Imprimerie de la Société St-Paul (p. 131-144).


IX


À quelques jours de là, Raymonde et ses amies eurent l’idée de donner, à la colonie des baigneurs, un concert au profit du malade indigent dont elles avaient imaginé de payer déjà le logement et la pension. En même temps qu’il revenait à la santé, ce brave homme commençait à comprendre le bienfait dont il avait été l’objet et en manifestait la plus sincère reconnaissance aux jeunes filles, qu’il saluait, chaque fois que le hasard le mettait en leur présence, avec des marques de respect du plus haut comique.

Encore qu’on l’eût vingt fois prévenu que ces demoiselles n’entendaient pas un mot de l’idiôme luxembourgeois, il s’entêtait à s’en servir pour leur exprimer ses remercîments, et le faisait en longues phrases emphatiques qu’il eût été impossible d’écouter sans rire.

Mais à part ce petit ridicule, il paraissait si sincère et de si bonne foi, que Raymonde et ses amies le tenaient en grande estime : c’est pour le lui prouver qu’elles voulaient organiser, à son bénéfice, une petite soirée musicale qui serait d’ailleurs, par les chaleurs sénégaliennes qu’il faisait depuis quelques jours, un passe-temps fort attrayant pour les baigneurs.

Elles se mirent à l’œuvre sans retard et employèrent la moitié de la semaine aux répétitions, à la distribution des rôles, à la copie des programmes. Le concert eut lieu enfin et ce fut un véritable succès pour les jeunes filles qui l’avaient organisé, tout particulièrement pour Raymonde.

Non pas seulement que les jeunes filles qui s’étaient exécutées ce soir eussent personnellement mérité les unanimes applaudissements de leurs auditeurs, mais encore et surtout parce que ce fut, pour la colonie de Mondorf, l’occasion de constater qu’elle possédait tous les éléments nécessaires à la réussite d’un pareil concert, et qu’on pourrait, sans peine aucune, organiser souvent les plus charmantes soirées.

Raymonde avait paru infatigable : c’est elle qui tenait le piano, elle encore qui dirigeait les chœurs, sans parler de trois morceaux du programme exécutés par elle. On l’avait applaudie et fêtée de toutes parts.

M. Darcier avait assisté au concert, sur les pressantes instances du régisseur, qui lui conseillait de s’accorder cette distraction nécessaire. C’était une des premières fois qu’il se mêlait à la société : tout au plus s’était-il hasardé, jusqu’alors, à paraître à la salle à manger de l’hôtel, après les repas, pour écouter les conversations. Tout d’abord, il avait nettement refusé de venir à la soirée, n’étant pas au fait et croyant qu’il s’agissait d’un concert donné par une société d’amateurs de la ville. Mais quand M. Canon lui avait expliqué son erreur en lui nommant Raymonde, le pauvre garçon avait senti son cœur sauter dans sa poitrine. Il feignit, par discrétion, de n’accepter qu’à contre-cœur, mais dès les premiers instants l’enthousiasme l’avait pris, et chaque fois que paraissait Mlle Dubreuil, il ne se retenait qu’avec peine de donner le signal des applaudissements.

Ce que tout le monde autour de lui appelait un succès, il le proclamait un triomphe ; pour un rien, il eût traité de gens stupides et idiots ceux qui se permettaient de dire que Mlle Dubreuil était une personne des mieux douées, alors qu’à ses yeux elle était une grande artiste, maniant incomparablement un incomparable talent.

Le concert terminé, comme il sortait au bras du régisseur, M. Canon exprima l’idée qu’il serait bon de faire parvenir, aux journaux de Luxembourg, une petite note où fût constaté le succès de la soirée organisée par les baigneurs. Fernand l’y encouragea. À son avis, ce serait, de la part de l’administration, un hommage rendu à l’initiative et au mérite des jeunes gens qui avaient consenti à se faire entendre : cette constatation, faite publiquement, les déciderait sans doute à donner de nouvelles soirées, et tout le monde y gagnerait…

Tout en poussant ainsi M. Canon, Fernand prit congé et rentra à l’hôtel. À peine entré dans sa chambre, il s’assit devant sa table et se mit à écrire lui-même la relation du concert auquel il venait d’assister. Quelques phrases d’introduction, puis, aussitôt achevée l’entrée en matière, la forme dithyrambique et exagérée que son amour, secret mais profond déjà, le pressait de donner aux éloges qu’il faisait de Raymonde. Une page entière de louanges telles qu’un critique partial eût à peine osé les décerner publiquement à la Patti ou à la Nilsson : Mlle Dubreuil n’était plus une jeune fille ordinaire, assez au courant des choses de l’art pour en donner une interprétation correcte ; ce n’était plus même une artiste digne d’un auditoire d’élite ; c’était l’incarnation même du génie de la musique, c’était une Muse devant laquelle on n’avait qu’à s’incliner, pâmé d’admiration.

Fernand relut son élucubration, la trouva parfaite et, l’ayant glissée dans une enveloppe, accompagnée de quelques mots d’introduction, y inscrivit l’adresse du rédacteur d’un des journaux de la ville.

Ce fut, le lendemain, comme une révolution qui se produisit parmi les baigneurs à l’arrivée du journal qui avait reproduit le compte-rendu de Darcier. On s’enquit de toutes parts du nom de l’auteur, et sans y parvenir, car la lettre, signée du cliché banal : « Un baigneur », ne donnait aucun indice qui permît de découvrir une piste quelconque.

Dans d’autres circonstances, on eût attribué le factum à la rédaction même du journal : qui ne sait qu’en province la pénurie des informations oblige les rédacteurs à en forger de toutes pièces, en les signant d’un pseudonyme quelconque ? Mais, dans le cas présent, conclure ainsi n’était point possible. Personne, absolument personne n’avait assisté au concert, qui ne fût inscrit sur le livre de séjour de l’établissement…

Il ne vint à l’idée d’aucun de ceux qu’intriguait le mystère, de songer un seul instant à Fernand qui, ne s’étant jamais mêlé à la société, ne pouvait évidemment être confondu avec le dithyrambique correspondant de la feuille luxembourgeoise.

Cependant, Raymonde, à qui l’on s’était empressé de montrer le journal, était grandement peinée de ce brutal éloge. Sa modestie en était toute déchirée, et elle n’était pas loin d’attribuer l’origine de l’article à quelque commère jalouse ou méchante. Mais, à laquelle ? Une commère jalouse ou méchante, c’est tôt dit ; mais Raymonde avait beau chercher autour d’elle, elle ne voyait personne à qui elle eût pu sûrement endosser la responsabilité du fameux compte-rendu.

Quant à M. Dubreuil, il avait été plus surpris que choqué : même il n’était pas loin de s’avouer quelque peu flatté de cette louange décernée à sa fille, d’autant qu’il la sentait absolument méritée. Mais qui l’avait écrite ?….

L’idée lui était bien venue de s’informer auprès du régisseur, qui d’ordinaire se chargeait de ces sortes de choses et qui aurait bien pu le renseigner. Mais il pressentit bien vite que M. Canon trouverait au moins étrange une pareille démarche, et il s’abstint.

Seul parmi tous les baigneurs, Darcier paraissait ignorer absolument que le compte-rendu, sorti de sa plume en une minute d’enthousiasme, eût produit un pareil bouleversement.

Avant de se diriger vers le coin de parc où il passait d’habitude la matinée, il était allé au salon de lecture, avait jeté un coup d’œil sur le journal auquel il avait envoyé sa lettre, autant pour s’assurer qu’on l’avait reproduite que pour relire son élucubration ; la constatation faite, il était parti sans manifester le moindre étonnement, persuadé toujours, son enthousiasme de l’avant-veille ayant persisté jusque là, qu’il n’y avait pas un mot à retrancher de ce qu’il avait écrit.

— Ceux qui ont entendu ce soir Mlle Dubreuil, disait le journal, garderont de cette voix et de ce talent incomparables un inoubliable souvenir… Eh, oui, certes ! pensait Fernand en gagnant son retrait favori. Est-il possible, quand on a vu ce visage angélique et qu’on a entendu cette voix merveilleuse, d’en effacer jamais le souvenir de sa mémoire ?

Et le jeune homme s’exaltait, à vouloir se justifier vis-à-vis de lui-même d’avoir commis la moindre exagération, et il en venait, perdant la mesure exacte des choses, à regretter de n’avoir pas mieux exprimé encore son admiration pour le talent de Raymonde. Ces pensées l’occupèrent tout la matinée, et même le préoccupèrent assez vivement. Il se rappela qu’il attendait une réponse à la lettre qu’il avait écrite à son tuteur : pourquoi cette réponse se faisait-elle si longtemps attendre ? Son tuteur allait-il peut-être pousser le mépris qu’il professait pour les affaires de « sentiment » jusqu’à négliger de répondre à une prière de son pupille ?… En ce cas, il pouvait s’attendre à voir cette prière se changer bientôt en une énergique sommation.

Tandis qu’il dessinait en lui-même des projets pleins de colère, la lettre attendue arrivait à son adresse à l’hôtel.

« Mon cher Fernand, lui écrivait son tuteur, permettez-moi tout d’abord de vous avouer qu’après trois jours de réflexion écoulés depuis le reçu de votre lettre, je me retrouve encore tout abasourdi de votre persiflage. Car c’est bien ainsi, n’est-il pas vrai ? qu’il faut appeler le ton de votre missive, et vous m’en voudriez pour mon manque de perspicacité si je m’avisais de la traiter autrement.

« Que vous ayez rencontré un bon médecin à Mondorf, c’est moi qui vous en félicite le premier et le plus sincèrement ; que vous y ayez fait la connaissance d’une famille de votre monde et de votre rang, je ne saurais voir en ceci que la chose la plus naturelle. Mais que, dans l’état de santé où vous vous trouvez, vous alliez oublier à ce point les convenances, que vous songiez à caresser des projets d’amoureux, je ne saurais véritablement, sans manquer à mon devoir, vous y encourager ou seulement même vous laisser croire que je vous accorde mon approbation.

« Réfléchissez, Fernand, que vous êtes atteint, hélas ! d’un impitoyable mal dont vous attendez depuis dix ans la guérison, que ce serait une folie de croire qu’une cure de deux mois a suffi à vous rétablir, qu’il serait indigne de vous, enfin, de courir au devant d’un refus doublé d’un affront en prétendant être distingué par Mlle Dubreuil.

« La règle sociale est devenue pour vous tout autre par le fait même de votre maladie ; elle se résume tout entière en un point auquel vous devez tout rapporter : la guérison. Écartez de votre esprit toute pensée étrangère à ce but, arrachez de votre cœur tout sentiment qui peut nuire à votre tranquillité, à votre paix intérieure, chassez enfin loin de vous toute préoccupation et tout calcul. Peut-être alors pourrez-vous espérer guérir, et devenir un homme que sa position, sa fortune et son rang autorisent à toutes les prétentions. »

Fernand lut cette lettre tout d’une haleine.

Deux sentiments luttaient en lui après qu’il l’eut achevée : d’abord la stupéfaction de voir son tuteur condescendre à parler d’affaires de ce genre, ensuite la colère de le voir prendre un ton aussi tranchant et aussi net, alors qu’en aucune manière les circonstances ne l’y autorisaient.

Mais que faire ?… Répondre à cet homme et lui dire nettement son fait ?… À quoi cela aboutirait-il ? Il y aurait de par le monde un pupille de plus à mettre au nombre de ceux qui ont écrit une lettre d’injures à leur tuteur : ce serait peu intéressant pour la statistique et absolument inutile pour les intérêts du jeune homme.

Donc, il valait mieux feindre de s’être conformé à l’avis de son homme d’affaires : celui-ci croirait qu’on avait absolument renoncé aux projets d’autrefois, et ainsi l’on aurait du moins écarté le danger de le voir se jeter quelque jour à la traverse avec d’absurdes prétentions. D’autre part, il fallait chercher un moyen d’avancer les choses du côté de Mlle Dubreuil et de son père, il fallait guetter l’occasion favorable de leur faire savoir quelles espérances l’on caressait dans le secret de son cœur.

Cette occasion, comment la faire naître ? Voilà, certes, qui ne serait pas aisé. Tout le monde était libre d’approcher M. Dubreuil, de cultiver les relations que fait naître la vie commune dans un hôtel de ville d’eaux ; mais encore était-il nécessaire pour cela d’être bien portant, de pouvoir aller et venir à volonté, accompagner le député à la promenade ou faire sa partie au Casino.

C’est précisément ce que Fernand ne pouvait faire encore. Donc, la première chose à laquelle il était indispensable de s’attacher, c’était à suivre rigoureusement, plus encore que par le passé s’il était possible, les prescriptions du traitement indiqué par le docteur. La guérison suivrait, le jeune homme en avait la secrète intuition. Et alors les promenades, complément certain du régime de la convalescence, ne pourraient manquer de fournir le prétexte d’un rapprochement.

Réconforté par la vraisemblance de ces suppositions, Darcier s’en alla faire visite au docteur.

Mais M. Petit étant occupé en ce moment, il s’éloigna pour faire un tour de parc ; la nature semblait l’inviter d’un doux sourire. Les roses, les jasmins, les clématites et les chèvre-feuilles, grimpant aux montants de fer de la vérandah pour s’accrocher plus haut à la toiture vitrée, étalaient, leur bouquet aux mille couleurs chatoyantes et inondaient l’air d’un doux parfum.

Les allées fraîchement sablées, les pelouses toutes remplies de hautes herbes parmi lesquelles croisaient les trèfles incarnats, les cloches violettes, les boutons d’or et les pâquerettes, tout chantait l’été et les lourds baisers du soleil.

Pour échapper aux éclatantes lumières qui tombaient du ciel bleu, Darcier prit le sentier qui, dans le fond du parc, conduit jusqu’à la berge du ruisselet. Il y faisait un calme plein de douceur : on entendait le vol des demoiselles, le bourdonnement des grosses mouches au corselet mordoré, on y percevait jusqu’aux battements d’ailes des papillons. Un peu plus loin une cascatelle, faite d’un gros caillou échoué dans le lit du ruisseau, soulevait une crête d’écume sous laquelle l’eau se jouait avec un murmure régulier et rythmé.

Çà et là quelques promeneuses allaient, le visage caché dans la convexité de leurs ombrelles blanches… Mais ce n’est point elles que Fernand regardait. Tout pénétré de la beauté idyllique de cette belle journée d’été, il s’était assis sur le gazon brûlant et regardait dans le vide, le cou tendu, les yeux fixes.

— Guérir, guérir, c’était à la guérison qu’il fallait tendre !…

Sa pensée ne développait que ce thème unique. Elle le rejeta tout à coup sur la nécessité de faire une visite au médecin ; et aussitôt il se releva et reprit lentement l’allée dont une folle brise, sur son passage, faisait courber les branches légères comme pour le saluer…

Quand Fernand entra dans son cabinet, M. Petit s’aperçut, dès le premier regard, de l’air de satisfaction dont rayonnait le visage de son malade.

— Voilà qui est bien, lui dit-il. Je ne redoute rien pour vous, mon ami, autant que la tristesse et les sombres pensées qui vous assaillent parfois : même je ne crains pas d’affirmer que si vous aviez la faculté de vous égayer, vous atteindriez beaucoup plus vite la guérison. La santé du corps dépend beaucoup plus qu’on ne croit de la santé de l’esprit : l’enjouement et la gaîté sont de puissants stimulants et chassent la maladie.

— Mais, docteur, je vous jure que je veux dès aujourd’hui combattre ma mélancolie habituelle. Je rirai, je chanterai, je rechercherai le plus possible la conversation des gens gais de la colonie.

— Il n’en manque pas et jamais je n’en ai vu à Mondorf autant que cette année, mais les connaissez-vous ?

— Non ; à part M. Dubreuil et ses filles…

— Oui, mais précisément c’est leur société qu’il faudrait fuir si vous voulez ne plus retomber dans vos rêves.

— Docteur !…

— Eh ! oui, cher ami, j’aime bien mieux vous dire franchement la vérité. Ce serait vous faire illusion que de vous croire un tempérament triste. Vous êtes, naturellement, d’humeur joviale, c’est la maladie d’abord et les rêveries que vous savez, ensuite, qui ont amené la mélancolie dont j’appréhende tant les pernicieux effets. Voyons, vous êtes assez homme pour qu’on puisse vous parler sans détour : eh bien, vous avez ébauché une amourette sans issue possible. Ne vous laissez plus aller à ces enfantillages, regardez l’avenir en face et soyez courageux !…

Fernand s’était laissé tomber sur une causeuse et demeurait comme pétrifié, tandis que de grosses larmes roulaient de ses yeux le long de son visage. Que le docteur, d’ordinaire si bon et si compatissant, fût aujourd’hui assez cruel pour briser net des espérances si chèrement caressées, ah ! c’était le dernier coup ! Il n’y avait plus d’amitié possible en ce monde, alors, ni de confiance à mettre en personne !

M. Petit comprit ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme et regretta le mouvement de franchise qui l’avait fait tantôt parler. Il se représenta qu’il avait eu tort, peut-être, de traiter aussi légèrement qu’il venait de le faire le sentiment dont le malade lui avait fait la confidence. Si ce sentiment était un véritable amour, quelle puissance serait capable de l’extirper du cœur de Darcier ? Pas celle d’un raisonnement, certes, quelle qu’en pût être la logique et le bien-fondé : on ne raisonne pas avec l’amour.

Alors, il ne restait qu’à s’incliner devant le fait accompli, et accepter comme un mal nécessaire la situation à laquelle il n’était pas possible d’obvier efficacement.

— Mon pauvre ami, dit le docteur en prenant les mains de Fernand, je viens de vous faire une grande peine, n’est-il pas vrai ? Pardonnez-le moi. Je n’avais d’autre but, en le faisant, que d’essayer de prévenir les chagrins et les ennuis que je prévois, et dont ce fatal amour qui s’est implanté dans votre cœur sera la source. Il est trop tard, je le vois : aussi j’y renonce.

Aimez, puisque telle est votre destinée : mais du moins n’allez pas oublier que vous n’avez aucune chance de voir jamais votre amour partagé, si vous ne travaillez pas opiniâtrement à vous guérir…

En ce moment un garçon de bains entra dans le cabinet du docteur, envoyé par M. Canon pour lui annoncer que quelqu’un se noyait à la pièce d’eau et qu’on aurait besoin de ses soins.

M. Petit s’empressa et trouva sur la berge du ruisseau, à l’enceinte du parc, un garçonnet d’une douzaine d’années étendu sans connaissance ; autour de lui, le régisseur avec des hommes de service et des curieux s’empressaient, lui donnant les premiers soins. Quand le docteur arriva, le gamin ouvrit les yeux, revenu à lui, et se mit à pleurer, redoutant un châtiment sévère, sans doute. Alors M. Canon raconta la scène du naufrage.

Le petit était venu jusqu’au bord de la pièce d’eau, escaladant la haie, et avait embarqué en tapinois dans une des nacelles pour faire une partie de canotage.

— S’il avait prévenu, n’est-ce pas, disait le bon régisseur, on aurait pu l’empêcher de choisir précisément cette mauvaise barquette, que tout le monde a été prié de laisser à la rive jusqu’après réparations. Mais il n’a rien dit, il a fait pour quitter le bord force rames et a été se perdre dans les liantes herbes des eaux profondes, où la barque a chaviré.

Fort heureusement, un jardinier l’a entendu pousser son cri de détresse quand il est tombé à l’eau et l’on a pu accourir aussitôt à son secours. Maintenant, tout est bien qui finit bien, et je me félicite presque de l’accident, en faveur de la leçon qu’il comporte pour ces gamins imprudents, et qui ne sera pas perdue, je l’espère.

— Bravo, monsieur le régisseur, dit M. Dubreuil, qui venait d’arriver avec Raymonde sur le lieu de l’accident. Vous savez allier à votre grande indulgence pour ces bambins la dose de sévérité nécessaire ; je vous félicite.

Le gamin venait de se relever, trempé comme un barbet, ruisselant de l’eau qui dégouttait de ses habits dans le sable. Il levait à peine les yeux et souhaitait évidemment être délivré de la présence de tout ce monde, dont la curiosité le fatiguait et l’empêchait de se sécher à son aise.

Raymonde, ayant deviné ce désir du naufragé, proposa de le laisser à l’aise sur la pelouse. M. Dubreuil accéda aussitôt à ce désir et l’on reprit le chemin du Casino, accompagné du docteur.

Comme on arrivait au rond-point de la petite piscine, on croisa Darcier qui se promenait seul dans la large bande d’ombre, projetée par le Kursaal sur le sable de l’allée, Fernand salua très gracieusement ; mais déjà Raymonde, le devançant, lui envoyait de loin un joyeux « Bonjour, monsieur Fernand ! » qui le fit demeurer immobile dans l’allée, cloué au sol.

Eh quoi ! en présence de son père, Mlle Dubreuil n’avait pas craint d’affirmer de cette éclatante façon sa sympathie pour lui, le pauvre malade délaissé ? Ce n’était donc point une jeune fille comme une autre, celle-là, pour qu’elle eût le courage d’affronter ainsi le préjugé ? C’était un ange, peut-être : on l’eût cru, sans doute, à voir de quel air d’admiration la considérait le jeune homme. Tandis qu’elle s’approchait de lui, la main tendue, elle répéta encore :

— Bonjour, monsieur Fernand !

Mais ce ne fut que quand elle fut arrivée tout près, contre lui, que Darcier trouva en lui-même la force nécessaire pour répondre :

— Bonjour, mademoiselle Raymonde !

C’est que, bien qu’il eût été naguère de très bonne foi lorsqu’il avait dit son prénom à Raymonde, il ne s’attendait pas à la voir s’en servir ainsi : s’il avait été en mesure de s’interroger sérieusement en ce moment, il se fût même avoué qu’il craignait de voir cet usage qu’elle en faisait, déplaire à M. Dubreuil.

Pourquoi ? Eh ! il n’en savait rien. Mais, depuis quelque temps, il s’était aperçu de la froideur que mettait le député à lui faire accueil. C’était, sans doute, l’antipathie inspirée par son air chétif et faible à cet homme de santé puissante…

Tandis que Darcier se tenait debout devant Mlle Dubreuil, embarrassé de savoir ce qu’il pourrait lui dire, le docteur faisait voir à M. Dubreuil les deux jeunes gens, debout l’un devant l’autre.

— Si la saison était d’un mois plus avancée, disait M. Petit, ce jeune homme serait guéri, et quelqu’un qui le verrait ainsi, causant familièrement à Mlle Raymonde, pourrait croire…

M. Dubreuil ne le laissa pas achever et, sans que rien justifiât une pareille sortie, il s’écria d’un air furibond :

— Marier ma fille à un poitrinaire, moi ?… Jamais !…