La Sirène (p. 230-233).


XLIX



LE brouillard s’étend, épais, sur la rivière ; une humidité tiède imprègne les vêtements et les alourdit. Le corps nu des pagayeurs ruisselle comme s’ils étaient couverts de sueur.

De loin en loin, un souffle d’air fait monter et descendre les vapeurs dormantes.

— Quelle heure est-il ?

Marthe, blottie à l’arrière du canot, mord avec force dans une canne à sucre. Elle mâche la fibre verte sirupeuse. Les yeux clignotants sous la lumière diffuse que rayonne la brume, elle interroge les pagayeurs Saramacas.

— Je m’ennuie… quelle heure est-il ?

Elle s’étonne de la réponse précise donnée par le bosseman.

— Tu vois cela exactement au soleil ? dit-elle.

— Je le vois au soleil et à tout ce qui nous entoure… Il y a tant d’indices pour guider les hommes… Les feuilles des arbres se penchent à certaines heures. J’écoute le frémissement des branches et le chant des oiseaux… quelques-uns commencent à chanter quand d’autres se taisent. Et les fleurs… les orchidées s’ouvrent et se ferment avec la marche du jour… les pois de senteur ont une odeur différente de l’aurore au crépuscule. Et la couleur des feuilles dont le vert est tantôt brillant et tantôt mat… Et surtout les palpitations de la rivière… l’eau change d’aspect à chaque instant… il y a les jeux des ombres qui tremblent sur l’eau… et le cœur du fleuve qui bat tantôt avec précipitation et tantôt qui se tient immobile, comme la gorge d’une femme évanouie.

Et ce sont des propos sans fin qui sont à l’âme de Marthe comme le babil incessant d’une mère au chevet d’un enfant.

La route est longue… Le convoi de pirogues avance avec lenteur contre le courant chaque jour plus sévère, sur le fleuve chaque jour plus étroit.

Lorsque la nuit approche, on voit des ombres grises ondoyer en silence hors de la forêt. Ce sont les hibous géants qu’aucun homme n’a jamais pu approcher.

Au passage des rapides, pendant que les hommes halent les pirogues à grands efforts sur les roches écumantes, nous allons à travers bois.

Marthe court au-devant de nous. Sa joie bruyante d’écolière se traduit en mille cris. Elle découvre des merveilles toujours nouvelles : une liane fleurie semblable à une guirlande de papier peint, une orchidée suspendue au tronc d’un arbre comme une épaisse touffe de gui. Sur le sol, c’est autre chose : des scorpions, des scolopendres, des fourmis innombrables, des termites, des scarabées monstrueux…

A travers le toit ajouré de la jungle passe une lumière violente, semblable à certains soirs d’automne. Les singes gris et noirs, à peine gros comme le poing, gambadent sur les arbustes et grimpent le long des lianes, comme des écureuils.

Nous traversons une région dépeuplée. Nous avons depuis deux jours dépassé la limite des placers.

Loin, très loin, on entend, prolongé et doux, le meuglement d’une bête inconnue ; l’eau voisine clapote en frôlant précipitamment la berge abrupte.

Nous passons, sur un tronc d’arbre chancelant, une crique profondément encaissée. L’eau chante gaiement sous nos pieds ; nous respirons au passage son haleine fraîche, acide et moisie.

Et nous allons ainsi, tantôt riant, tantôt silencieux, respirant à longs traits la vie odorante et verte qui nous vient de la terre. Une joie intime nous enveloppe de jeunesse ; il semble à chaque instant que nous voyons un monde nouveau.

Le piétinement des monstres de la jungle : tapirs, maipouris, pumas, tigres et fourmiliers, a formé un sentier qui descend vers le fleuve où les bêtes vont boire et qui est en tout semblable au chemin tracé par les hommes.

Au bord de l’eau, sur le dégrad en pente douce, un bouquet de palmiers balance de grands éventails verts. Les palmiers géants ont jonché le sol de branches mortes, comme pour un triomphe.

Le port minuscule ressemble, sous l’encorbellement des palmes, à un berceau.

Nous restons là de longues heures, oisifs, attendant l’arrivée des pirogues.

L’eau scintille à nos pieds. Un grand ibis noir pêche sur la rive opposée. Il semble, sur ses pattes très fines et presque invisibles, planer mystérieusement dans l’air à quelques centimètres de l’eau.

Le silence est plein d’un véhément désir… les bruits lontains se heurtent. La vie toute-puissante des plantes règne seule ici.

Les hommes, endormis sous l’ombre des palmes alanguies, sont inertes comme si leur sommeil, pareil au repos des plantes, devait se prolonger éternellement.