La Sirène (p. 238-243).


LI



LA fleur que Marthe m’a donnée a laissé sur mes mains une odeur de santal.

Je vais et je viens dans l’encombrement du départ.

Des cris, des coups de marteaux, des poitrines nues qui halètent. Delorme s’empresse d’une barque à l’autre : il tempête et répète des ordres qui se perdent dans le brouhaha.

Marthe est assise, pensive, à l’arrière d’une pirogue prête à partir. Elle me fait signe de prendre place dans son embarcation.

Et ce parfum qui reste accroché à mes doigts comme de la glu…

Qui reconnaîtrait les hommes ? Ils sont grossiers, querelleurs, et uniquement occupés du soin de leur bien-être.

Nos pagayeurs démarrent ; un ordre les retient.

— Pas de traînards… nous partirons ensemble…

Le bruit redouble. C’est une révolte qui gronde. Les hommes, avec des gestes de découragement, prennent place dans les barques et manient les pagayes avec une lenteur voulue.

L’énergie de Delorme est toute verbale. Il est lui-même frappé d’impuissance. Il semble que son autorité soit vaine et ses ordres sans objet.

La caravane est une troupe désemparée qui marche à l’aventure.

Une impression inconnue de solitude paralyse ma pensée. Toute mon âme est imprégnée par cette odeur de santal dont l’intensité semble croître. Je voudrais échapper à cette suggestion.

Un rameur m’injurie parce que je laisse flotter mes mains dans l’eau, et parce que ce geste ralentit la marche de la pirogue.

Je prends à mon tour la pagaye : les reins tendus, les jambes arc-boutées au banc, je rame de toutes mes forces. Mais, l’odeur est toujours là, subtile, pénétrante, comme si mes vêtements et toutes les fibres de mon corps sécrétaient du santal.

Après l’étape de midi, Delorme donne en vain le signal du départ. Les hommes restent couchés à l’ombre des cacaoyers sauvages. Ils ont des yeux mauvais de chiens opprimés, prêts à mordre.

L’ingénieur, perdant tout contrôle sur lui-même, s’emporte, menace, et se couche à son tour sur le sable, secoué par une colère qui s’exhale en imprécations.

— L’Indien a disparu, dit Marthe.

Il n’était pas en effet au départ ce matin. Il voyage à sa guise, tantôt devançant le convoi, tantôt le suivait. Sur le fleuve, sa pirogue apparaît tout à coup aux tournants, là où rien ne fait prévoir sa présence, et disparaît de même.

— L’Indien a disparu, dit à nouveau Marthe.

Et je vois bien qu’elle connaît le mystère.

C’est encore l’heure lente et langoureuse de la sieste.

— Marthe, pourquoi m’avez-vous appelé dans la pirogue ?

— …

— Il y a quelque chose de changé. Hier encore, les hommes étaient résolus. Ils sont aujourd’hui semblables à des mercenaires insoumis.

— …

— Et vous… vous êtes comme au premier jour du placer, vous êtes redevenue la femme pour laquelle les hommes se battaient.

Elle rit. Ses dents aiguës luisent ; ses lèvres, rouges comme des lèvres fardées, s’offrent à l’amour, voluptueusement. Ses yeux mi-clos ont de longs regards obliques, des regards froids et pénétrants de chatte aux aguets. Tout son être respire la cruauté, le désir et l’indifférence.

— Marthe… le feu d’autrefois brûle encore en moi. Je croyais avoir oublié la blancheur de vos bras et l’éclat de vos yeux. Une autre vie commençait… je vois bien maintenant que les hommes qui sont là, et moi-même, sommes revenus à l’existence antérieure.

J’invoque en vain les arbres inertes et le fleuve… J’invoque en vain l’heure torride et le feu qui incendie toutes choses… Il n’y a pas, dans la langue des hommes, d’image qui puisse rendre la beauté de la femme étendue sur le sable, les pieds nus reflétés dans l’eau tranquille, le corps noyé dans la pénombre mouvante qui vient des longues palmes arrondies jusqu’à terre.

Marthe sourit ; sa radieuse beauté est un fruit mûr et doré, ouvert sur le sol. Elle est toute la chair épanouie, tout le désir, toute la splendeur de l’été.

Je croise sur mon visage mes mains auxquelles je demande un parfum disparu. L’âme ardente des santals a pénétré le jeune corps qui est là, sous mes yeux, et qui irradie l’angoissante senteur du bois odorant.

Rampant sur le sol comme une bête attirée par la lumière, je prends, pour apaiser le feu de mes lèvres, la main souple et menue qui s’abandonne. Je bois ainsi le vin au goût d’ambre et de noisette, et je sens glisser sur ma nuque, ainsi qu’une écharpe de velours, le regard brûlant de Marthe.

L’Indien a disparu… L’univers n’est plus que confusion et discorde. Nous vivons à nouveau la vie antérieure.

Un homme est debout devant nous, ses jambes tremblent. Il parle de façon désordonnée et incompréhensible.

Puis, sous la lumière crue du soleil, d’autres hommes s’approchent, menaçants.

Qu’importe la suite… Les jours mauvais sont revenus… Des brutes aux instincts déchaînés se défient… La folie du désir fait grimacer les visages et vibrer chaque muscle des bêtes affolées.

Qu’est devenue l’âme des choses ? Tout est impassible et froid autour de nous.

Adossé à un palmier, Pierre Deschamps grince des dents et plie les jarrets, prêt à bondir. Une barre plisse son front. Puis il marche en rond autour de Marthe, menaçant comme un loup qui défend sa proie.

Marthe, simulant la terreur, gémit et pleure, et se recroqueville au pied de l’arbre. Cependant, tout son corps frémit. Une joie délirante la grise et la berce. Son beau visage douloureux et rayonnant se tourne à la fois vers chacun des hommes. L’orgueil, et un égal désir de tous, lui donnent une beauté intime et pénétrante que chacun croit être seul à discerner.