Imprimerie de la Société St-Paul (p. 145-163).


X


Ce jour-là M. Pauley vint au Casino de fort bonne heure. En quittant la veille Raymonde et Monsieur Dubreuil, qui l’avaient conduit jusqu’à la gare, il avait laissé pressentir à ses amis que ses occupations le retiendraient fort tard et qu’il ne pouvait pas promettre de venir. Peut-être trouverait-il un moyen cependant de se dégager avant la soirée et de profiter du tramway de six heures…

En le voyant s’avancer hâtivement sous les arbres de l’avenue, Raymonde, qui revenait de la source et s’attardait à voir les papillons secouer leurs ailes aux verveines empourprées des corbeilles, fut prise un moment d’inquiétude. Qu’arrivait-il donc ?… Et, voulant savoir tout de suite, elle s’élança.

Mais elle fut bien vite rassurée. M. Pauley venait de lui envoyer, de loin, un grand coup de ce chapeau gris tyrolien contre la fantaisie duquel elle avait exercé naguère la pointe spirituelle de sa malice de Parisienne, C’était le chapeau des excursions, le chapeau des promenades sous bois : son ami avait coutume de ne le mettre jamais que lorsqu’il dépouillait complètement pour une journée l’homme officiel.

— Il le met, disait Raymonde, quand il est assuré de ne rencontrer personne à saluer. Le feutre en est si mou qu’il risquerait de ne pouvoir descendre son salut jusqu’à terre.

Elle était toute rassurée quand elle arriva, la main tendue, près de son ami, dont la physionomie et le gai sourire firent s’envoler de son visage toute trace d’inquiétude.

— Quelle excellente nouvelle apportez-vous de si bonne heure à vos amis ? lui dit-elle aussitôt, sans s’arrêter même par un mot aux banales formules de politesse.

— Une nouvelle excellente, en effet, mademoiselle. En rentrant chez moi cette nuit, j’ai trouvé une lettre d’invitation que je n’attendais pas si tôt, mais à laquelle je ne reprocherai certes pas de s’être hâtée.

Vous rappelez-vous la promesse que j’ai faite l’autre semaine à M. Dubreuil, de vous faire visiter nos colonies de vacances ? Grâce à cette lettre, je vais pouvoir la tenir dès aujourd’hui.

— Mon père va être bien heureux, monsieur Pauley ; il ne s’est pas passé de jour, je crois, depuis votre promesse, qu’il ne me l’ait rappelée, en me disant qu’il se faisait une véritable fête de cette visite aux colonies Vous n’ignorez pas qu’il fait, à Paris, partie d’un comité qui organise depuis quelques années des colonies de ce genre pour les enfants des écoles. Je suis certaine qu’il va couvrir son carnet de notes au cours de notre promenade : il sera si fier, à son retour, de raconter à ses amis du comité ce que vous lui aurez fait voir ici !

— Il ne pourra pas en dire grand bien, mademoiselle. Nos colonies sont loin d’avoir pris dès maintenant tout le développement qu’on se propose de leur donner. C’est l’année dernière seulement qu’on a songé à les créer, et la précipitation qu’on a été contraint de mettre à les organiser n’était point pour leur faire produire les excellents fruits qu’elles produiront plus tard, si nos espérances se réalisent.

D’un autre côté, l’idée de leur création a été, aussitôt lancée, en butte à des attaques méchantes, aussi tenaces qu’était grande la générosité des organisateurs. On a essayé de soulever contre nos colonies l’opinion publique, notre pire ennemie quand elle n’est pas notre esclave ; il a fallu vraiment qu’un miracle intervînt pour les empêcher de sombrer. J’ai craint un moment que notre idée philanthropique ne fût étouffée dans l’œuf.

En causant ainsi, les deux interlocuteurs s’étaient rapprochés du Casino. Un soleil brillant avait chassé les dernières vapeurs du brouillard de la nuit, et séchait sur les feuilles tremblantes les perles qu’y avait attachées la rosée à l’aurore. Dans le parc, tout au fond de l’avenue, l’écarlate d’une ombrelle piquait sa note gaie dans la sombre verdure des maronniers ; et deux bambins, vêtus de jerseys à col marin, embarquaient dans une nacelle de l’étang, poussant de joyeux cris, se disputant les avirons. Au-dessus de leur tête, la fenêtre grande ouverte d’un salon attenant au Kursaal, laissait la libre volée à une hymne de réveil que plaquait en grands accords sur le piano une amie de Raymonde. Et les pinsons, sollicités par la mélodie, y répondaient dans les branches par des trilles joyeux.

Raymonde, que la vivifiante atmosphère de cette belle matinée envahissait peu à peu, était restée debout, la main appuyée au dossier d’une chaise de jardin, le regard perdu comme dans un rêve. Cette idée d’une visite aux colonies ne l’avait attirée d’abord que par son côté séduisant. Puis, petit à petit, pendant que Monsieur Pauley lui racontait les tracasseries que l’ignorance avait suscitées pour en empêcher le succès, elle s’était préoccupée tout à coup du but si vraiment et si intelligemment charitable de l’œuvre dont il venait de lui parler. Elle songeait aux enfants dont on fortifiait la santé, tout en préservant leur esprit et leur cœur des dangers de l’oisiveté, et aux braves institutrices qui acceptaient de sacrifier leur repos, si bien gagné pourtant, à la tâche difficile de la surveillance de leurs pensionnaires.

Et elle se comparait à elles. Sa mission n’était-elle pas semblable ? Elle aussi avait sacrifié son repos à veiller sur Marcelle, sa pauvre petite malade, et à l’entourer des soins les plus délicats. Certes, elle ne faillirait pas à ce devoir sacré et resterait la mère de l’orpheline…

Comme elle songeait ainsi, absorbée, la voix de l’enfant l’appelant d’un long cri joyeux la tira tout à coup de sa rêverie.

Alors seulement elle vit qu’elle était demeurée seule : M. Pauley, qui avait aperçu le régisseur et qui avait un ordre à lui donner, l’avait quittée en lui disant un mot d’excuse qu’elle avait entendu sans le comprendre.

— Raymonde ! Oh ! la vilaine, qui est partie sans embrasser sa petite sœur ! Dites-lui tout de suite un gentil bonjour, si vous voulez qu’on vous pardonne…

Et Marcelle, grimpée sur la chaise, entourait de ses bras le cou de sa grande sœur. Elle lui racontait son lever… Oh ! c’était toute une histoire. Comme elle dormait encore à sept heures, Jean, le domestique de l’hôtel, avait trébuché, avec sa cruche pleine d’eau, dans l’escalier près de sa chambre ; le bruit l’avait réveillée, elle avait voulu voir. Et comme elle entrouvrait doucement sa porte, petit père qui sortait de chez lui l’avait aperçue et l’avait grondée d’aller ainsi à pieds nus sur le parquet. Mais elle l’avait fait entrer bien vite pour l’embrasser et lui promettre d’être sage. Et elle le serait, n’est-ce pas ? puisque le docteur le voulait… Alors, une idée drôle lui avait passé par la tête ; elle avait voulu faire une surprise à Raymonde et avait obligé petit père à l’aider à s’habiller. Il était si maladroit, si maladroit, on ne s’en faisait pas d’idée : il ne savait pas même reconnaître le pied droit d’avec le gauche quand elle lui avait demandé de lui entrer ses bottines. Enfin, ils étaient venus à bout cependant de cette toilette que grande sœur achevait en cinq minutes, et ils étaient descendus pour venir à la source….

Et sautant à bas de la chaise, l’enfant prenait la main de Raymonde et l’entraînait du côté du pavillon.

En attendant que ses filles le vinssent prendre pour le déjeuner, M. Dubreuil monta au Kursaal et entra au cabinet de lecture. Un des journaux de la ville racontait, avec des détails ou l’exagération de son correspondant perçait évidement, le petit accident de la veille : le récit se terminait par un avertissement sentencieux donné aux baigneurs de ne pas laisser les enfants se risquer sur la pièce d’eau.

M, Dubreuil le rejeta pour en prendre un autre. Encore un journal du pays. Rien d’intéressant à y lire, sans doute. Mais comme il le dépliait machinalement, il vit, se détachant en lettres grasses dans la chronique locale, les mots Colonies de vacances qui attirèrent aussitôt son attention. Le journal disait que les colonies de Mondorf et d’Altwies étaient reconstituées, et que le nombre croissant des écoliers qu’y avaient envoyés les habitants de la ville faisait bien augurer du succès de l’institution. De divers côtés déjà, des propriétaires avaient envoyé des invitations aux jeunes colons, leur offrant des parties variées avec l’inévitable collation sous les arbres du jardin ou du parc.

— Notre ami, pensait M. Dubreuil, paraît avoir oublié la promesse qu’il m’a faite de nous faire visiter ces colonies de vacances. Il faudra que je la lui rappelle et que je l’amène à la tenir. Il est évident que j’y verrai quelque innovation bonne à proposer au comité du neuvième arrondissement. Pauvres petits Parisiens chétifs, puissé-je contribuer à faire améliorer leur situation pendant les prochaines vacances, et mériter ainsi le retour à la santé de ma chère enfant !…

Au même instant où son père s’encourageait ainsi dans ses charitables desseins, Marcelle revenait de la source, où elle buvait maintenant deux grandes verrées d’eau sans la moindre répugnance. Elle sautillait, la main dans la main de Raymonde, que sa bonne mine et son enjouement avaient consolée. Elle saluait d’un petit cri joyeux les fillettes de son âge qu’on rencontrait çà et là, déjà tout occupées de leurs raquettes, de leurs volants et de leurs poupées. Au dernier détour du chemin, comme le régisseur apparaissait, important et affairé, elle l’appela gaiement.

— Vous savez, Monsieur Canon, ce dont nous sommes convenus : si vous êtes malade, c’est moi que vous nommerez régisseuse !

— Oui, Mademoiselle, répondit le brave garçon sur la face de qui l’enfant avait le privilège de toujours amener un large sourire, oui, vous serez régisseuse en chef…

Enfin, Monsieur Dubreuil s’entendit appeler : Petit père !… Et il s’empressa de descendre. Il était près de huit heures, il fallait se hâter d’aller déjeûner. Et gaiement, après avoir mis un baiser au front de Marcelle, il la prit par la main pour rentrer à l’hôtel.

Le soleil maintenant avait fondu complètement le brouillard qui estompait chaque matin d’une vapeur laiteuse les berges du ruisselet. L’atmosphère se faisait brûlante, et sur la route, venant du village pour la promenade, les baigneurs avançaient lentements, les ombrelles déployées, troublant à peine du bruit de leurs conversations la paix silencieuse de la campagne.

À l’hôtel, le déjeûner se terminait. Quelques marmots en retard grignotaient leurs tartines, s’interrompant à toute minute pour se communiquer leurs projets de la journée et concerter de bonnes parties.

Dans l’embrasure d’une croisée ouverte, où entrait la fraîcheur vivifiante de l’ombrage des tilleuls, Fernand Darcier était assis, le regard perdu dans le vide, les mains abandonnées sur les genoux, où s’étalait le dernier numéro de son éternel Courrier Champenois. Visiblement, il faisait de rapides progrès dans la voie de la guérison : l’œil plus clair, le teint moins pâle, sa langueur d’autrefois cédant petit à petit au désir de marcher, de se mouvoir, son indifférence faisant place à une velléité d’apprendre, de dire, de s’informer.

La veille, le docteur avait passé toute une heure en sa compagnie, et ils avaient devisé ensemble, assis sur un banc du parc, le malade confessant au médecin jusqu’à ses plus secrètes faiblesses. C’étaient les bonnes heures pour le pauvre Fernand, celles où il lui était donné de rompre avec son seul ami le silence qu’il s’était imposé, et qui souvent lui était si pénible, qu’il en avait de longues et douloureuses angoisses.

Il répondait aux questions du médecin, lui détaillant par le menu les impressions de son mal ; puis, au premier prétexte, il oubliait le savant pour ne plus voir que l’ami. Il s’épanchait alors en longues plaintes. Ce n’était point la maladie, qui le tenait empoignée comme en une main de fer : elle était prête à lâcher pied, celle-là, vaincue par le régime salutaire des eaux vivifiantes. Ce qui l’empêchait de guérir, c’était cette plaie au cœur, à jamais ouverte, cet amour respectueux mais violent qu’il n’osait avouer. C’était la blessure qu’avait faite à sa pauvre âme la réponse de son tuteur à la lettre dans laquelle il lui avait tout raconté. C’était la terreur irréfléchie, inexprimable que lui inspirait la seule vue de M. Dubreuil, et la pitié de son regard quand il le saluait.

Quelle consolation avait-il, l’infortuné, à toutes ces douleurs ? Une seule, la bienveillante amitié de l’excellent médecin.

— Ah ! cher docteur, si vous m’abandonniez, que deviendrais-je ? Je mourrais, bien sûr. En dehors de ces bonnes heures que vous me consacrez si généreusement, que me reste-t-il ? Les apitoiements des indifférents que la vue de mes souffrances a si longtemps choqués dans leur insolente joie de vivre bien portants et sans soucis. Quelquefois encore une bonne parole de la chère adorée, qui sait si délicatement me rappeler à l’espoir de guérir. Mais ce baume, quand elle a passé, devient une source nouvelle d’amertume : c’est la pitié seule, je le sens alors, qui inspire sa démarche. Sous le couvert de ses charitables condoléances, rien que l’indifférence la plus absolue. Je suis un malade dont la souffrance émeut cette âme de sœur de charité, rien de plus. Elle n’a jamais lu dans mon regard, elle n’a jamais deviné mon cœur…

C’était la centième fois que l’habile praticien entendait cette lamentation : il savait par cœur, maintenant, la plainte de cette âme ulcérée. Mais chaque fois qu’elle se renouvelait, il se laissait bercer au son de la voix éplorée qu’il se savait seul à connaître, et revenait à son intime désir de trouver le moyen d’appliquer le remède. Le remède, il le connaissait : c’était de mettre son protégé en relations avec la famille Dubreuil. Mais il entendait encore la parole du vieillard résonner à son oreille, vibrante comme au jour même où elle avait fait tomber ses illusions et changé en une amère déception l’espoir qu’il nourrissait à l’égard de son jeune ami.

Et, songeur, la tête penchée dans un ploiement de tout le corps, il traçait du bout de sa canne sur le sable de l’allée, des signes mystérieux.

— Fernand doit guérir absolument, dit-il. Il le faut, et cela sera.

Mais ce ton de prophétie, si énergique chez lui autrefois, ne convenait guère à l’expression d’une pensée qu’il n’émettait plus qu’en tremblant, prévoyant l’insuccès. Il avait cependant retrouvé, au moment de quitter Fernand, les mots de consolation et d’espoir qui soutenaient son malade depuis près de deux mois. Il l’avait laissé tout ragaillardi, souriant aux teintes roses qu’il entrevoyait se dessiner vaguement dans l’horizon, ordinairement si noir, des rêves de son cœur.

Cette bonne impression avait persisté chez Fernand, et ce matin il se sentait vraiment mieux. En lisant son Courrier Champenois, il avait vu la note qui s’y trouvait insérée au sujet des belles espérances qu’on fondait là-bas sur la prochaine vendange. Il avait par la pensée fait le voyage au foyer paternel, s’était imaginé l’accueil qu’on lui faisait en le voyant guéri et capable de reprendre la direction de l’importante maison de son père. En quelques instants, son imagination lui avait fait parcourir l’étape qui le séparait encore de l’âge où l’homme cherche, autour de lui, l’être préféré à qui il demande de partager les joies et les peines de son existence.

— Oui, certes, quand le foyer serait triste, isolé, il faudrait y faire entrer quelqu’un capable de lui rendre la vie et l’animation.

Et, tout de suite, l’image de Raymonde s’était dressée devant lui. Certes, ce serait elle qu’il choisirait, elle qu’il avait déjà choisie et qui porterait un jour son nom. Et son imagination, cette folle, d’autant plus alerte chez lui que le mal avait davantage affaibli le corps, s’empara de ce joyeux mirage.

C’était à son travail qu’il fallait attribuer le rayonnement de cette figure qu’on était habitué de voir toujours morne et terne. Visiblement, Fernand approchait du jour de la guérison. Il n’y faudrait qu’un peu de bonne volonté de la destinée, jusqu’aujourd’hui si contraire. Elle se lasserait bien, peut-être, à la fin, de lui susciter de continuels tourments : et alors, c’était le bonheur !…

À ce moment, M. Dubreuil entrait avec Marcelle et Raymonde. Il avait appris par sa fille que M. Pauley tiendrait ce jour même sa promesse de lui faire visiter les colonies de vacances : il en était ravi. Dans la salle à manger, il distribuait à tous la cordiale poignée de main qu’il avait accoutumé de leur donner chaque matin en leur souhaitant le bonjour. Il s’arrêtait çà et là, disant quelque parole aimable ou polie. D’ordinaire, il saluait Fernand sans lui tendre la main, une crainte insurmontable l’envahissant dès qu’il se trouvait vis-à-vis de ce corps frêle, la peur sans doute de lui faire mal en lui étreignant les doigts dans sa main large et puissante d’agronome tourangeau.

Mais ce matin, il trouvait si bon visage au pauvre malade qu’il en fut doucement ému. Il s’approcha, tandis que Fernand, repris de son invincible effroi, le regardait ébahi ; et au lieu du « Bonjour, Monsieur » ! un peu dur qu’il avait coutume de lui adresser, il s’informa en termes fort aimables de l’état de sa santé.

— Vrai, disait-il, vous guérissez, mon cher ami. Avant quinze jours, si vous allez de ce train, les forces vous seront revenues. Ce sera un grand succès pour notre excellent docteur et un regain de réputation pour l’établissement. Oh ! nous le fêterons, ce jour-là. D’abord, je vous retiens pour la première promenade que M. Petit vous permettra…

Fernand ne pouvait en croire ses oreilles.

Eh quoi ! cet homme qu’il croyait si redoutable, dont la seule vue, depuis deux mois, lui inspirait un incompréhensible mais instinctif sentiment de frayeur, c’était ce même homme aux façons aimables et bon enfant qui venait de lui parler ! C’était donc la maladie qui l’avait rendu fou pendant si longtemps, qui avait perverti à ce point son jugement ? Il le sentait bien, maintenant : le père de cette bonne et charitable Raymonde ne pouvait être le monstre qu’il avait imaginé, et devant lequel il avait tant de fois tremblé.

Sans qu’il s’en fût aperçu, une vive rougeur, due sans doute au profond sentiment de bonheur qui l’avait subitement envahi, lui était montée au visage. Son front rayonnait, son œil brillait d’un éclat si inaccoutumé, que Raymonde, qui l’avait regardé, tout en passant une serviette sous le menton de Marcelle, tandis que son père parlait au jeune homme, s’en aperçut depuis le haut bout de la table où elle était assise et s’en effraya presque. En entendant M. Dubreuil se dépenser en frais de politesse vis-à-vis du malade, qu’il avait habitué à recevoir de lui le plus froid accueil, la jeune fille avait mis cette amabilité sur le compte du plaisir que lui avait causé l’annonce de la promenade souhaitée. Maintenant, elle ne savait plus. Peut-être M. Petit avait-il parlé enfin…

Le déjeuner s’acheva vivement : sa course matinale avait donné de l’appétit à Marcelle, qui ne bavarda pas trop, si bien qu’on achevait la desserte quand M. Pauley entra dans la salle à manger. Saluant à la ronde, il s’empressa vers M. Dubreuil, qui s’était levé et lui disait combien il se promettait de plaisir.

— Vous savez donc ?

— Raymonde m’a tout dit, au risque de vous fâcher en vous privant ainsi de la joie de m’en faire la surprise. Et à quelle heure partons-nous ?

— Quand il vous conviendra. Que mademoiselle seulement décide à laquelle des colonies nous réservons notre visite. Est-ce à celle des garçons, à Mondorf ? à celle des filles, à Altwies ?

— Nous irons voir les petites pensionnaires d’Altwies, si vous le voulez bien, dit Raymonde.

Et sur un signe de son père, elle prit Marcelle par la main et s’en fut avec elle procéder à sa toilette de promenade. En attendant son retour, M. Pauley alla souhaiter le bonjour aux différents groupes de baigneurs qui causaient encore dans la salle, puis s’arrêta devant Fernand, frappé comme tout le monde de la bonne mine du pauvre malade.

Darcier s’aperçut de l’étonnement qui se peignait sur la physionomie de M. Pauley. Un gai sourire illumina ses yeux et son visage.

— Soyez rassuré, dit-il, je me sens mieux, vraiment. Le bonheur est revenu, la santé pourrait-elle ne pas l’accompagner ?

Et comme son interlocuteur allait interroger, il mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut ! fit-il. Je vous dirai tout ce soir.

Au même instant la voix de Marcelle, descendue au jardin avec sa sœur, appelait gaîment : Petit père ! M. Pauley ! nous sommes prêts… venez-vous ?

Les deux hommes s’empressèrent de sortir, et l’on prit sans tarder la route du village.

Ainsi que l’avait dit M. Pauley le matin même à Raymonde, la création des colonies scolaires de vacances ne remontait qu’à l’année précédente. L’idée en était venue à quelques personnes généreuses, connues pour la bienveillante protection dont elles entouraient l’enfance : elles avaient agité ensemble la question de l’opportunité d’un essai, s’y étaient mutuellement encouragées et, tout à coup décidées à tenter l’expérience, avaient fait annoncer par la presse que des colonies de garçons et de filles allaient incessamment s’ouvrir. Les membres du corps enseignant, auxquels elles s’étaient adressées pour trouver des surveillants, avaient sans une hésitation accepté de remplir cette tâche nouvelle ; les habitants de la ville avaient souri à l’idée des bonnes vacances que leurs enfants pourraient passer sans grande dépense, et au bout de quelques jours l’institution nouvelle entrait en pleine activité.

D’autre part on avait essayé, à la vérité, de faire échouer cette philantropique tentative : mais les résultats obtenus dès la première semaine avaient été concluants. Les enfants, ravis des promenades et des excursions qu’on leur faisait faire, de la vie joyeuse et saine qu’ils menaient aux colonies, n’avaient pas manqué de faire savoir aux mamans combien ils étaient heureux qu’on les y eût placés. Pas une plainte ne s’éleva : le succès était évident. C’était donc à bon droit qu’on s’était attendu à voir, cette année, les jeunes écoliers revenir en grand nombre aux colonies : leurs parents s’en étaient si bien trouvés l’an passé !

Tandis que M. Pauley racontait ainsi les tâtonnements préliminaires de l’œuvre philanthropique à laquelle lui-même avait fort généreusement contribué, on était arrivé à la sortie du village de Mondorf. Au dernier coude de la route, Marcelle, qui avait pris l’avance en trottinant, se trouva face à face avec M. l’abbé Fleury. Le bon curé, qui lisait son bréviaire en faisant sa promenade du matin, fut brusquement tiré de sa pieuse occupation par la voix joyeuse de la fillette.

— Bonjour, M. l’abbé. Vous savez, j’attends toujours la belle image que vous m’avez promise !

— Tu l’auras, chère petite, repartit M. Fleury ; comptes-y et sois assurée que ce ne sera pas une image d’un sou…

Et riant de son bon gros rire si réjouissant, il se retourna pour saluer les promeneurs.

— Quel heureux hasard me procure l’honneur de vous rencontrer, Messieurs, dit-il en serrant d’une cordiale étreinte les mains qu’on lui tendait. Ce matin, les enfants de la colonie sont venus à l’église pour assister à la messe, et j’ai promis à leur surveillant d’aller leur faire visite après déjeûner. J’y allais de ce pas. Et vous, Messieurs, y a-t-il indiscrétion à vous demander de quel côté vous dirigez votre promenade ?

— Absolument aucune, répondit M. Pauley. Tout comme vous, nous allons faire visite aux colonies. Mais tandis que vous allez voir celle des garçons, nous nous disposons à commencer par celle des fillettes.

Et si vous le voulez bien, M. l’abbé, nous allons nous remettre en route, car je vois M. Dubreuil impatient d’arriver à Altwies. Vous ignorez peut-être qu’il s’intéresse beaucoup à notre tentative, et qu’il est fort désireux de comparer ce que nous avons fait avec l’entreprise de même genre qu’il a créée à Paris avec quelques amis généreux.

— Eh quoi, repartit le curé, des colonies de vacances existent à Paris ? Je l’ignorais absolument en effet, et mon journal, qui parla très au long l’an passé de ces institutions, l’ignorait lui-même sans doute, car il n’en a pas soufflé mot…

— Si vous consentez à nous faire la conduite, M. le curé, intervint alors M. Dubreuil, je vous dirai ce que nous avons fait à Paris et quels résultats nous avons obtenus.

L’excellent prêtre accepta l’invitation ; on rappela Marcelle qui s’était un peu éloignée à la poursuite d’une libellule, puis on se remit en marche de compagnie.

— L’idée des colonies scolaires, commença M. Dubreuil, est née en mon esprit à la suite d’une remarque qui n’est, hélas ! que trop facile à faire. Il y a à Paris, et même dans mon arrondissement qui est pourtant le plus riche de tous, nombre d’enfants malingres, débiles, que le défaut de santé et de forces empêche de suivre assidûment l’école et de profiter des leçons qui s’y donnent. Ce n’est pas de leur faute s’ils sont de constitution si faible. L’hérédité y est sans doute pour quelque chose, mais aussi, mais surtout le défaut de bon air, le manque d’exercice, l’insuffisance de nourriture et, pour tout dire d’un mot, la mauvaise hygiène, fille de la misère.

Aux vacances, qui sont longues, ces malheureux enfants rentrent chez eux ; les parents, qui travaillent, ne veulent point les laisser sortir au loin, ne pouvant les surveiller ; ils descendent dans la rue ; ils y aspirent l’air malsain qui s’en dégage, et le soir remontent au taudis paternel, où la famille s’entasse dans une atmosphère viciée.

La première fois que je réunis mes amis à ma table, après le jour où je m’étais senti tourmenté de l’idée de faire quelque chose pour ces petits malheureux, je les intéressai vivement à mes projets et, séance tenante, ils décidèrent de m’aider. Nous ne pouvions évidemment arracher à ce milieu tous les enfants de notre arrondissement. Il en aurait coûté absolument trop d’argent. Mais nous pouvions prendre dans nos écoles les plus débiles, et parmi ceux-là choisir les plus pauvres tout ensemble et les plus méritants : chaque école fournirait ainsi son contingent, dont nous formerions une colonie de douze ou quinze enfants, et que nous mettrions sous la garde d’un des maîtres ou d’une des maîtresses de l’établissement. Et nous enverrions la colonie ainsi formée en villégiature.

Ce fut la première décision que nous prîmes. Quelques semaines avant les vacances, nos jeunes sujets étant choisis et les surveillants désignés, la question se présenta de savoir où nous les enverrions. À la mer ? Nous y avions pensé d’abord. Mais quelqu’un fit remarquer, avec beaucoup de raison, que la mer est conseillère des longs farniente sur le sable, et nous voulions au contraire que les enfants se livrassent à de grandes promenades. Et puis, le séjour de la mer est toujours horriblement coûteux.

Nous décidâmes alors que nos colonies se dirigeraient vers les pays montagneux de l’Est de la France. Un de nos amis, le plus dévoué sans contredit au succès de notre œuvre, s’en alla lui-même choisir les endroits où chacune des colonies serait logée et faire prix avec les propriétaires.

— Les prix furent exorbitants, sans doute, interrogea M. Pauley.

— Au contraire, repartit M. Dubreuil. Ces prix furent en général très doux ; car il y a, dans ces mois de vacances, nombre de pensions vides qui ne demandaient pas mieux que d’héberger nos jeunes Parisiens. Nous nous entendîmes avec les Compagnies de chemins de fer, qui nous consentirent de fortes réductions.

Et c’est ainsi que nous pûmes, dès la première année, avec le fort modeste capital souscrit par mes amis et moi, envoyer un assez grand nombre d’enfants se refaire, durant les vacances, le tempérament, à humer l’air salubre de la montagne.

— Et les résultats obtenus, demanda M. l’abbé Fleury, furent-ils de nature à vous satisfaire et à compenser les sacrifices consentis ?

— Les résultats furent tout simplement magnifiques. Pour nous en rendre un compte précis, la veille de chaque départ nous avions soumis les enfants de la colonie à un examen médical ; on les pesait, on les mesurait, on prenait la largeur de leur poitrine ; on notait les particularités physiques qui témoignaient chez eux d’un état de santé spécial. Puis la même opération fut faite au retour, et ainsi les résultats obtenus furent constatés, scientifiquement pour ainsi dire.

Eh bien ! ces résultats furent surprenants et dépassèrent toutes les espérances. Tout notre petit monde avait plus grandi, s’était plus élargi et plus renforcé en deux mois de grand air et de promenade, qu’il n’eût fait dans toute l’année à Paris. On l’a, au retour, repesé, remesuré, réexaminé, et l’on a été ravi de la différence.

— Souviens-toi, père, dit Raymonde, de ce détail qui nous avait tant amusés.

— Un détail, mademoiselle ?…

— Lors du second examen, on avait trouvé, vous pouvez imaginer avec quelle stupéfaction, que toutes les élèves d’une colonie avaient diminué de taille. Pourquoi ? Comment ?… Mon père en était malade et tous ces messieurs du comité s’en arrachaient les cheveux.

Or, la chose était bien naturelle. On avait mesuré au retour toutes ces fillettes avec les mêmes bottines qu’elles portaient au départ. Les bottines n’avaient plus ombre de talons.

M. l’abbé Fleury partit d’un grand éclat de rire. La farce était bien bonne, par exemple ! Plus de talons !…

— Non, recommença M. Dubreuil, plus l’ombre : mais les chères petites rapportaient la saine gaieté, le franc appétit, les vives couleurs. Elles n’avaient rien perdu au change…