La Sirène (p. 234-237).


L



LES feuilles, agité es au passage de Marthe, miroitent au soleil. Un court frémissement secoue la pénombre sous les arbres.

J’ai construit seul la maison qui m’abritera cette nuit ; quatre piquets de wara soutiennent les branches de palmier en forme de toit et le hamac qui est tout l’ameublement.

Il n’y a aucune raison pour que Marthe vienne ainsi troubler l’heure molle de la sieste. Immobile dans l’enveloppement ajouré et aérien du hamac, j’observe ses mouvements à travers mes cils baissés.

— je m’ennuie, dit-elle… Pourquoi ne parlez-vous pas ?

Elle lisse ses cheveux rejetés en arrière, elle sait que la coiffure basse convient à son visage régulier.

La fleur sauvage, qu’elle porte sur sa gorge, a de longs pétales qui pendent languisamment.

Les mains nouées au cordage du hamac, très haut, à la toiture du carbet, elle penche sur mon front ses joues fraîches. Il y a autour d’elle un parfum de plante verte. Ses yeux ont des lumières d’autrefois… Sa taille, grandie par l’effort des bras allongés, ondule, féline, comme une liane au passage du vent.

— Je ne sais pas pourquoi je viens… les hommes dorment…

J’entends, dans ma poitrine, battre mon cœur ; les veines de mes poignets sont gonflées et se tendent, et vibrent douloureusement. Les dents serrées, tout le corps contracté, je lutte pour garder l’immobilité par quoi je voudrais affecter l’indifférence.

Pour me forcer sans doute à la regarder et à lui parler, elle a pris ma tête dans ses mains… ses mains sont moites. Je sens sur mon front passer, comme un picotement de pointes de feu, ses cheveux qui me frôlent. Et je vois que ses lèvres tremblent légèrement.

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Un jour, au placer Elysée, dans la case éblouie de soleil couchant, j’ai vu le visage de Marthe incliné sur le front de Marcel Marcellin. Ses lèvres rouges caressaient la peau brune du créole. D’un élan, elle avait pris à pleins bras le corps splendide du jeune dieu noir, et, l’étreignant et le berçant, elle disait…

Les lèvres rouges disaient aux lèvres frémissantes de l’athlète vaincu :

— Je suis éprise de vous…

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Elle est comme une jeune fille rougissante et timide. Sa beauté blonde rayonne d*ns l’or du soleil tamisé par les branches.

Le silence tiède est plein de murmures lointains. Je suis là, comme un écolier pris en faute, troublé jusqu’au fond de l’âme, n’osant plus maintenant détacher mon regard de ses yeux.

Je presse dans mes mains jointes la fleur aux larges corolles que Marthe m’a donnée.

Je suis seul.

Le jeune soir ressemble à un jour pâle, poudré de safran. On entend le râclement des cornes de deux cerfs qui règlent à quelques pas du carbet une querelle d’amour. Les colibris passent en zigzag dans l’air odorant.

Par un jour semblable, j’ai connu naguère la même ivresse.

Ainsi, une après-midi de sieste, Marthe était venue dormir sur mon épaule.

Pour elle, les lianes balançaient des orchidées géantes. Pour elle, les bois de rose exhalaient leur âme en délire.

Pour elle, comme une bête blessée, j’avais mordu à pleine dents, jusqu’au sang, le poing que j’avais mis sur mes lèvres pour ne pas crier.

Puis, au réveil des hommes, j’avais vu Marthe

s’abandonner, chancelante, aux bras de Marcellin.

— Je suis éprise de vous…

Il y a, derrière le rideau blanc de brume qui s’avance sur le fleuve, des cloches qui sonnent à toute volée. Le crépuscule, rapide comme la dégradation des lumières sur un décor de théâtre créant un soir artificiel, est une féerie de courtes explosions de feux de bengale.

Des voix chantent sous les frondaisons obscures.

Comme un homme oppressé, aspirant l’air qui le grise, je respire la fleur que Marthe m’a donnée et qui laisse à ma bouche une saveur acide et brûlante d’éther et de santal.