LE PAYSAN POÈTE
DE LA SOUABE

I
LA MÉTEMPSYCOSE EN ALLEMAGNE

Il y a quelques mois, j’eus l’occasion de traverser Heidelberg, où je vais cultiver parfois de précieux souvenirs intellectuels, et je rendis visite à un ancien camarade de l’Université, aujourd’hui « privat-docent » fort apprécié de ses collègues et de ses auditeurs. On fera de lui au premier jour un professeur « extraordinaire, » en attendant la chaire « ordinaire, » et tous les honneurs de la carrière savante, Hofrat, Geheimrat, couronnés sans doute par la distinction suprême du titre d’Excellence. Cette Excellence en herbe n’a pourtant rien du pédant à lunettes que le seul nom de sa profession évoque infailliblement dans l’esprit de mes compatriotes. C’est un jeune homme très moderne : fils d’un riche banquier de Cologne, il a préféré, au grand désespoir de sa famille, l’atmosphère des bibliothèques à celle des bureaux d’affaires ; assez cosmopolite d’ailleurs par ses origines, il fait aussi bonne figure dans une battue de lièvres « au chaudron » que sur le terrain accidenté d’un golf, et dans l’intimité d’un salon parisien où l’on cause qu’à la soirée d’apparat offerte annuellement par le Rector magnificus de la Ruperta-Carola.

Ne croyez pas davantage qu’il ait été jadis un étudiant à pipe de porcelaine, attablé devant son pot de bière, et portant la minuscule toque ou l’écharpe multicolore de quelque corps aristocratique, avec, sur sa joue imberbe, les éraflures honorables de mainte tranchante rapière. Non ; c’était alors un garçon d’aspect débonnaire sous son chapeau de feutre mou, et à l’aise dans son complet anglais bien confortable, préférant comme moi-même la promenade hygiénique du milieu du jour à la salle étouffante des Mensuren, et jugeant que toutes les traditions baroques du « Comment, » salutaires peut-être dans le passé, ne sont aujourd’hui qu’occasions incessantes de flânerie, et certitude de perte de temps. Ce n’est pas qu’il manque d’enthousiasme, bien au contraire : il possède cette passion persévérante et froide pour la discipline une fois choisie qui a fait les triomphes de l’érudition germanique, comme ceux du corps des officiers prussiens. Cet homme a d’ailleurs des clartés de tout ; je l’ai vu travailler dans les salles de dissection de la faculté de médecine, comme dans les serres admirablement garnies de ce beau jardin botanique qui s’étend au couchant vers le Rhin. Néanmoins la philologie orientale a gardé ses préférences, et la civilisation de l’Inde antique est l’objet de son cours à l’Université.

Il habite, près de l’Anlage aux frais ombrages, une coquette villa dont les fenêtres ont vue sur les pentes vertes du Heiligenberg, vêtues de taillis et de vignes, couronnées par la tourelle de grès rouge qu’y ont dressée les soins de l’ « Association d’embellissemens » de la région. Sur les flancs de l’escarpement, on distingue ce Chemin des philosophes, que nous avons souvent arpenté de compagnie. Là méditèrent Creuzer, Bluntschli, Helmholtz, Bunsen et Treitschke. Là, trois quarts de siècle avant nous, Victor Cousin, dans l’ardeur de sa jeunesse philosophique, se promena longuement aux côtés de l’élève favori d’Hegel, Carové, commentant la nouvelle Encyclopédie, cherchant à obtenir du disciple les éclaircissemens que lui refusait la réserve ironique du maître. En y montant par l’étroite Hirschgasse, propre aux duels d’étudians, on voit des files de petits cyprès sombres qui escaladent devant vous les pentes de gazon, et semblent les spectres de ces Illustres, revenus pour montrer aux générations grandissantes la voie de la sagesse.

C’est en face de ce paysage à la fois historique et familier que je m’étendis bientôt dans un vaste fauteuil de cuir, près du large bow-window dont s’éclaire la riante bibliothèque de mon ami ; c’est là que je me pris à l’interroger sur ses travaux récens et sur l’évolution de sa pensée. Je savais combien le champ des recherches védiques est en ce moment retourné en tous sens, par les efforts de l’Allemagne érudite ; mais les vastes espoirs du jeune savant m’étonnèrent néanmoins : il revenait précisément d’un séjour de quelques semaines auprès de son éminent maître et confrère, le professeur Deussen, de Kiel.

— Cet homme extraordinaire, me dit-il, rappelle les Titans du début de notre siècle, les Grimm, les Humboldt, par l’ampleur de ses plans et par l’intrépidité de ses projets. Il prépare une histoire générale de la philosophie, considérée surtout dans ses rapports avec la religion, et il a mis vingt ans à pénétrer les seuls débuts de la pensée hindoue. Il l’a fait d’ailleurs de façon définitive, et ne laisse guère à glaner derrière lui. Sa « philosophie des Oupanischads, » qui couronne cette première partie de son œuvre, a arraché un cri d’admiration et d’espérance à nos modernes réformateurs religieux.

— Eh quoi ! objectai-je avec étonnement, en seriez-vous encore à implorer de l’Inde ses leçons métaphysiques pour en tirer une foi aristocratique et raffinée ? Ce genre de snobisme n’a pas gardé longtemps chez nous le sceptre de la mode.

— C’est que vous apercevez la pensée de l’Extrême-Orient à travers les messes bouddhiques du Musée Guimet, avec leur assistance bien parisienne et leurs chuchotemens académiques. Ici, nous sommes plus lents à nous émouvoir, mais aussi plus tardifs à nous désabuser. Je ne parle pas tout à fait pour moi en ce moment, car, est-ce l’effet de mes fréquentations anglo-françaises ? j’apparais aussi sceptique à certains de mes compatriotes que vous allez me juger au contraire naïf et facile à séduire. Sachez cependant que l’œuvre du professeur Deussen a été saluée parmi nous comme l’aurore d’une seconde Renaissance, bien plus radicale en ses conséquences que son aînée du XVe siècle, car elle est destinée à renouveler enfin de façon efficace la pensée religieuse que la première s’est, en somme, montrée incapable d’engager dans une voie féconde.

— Oh ! vous nous annoncez cette Renaissance-là depuis tantôt un siècle : ne fut-ce pas la promesse de Schlegel, lors des débuts embarrassés de la science védique ? Et nous ne voyons toujours rien venir. D’ailleurs, je vous trouve sévère pour cette première Renaissance, et, quoique je vous sache protestant, pour sa conséquence directe, la Réforme.

— Peuh ! le protestantisme n’est pas en vénération parmi les ouvriers de la rénovation religieuse. Vous savez les réserves de Richard Wagner et les anathèmes de Nietzsche contre ce plébéien de Luther. Sa doctrine « abstraite, casuistique, dogmatique, infectée de superstitions romaines » n’apparaît plus aux penseurs dont je parle comme une force vivante.

Quant à être sévère pour le Quattrocento, je lui suis au contraire fort indulgent en lui laissant son nom traditionnel. Vous n’ignorez pas qu’aux yeux de nous autres Germains, qui, de plus en plus, sentons « mûrir en nous l’Aryen conscient, » la véritable Renaissance, ce fut l’invasion d’Alaric et de Théodoric, l’apparition du Barbare dans l’histoire du monde ; tandis que la prise de Constantinople n’a été que le signal d’un retour offensif de l’idéal classique grec et romain, catastrophe funeste à la libre évolution de la culture germanique.

— Voilà du moins qui est parler clairement. Ainsi donc, reniant les Grecs ou les Romains dégénérés, et plus encore les traditions sémitiques de l’Ancien Testament, vous entendez vous remettre à l’école de ces imposans Aryas, de ces aristocrates instinctifs qui ont dompté l’Inde et créé la métaphysique du Véda. J’ai entendu parler vaguement de tout cela, car je m’efforce à suivre de loin le mouvement intellectuel de l’Allemagne. Mais j’avoue avoir été très frappé par un argument que vous ne rejetterez pas sans examen, car je l’ai trouvé dans la bouche d’un de vos plus éminens confrères en indologie. J’ai lu récemment la leçon inaugurale du professeur de Schroeder, appelé à occuper la chaire de philosophie indoue à l’Université de Vienne, et, si ma mémoire est fidèle, il s’exprimait à peu près en ces termes : « Quelques chrétiens sincères croient voir une menace sérieuse dans la campagne entreprise en faveur du bouddhisme ou dû brahmanisme. Elle me laisse beaucoup plus rassuré. Ces doctrines ne peuvent constituer un danger véritable pour le christianisme, parce que les conditions primordiales d’existence leur font défaut. La rédemption que le Bouddha enseigne et apporte à ses disciples ne tend qu’à les exempter des nécessités de la métempsycose. Là où n’existe pas la croyance à la métempsycose, cette rédemption-là n’a pas de sens. On peut bien s’intéresser au Bouddha, au bouddhisme, à la pureté de sa morale, se passionner pour lui, l’étudier avec enthousiasme. Tant qu’on ne croit pas à la métempsycose, c’est une absurdité de se faire bouddhiste. Et peu nombreux sans doute sont ceux qui prévoient le triomphe prochain de cette croyance en Europe. »

Je m’arrêtai, tout fier de mon érudition de fraîche date, en jetant sur mon ami un regard triomphant. Il eut un sourire sardonique : « Peu nombreux ! » répéta-t-il avec ironie : au train dont les choses marchent, ils seront bientôt innombrables, au contraire. L’esprit humain tourne toujours dans le même cercle, et ne renouvelle guère ses conceptions métaphysiques ; à l’heure actuelle, la métempsycose semble ramenée au pinacle par l’allure désordonnée de la roue philosophique. Ecoutez, poursuivit-il, puisque le soleil est encore trop chaud au midi, sur le Chemin des philosophes, pour que nous allions y chercher de compagnie nos vieux souvenirs d’étudians, puisque nous n’avons rien de mieux à faire pour l’instant, je veux vous édifier sur la métempsycose, afin de vous guérir des assurances téméraires et des argumens irréfutables. Vous me pardonnerez si ma causerie prend des allures de conférence, ou ma voix des intonations de pédant : c’est le pli professionnel, et je m’efforce à l’accentuer de mon mieux dans l’intérêt de mon avenir universitaire, car je n’aurais que trop facilement ici réputation de légèreté dans le jugement et de gallicisme intellectuel.

Et d’abord examinons un peu quelle est la source de la croyance à la migration des âmes. Notez-le, d’ailleurs, c’est mon opinion personnelle que je vous donnerai sur ce point, car la question reste ouverte, et la science des origines est sujette aux palinodies. Quel est donc, à mon avis du moins, le fondement probable d’une opinion si répandue, qu’on a pu, sans trop d’audace, l’étayer de ce vieil argument des théodicées classiques : le consentement universel de l’humanité ? Pour croire à la migration des âmes, il faut, au préalable, concevoir quelque chose d’analogue à l’âme, et les premières formes de la métempsycose doivent être cherchées dans l’animisme des hommes primitifs. Un vague pressentiment de l’existence d’un principe spirituel semble s’être développé chez les peuples barbares par la réflexion sur le phénomène du sommeil et du rêve. Au réveil, n’apprenait-on pas par le témoignage de ses proches qu’on était demeuré bien paisiblement étendu sur sa couche, tandis qu’on gardait le souvenir d’aventures merveilleuses ou terrifiantes, de plaisirs goûtés ou de périls rencontrés en songe ? De là cette conclusion naturelle que quelque chose qui n’est pas le corps, une sorte de double, s’échappe de lui durant le sommeil pour mener quelque temps une existence indépendante. Ces idées tiennent une grande place dans la philosophie védique, et y apparaissent bien clairement comme une survivance du passé de la race. Deussen nous a donné là-dessus des indications précieuses[1]. Pendant le sommeil accompagné de rêves, disent les vieux brahmanes, l’esprit abandonne le corps et « erre où il lui plaît, » à ce point que, parfois, il retrouve difficilement le chemin qui le ramènera vers son propriétaire légitime. « Tantôt il plaisante avec les dames, tantôt il joue sur son char en compagnie de quelques amis, sans plus songer à cet appendice matériel, le corps, qu’il a laissé au logis. » Puis, après cette période de récréation, vient le sommeil profond que n’accompagne aucun rêve : « Comme un faucon ou un aigle ayant longtemps plané dans les cieux replie ses ailes fatiguées et se dispose au repos, » ainsi l’esprit se hâte vers cet état, où, endormi, il ne ressent plus de désir, et ne « voit plus d’image de songe. » C’est là en somme une fine analyse de phénomènes encore aujourd’hui mystérieux.

— En effet, — repris-je intéressé par ce début, et, à titre de confirmation à l’appui de semblables vues, — il ne serait pas difficile de relier ces antiques conceptions populaires aux superstitions du vampirisme, de la lycanthropie, du pouvoir des loups-garous, enfin du sabbat des sorciers. Tout cela repose évidemment sur l’opinion que l’esprit peut être occupé au dehors à quelque action malfaisante, tandis que le corps de son propriétaire repose innocemment au logis.

— Vous l’avez dit ! Mais ces vues naïves se sont bientôt élargies par la considération de l’analogie si frappante qui existe entre le sommeil et la mort. La vie ne serait-elle qu’un rêve un peu plus prolongé que ceux de nos nuits ? se demande encore de nos jours la philosophie la plus scientifique, la mieux armée d’instrumens de mesure et d’appareils de précision. L’esprit, après la mort, ne mène-t-il pas d’une façon plus prolongée la même existence que durant le songe ? se dirent les tribus sauvages du passé. De là le culte et la crainte des âmes des ancêtres, considérées comme errantes autour du théâtre de leur existence passée : animées le plus souvent de projets de vengeance envers leurs ennemis, parfois aussi d’intentions bienveillantes à l’égard de leurs descendans.

Cependant, les imaginations grossières de ce temps ne pouvaient se représenter l’esprit que sous une forme matérielle, et on arriva sans doute assez tard à la conception plus éthérée qui identifie l’aine avec la respiration ou le souffle, spiritus, afin d’expliquer qu’elle demeure invisible, comme l’est en effet l’haleine du vivant. Auparavant, on la revêtit d’ordinaire d’une apparence plus tangible ; ne voit-on pas, par le contenu des anciennes légendes, qu’il est possible de s’en emparer, de l’aspirer, de l’anéantir ? Après la mort, elle demeure quelque temps encore à côté du défunt, elle peut rentrer en lui, et ne l’abandonne que pour errer aux environs de sa demeure, ou de son monument funèbre. Elle se pose alors volontiers sur les arbres voisins, sous la figure d’un oiseau ou d’un être ailé fantastique. Néanmoins la forme la plus pratique pour satisfaire les différens caprices qu’on lui prêtait sembla celle du serpent, car un reptile est propre à se glisser facilement par la bouche au dedans de notre enveloppe charnelle. Enfin, pourquoi l’esprit du mort ne pourrait-il s’insinuer, cette fois pour tout le cours d’une existence nouvelle, dans un autre corps d’homme, d’animal, de plante, dans un objet inanimé au besoin ? Telle est l’origine probable de la croyance à la migration des âmes.

— Véritablement, dis-je au jeune savant, vous ne présentez pas sous des couleurs flatteuses les débuts dans le monde d’une doctrine que vous dites appelée à un si grand avenir, après avoir joui d’un si glorieux passé.

— C’est que, différent de quelques enthousiastes, en qui la mauvaise foi se glisse à la faveur de leur exaltation, j’aime avant tout la vérité. Encore n’ai-je pas terminé ma leçon, et vais-je sans doute vous révolter bien davantage, car j’estime que l’âme, oiseau ou serpent, représente déjà une forme poétique et gracieuse de l’animisme. Les débuts en sont plus bas encore. On a sans doute placé tout d’abord le principe spirituel d’une façon diffuse dans les os, dans le sang, dans les muscles du vivant. Par là se fit jour cette idée que quiconque mangeait les chairs d’un animal noble ou, mieux encore, d’un homme d’énergie, s’incorporait sa force, son courage, son esprit fertile en expédiens. D’où le cannibalisme par hygiène morale, en quelque sorte, tel qu’on le rencontre chez certaines peuplades. Dévorer un guerrier valeureux, c’est augmenter sa valeur personnelle. Enfin, poussant plus loin cette logique dégoûtante, on en vint à considérer comme siège actuel de l’âme des ancêtres, et à honorer d’un culte, non pas encore les oiseaux diaprés, ou quelque chimère de légende, aux formes héraldiques, mais bien les hideux mangeurs de cadavres, hyènes, chacals, vautours ; ou les mangeurs d’hommes vivans : requins, crocodiles, loups, ours. Ceux-là furent les dieux primitifs du fétichisme.

— Vous mettez, dis-je, à l’épreuve ma sensibilité nerveuse, et il faut un estomac robuste pour écouter sans nausée la genèse de la religion de l’avenir.

— Rassurez-vous, vous avez dépassé l’instant le plus pénible en votre apprentissage, et vous demeurez libre d’ailleurs de rejeter mes suggestions. Vous auriez pour vous le sentiment de notre maître à tous, M. Deussen. A son avis, la métempsycose védique a une origine toute morale. Le spectacle du vice récompensé par le succès, de la vertu si souvent mal partagée en ce monde, aurait amené les penseurs de l’Inde à concevoir des peines ou des récompenses dans une nouvelle vie terrestre. Seulement il s’abuse, à mon gré, et à celui d’autorités telles que MM. Oldenberg ou Konow, car il demeure incapable d’expliquer les antiques légendes populaires qui concordent si bien avec mon système : l’âme de la mère bouddhique mourante qui passe dans une femelle de chacal ; les ancêtres qui se promènent dans l’insecte voletant autour de leur sépulture, ou même qui « se glissent vers la racine des plantes. » Impossible, n’est-il pas vrai, de confondre davantage l’âme avec les restes du corps qui, sous forme de substances chimiques mises en liberté par la dissolution finale, vont nourrir les végétaux du voisinage. Aujourd’hui encore, les l’arsis de l’Inde, adeptes d’une des plus vieilles religions du monde, abandonnent leurs morts dépouillés au bec des vautours, sur ces sinistres tours du silence qui se dressent aux approches des grandes villes indoues, estimant que le défunt se réincarne ainsi sans retard, et retrouve plus vite le bienfait de la vie.

J’ai terminé mon cours d’origine. Telles furent les sources d’une des croyances les plus tenaces de l’humanité.

Sans place bien définie dans le védisme, qui est amoral en somme, comme Deussen le reconnaît lui-même, elle a reçu du Bouddha seulement cette forme admirable du Karma, qui attache à toute action bonne ou mauvaise sa récompense ou son châtiment dans cette vie ou dans une autre, en sorte que le malheur du juste, qui ne semble pas mérité au spectateur ignorant, le fut pourtant par lui dans quelque existence antérieure aux yeux de celui qui sait, et n’est autre chose que l’achèvement d’une expiation nécessaire au triomphe de la justice immanente. « Et, quoi que l’homme puisse accomplir, action maudite, œuvre noble, il demeure partout l’héritier, l’héritier de sa propre conduite, » chantent les moines bouddhistes dont les hymnes ascétiques nous ont été récemment traduits par Neumann[2]. Frein puissant et efficace aux passions violentes d’une époque brutale. Cependant, par Pythagore, la métempsycose a passé dans la philosophie grecque, où elle a trouvé la fortune que vous savez. Peut-être ce penseur avait-il voyagé dans l’Inde, mais peut-être aussi travailla-t-il simplement sur le même fonds d’antiques croyances aryennes, avec des dispositions d’esprit analogues à celles de ses lointains parens du Gange, ainsi que l’a soutenu récemment M. Laudowicz[3].

— Oui, approuvai-je alors, en cette question comme en tant d’autres du même ordre, telle que l’origine de l’alphabet par exemple, la science contemporaine tend de plus en plus à remplacer d’hypothétiques emprunts à des nations lointaines par la parenté de race, et par la tradition semblablement élaborée d’ancêtres communs.

— Faut-il voir aussi, comme vous le dites, quelque vague écho du passé de la race aryenne dans la Renaissance de la métempsycose en Europe depuis le milieu du siècle dernier ? Vous la rencontrerez chez Lichtenberg, chez Hume, dans l’Education du genre humain de Lessing, dans la Palingénésie du naturaliste genevois Bonnet. Le beau-frère de Goethe, Schlosser, nous a laissé un dialogue sur ce sujet. Et Gœthe lui-même écrit à Wieland eu le prenant pour confident de ses amours (1776) : « Je ne puis m’expliquer autrement que par la métempsycose l’influence, le pouvoir que cette femme exerce sur moi. Sans doute nous avons été autrefois mari et femme, et nous en avons maintenant le souvenir voilé d’une brume d’apparition. Je ne connais pas de nom pour notre cas : passé, futur, le grand Tout ? » La fiancée de Novalis, une petite fille à peine échappée de l’école, « ne croit pas à la vie future, mais à la métempsycose. » Et Jean-Paul a abusé de ces moines artifices dans son roman de Sélina, dont Schopenhauer raille si amèrement l’absurdité. En tout cela, il y a une bonne part de littérature, je vous l’accorde : mais Mme de Staël trouva cette croyance plus sérieusement établie parmi nous.

— Cela est vrai, dis-je, et j’en tombe d’accord, car mes souvenirs de son Allemagne sont assez précis. Elle considère la métempsycose indoue comme empreinte d’une profonde tristesse. Les œuvres d’art de ce pays, dit-elle, montrent partout, dans les animaux, dans les plantes, la pensée captive et le sentiment renfermé s’efforçant en vain à se dégager des formes grossières et muettes qui les enchaînent. Aussi le système du physicien Schubert lui semble-t-il plus consolant, pour avoir du moins représenté la nature comme une métempsycose ascendante, où, depuis la pierre jusqu’à l’existence humaine, on reconnaît une promotion continuelle, entraînant le principe vital de degrés en degrés vers le perfectionnement le plus complet. Elle constate encore que, afin de conserver quelque idée religieuse au sein de la nature déifiée, l’école de Schelling suppose que l’individu périt en nous, mais que les qualités intimes qui lurent notre partage rentrent dans le grand Tout de la création éternelle. — Tout cela est bien nébuleux, bien germanique, serais-je tenté de dire, si, sous l’influence de votre grande école philosophique, nous n’avions eu nous aussi notre crise de mysticisme vers le premier tiers du XIXe siècle. Il faut l’avouer, on a vu Jean Reynaud, Pierre Leroux, leur docile élève George Sand et sa Consuelo, Victor Hugo lui-même, Lamennais, le Père Gratry peut-être, et bien d’autres, pencher plus ou moins ouvertement vers les doctrines de la migration des âmes. — Même Enfantin, dans sa vieillesse rangée et bourgeoise, affirmait à ses disciples ébahis qu’il se souvenait d’avoir été saint Paul. — Mais notre esprit logique et précis se pose plus clairement que vous autres la question de l’avenir réservé aux âmes voyageuses. Mme de Staël s’attardait déjà à cette objection angoissante, après avoir analysé les vues de Schelling. « Cette immortalité-là, écrit-elle, ressemble terriblement à la mort. Voudriez-vous donc, disent-ils en Allemagne, ressusciter avec toutes vos circonstances actuelles, renaître baron ou marquis ? Non, sans doute, mais qui ne voudrait renaître fille et more ?… Sur ce point le christianisme se proportionne à tous les esprits, et répond, comme un confident, aux besoins individuels de notre âme. »

— Vous avez raison, reprit mon ami, c’est là un caractère décisif dans les systèmes qu’il nous faut examiner, et nous allons dès à présent distinguer deux sortes de migration des âmes, suivant qu’elle s’accompagne ou non de souvenir. Avec Schopenhauer, nous appellerons métempsycose, à proprement parler, celle qui implique une mémoire plus ou moins confuse du passé ; je réserverai le nom de palingénésie à celle qui demeure inconsciente et impossible à constater en notre personne.

Les Indous et les Grecs, faisant voyager l’âme tout entière, ne pouvaient la concevoir dépouillée de son intelligence, de sa conscience, de sa mémoire, comme nous verrons que d’autres l’ont fait plus tard. Mais, direz-vous, comment expliquaient-ils alors ce fait d’expérience, que nous ne gardons nul souvenir de nos existences antérieures ? Afin de tourner cette difficulté, ils admirent d’ordinaire un souvenir vague et confus, obscurci par le difficile passage de l’au-delà. Les grands hommes seuls, grâce à la puissance de leurs facultés, possédèrent le privilège d’une mémoire plus nette que le commun des mortels. Ainsi, le Bouddha énumérait ses incarnations passées, et Pythagore, mis en présence des armes d’Euphorbe, se souvint obscurément d’abord, et plus nettement ensuite, qu’il les avait portées jadis, alors que son âme habitait le corps du héros troyen. — Aujourd’hui encore, ces singulières réminiscences de faits antérieurs à notre naissance se présentent parfois, dit-on, en certaines intelligences impressionnables. Les néo-sensualistes contemporains attribuent tout simplement ces phénomènes à l’hérédité cérébrale. Mais les esprits imaginatifs seraient assez disposés à y trouver comme jadis un argument en faveur de la migration des âmes. C’est l’opinion de mon ami, M. d’Oppeln Bronikowski[4].

— Souvenir vague, interrompis-je alors, vous l’avouez vous-même, vague est bien le mot qui caractérise de semblables argumens. L’esprit moderne n’est pas près de s’en contenter, et je ne vois guère que les spirites qui en pourraient être satisfaits.

— Ne dites pas de mal des spirites ! s’écria mon interlocuteur. Ici nous les prenons parfois au sérieux, et leur chef, le Dr Karl du Prel, qui vient de mourir, était fort écouté dans le monde philosophique. Il n’y a pas si loin en effet des doctrines de notre maître Schopenhauer, qui voyait dans les tables tournantes la démonstration de son système, aux enseignemens de cet ancien lieutenant bavarois, parti, lui aussi de l’idéalisme transcendantal, pour aboutir à une sorte de spiritisme doctrinal, aux allures scientifiques et darwiniennes. Après tout, le « corps astral, » dont il dote chacun de nous, ressemble singulièrement à cette « Volonté » dont le philosophe de Francfort a fait le principe de notre être. — Mais je m’égare, et ces considérations nous entraîneraient trop loin de notre sujet. Aussi bien, il demeure entendu que nous laissons de côté le spiritisme, même sous sa forme indoue et sous l’égide de Mrs Annie Besant. Il nous donnerait en effet trop beau jeu pour recruter dans ses rangs des adeptes à la migration des âmes ; nous n’avons pas besoin de ces auxiliaires : les cadres de notre armée se sont constitués sans leur concours.

Revenons à notre sujet. Vous n’acceptez pas la migration accompagnée de mémoire, et vous êtes en somme dans votre droit, puisque l’expérience journalière semble vous donner raison. Vous rejetez la métempsycose ; mais que direz-vous de la palingénésie, si j’en établis pour vous l’existence à l’aide des argumens victorieux de son rénovateur, Schopenhauer ? La première édition de son grand ouvrage, le Monde comme Volonté et Représentation, déjà si inspirée par l’Oupnekat d’Anquetil-Duperron, et par les études bouddhiques naissantes, traite encore la migration des âmes comme un mythe, vénérable toutefois par son antiquité comme par son sens profond, ajoutant qu’il y faut voir l’expression populaire et tangible de vérités d’ordre trop subtil pour être saisies directement par la foule. Puis, peu à peu, dans les Complémens de son œuvre fondamentale d’abord, et plus tard dans ses Parerga, le maître se montre de plus en plus séduit par cette conception, de plus en plus disposé à l’accepter pour ainsi dire à la lettre. C’est qu’elle s’accommodait si bien avec la pensée maîtresse de son système. Vous savez que, préoccupé avant toutes choses de contrecarrer ces prétendus élèves de Kant qui défiguraient la doctrine du géant de Kœnigs-berg, Schopenhauer place l’essence de l’être, homme ou Nature, non pas dans l’Idée, comme le fait son persécuteur, ce fripon d’Hegel, mais au contraire dans la Volonté inconsciente. A ses yeux, l’intelligence, produit purement organique du cerveau, est un facteur tertiaire de l’être, le corps demeurant secondaire, et la volonté seule primaire.

— Je le sais, dis-je, il a bâti sur cette hypothèse gratuite un de ces poèmes métaphysiques de longue haleine que vous décorez du nom de systèmes, et que vous mettez une patience admirable à disséquer ou à commenter, dès qu’ils vous ont été présentés avec un suffisant pédantisme. Je vous avoue que, pour ma part, je ne goûte nullement Schopenhauer et son dogmatisme hargneux. Nietzsche, d’abord si féru de lui, n’a-t-il pas écrit plus tard sur son compte : « Le fondement de ces constructions philosophiques sublimes, absolues, est d’ordinaire une superstition populaire quelconque, des temps les plus reculés, » (et vous venez de l’établir clairement vous-même pour la métempsycose) « ou encore un jeu de mots, peut-être une équivoque grammaticale, ou enfin quelque généralisation téméraire de faits très restreints, très personnels, humains, par trop humains[5] ? »

Que cela est vrai, et combien le spectacle de l’arène philosophique au temps présent m’a toujours paru la plus amusante illustration de cette thèse ! Voyez Schopenhauer, maniaque par névrose, esclave de ses habitudes, troublé par le moindre incident dans sa vie uniforme, s’empresser en conséquence à prêcher le quiétisme, le Nirvana et l’abolition de la volonté d’agir. Nietzsche, lui, plus malade encore, endurant d’indicibles tortures, veut faire de la souffrance excessive une école nécessaire au genre humain tout entier, et en quelque sorte le baptême moral du surhomme. Tolstoï érige en loi universelle ce simple précepte d’hygiène qui prescrit à un cérébral surmené par le travail intellectuel de faire quelque exercice en plein air ; c’était du moins sans prétention philosophique que Gladstone coupait les chênes d’Hawarden. Enfin, Richard Wagner, qui a l’estomac fatigué et se trouve bien du climat de la Riviera ou de Venise, prône le végétarisme rédempteur et « l’émigration rationnelle » du genre humain vers le Midi.

— Voilà qui est ingénieux, reprit mon camarade imperturbable ; mais, si vous avez épanché suffisamment le trop-plein de vos considérations spirituelles, permettez-moi de poursuivre et de vous exposer la palingénésie de Schopenhauer, ou migration de la Volonté seule, non plus accompagnée cette fois d’intelligence, ni, par conséquent, de mémoire. Et d’abord il est un rapprochement amusant que je ne m’interdirai pas, bien qu’il vienne à l’appui de vos dires, et vous fournisse des armes contre moi. Oui, pour établir l’existence de la palingénésie, Schopenhauer se fonde, comme l’insinue Nietzsche, sur un antique préjugé populaire, sur la comparaison instituée par nos plus lointains ancêtres. En un mot, l’analogie du sommeil et de la mort lui fournit son premier et son plus ferme argument.

Ici, mon ami saisit sur sa table un exemplaire assez fatigué des supplémens au Monde comme Volonté et me lut ce passage : « Que la mouche qui bourdonne autour de moi s’endorme le soir, et bourdonne de nouveau le matin ; ou bien qu’elle meure le soir, pour que, au printemps prochain, une autre mouche, sortie de son œuf, revienne vibrer à mes oreilles, cela est en soi la même chose. » Et il poursuivit en déposant le volume :

« De même que nous ne pouvons nous réveiller au matin qu’à la condition de nous être endormis le soir, ainsi, de l’avis de Schopenhauer, un être ne peut s’éveiller ici-bas à la vie sans qu’un autre s’y soit endormi préalablement. La mort est la condition même de la naissance. En un mot, ce que le sommeil est pour l’individu, la Mort l’est pour la Volonté, principe de notre être et de notre vie. »

— En effet, dis-je, si l’on y réfléchit, c’est bien là le principe de la migration des âmes, et je pressens ce que vous allez en tirer. Mais je me souviens aussi des preuves ridicules que votre philosophe apporte à l’appui de sa prétendue découverte. L’histoire établit à son gré qu’il existe une relation entre les morts et les naissances dans le sein de l’espèce. On constaterait par exemple une plus grande fécondité du genre humain à la suite des épidémies dévastatrices. Lorsque, au XIVe siècle, la peste notre eut dépeuplé l’ancien continent, l’humanité se révéla merveilleusement prolifique, et les naissances de jumeaux furent très fréquentes. Même on observa que les enfans nés vers cette époque n’avaient pas leur dentition complète, parce que la Nature, pour soutenir un effort inusité de production, « devait se montrer avare dans le détail. » Est-il rien de plus bouffon ? Combien de fois votre homme ne m’a-t-il pas rappelé ces vieux pédans en us, dont il aime les divagations babillardes et puériles, et qu’il cite volontiers quand il ne préfère découper quelque « canard » dans la presse anglaise ou française à l’appui de ses rêveries ! Vous souvient-il de cette anecdote joyeuse du temps passé ? La docte Allemagne s’émut vivement jadis à la nouvelle qu’un enfant était né en Silésie pourvu d’une dent d’or. Les traités in-folio se succédèrent pour éclaircir ce cas singulier ; un brave savant allait jusqu’à voir là un miracle envoyé par le ciel clément à la chrétienté malheureuse, afin de lui faire oublier les succès terrifians des Turcs. On reconnut enfin que la rumeur était fausse. Au vrai, Schopenhauer est de cette lignée.

— Vous blasphémez ; et je ne vous suivrai pas sur ce terrain, qui n’est pas celui de notre discussion actuelle. Je poursuis donc ma démonstration : si Schopenhauer admet que la Volonté, principe de l’être, après avoir quitté un mort, rentre tôt ou tard dans un vivant, il semble que, à son avis, ce soit dans un vivant de la même espèce. Car, avouons-le, il n’avait pas prévu Darwin et nos idées actuelles sur l’espèce. A ses yeux, comme à ceux de Platon, l’un de ses maîtres, les limites en sont tracées pour l’éternité de la façon la plus rigide. La réalité métaphysique n’existe même que dans l’espèce éternelle, dont les individus finis et passagers ne sont que le reflet. Vous reconnaissez la théorie du Logos, de l’idée platonicienne. Par exemple, dira notre philosophe, « les lions qui naissent et meurent sont comme les gouttes d’une chute d’eau, mais la Léonité, l’Idée ou forme du Lion, est semblable à l’arc-en-ciel qui repose immuable sur ces gouttelettes fuyantes. » Et encore : « Dans le regard de l’individu étincelle le calme de l’Espèce, qui ne se sent ni atteinte ni émue par la mort de ses représentais périssables. » En résumé, tous les êtres aujourd’hui vivans ont remplacé ceux du passé, et contiennent à proprement parler le noyau de tous ceux qui vivront par la suite. Par conséquent tous ces vivans futurs sont déjà présens en quelque sorte, de même que leurs ancêtres ne sont point passés en réalité. Et tout animal que nous voyons marcher dans sa force semble nous crier : « Pourquoi te plains-tu de la brièveté de la vie ? Je sais, moi, que je ne pourrais être présent, si tous ceux de mon espèce qui furent avant moi n’étaient morts ? »

Remarquez-le, cette doctrine transcendante, c’est celle de la migration des âmes, épurée et sublimée en quelque sorte. Car le peuple (et nous autres savans avec lui, il faut bien le reconnaître), nous nous imaginons cette âme ou cette Volonté sortie d’un mort se reposant quelque peu en un lieu quelconque, puis après une certaine période de temps, rentrant dans un nouveau-né pour l’animer et devenir la cause de sa vie. Voilà la classique migration des âmes, mais aussi l’erreur populaire, le vêtement grossier et opaque qui dissimule la vérité aux yeux du vulgaire : car le sage védique savait déjà, sans le comprendre, que, dans le milieu métaphysique où se meut le Brahma, âme du monde, la Volonté de Schopenhauer, la Chose en soi de Kant, le principe de tout être, il n’y a ni espace, ni temps, ni causalité. La volonté ne s’attarde pas quelque part, ni ne demeure quelque temps inactive : elle est une, partout et toujours. C’est ce qu’exprime ce passage où se traduit si nettement la conception du monde de Schopenhauer : « Nous voilà assis de compagnie, conversant entre nous, nous captivant mutuellement. Et les yeux brillent, et les voix s’élèvent plus sonores. Ainsi d’autres s’assirent de même, il y a des milliers d’années, et le spectacle était le même, et ils étaient les mêmes, et il en sera de même dans mille ans. » Car l’illusion, la « Maya » védique qui nous empêche d’apercevoir cette vérité n’est autre que l’incapacité de notre matérielle intelligence à concevoir les choses en délions du temps.

— Oh, oh ! reprenez haleine ! m’écriai-je alors. Nous voilà parvenus devant les ténèbres visibles de Dante, comme disait notre bon Victor Cousin à la lecture de Hegel. Encore dois-je reconnaître que vous avez fait effort pour mettre ces mystères à ma portée, au détriment peut-être de leur profondeur, et au scandale des métaphysiciens exercés. Vous vous êtes souvenu du précepte de Heine : quand on se met à parler dans la langue du bon sens et de l’intelligibilité universelle, c’est-à-dire en français, il faut savoir exactement ce que l’on veut dire, et « l’idée la plus bégueule est forcée de laisser tomber ses jupes mystiques pour se montrer dans toute sa nudité. »

— Raillez à votre aise : il n’en est pas moins vrai que, là-haut, au flanc du Heiligenberg, votre Cousin tremblait d’ardeur et de désir devant ces ténèbres visibles. Il s’agissait en effet de les pénétrer tant bien que mal, si l’on voulait rapporter en France la bonne parole philosophique. Je crois fort que Schopenhauer et son disciple Richard Wagner ont trouvé à leur heure les mêmes dispositions parmi vous, sans parler de Nietzsche, qui, à son tour, est compris à Paris là où il ne se comprenait pas lui-même.

— Voilà qui est de bonne guerre, et, après avoir médit de Schopenhauer, je reconnaîtrai volontiers qu’il lui est beaucoup pardonné en France pour avoir été un homme d’esprit aussi bien qu’un pédant. Vous souvenez-vous de ce dialogue, qui, dans ses Parerga, se déroule entre lui-même sous le nom de Philaléthès et un lecteur qu’il a baptisé Thrasymachos ? Ce dernier, comme jadis Mme de Staël, déplore ce que l’immortalité de la palingénésie offre de vague et de médiocrement consolant : « Si, dit-il, mon individualité ne continue pas d’exister, je ne donne pas un liard de toute ton immortalité dans la Chose en soi. »

Mais Philaléthès n’a rien à offrir davantage, et Thrasymachos s’éloigne en lui jetant ces paroles dédaigneuses : « Toi-même, Philaléthès, et tous les philosophes en ta compagnie, vous êtes puérils et extraordinairement ridicules. Ce n’est vraiment que par manière de distraction et de passe-temps qu’un homme posé comme je suis peut se commettre un petit quart d’heure avec cette sorte d’extravagans. J’ai à présent des affaires plus importantes. Dieu te garde. » Je sais gré à votre penseur pour ces lignes sincères où il a établi avec tant de bonne foi la valeur exacte et la portée précise des spéculations métaphysiques.

— Elles gardent pourtant des attraits pour quelques-uns, puisqu’il me reste à vous signaler ceux de nos contemporains qui ont suivi Schopenhauer, non pas sur le terrain de sa doctrine en général, car, là, leur foule est innombrable, mais sur celui de la migration des âmes en particulier. Un des plus originaux fut le conseiller de présidial Schulze, que j’ai connu moi-même, avant qu’une maladie d’estomac l’eût réduit à mourir littéralement de faim. Il accomplit ainsi, contre son gré sans doute, mais avec un grand courage, le précepte du maître de Francfort, pour qui la mort par la faim était, de tous les genres de suicides, le seul qui conduisît au Nirvana, et à la rédemption des galères de l’existence. Singulière figure que celle de ce haut bureaucrate prussien, qui, venu sur le tard aux études asiatiques, prétendit offrir à ses concitoyens un bouddhisme mis à la portée de l’Allemagne prussifiée, c’est-à-dire dépouillé autant que possible de son vernis ascétique et pessimiste[6]. Or, Schulze, qui considérait les enseignemens du Véda et du bouddhisme comme les fermons d’une prochaine régénération pour le sentiment religieux dans l’Europe civilisée, a dit en propres termes : « L’on peut supposer que, si, parmi nous, après la ruine totale du christianisme, se produisait une renaissance religieuse indépendante des dogmes et de l’Écriture sainte, la croyance à la réincarnation devrait nécessairement en fournir la base. » La palingénésie a l’adhésion plus précieuse encore du professeur Deussen, et son raisonnement sur ce point est assez curieux. Que devenons-nous après la mort ? Il n’y a, dit-il, que trois réponses possibles. Ou bien nous nous réduisons à rien ; or, une « certitude intime » nous garantit qu’il n’en est pas ainsi. Ou encore nous allons à des peines et à des récompenses éternelles, au ciel ou dans l’enfer. À son avis, cette éternité heureuse ou malheureuse, déterminée par les mérites ou démérites moraux d’une existence aussi brève que la nôtre, n’est pas admissible. Il reste la migration des âmes, seule solution possible.

— Et voilà pourquoi votre fille est muette ! interrompis-je avec irrévérence. Ce dilemme à trois cornes me paraît laisser place à quelques échappatoires, et je ne me sens pas convaincu.

— Qui pourrait se flatter de vous convaincre ? Je vous fais donc grâce des adhésions moins nettes, ou moins autorisées : celles de mes confrères en indologie, un Max Müller[7], un Neumann, et d’un professeur de Tubingen, M. Spitta[8] ; celle d’un essayiste de valeur, M. Bleibtreu, dans son récent volume qui porte ce titre singulier « De Robespierre à Bouddha[9] ; » enfin, celle de M. H. S. Chamberlain[10], qui nomme la migration des âmes « une conception grandiose, peut-être sans seconde au point de vue moral. »

Aussi bien, j’ai à vous transporter maintenant dans une sphère où votre esprit logique et mathématique se sentira plus à l’aise : car vous êtes polytechnicien, et je sais que cette empreinte est ineffaçable. Je vous ai montré la migration des âmes fétichiste et, pour ainsi dire, matérielle encore, incorporant directement notre substance aux animaux ou aux plantes, puis la métempsycose indoue et grecque, avec souvenir plus ou moins vague du passé ; enfin, la palingénésie, sans mémoire, transcendantale, en un mot, incompréhensible. Toutes conceptions plus ou moins mystiques, pour lesquelles vous avez gardé un sourire de dédain. Que diriez-vous si nous les retrouvions maintenant par une autre voie qui vous soit plus vénérable, et que certains de nos contemporains ont suivie parallèlement à celle dont nous venons de parcourir les étapes ? Comme si les progrès du savoir humain n’empêchaient pas notre esprit, dès qu’il s’applique aux principes premiers, de tourner toujours dans un même cercle de murailles dès longtemps fermées autour de lui !

Quand le matérialisme ou monisme contemporain a rejeté la notion d’une âme distincte du corps, il lui a bien fallu conserver l’idée d’atome et douer ce dernier d’une âme élémentaire sous le nom de force. L’univers est constitué par l’union indissoluble de la matière et de la force : c’est entendu ; mais, en d’autres termes, car nous ne pouvons l’imaginer sans ce secours, par des myriades d’atomes doués de petites âmes qui les animent et les meuvent suivant des lois. Donnons-nous donc à présent le spectacle de la migration de ces petites âmes.

Voici d’abord dans cette conception un premier degré, qu’on pourrait qualifier de scientifique, car nous sommes ici sur le terrain solide des conquêtes certaines réalisées par la science de la nature. J’entends vous signaler les lois de la conservation de la force, et de la matière chimique, que vous connaissez d’ailleurs mieux que moi. Dans ces deux ordres de choses, rien ne se perd et rien ne se crée : le moindre des élémens expulsés d’un corps retrouve sa place en quelque combinaison nouvelle. Et, sous une forme moins générale, ce fut, je vous l’ai dit, l’une des premières remarques des lointains sectateurs de la migration des âmes, puisque, déjà, les ancêtres védiques, déposés dans le tombeau, « se glissent vers la racine des plantes. » La science moderne s’est contentée d’étendre davantage cette vérité. Au cours de notre vie même s’établit entre notre personne et la nature ambiante un échange ininterrompu d’élémens constitutifs. Et certains physiologistes estiment que le corps humain tout entier se renouvelle dans l’espace de quelques semaines, par assimilation et désassimilation ; car la respiration, les sécrétions l’émiettent plus rapidement qu’on ne saurait l’imaginer, tandis que la nourriture y introduit sans cesse à nouveau les matériaux de réparation nécessaires. Vous connaissez le mécanisme admirable qui fait vivre les plantes aux dépens des déchets de l’existence animale, tandis que celle-ci, à son tour, s’entretient par l’absorption des tissus végétaux. Cycle infini et véritablement providentiel, bien fait pour frapper vivement l’imagination. En indiquerai-je les phases caractéristiques ? La vie des animaux s’accompagne d’une combustion lente de leurs tissus par l’oxygène de l’air aspiré dans les poumons, et transporté sur les globules du sang jusqu’aux extrémités du corps. Les produits de cette combustion, vapeur d’eau et acide carbonique, sont exhalés dans l’air sous forme gazeuse et invisible par l’expiration des bronches. De la sorte, après des siècles de vie animale, l’atmosphère terrestre serait appauvrie d’une part en oxygène, surchargée de l’autre par l’acide carbonique impropre à la respiration, et sans doute à jamais incapable d’entretenir la combustion vitale, tandis que le carbone assimilable viendrait à manquer pour compenser par les voies digestives les pertes des tissus animaux. Nous péririons à la fois d’asphyxie et de faim. C’est dans cette situation que les plantes interviennent afin de rétablir l’équilibre compromis. Elles aspirent, par la matière colorante verte de leur feuillage (la chlorophylle), l’acide carbonique de l’air, en fixent le carbone, et rendent l’oxygène à la liberté ; elles décomposent de la même façon la vapeur d’eau en ses élémens. Et elles offrent ensuite aux animaux qui se nourrissent de leurs feuilles le carbone que ceux-ci avaient utilisé une première fois déjà dans leurs tissus, mais que ces bienfaisans intermédiaires leur rendent alors le service de mettre de nouveau à leur disposition. Ainsi, il est vrai de dire que les atomes de notre chair sont en perpétuelle circulation entre nous et les plantes, puis, par le canal de ces dernières, entre nous et les animaux nos voisins, car ceux-ci se nourrissent tous, en dernier ressort, de matière végétale, soit que, herbivores, ils l’absorbent directement, soit que, carnivores, ils l’assimilent par l’intermédiaire des bêtes herbivores qu’ils digèrent.

— Tout cela, dis-je, est inattaquable, tout au moins en l’état présent de la science. J’objecterai seulement qu’une semblable migration des âmes élémentaires, qui n’apparaît nullement comme personnelle et consciente, n’offre pas à l’imagination une perspective flatteuse ni consolante. Et je m’écrierais volontiers une fois de plus avec Mme de Staël : « Cette immortalité-là ressemble terriblement à la mort. »

— Vous êtes difficile, car certains de nos contemporains paraissent disposés à s’en contenter. Votre George Sand, à qui Nietzsche trouvait un aspect si germanique — grâce à son aïeul Maurice de Saxe, sans doute, — George Sand a écrit, lors de sa période intellectuelle la plus désordonnée, je vous l’accorde : « À supposer que je n’aie point d’âme, c’est-à-dire qu’une vitalité capable de me reconstruire à l’état humain ne me survive pas, je suis sûre de laisser une pierre sous le sable, c’est-à-dire un ossement tranquille, qui deviendra un élément quelconque de vitalité. » « Notre ami rentre dans le circulus universel, » proclamait avec enthousiasme on ma présence un apôtre de la crémation, devant le four où se transformaient les restes d’un adepte de ce mode de sépulture. Un de vos écrivains, M. Jean Finot, vient encore de bâtir un volume sur ce thème. Et déjà Schopenhauer recommandait ces considérations à quiconque ne se sentait pas le souffle nécessaire pour l’accompagner dans les régions vertigineuses de la palingénésie transcendantale. « La matière, par sa persistance absolue, nous assure une indestructibilité au moyen de laquelle un esprit qui n’est pas capable d’en concevoir une autre peut, jusqu’à un certain point, se consoler par l’assurance d’une sorte d’immortalité… Cette matière, qui vous paraît momentanément réduite en cendres ou en poussière, va bientôt, dissoute par l’eau, s’adjoindre au cristal brillant, scintiller dans le métal, y produire des étincelles électriques éblouissantes ; bien plus, elle va se transformer en animal et en plante, pour faire fleurir à nouveau, hors de son sein mystérieux, cette vie dont la perte promet de telles angoisses à votre ignorance. N’est-ce donc rien du tout que de durer sous forme de matière ? Si fait, et je prétends sérieusement que cette persistance de la matière porte témoignage en faveur de l’indestructibilité de notre être véritable (Volonté) au moins à titre d’image, de comparaison, de silhouette et d’ombre, car la nature ne ment pas[11]. »

Cependant, comme vous l’affirmiez justement tout à l’heure, l’esprit humain ne saurait se contenter longtemps d’une pareille promesse d’immortalité ; et, en fait, il a bientôt édifié de nouveau sur ce fondement réel et solide les capricieuses architectures que réclamaient sa fantaisie et sa sensibilité. Il y a quelques mois, nous lûmes avec surprise, dans une nouvelle édition de Henri Heine entreprise par une de nos grandes librairies (Reclam), une addition au chapitre XX de son Voyage de Gênes à Munich, qui n’avait jamais figure dans les versions antérieures. Elle est ainsi conçue : « Sache que le temps est infini, mais que les choses dans le sein de ce temps sont finies : elles peuvent bien se dissoudre en particules infinitésimales ; mais ces particules, les atomes, sont en nombre déterminé ; et déterminé aussi est le nombre des formes que Dieu lui-même en compose. Par suite, et quelle que soit la durée du temps nécessaire à cet effet, en vertu des lois combinatoires éternelles de cet éternel jeu de répétition, toutes les formes déjà apparues sur la terre doivent de nouveau reparaître, se rencontrer, s’attirer, se repousser, s’embrasser, se ruiner réciproquement, après comme auparavant. » Cet audacieux raisonnement mathématique, si peu attendu en pareil lieu, a surtout attiré notre attention, parce que, vous allez le voir, il avait été repris depuis lors, exagéré encore, et porté au premier plan de la scène philosophique, par un de ces penseurs qui ont, pour un temps, le don de se faire écouter de leurs contemporains. Je veux parler de Frédéric Nietzsche. Nommons-le dès à présent la doctrine de l’Eternel retour. Et, sans doute, on en trouverait facilement la trace avant le XIXe siècle, car rien n’est nouveau sous le soleil de la sagesse métaphysique.

— Certes, appuyai-je alors, il me souvient d’avoir rencontré des spéculations analogues chez les Pythagoriciens, chez les « physiologues » de la Grèce ; chez Vico même, ce singulier précurseur de la pensée moderne.

— Cela est certain, et, par la place mal choisie qu’il occupe dans le récit de Heine, le passage que j’ai cité donne à tous nos critiques l’idée d’une citation, d’un extrait copié quelque part, afin de l’utiliser à l’occasion. Toutefois, s’il en est ainsi, l’auteur véritable n’a pas été retrouvé jusqu’à présent.

— Eh bien ! dis-je, en songeant aux relations familières qui ont toujours uni l’auteur de Lutèce aux écrivains français de son temps, n’est-il pas permis de penser qu’on rencontrerait ces lignes dans quelque volume oublié des publicistes humanitaires et mystiques dont je vous ai rappelé les noms, Leroux ou Reynaud, par exemple ?

— Il faudrait beaucoup de patience pour les y aller chercher ; mais voici une confirmation indirecte de votre hypothèse. L’Eternel retour reparaît en 1871 sous la plume de Blanqui, contemporain et familier de cette génération de penseurs. Interné après la Commune au Fort du Taureau, le vieux révolutionnaire écrivit une fantaisie intitulée : L’éternité par les astres, où l’idée de Heine se trouve exposée presque dans les mêmes termes. Seulement, Blanqui songe à l’infinité de l’espace concurremment à celle du temps, et il n’admet, lui aussi, qu’un nombre fini de combinaisons-types fixées par Dieu ; en sorte que, pour remplir à un instant donné cet espace infini, il faut qu’il y existe simultanément des répétitions à l’infini d’une combinaison-type quelconque. Chaque individu possède donc quelque part des sosies complets, et des variantes de sosies en nombre infini. Une infinité de Blanquis, prisonniers dans une infinité de Forts du Taureau, écrivaient au même moment que le vôtre le même article de revue.

— Rêverie de maniaque ! m’écriai-je.

— Ne vous hâtez pas d’en juger ainsi. Notre savant naturaliste Nægeli reproduisait encore en 1878, dans un discours sur les bornes de la science, le raisonnement de Pleine. Et un de vos compatriotes, fort estimé des sociologues, le docteur Le Bon, s’est arrêté lui aussi un moment à ces considérations dans l’Homme et les Sociétés (1881). Il ne songe, il est vrai, qu’à la répétition dans le temps, et ne l’imagine pas dans l’espace à un moment donné. « Les combinaisons possibles entre un nombre fixe d’atomes étant limitées, et le temps ne l’étant pas, toutes les formes possibles de développement ont été nécessairement réalisées depuis longtemps, et nous ne pouvons que répéter des combinaisons déjà atteintes. »

Enfin, l’Eternel retour devait trouver un dernier avocat, plus brillant, plus convaincu, plus persuasif que les premiers. L’infortuné Nietzsche rencontra de bonne heure cette idée sur son chemin, mais il ne l’élabora qu’assez tard dans un cerveau déjà fatigué. En sorte qu’à certain tournant décisif de sa carrière, elle prit à ses yeux des proportions inattendues, qu’elle n’avait jamais révolues jusque-là sous le regard flottant des dilettantes qui s’y attardaient un instant. Un Nietzschéen distingué, M. Horneffer, vient de consacrer une étude particulière à La doctrine de Nietzsche sur l’Éternel retour[12]. Par malheur, les aperçus ingénieux qui y foisonnent sont noyés dans une polémique assez fastidieuse contre Kœgel, l’éditeur des papiers inédits du maître. Cependant, en faisant abstraction de ce litige d’ordre particulier, voici les enseignemens que l’on tirera de ce travail. Le raisonnement initial de Nietzsche, exprimé par lui sous différentes formes, en ses notes personnelles, et dans les ouvrages livrés au public, est exactement celui de Heine ou de M. Le Bon ; je vous fais donc grâce de sa répétition : temps infini, atomes en nombre fini (pourquoi ? ), donc éternel retour dans le temps de semblables combinaisons. Mais l’histoire du développement d’une idée si folle dans un esprit si remarquablement pénétrant est au contraire d’un haut intérêt psychologique. Permettez-moi donc de l’esquisser à votre intention.

Nietzsche effleure déjà la théorie de l’Eternel retour dans la deuxième de ses Considérations Intempestives, à titre d’enseignement du système pythagoricien, non sans ajouter aussitôt qu’une telle conception ne saurait trouver sa place en nos esprits modernes, avant que l’astronomie ne fût retournée à l’astrologie. Il y revint pourtant, lorsque, dégagé de l’influence de Schopenhauer, il se fut plongé dans l’étude des positivistes anglais. Rejetant dès lors toute conception métaphysique, il nia l’existence possible d’un monde soustrait aux lois de l’espace, du temps, et des catégories kantiennes. Cependant l’impression laissée dans son souvenir par la philosophie classique allemande avait été trop profonde pour qu’il pût se délivrer entièrement de l’obsession métaphysique. Retournant à ses premières amours, il chercha donc bientôt instinctivement à remplacer les hypothèses transcendantales, par d’autres non moins osées en réalité, mais positives à ses yeux, mais tirées du monde des phénomènes. On l’a vu ainsi dériver le libre arbitre d’une longue éducation de la volonté par la contrainte des pédagogues et par toutes les influences extérieures ; ou refaire, dans la Généalogie de la morale, l’histoire du péché originel, conçu comme une dette d’honneur envers les ancêtres de la tribu ; enfin, et ce point seul nous intéresse ici, revenir, par la voie de l’Eternel retour, à la palingénésie de Schopenhauer.

La préoccupation en reparut dans son esprit au mois d’août 1881, à Sils Maria, dans l’Engadine, où il cherchait le repos pour ses nerfs fatigués ; et il jeta dès lors sur le papier quelques lignes assez obscures qui portaient pour titre : Le retour du Semblable. Projet. — Horneffer voit là une première conception du Zarathoustra, ouvrage destiné, dans la pensée de son auteur, à exposer sous une l’orme imagée et frappante la doctrine de l’Eternel retour. — Voici comment on pourrait cependant rétablir en ses grandes lignes le raisonnement de Nietzsche à ce moment de son évolution philosophique : pendant de longs siècles, l’intelligence humaine, encore engourdie, n’a guère engendré que des erreurs ; mais il faut bien reconnaître que la plupart d’entre elles se révélèrent utiles à la société, et conservatrices de l’espèce. Quiconque les acceptait, ou les recevait toutes faites par l’hérédité, luttait avec plus d’avantages dans le struggle, pour lui-même et pour sa postérité. Citons quelques-unes d’entre elles : l’existence de la matière, des corps, de choses durables, de choses égales entre elles, le libre arbitre, la conviction que ce qui est bon pour nous est bon en soi, etc.

Très tard surgirent les contradicteurs et les sceptiques qui s’avisèrent d’ébranler ces croyances ; très tard apparut la vérité, et, ô surprise ! ce fut, en tant que forme la moins puissante de la connaissance. Car, on le constata alors, et il faut bien en convenir, l’efficacité des connaissances ne réside pas dans leur degré de vérité, mais dans leur antiquité, dans l’achèvement de leur assimilation, dans leur caractère de soutiens de la vie. En général, là où la vie et la connaissance s’opposèrent, la lutte ne fut jamais sérieuse, la vie devant triompher en lin de compte ; en sorte que, sur les points controversés, la négation ou le doute, opposés à la tradition, furent considérés comme crime et folie.

Cependant, quand la concurrence vitale se fit un peu moins âpre, un jour vint où la recherche de la vérité parut se montrer utile à son tour, et l’on toléra le penseur, le philosophe, le savant. Jusqu’à quel point la vérité philosophique ou scientifique peut-elle être utilement assimilée par l’intelligence humaine ? L’expérience en fut dès lors permise ; elle se poursuit depuis des milliers d’années ; elle a été poussée plus hardiment que jamais à notre époque. Il est temps d’en tirer les conclusions. — Aux yeux de Nietzsche, la tentative paraît avoir été défavorable à la vérité, car la vie ne la supporte pas, s’affaiblit à ce contact dangereux, et tombe en décadence. C’est le spectacle que nous donne actuellement l’Europe, où la vie se voit menacée par le despotisme de la science. Il faut donc faire en sorte que ce ne soit là qu’un épisode transitoire ; il faut retourner aux naïves conceptions du passé dans le jugement du vrai et du faux ; il faut accepter le faux, s’il est utile à la vie.

Or, tel est précisément le cas de la doctrine de l’Eternel retour. Comprenez bien la portée de cette réserve préliminaire. Nietzsche se décide à la prédication dont il veut faire désormais l’œuvre de son existence, non pas du tout par conviction rationnelle, mais par intention morale. La thèse peut être fausse, et, sans doute, il ne songea jamais, comme on l’a prétendu, à se plonger dix ans dans l’étude des sciences naturelles afin de l’établir sur des bases solides. Il lui suffit qu’elle soit éminemment favorable à la vie. — Examinons, en effet, les conséquences pratiques d’une pareille conviction. — Qui donc peut désirer le retour à la vie, sinon l’homme grand, fort, heureux, dont l’existence est si précieuse, suivant son estimation, qu’un recommencement incessant lui paraisse une pensée belle et encourageante, et qu’il se sente tenté de crier à chaque instant : «  Da capo. » — Au contraire, au misérable, au faible, au malcontent de la vie, la même doctrine semblera terrifiante et maudite. Donc, le premier, trouvant dans son espoir un point d’appui nouveau, vaincra plus facilement le second, malgré les obstacles factices qu’élève entre eux la civilisation contemporaine, et il survivra seul. A la longue, il engendrera le Surhomme ; à la longue, une telle pensée transformera l’humanité, car elle est la connaissance, sinon la plus vraie, du moins la plus puissante. C’est pourquoi elle apparaît de temps à autre sur le cycle de l’être, mise en évidence par un homme de génie, et l’heure de midi sonne alors pour le monde ensoleillé.

— Voilà, interrompis-je, une véritable orgie de métaphysique darwiniste ; il est sain d’arrêter ses yeux sur un tel spectacle, car c’est un enseignement, analogue à celui qu’offraient aux jeunes Spartiates les ilotes enivrés à leur intention.

— Métaphysique, vous l’avez dit. Nietzsche croyait avec raison reprendre par cette voie détournée les traditions de la grande philosophie allemande, et réduire à néant le dangereux positivisme anglo-français. J’ajoute que, indépendamment de ses conséquences pour l’avenir de la race, il paraît espérer de la croyance à l’Eternel retour une action immédiate dans la morale pratique. Ecoutez ce raisonnement : « Tu dis que la nourriture, le climat, le milieu, te déterminent et te transforment. Eh bien ! tes opinions le font encore davantage, puisqu’elles te portent à choisir climat, nourriture, milieu. Si donc tu t’assimiles cette pensée de l’Eternel retour, elle te transformera. Cette question posée devant chacun de tes actes : « Est-il tel que je veuille le faire une quantité innombrable de fois ? » c’est là le plus efficace des mobiles. »

Ici, je ne pus réprimer un éclat de rire : « Eh ! sans doute, ce cas de conscience se poserait en effet, si nous étions assurés d’en être à la première de nos existences. Mais comment, après une infinité de vies semblables à la nôtre dans le passé, tirer de cette considération autre chose que le plus complet déterminisme ? Nous referons nécessairement aujourd’hui ce que nous fîmes déjà un nombre incalculable de fois. »

— Attendez, j’ajoute que Nietzsche fait entrevoir, sans grande logique peut-être, la possibilité de modifier le détail en ces existences innombrables. De même Blanqui, mal satisfait du cours des événemens vers 1872, espérait bien réussir mieux une autre fois dans sa carrière d’insurgé impénitent. Pourtant, Nietzsche sent confusément que sa grande pensée doit être révélée avec ménagement à l’humanité, incapable d’en supporter sans préparation les conséquences foudroyantes ; et les oracles volontairement obscurs de son Zarathoustra n’ont pas d’autre mission. En tous cas, si des milliers d’années peuvent être nécessaires à achever son triomphe, quelque jour du moins il sera complet, et l’on verra régner alors une félicité telle que les utopistes mêmes n’en ont jamais rêvé de semblable. Car cette religion nouvelle sera celle « des âmes les plus libres, les plus joyeuses et les plus élevées ; une aimable prairie, entre des glaciers dorés, sous un ciel pur. »

— C’est l’atmosphère calmante de l’Engadine étendue dans toute la surface du globe. Tout cela est fort poétique, et je vous remercie d’avoir guidé mes pas au cours de cette excursion dans les mystères de la pensée contemporaine. Toutefois, gardez-vous de croire que le côté mathématique de ces rêveries ait entamé chez moi les convictions du bon sens. L’x ne séduit pas à ce degré un polytechnicien. Bien au contraire : nul ne le sait mieux que nous, on n’a pas le droit de raisonner sur l’infini comme sur des quantités finies : et c’est, parmi nos camarades, une plaisanterie à l’usage des débutans que de leur faire établir de cette sorte l’équation : deux est égal à un. Nous savons de plus qu’il est des infinis de tout ordre, et qu’ils échappent d’autant plus évidemment aux règles du calcul mathématique qu’ils sont d’ordre plus élevé. Or, si le nombre d’atomes ou forces élémentaires enfermés dans le monde est infini déjà, le nombre des combinaisons possibles entre eux est un infini d’ordre infini, ce qui est encore plus impossible à concevoir. — Pourtant Nietzsche est obligé d’y recourir, puisque, mieux instruit par Darwin que Heine ou Blanqui, il n’admet plus les limites stables de l’espèce, et ce nombre fini de combinaisons-types instituées par Dieu, qui leur permettait encore de s’enfoncer moins avant dans l’absurde.

— Je l’avoue, Nietzsche, raisonnant sans trêve sur l’Eternel retour, semble bien revenir en fin de compte à la palingénésie de son maître Schopenhauer. Vous vous souvenez que ce dernier nous présentait une réunion d’amis engagés dans un colloque animé, ajoutant : « Il y a des milliers d’années, le spectacle était le même, et ils étaient les mêmes. » On croirait entendre du Nietzsche.

Et maintenant lisez l’aphorisme quarantième de ce penseur, parmi ceux qui sont cités par Horneffer : « Vous pensez qu’un long repos vous attend jusqu’à votre renaissance ? Détrompez-vous. Entre le dernier moment où vous aurez conscience de vous-même et le premier rayon d’une vie nouvelle, il n’y a pas de temps ; cela passe comme un éclair, quand les créatures vivantes le mesureraient par millions d’années, ou encore ne sauraient pas le mesurer. La succession et l’absence de temps s’accordent entre elles aussitôt que l’intelligence est supprimée. » Schopenhauer pourrait signer ces lignes-là, n’est-il pas vrai ? Ainsi l’aboutissement coïncide aussi bien que le point de départ dans les deux séries de conceptions que nous avons étudiées.

Résumons-nous donc après cette trop longue conversation. La migration des atomes matériels, et de la force élémentaire qui est leur finie, nous a donné aussi bien que les idées animistes du passé un premier degré presque tout matériel : la loi de la conservation de la matière et de l’énergie ; puis, bientôt, une palingénésie qui n’est pas moins transcendantale que son aînée, soit qu’elle se maintienne dans les limites d’espèces bien définies, avec Heine, soit qu’elle se passe de toute restriction avec ce darwiniste métaphysicien que fut Nietzsche. Seule, la métempsycose proprement dite est absente de ce second cycle, où la mémoire des existences passées n’a pu trouver sa justification.

— En effet, repris-je alors, vous avez tenu votre promesse, et vous m’avez montré l’idée de la migration des âmes, sous quelque forme que ce soit, bien autrement répandue parmi nos contemporains que je ne pouvais l’imaginer. Pourtant, avouez-le, tout cela n’est que spéculation d’intellectuels trop intrépides, méditations de cabinet et amusemens de lettrés. Comment supposer que de telles doctrines descendent jamais vers le peuple pour exercer quelque action dans ses rangs ?

— Ici, vous vous trompez encore, mon cher ami, et vous n’êtes pas suffisamment renseigné sur le mouvement intellectuel de l’Allemagne contemporaine.

Il se leva, marcha vers l’un des rayons de sa bibliothèque, et me rapporta bientôt cinq brochures assez minces, et un fort volume cartonné en vert.

— Voici, me dit-il, les œuvres et la biographie d’un paysan souabe, dont je vous recommande l’étude. Celui de ces livres qui est plus épais que les autres est signé d’un critique écouté de l’Allemagne du Sud, M. Weltrich. Ce fin lettré vous servira d’introducteur auprès du curieux penseur qu’est Christian Wagner ; vous parcourrez ensuite les vers de ce dernier, et vous m’en direz des nouvelles.

— Oh ! un paysan-poète, objectai-je avec une certaine défiance ; sans doute, un émule de la bonne Johanna Ambrosius, cette paysanne prussienne dont je lus les effusions il y a quelques années. Découverte par un honnête homme de lettres dont la vocation est de conduire galamment vers la renommée les talens féminins dans l’embarras, elle a eu la bonne fortune d’intéresser un de vos critiques en vue, M. Hermann Grimm, qui l’a portée aux nues dans la Deutsche Rundschau, et lui a créé un public.

— Vous en parlez bien dédaigneusement, dit mon ami : une forme presque impeccable, une pensée toujours élevée et généreuse, ce sont là des mérites qui ne sont fréquens dans aucune sphère.

— Eh ! d’accord, et je salue respectueusement cette destinée misérable si noblement supportée. Seulement, vous le savez, en interrogeant les hommes de la nature, on est avant tout friand de traits originaux, de caractères exempts de banalité. Or le seul défaut des vers de Mme Vogt, née Ambrosius, c’est qu’ils pourraient être signés par une femme sortie d’une classe sociale quelconque ; et pourquoi pas par cette gracieuse reine Carmen Sylva, à qui l’un de ces morceaux est dédié ? Nul ne s’apercevrait de la substitution, si du moins l’auteur consentait à rayer de son œuvre deux ou trois strophes sur les soucis nés de sa pauvreté, qui, précisément, semblent déclamatoires et empruntées sous sa plume. Féministe, a-t-on dit d’elle, pour lui prêter une conception de la vie[13]. Ce trait m’a peu frappé, et cette poésie-là prouve tout au moins que le féminisme s’exprime jusqu’ici à mots couverts au foyer du cultivateur, qu’il ne s’est pas encore fait une grande place auprès de la maigre soupe qui chante sur les tisons gris de cendre.

— Eh bien, rassurez-vous. Vous trouverez tout autre chose chez mon paysan souabe, et vous me remercierez de vous l’avoir présenté.

À la suite de cette conversation, je fis plus ample connaissance avec Christian Wagner, et voici ce que j’appris.


Christian Wagner est né en 1835 à Warmbronn, village situé dans la région accidentée et coupée de forêts qui s’étend à l’ouest de Stuttgart. C’est le pays souabe ; et l’on sait combien cette province pittoresque est riche en souvenirs historiques, comme en illustrations intellectuelles. La chaîne des hauteurs qui la traversent va du cône tronqué de Hohenstaufen, maintenant dépouillé de ses tours féodales, vers le rocher de Hohenzollern, berceau de la race impériale restaurée, et qu’on voit de nouveau pesamment chargé par sa couronne de murailles modernes : toute l’évolution politique de l’Allemagne, apparue dans un décor alpestre.

C’est dans ce cadre qu’a vécu le paysan-poète, qu’il vit encore, humblement, pauvrement, à l’occasion bûcheron ou terrassier, d’ordinaire cultivant son petit champ, tirant le lait de sa vache et nettoyant chaque matin l’étable. Cet homme, à l’œuvre duquel un critique en vue, un collaborateur de l’Allgemeine Zeitung, vient de consacrer un long volume enthousiaste[14], continue et continuera sans doute de mener l’existence la plus modeste et la plus étroite ; car, quand bien même l’occasion lui en serait offerte par quelque Mécène., il semble aujourd’hui trop âgé pour changer impunément de vie et d’occupations, pour s’acclimater en des habitudes nouvelles.

Enfant unique, frêle et délicat dès ses premières années, Christian Wagner se vit un instant destiné par ses parens à l’état de maître d’école ; si telle fut l’origine de son goût impérieux pour la culture intellectuelle, il n’en conserve pas moins le mérite de toute celle qu’il acquit par la suite, car il ne demeura que six semaines dans l’établissement préparatoire où l’on se disposait à commencer son instruction. Une maladie qui l’atteignit alors, et la pauvreté de ses parens, incapables de continuer plus longtemps des sacrifices au-dessus de leur pouvoir, mirent bientôt fin à celle expérience. Mais, depuis lors, l’enfant ne cessa de se procurer des livres et d’orner de son mieux sa mémoire, en sorte qu’il s’acquit, à la longue, des connaissances que nous comparerions volontiers à celles d’un rhétoricien de nos lycées.

Les souvenirs de jeunesse qu’il a confiés à son historien, M. Weltrich, témoignent d’un affinement précoce de l’intelligence et de la sensibilité. C’est ainsi qu’il garde en sa mémoire l’impression pénible que lui laissaient dès lors les jugemens sommaires d’une voisine, paysanne positive et âpre au gain. Par principe, cette femme traitait d’honnêtes gens, de personnes convenables, tous ceux qui vivaient dans l’aisance autour d’elle, réservant au contraire l’épithète de vauriens ou de gueux aux moins favorisés de la fortune. « Je veux, écrit Wagner, qu’on me nomme le plus effronté des menteurs, si jamais dans l’âme de cette femme se sont élevées des pensées différentes de celles-ci : Combien tel ou tel récolte-t-il de gerbes, combien de sacs de pommes de terre, de livres de chanvre ou de lin ? Combien de lard et de viande cette famille a-t-elle consommé depuis quelque temps ? Je ne puis dire qu’elle ait jamais été déplaisante envers moi, mais elle blessait ma vie intérieure, et insultait à mon idéal : c’était le plus grand dommage qu’elle fût capable de me causer. Cette agitation affairée, ce perpétuel bavardage sur la nécessité de l’économie remplissait les oreilles, troublait toute harmonie intime, couvrait de boue toute image de beauté’. Véritablement, cette personne terre à terre a peut-être éveillé dans mon âme une réaction semblable à celle que produisit en Luther le placard de Tefzel, le poussant invinciblement à la résistance, et le jetant dans sa tâche réformatrice. » Ces sensations enfantines annonçaient la tournure d’esprit rêveuse, contemplative et tendre qui devait être celle de l’homme fait. Wagner apprit ainsi de bonne heure que la vertu ne suffit pas à mériter l’estime du monde.

Pourquoi faut-il que la beauté de l’âme ne se reflète même pas dans celle du corps ? Notre paysan se souvient aussi d’avoir rencontré sur une grande route, au temps de l’éveil de sa pensée, un jeune homme juif de figure charmante, et dont l’aspect lui inspira une sympathie involontaire. Il se rapproche alors, et lente de fier conversation sur quelque sujet élevé, avec ce voyageur favorisé de la nature. Il l’interroge sur l’histoire et les traditions d’Israël. Mais, pour toute réponse, son interlocuteur s’informe s’il ne trouverait pas à acheter, dans la région, du vieux cuivre et du plomb hors d’usage. Un épicurien se fût réjoui peut-être à l’apparence aimable du passant, sans s’informer imprudemment de l’exacte correspondance entre le physique et le moral chez l’objet de son admiration. Un esthète eût consolé son désappointement en songeant à l’axiome de Renan sur la beauté qui vaut la vertu. Des siècles de culture chrétienne ont autrement disposé les cœurs simples. Wagner demeura blessé d’une discordance choquante à ses yeux, et n’oublia jamais cette déception morale. Toute sa vie, il a cherché des âmes derrière les apparences corporelles des choses, et, toujours, il a conçu en harmonie parfaite ces deux élémens de l’être.

Rien de saillant d’ailleurs en cette vie uniforme et médiocre, absorbée en grande partie par le souci du pain de chaque jour. Il faut y noter cependant deux mariages successifs : le premier (1865) auquel nul enfant ne survécut ; le second (1871) plus heureux, relevé par la valeur intellectuelle de la femme, qui se montra capable d’apprécier la culture supérieure de son époux, et de s’en approprier elle-même quelque reflet, car des études médicales la mirent en état d’exercer la profession de sage-femme dans la campagne. Une situation plus prospère semblait promise au ménage, lorsqu’une maladie implacable atteignit et bientôt emporta cette infortunée, qui, sous le nom supposé de Clara, continua de tenir la plus grande place dans la pensée et dans la poésie de Wagner.

Voilà tout le côté matériel de cette humble existence : le côté littéraire en sera presque aussi rapidement exploré, si nous nous en tenons tout d’abord à la genèse et au titre de ses ouvrages. — Entraîné par ses lectures, le cultivateur avait, dès sa jeunesse, tenté divers essais dans le goût de l’époque : une nouvelle romantique, placée par lui dans le cadre familier d’une ruine vénérable, voisine de Warmbronn, le château de Glemseck (1860) ; une poésie de circonstance dédiée à sa mère dès 1862 ; un drame inspiré de Schiller, et intitulé Abi-Malech (1865) : simples ouvrages d’écolier que tout cela, l’autodidacte n’ayant pas encore trouvé sa voie. — Vers 1867, la disparition rapide de parens adorés le plaça dans une disposition d’esprit mélancolique et résignée qui fut plus favorable à sa muse. Il composa dès lors, sous le titre d’Hymnes du deuil, un recueil de poésies, dont quelques-unes devaient plus tard trouver place dans son œuvre maîtresse : les Promenades du Dimanche. — C’est donc de ce temps que date la formation de son talent, et hi maturité de son esprit ; or, le règne intellectuel de Schopenhauer venait de s’établir sur l’Allemagne, et nous ne croyons pas nous abuser quand nous percevons, dans l’œuvre du paysan-poète, un écho champêtre, au timbre original et mélodieux, des enseignemens du « bouddhisme occidental. »

En 1885, seulement, sa situation matérielle, un peu plus favorable, lui laissa enfin le loisir de réviser, de relier entre elles les inspirations de ses heures de repos, et le résultat de ce travail fut l’apparition à Stuttgart d’un petit volume de poésies qui portaient le titre singulier de Conteur, Bramine et Voyant. — Une seconde série de poèmes vit le jour en 1887, sous le nom plus simple de Promenades du Dimanche qui, dans les éditions suivantes, s’appliqua comme désignation d’ensemble au précédent recueil, ainsi qu’a un troisième, dont la naissance est de 1890, et le sous-titre : Ballades et poèmes floraux. — Les trois volumes des Promenades du Dimanche sont demeurés le titre le plus sérieux de Wagner à l’attention des lettrés. Par une claire intuition des qualités comme des faiblesses de sa muse, il y façonnait adroitement une forme littéraire si bien appropriée à l’allure ordinaire de son inspiration qu’il en a su tirer un parti surprenant. Nous aurons plus d’une fois l’occasion d’en fournir des exemples. De souffle poétique un peu court, l’auteur, cherchant à traduire les impressions de ses promenades à travers la campagne, n’emploie le vers qu’au moment où sa sensibilité s’exalte, et où l’objet de sa description lui paraît mériter cet honneur. Des explications préliminaires, des considérations générales, des transitions toutes rédigées en prose oratoire, coupent donc d’une manière souvent très heureuse la trame poétique du récit. Aussi les Promenades du Dimanche reçurent-elles l’accueil qu’elles méritaient auprès de tous les amis sincères de la nature et de la campagne, car on respire en ces pages un air sain et parfumé qui vivifie, et les fleurettes des champs y sourient de loin au lecteur, comme elles ont salué de près leur interprète et leur fervent adorateur.

En 1893, Christian Wagner fit imprimer un nouveau recueil de poésies, les Présens votifs, qu’il faut considérer comme un écho affaibli bien qu’agréable encore de ses gracieuses mélodies du Dimanche. — Quant au petit volume publié en 1894 sous le nom de Foi nouvelle, il est plus significatif par son titre que par son contenu, car il n’offre guère qu’une série d’extraits des précédons ouvrages, présentés cette fois par demandes et réponses, et affectant ainsi la forme d’un catéchisme dogmatique. C’est la proclamation officielle faite par le poète de ses prétentions au rôle de fondateur de religion. Nous le verrons en étudiant la doctrine de Wagner, cette prétendue « foi nouvelle » est une prédication de la parenté de tous les êtres, de leur unité intime, et, en conséquence, de la paix, de l’amour universel, de la bonté, du renoncement personnel. Les intentions de ce catéchisme sont donc excellentes sans aucun doute, mais on y sent comme une sorte de déviation dans le sûr instinct poétique du cultivateur de Warmbronn, car les inspirations spontanées et sincères que nous connaissions déjà ne gagnent pas à être classées, avec une apparence de méthode, dans le cadre d’un système sentimental, qui demeure bien insuffisant aux yeux de la raison. Sur les lèvres d’un prédicateur dogmatique, certains préceptes excessifs appellent invinciblement la contradiction que nul ne songeait à leur opposer sur la lyre d’un poète des champs. On reconnaît davantage les lacunes qui subsistent en ce prétendu corps doctrinal ; on résiste à des effusions naïves qui nous avaient séduit dans leur décor rustique. Idylles pénétrées des sains parfums de la campagne, variations aimables et imprévues sur de très vieux thèmes de morale populaire, soit ; mais Foi nouvelle, c’est trop prétendre vraiment, et l’on prend, pour cette fois, congé du paysan-poète avec une certaine déception.

Cette impression s’accentue malheureusement à la lecture du dernier opuscule de Wagner, les Nouveaux Poèmes, mis au jour en 1897. Ceux-là témoignent d’un affaiblissement plus sensible encore dans le souffle de l’aède vieilli, dont l’effort tardif pour renouveler la matière de ses chants paraît avoir décidément échoué. En effet, tandis que sous le nom supposé d’Oswald, il se transportait en compagnie de sa chère Clara au sein des espaces sidéraux, afin d’y chercher quelques lumières sur la constitution des mondes, il a bientôt perdu pied dans ces sphères trop éthérées, et le sol de ses collines natales convenait décidément mieux à sa démarche nonchalante et rêveuse. Son inspiration ne sera-t-elle pas d’ailleurs affaiblie plus encore par une analyse aussi approfondie, aussi savante que celle de M. Richard Weltrich ? Il y a un élément nécessaire d’inconscience et d’ignorance dans la création poétique. Notre Corneille disait déjà de ses vers :


Et ce feu qui, sans nous, pousse les plus heureux,
Ne nous révèle pas tout ce qu’il fait pour eux.


La faculté de produire est, en littérature, un mécanisme délicat, qui souffre d’être démonté pièce à pièce aux regards des spectateurs. On peut bien ensuite remonter la machine, dépouillée maintenant de tout mystère, afin de la laisser reprendre sa tâche ; elle semble avoir perdu son âme, et il n’en sortira plus désormais que des articles de fabrique, et des produits sans originalité. Pourtant, l’on rencontre des talens robustes qui résistent à la louange aussi bien qu’à la critique ; nul plus que nous, qui devons à la muse de Wagner des minutes exquises, ne souhaite d’être en ceci mauvais prophète, et de voir le poète de Warmbronn nous réjouir encore par des accens pénétrans et sincèrement émus.

Terminons cette esquisse de la vie de Christian Wagner, par les traits principaux de son portrait physique, que son historien trace de la sorte, à la suite de leur plus récente entrevue : « Un aspect effacé, languissant, débile ; mais des mouvemens agiles et élastiques ; un front élevé, dégarni, sillonné de rides, encadré par les boucles de ses cheveux châtains tournant au gris ; en somme, un fin visage intelligent, et quelque peu l’apparence d’un pasteur anglais campagnard. » C’est bien là l’impression que laisse à nos regards l’excellent portrait du poète qui est placé en tête de l’ouvrage de M. Weltrich. « Sa parole, ajoute son visiteur, est tout d’abord timide et hésitante, puis l’assurance revient peu à peu ; la volonté et la pensée marquent leur empreinte sur les traits mobiles, dont l’aspect traduit enfin une sorte d’exaltation et d’inspiration prophétique. » L’homme est ainsi tout à fait en harmonie avec son œuvre.

Nous allons étudier successivement en lui le poète, créateur de mythes champêtres, qui demeurent fort agréables à lire, quand bien même on se refuserait à y voir les premiers matériaux de l’édifice religieux qui abritera les générations de l’avenir. Puis le philosophe, trop docile aux leçons de la nature, et aux séductions de la matière, chez qui nous retrouverons, sous toutes ses formes, l’obsession de la métempsycose. Enfin, le moraliste extensif, disciple de l’Inde bouddhique, et prophète d’une loi d’amour universel où les tendances mystiques de son âme trouveront libre carrière. Doctrine séduisante, et qui porte l’accent du cœur, mais n’est pas sans susciter, par ses excès mêmes, une réaction involontaire du bon sens, effrayé devant les conséquences d’effusions sentimentales dont il n’aperçoit que trop le danger.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Voyez Philosophie des Oupanichads, p. 272 à 277.
  2. Les chants des moines et des nonnes de Gotama Bouddha, Berlin, 1899.
  3. Essence et origine de la métempsycose dans la philosophie grecque, Leipzig, 1889.
  4. Beilage zur Allg. Zeitung, 1899, 245.
  5. Par-delà le bien et le mal. Introduction.
  6. Voyez Pfungst, Ein deutscher Ruddhist, Stuttgart, 1899.
  7. Das Pferdebuerla, Berlin, 1899.
  8. Mein Recht auf Leben, Frankfurt. 1900.
  9. Berlin, 1899.
  10. Grundlagen, vol. III.
  11. Well als Wille, édition Reclam, II, p. 553.
  12. Leipzig, 1900.
  13. Voir Kuno Francke, Glimpses of modem German Culture, New-York, 1898.
  14. Richard Weltrich, Christian Wagner, Stuttgart, 1898.