Imprimerie de la Société St-Paul (p. 164-173).


XI


On était arrivé à l’entrée du joli village d’Altwies. M. l’abbé Fleury s’empressa de souhaiter bien du plaisir à ses amis, et reprit le chemin de Mondorf, où il se savait attendu.

— Et surtout, disait Marcelle en lui envoyant de loin un dernier salut, n’oubliez pas votre promesse, M. l’abbé. Vous savez, ma belle image !…

En traversant le village, M. Pauley faisait remarquer à son ami la propreté des abords de la route, le seuil des maisons débarrassé des ordures qu’il semblait autrefois impossible de n’y pas laisser traîner, les façades badigeonnées à neuf, les fosses à fumier masquées par des plants de dahlias ou de pivoines touffues.

— Sous ce rapport, dit-il, le village n’est vraiment plus reconnaissable. Je n’aurais jamais osé croire que nous pourrions tant obtenir de la complaisance de nos campagnards, qui ont tous excellent cœur, mais qui s’obstinent d’habitude avec un rare entêtement dans les habitudes imposées par la routine.

Or, un jour, un ami me proposa l’idée de créer, dans quelques villages où le voisinage de Mondorf devait nécessairement attirer les baigneurs, des sortes d’associations libres ayant pour but l’embellissement et la mise en état de propreté des rues et des maisons. Nous avons tenté l’aventure, et nous avons pleinement réussi. Le bourgmestre, le curé, les propriétaires aisés ont consenti à nous prêter leur influence ; nous avons mis à leur disposition quelques légers subsides pour couvrir les frais que n’auraient pu supporter les habitants pauvres : vous pouvez vous assurer qu’ils ont été intelligemment employés.

— Vous avez cent fois raison, répondit M. Dubreuil. Il est de fait que nulle part ailleurs, dans mes nombreux voyages, même en Hollande où la propreté est considérée comme la plus indispensable vertu, je n’ai vu de village aussi coquettement entretenu que celui-ci.

— Et vous ne pourriez croire, ajouta Raymonde, de quelle importance peut être ce détail pour la prospérité de votre station thermale. Le jour où nous sommes arrivés, ne connaissant pas un être dans ce pays, ne sachant qu’une chose : le nom de la localité où nous devions nous arrêter, le garde qui faisait le service du contrôle de notre tramway cria tout à coup : « Altwies ! Altwies ! » Nous courûmes à la plate-forme pour nous faire une idée du pays où nous allions passer nos vacances, et le premier mot qui vint à nos lèvres fut celui-ci, t’en souviens-tu, père : « Oh ! que c’est coquet ! quel air de propreté réjouissante ! »

Cette première impression nous avait entièrement conquis ; elle nous est restée, et c’est là peut-être qu’il faut chercher l’origine de l’attachement qui nous est venu pour l’établissement. Je serais d’ailleurs ingrate si je n’ajoutais bien vite que vous avez tout fait, Monsieur, pour faire persister l’excellente impression produite sur nous dès notre arrivée.

— Vous ne m’aviez pas habitué, Mademoiselle, dit en s’inclinant M. Pauley, à des compliments aussi flatteurs…

La colonie de vacances des fillettes était installée à l’Hôtel de Paris, à l’extrême limite du territoire luxembourgeois et au-delà du ruisseau de l’Altbach. Au moment même où les visiteurs passaient le seuil, une des institutrices chargées de la surveillance se trouva devant eux et, reconnaissant le ministre, s’inclina gracieusement et se mit à leur disposition.

Les enfants avaient assisté à la messe et venaient de rentrer, attendant l’heure d’aller à l’établissement, où le docteur leur avait donné rendez-vous dans la matinée, pour les voir et organiser, de concert avec les surveillantes, le service des bains qui leur étaient réservés. On se hâta de passer dans la grande cour de l’hôtel où les fillettes prenaient, leurs ébats. Dans un coin, sous l’ombrage des peupliers, un groupe chantait en chœur une romance ; çà et là des gamines à l’air espiègle poursuivaient, la raquette levée, leurs légers volants de plume. Mais tout ce mouvement cessa d’un coup à l’entrée de la famille Dubreuil et le chant s’interrompit soudain, tandis que le rouge montait à tous les jeunes visages dans le mouvement de surprise provoqué par cette visite inattendue.

Cependant M. Pauley demandait déjà qu’on ne fît pas attention à lui, qui ne venait pour déranger personne. Il voulait s’enquérir seulement auprès de ces demoiselles, et apprendre d’elles-mêmes s’il ne leur manquait rien et si elles s’amusaient ferme. Car il ne fallait pas oublier, n’est-ce pas ? qu’elles n’étaient ainsi rassemblées que pour mieux passer les vacances, et se divertir comme il n’était pas possible de le faire en ville, à cause des occupations des mamans.

— Voyons, dit-il enfin, qui de vous va nous raconter la promenade d’hier ?…

Les petites pensionnaires rougirent plus fort, chacune songeant avec effroi qu’on allait la choisir peut-être et la charger de ce récit. Les plus délurées tremblaient en songeant que la surveillante allait les faire avancer ; puis soudain un grand soulagement se fit en elles quand elles entendirent l’institutrice prendre la parole pour répondre elle-même à M. Pauley.

— Ah ! monsieur, dit-elle, notre après-dînée a été superbe. Madame Meunier, devant s’absenter pendant plusieurs semaines, a voulu que nous profitassions de la seule journée qu’elle eût de libre, et nous a invitées toutes ensemble à venir visiter sa propriété. Aussitôt le repas de midi terminé, nous nous sommes mises en route, et deux heures plus tard nous étions devant la grille du château. Dès qu’on l’eut avertie de notre arrivée, Madame Meunier vint nous prendre avec ses demoiselles, et nous commençâmes la visite du parc. Vous pensez si nos gamines s’amusaient et profitaient de la gracieuse hospitalité qui leur était offerte.

Ce fut bien autre chose quand on nous introduisit au jardin, où l’une des demoiselles de la maison se mit en devoir de nous montrer de quelle façon il fallait s’y prendre pour dévaliser les grosseillers. Les fruits étant tout à fait mûrs, je laissai les enfants profiter de ce généreux exemple et se répandre à travers les allées, pendant que je donnais à la maîtresse de la maison les renseignements qu’elle voulait bien me demander sur nos chères petites. Enfin je songeais à remercier et à prendre congé, quand Mme Meunier, m’interrompant, me demanda si j’ignorais peut-être l’heure qu’il était.

— Mais, Madame, fis-je respectueusement, il doit être à tout le moins quatre heures, et je craindrais d’abuser…

— Comment, s’écria alors notre hôtesse, vous savez qu’il est quatre heures et vous parlez de partir ! Et la collation, vos pauvres petites en devraient-elles par hasard être privées ?

Et avec une bonne grâce sans égale, elle me pria de rassembler les enfants et de les emmener avec nous au château. Dans la grande salle, des tables avaient été dressées, couvertes d’un amoncellement de brioches, de fruits, de confitures et de bonbons. Mesdemoiselles Meunier avaient tenu à faire elles-mêmes le service de la collation, et elles s’empressaient autour de nous, la verseuse à la main, nous accablant de leurs prévenances, nous excitant à reprendre de tout, se fâchant contre les timides qui se faisaient trop prier.

La collation enfin était terminée, quand M. Meunier, qu’on n’attendait point, arriva et vint nous saluer. Avec une bonne humeur charmante, il adressa ses compliments à nos fillettes, et les intéressa vivement au récit qu’il leur fit de l’arrestation d’une bande de bohémiens, à laquelle la gendarmerie avait procédé la veille dans le voisinage de sa propriété. Enfin, il nous congédia, et s’adressant à Mme Meunier, à qui il feignit de faire un vif reproche pour nous avoir invitées sans le prévenir de cette bonne aubaine, il dit que pour se venger, il inviterait à son tour la colonie des garçons, qu’il voulait traiter à grands frais, et à qui il réserve une partie de pêche générale suivie d’une promenade sur la rivière.

— Quel est ce M. Meunier ? demanda bas à son ami M. Dubreuil, que le récit avait paru vivement intéresser.

— Un de nos avocats les plus distingués sans contredit, répondit sur le même ton M. Paulev, membre de la Chambre des Députés, et au surplus fort aimable homme, généreux et charitable. Je me ferai un plaisir de vous le présenter à la première occasion…

Puis se tournant vers la surveillante :

— Je vous remercie, Mademoiselle, dit-il, d’avoir bien voulu nous faire le récit de cette charmante excursion. Et maintenant, quel est votre programme pour la matinée d’aujourd’hui ?

— Mais, Monsieur, dit la surveillante, voici l’heure de partir pour l’établissement des bains, où M. le docteur Petit nous attend ; je m’en vais, si vous le permettez, réunir les enfants et les préparer à partir.

Pour retourner à Mondorf, Marcelle se mit bravement dans les rangs des petites pensionnaires, où elle eut tôt fait de lier connaissance. Derrière elles, M. Dubreuil et son ami écoutaient avec attention les explications de la surveillante, qui leur exposait le système adopté pour la tenue de la colonie. Très intelligente, la jeune institutrice avait deviné que l’étranger s’intéressait vivement à l’institution nouvelle et lui donnait force détails. Les moindres occupations des enfants, de l’heure du réveil à celle du repos, elle les disait minutieusement en ajoutant leur raison d’être, leur but et le résultat qu’on en attendait.

M. Dubreuil profitait largement de ces renseignements, où il croyait trouver plus d’une indication utile. Sans façon, il avait tiré son carnet de sa poche et avait demandé la permission d’y écrire quelques notes.

Comme il finissait, on était arrivé à l’établissement : ces messieurs remercièrent vivement la surveillante de son gracieux accueil. Puis Raymonde étant partie conduire Marcelle à la partie de crocket où elle était attendue, M. Dubreuil prit son ami sous le bras et tous deux entrèrent au Casino.

— Eh bien ? interrogea M. Pauley, quand ils furent assis, tandis que le garçon leur servait un apéritif.

— Parfait, répondit M. Dubreuil. Vos colonies sont supérieurement organisées : un esprit d’ordre et de régularité y préside qui suffirait seul à en assurer le succès. Un seul détail m’a paru omis dans le programme de la journée des enfants, un détail auquel nous avons, à Paris, attaché beaucoup d’importance. Certes, la chose principale c’est de faire faire aux enfants de longues promenades, de leur faire visiter les environs, de leur assurer des repos fortifiants, de les tenir en joie. Mais nous avons cru qu’il était utile de prévenir cette sorte d’assoupissement de l’intelligence de l’enfant qui est la conséquence naturelle des marches fatigantes auxquelles on le contraint dans l’intérêt de sa santé. Dans ce but, nous avons voulu que, le soir venu, chacun des enfants de nos colonies prît une demi heure pour consigner, sur un cahier ad hoc, ses impressions personnelles. N’y eût-il mis que ces deux lignes : « Nous avons bien marché et mangé, puis nous sommes revenus et nous avons bien dormi », nous avoua exigé qu’il se recueillît ainsi sur le papier et se rendît à lui-même compte de sa journée.

Ces cahiers de vacances sont recueillis tous au retour et le comité en prend connaissance : nous y avons trouvé souvent, à travers beaucoup de puérilités, de jolies échappées d’observation délicate ou fine ; nous y avons deviné, sous la phraséologie enfantine, une malice bien gentille parfois et bien aimable.

Je ne sais si vous envisagerez au même point de vue que moi l’utilité de ces cahiers de nos colonies : je vous soumets telle quelle mon idée.

— Et je m’empresserai, dit M. Pauley, de la soumettre à mon tour aux protecteurs de l’œuvre ; l’idée à moi me paraît excellente, et je ne crois pas qu’il se trouve quelqu’un de nos amis pour y contredire.

Après le dîner, M. Dubreuil eut encore avec M. Petit un long entretien au sujet des fillettes que le docteur avait vues le matin. Il y trouva de nouveaux renseignements à ajouter à ceux que lui avait donnés l’institutrice. Il ne se sentait plus de joie à la pensée des nombreuses innovations qu’il allait pouvoir soumettre, à son retour, aux amis du comité du neuvième arrondissement…

Comme il allait quitter le médecin, la pensée lui revint tout à coup de la bonne impression que lui avait faite au déjeûner l’excellente mine de Fernand Darcier.

— Ah ! mais, docteur, dit-il, je crois que décidément vous avez fait ce miracle de guérir un malade que toutes les Facultés de France avaient déclaré incurable, et à qui, la première fois que je l’ai vu, je n’aurais pas donné quinze jours de vie.

— Monsieur Darcier ? demanda le médecin. Je viens de le quitter : il est en pleine convalescence, et avant huit jours il sera tout à fait valide. Certes, la guérison était inespérée et elle constitue un fier diplôme pour les qualités curatives de nos eaux thermales.

Je considère d’ailleurs la guérison de Marcelle comme tout aussi probante. Le mal était identiquement le même chez votre chère enfant que chez M. Darcier : il a cédé à la puissance du même remède.

— Ah cher docteur, dit M. Dubreuil, quelle reconnaissance ne vous ai-je pas de vos soins si intelligents et si dévoués !…

Et lui tendant sa large main dans une belle allure de sincérité :

— Faites-moi la grâce, dit-il, de me considérer comme votre ami le plus dévoué.

La journée s’acheva, gaîment. La Société Philharmonique de Luxembourg était venue, l’après midi, donner un charmant concert sous la vérandah du Casino, et la plus joyeuse animation n’avait cessé de régner jusqu’au soir. À la nuit tombante, les baigneurs avaient eu la surprise, ménagée par l’intelligent régisseur, d’une illumination du parc aux feux de Bengale : dans les projections fantastiques de l’étrange lumière, deux fantômes apparaissaient çà et là, tenant embouché leur cor de chasse, dont ils modulaient des airs de grande vénerie…

Puis, le dernier hallali expiré, le parc était retombé dans la sévère solennité de la nuit étoilée. Dans l’allée déserte cependant, M. Pauley se promenait encore, envoyant dans l’ombre épaisse la fumée de son dernier cigare.

— Allons, dit-il, Dieu soit loué, nos efforts ont été bénis et Mondorf est sauvé !…

— Et moi guéri, dit à demi voix Darcier, qui était resté assis sur un banc, protégé par le tronc d’un gros marronnier contre toute indiscrétion.

Et en quittant le parc aux côtés de M. Pauley, tout stupéfait encore de son apparition inattendue, il lui raconta longuement quelle joie était venue l’inonder soudain, et quelles espérances germaient enfin dans son pauvre cœur, qui avait si longtemps désespéré.