et il a exprimé cette idée dans un style, qui rappelle celui de Wagner. On lit dans le septième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Au-dessus des nombreuses races d’animaux, est placé l’homme, dont la main destructrice n’épargne rien de ce qui vit… Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous… lui a qui il a été déclaré qu’on redemandera jusqu’à la dernière goutte du sang versé injustement par sa main ? C’est la guerre qui accomplira le décret. N’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang ?… Si la justice humaine frappait tous les coupables, il n’y aurait point de guerres, mais elle ne saurait en atteindre qu’un petit nombre, et, souvent même, elle les épargne, sans se douter que sa féroce humanité contribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre aveuglément non moins stupide et non moins funeste travaillait à éteindre l’expiation dans le monde. La terre n’a pas crié en vain. La guerre s’allume. L’homme saisi tout à coup d’une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille, sans savoir ce qu’il veut, ni même ce qu’il fait. Qu’est-ce donc que cette horrible énigme ?… »
  67. I, 35.
  68. Ces idées sont anciennes en Allemagne, si nous en croyons l’ouvrage fort populaire des Révélations écrit par le bon abbé Richalmus, qui florissait en Franconie vers 1270. A l’entendre, l’homme est environné d’autant de démons qu’un nageur plongé dans la mer a de particules d’eau autour de son corps, et ces petits malins interviennent sans cesse dans les circonstances les plus triviales de la vie domestique, surtout de la vie conventuelle. » Lorsque je m’assieds pour faire une lecture spirituelle, écrit-il, les diables font que l’envie de dormir me prend. Alors, j’ai pour coutume de sortir mes mains hors de mes manches, afin qu’elles deviennent froides, et que cette sensation puisse chasser le sommeil : mais ils me piquent aussitôt sous mes habits, à la façon des puces, et attirent ma main à l’endroit piqué : en sorte qu’elle se réchauffe et que ma lecture redevient nonchalante. » Roskoff, Geschichte des Teufels, Wien, 1869.
  69. Neuer Glaube, 5.
  70. II, 30.
  71. I, 8.
  72. Offenbarungen des Wachholderbaums, Leipzig, 1901.