Un département français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 623-653).
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UN
DEPARTEMENT FRANÇAIS

II .[1]
LE MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE DANS LES CAMPAGNES.

Les campagnes sont arriérées, mais non pas immobiles. Partout les ambitions individuelles alimentent les sources cachées, intarissables du mouvement démocratique ; l’ignorance ralentit ce mouvement ; les préjugés lui barrent le chemin, la démagogie l’exploite, le goût des distinctions sociales le dirige et lui creuse un lit.

Par quelle voie s’opère la diffusion des idées, comment naissent les influences populaires, quel est le sens de la transformation qui s’accomplit devant nos yeux ? Ce sont là les courans sous-marins de la politique.


La plupart de nos conservateurs reconnaissent en soupirant que la démocratie est une puissance irrésistible, mais il leur est difficile de faire bon ménage avec elle. Ils se réveillent en sursaut toutes les fois qu’elle remue. Ils rêvent encore une société dont les grands propriétaires occuperaient le sommet. Au-dessous d’eux, dans une attitude respectueuse, se tiendraient les tabellions, médecins, gens de loi et de finance, trop heureux de faire antichambre au château. Plus bas encore les petits propriétaires et les fermiers auraient le droit de nourrir certaines ambitions, par exemple celle de devenir marguilliers, sous la condition expresse de ne jamais tourner les yeux vers les grandes villes. Enfin, dans le sous-sol, habiterait la foule des travailleurs à gages et autres croquans de même farine. Il va sans dire que ce populaire devrait être enrégimenté par les chefs d’emploi et s’interdire toute aspiration désordonnée.

Cet ordre, sans doute, est admirable : il n’a que le tort d’être absolument chimérique. La poussée est trop forte. L’esprit d’émancipation s’infiltre dans les institutions les mieux fermées. Il se précipite le long des chemins de fer, s’engouffre avec les locomotives à travers monts et vallées, vibre dans les fils télégraphiques. Il séjourne et s’accumule dans les villes populeuses et en sort tout chargé d’électricité pour se répandre jusque dans les derniers villages. Tout lui sert de véhicule ou d’aliment : — l’école, qui éveille les cerveaux et les imprègne des passions du jour; — l’armée, qui entraîne les cultivateurs dans les garnisons lointaines et secoue, au seuil de la virilité, l’engourdissement de la vie rurale; — les journaux, distribués à foison, colportés et criés jusque dans les hameaux, sorte de clameur confuse où la vérité et l’erreur se mêlent à dose presque égale; — les commis-voyageurs, débitant, avec leurs échantillons, les lieux-communs usés et les paradoxes défraîchis ; — les marchands d’orviétan politique, les programmes à sensation, les harangues, les affiches ; — les ouvriers qui vont de village en village porter leurs bras ; — les passans qui ne vont nulle part, errent d’un bout de la France à l’autre à la recherche d’une occasion et d’un morceau de pain, traînent dans leurs poches un vieux certificat d’indigence et mendient à la porte des préfectures, tout prêts, d’ailleurs, à soulever la plèbe contre l’autorité s’il y a quelque chose à gagner ; — enfin, tous les agens insaisissables qui sèment ou récoltent le mécontentement, prêchent au paysan le dégoût de sa condition et le poussent vers les grandes villes par l’amorce d’un gros salaire , sans lui parler de la dépense , plus lourde encore. C’est ainsi qu’au moyen âge, toute une population nomade, moines ou mendians, charlatans ou prédicateurs, marchands de drogues ou chansonniers, allaient et venaient entre les petites communautés fixes et portaient jusqu’aux extrémités du territoire une étincelle de révolte ou de fanatisme[2].

Est-ce tout ? Quand même il serait sourd aux voix du dehors, le paysan retrouverait dans son propre cœur l’inquiétude du siècle, le travail des pensées lentement écloses et des convoitises mal réprimées. Nomade, il l’est lui-même, d’intention, sinon de fait. L’esprit s’envole bien loin du sillon que trace une main trop pesante. Fier et indépendant, vous l’avez peut-être éprouvé à vos dépens. Ce n’est pas lui qui endosserait, comme en Angleterre, le vêtement usé du gentleman ou qui se confondrait en révérences devant le ventre majestueux d’un grand seigneur. Il met plutôt un peu de malice à ne pas ranger trop vite sa carriole lorsqu’il croise le break du châtelain. On peut suivre de province en province le changement de ses allures et constater que, plus il se rapproche des grands centres, plus il devient récalcitrant au coup de chapeau. La même différence existe d’une génération à l’autre. Vous visitez une de vos fermes. Une petite vieille encore alerte vous accueille avec un sourire ému et une humilité touchante. Elle a deux accens dans la voix : l’un, bref et incisif, pour ses égaux ; l’autre, attendri et béat, pour votre usage particulier. Elle se désole de n’avoir rien d’assez bon à vous offrir ; elle se multiplie, tombe en extase devant vos bottes humides. Puis ce sont des retours vers le passé : — « Voilà cent ans, mon bon monsieur, que nos gens sont les fermiers de votre famille. » — Sa vanité d’un autre âge, greffée sur la vôtre, cite, comme titre de noblesse, un siècle de dépendance honorable. Cependant , le fils arrive à son tour et le ton change. Il vous observe et règle son maintien sur le vôtre : silencieux et narquois, si vous le prenez de haut, confiant si vous le traitez en égal. La conversation s’engage : vous apprenez avec étonnement qu’il songe à prendre un autre métier, et, peut-être, à s’expatrier. La ferme ne va pas mal, mais elle l’ennuie. Il donne des prétextes : les ouvriers sont rares, la récolte incertaine. Au fond, ce qui l’agite, c’est le besoin du changement. Il a un cousin à Montevideo; un voisin s’est établi boulanger à Paris et gagne « des mille et des cents. » Vous pensiez trouver une idylle dans une chaumière ; vous rencontrez sous la blouse le tourment de l’inconnu dont vous souffrez vous-même. Faites l’expérience n’importe où. Regardez les photographies pendues au manteau de la cheminée, entre la poire à poudre et le vieux fusil de chasse. Il y a beaucoup à parier que les fils, les frères, les oncles sont dispersés aux quatre coins du monde et dans toutes les professions. En présence de cette fermentation générale, les classifications les mieux établies disparaissent et les clôtures fragiles s’écroulent. En vain, quelque disciple naïf de l’excellent Le Play cultive dans une campagne reculée son petit système patriarcal. Il sent bientôt le sol trembler sous ses pas. Le souffle du dehors pénètre à travers les fenêtres closes. Ses vassaux, accablés de bienfaits, se lassent de le considérer comme un père et vont chercher fortune ailleurs.

Il serait intéressant de suivre l’essor des ambitions rustiques sur un terrain vierge. On verrait alors ce qu’elles peuvent donner loin de la concurrence ou de la routine. À Buenos-Ayres, à Québec, sur quelques plages lointaines, partout où la bonne graine de paysan français a été portée par les hasards de l’émigration, on verrait des colonies florissantes et libres. Vers 1830, une poignée de paysans bourguignons, conduite par un disciple de Fourier, s’établit à Jicaltépec , sur un des points les moins fréquentés de la côte du Mexique. Elle essaya sans succès du phalanstère; puis elle mit à la porte l’utopie et son prophète, et revint à la vieille méthode de la propriété divisée. Depuis lors, elle n’a cessé de prospérer et de s’étendre. Ce morceau de France, cet aérolithe échappé à notre masse incandescente, s’est dépouillé de toutes ses scories : plus de jalousies, de rancunes, de déboires, ni de discordes civiles. Les Bourguignons transplantés ont de l’initiative et de la gaîté, du courage et de la franchise. Ils se marient entre eux. Les familles ne craignent pas de multiplier et la race est plus forte, plus grande, plus belle que dans la mère patrie.

Chez nous, au contraire, que voit-on? Une population ignorante, dispersée, façonnée depuis des siècles à la servitude, esclave volontaire de la glèbe depuis qu’elle est affranchie des seigneurs et souvent déformée par un travail abrutissant. Il semble que son ambition conspire contre elle en l’isolant davantage. Rivée à l’intérêt le plus étroit, elle piétine sur place à la manière de ces chevaux auxquels on bouche les yeux pour leur faire tourner une meule. Elle est obstinée et timide, défiante et taciturne. Quand elle atteint enfin le bien-être, elle en jouit en avare, et, au lieu de s’épanouir largement au soleil, elle s’empresse de limiter le nombre des enfans appelés à partager cette aubaine : de sorte que les provinces les plus riches sont frappées d’une sorte de défaillance morale et que le ver devance la malmité du fruit. Veut-on l’instruire, c’est à peine si on peut lui inculquer à la hâte quelques notions d’écriture et de calcul pendant les heures trop courtes qu’elle dérobe à la terre. On livre au pédagogue des enfans en bas âge, et quand on rend des hommes à la conscription, plusieurs savent à peine signer leur nom sur les feuilles du recrutement. Allez donc confier des leçons d’histoire et de civisme à de pareilles mémoires ! Nous assistions un jour à une réunion électorale composée de vieux paysans. Des fronts fatigués, crevassés, cuits et recuits parle hâle, des joues creuses, des yeux vides, des dos voûtés ; telle était cette assemblée de citoyens. Les phrases pompeuses de l’orateur semblaient une amère dérision. Autant offrir de la viande saignante à des convalescens qui seraient au régime du lait : « Vous êtes libres, disait-on , vous êtes les maîtres ! » — Ils hochaient tristement la tête, montrant leurs blessures, comme les vétérans de César. « Lisez-vous quelquefois ? — Jamais ! — Avez-vous appris à lire ? — Oui , mais nous avons oublié. — Vous auriez pu vous abonner tous ensemble à un journal ? — Nous n’avons pas le temps. — Bah ! on a toujours le temps : on lit en allant à son travail, ou dans les veillées d’hiver, au coin du feu. » Les braves gens ne savaient que répliquer. Ils courbaient la tête, semblables à de vieux écoliers pris en faute. Leurs mains, ces pauvres mains couvertes de cicatrices, répondaient pour eux. Elles disaient clairement : « Hélas ! nous n’avons même pas laissé au cerveau le loisir de penser. »

Le jour du marché, un paysan pénètre avec un air presque honteux chez le libraire d’une petite ville. On dirait qu’il commet une mauvaise action. Il ne s’attarde pas à la vitrine. Il tourne entre ses doigts sa pièce blanche, et demande le Mathieu de la Drôme de l’endroit; on lui tend une petite brochure mal imprimée à couverture jaune ou rouge : il s’en saisit et disparaît. Voilà la lecture de famille pour les soirs d’hiver. Le grand-père met ses lunettes, les enfans forment le cercle et on écoute : quoi ? Rabelais nous l’apprend, car nos ancêtres étaient très friands d’almanachs : « Cette année, les aveugles ne verront que bien peu, les sourds entendront assez mal, les muets ne parleront guère, les riches se porteront un peu mieux que les pauvres, et les sains mieux que les malades... » Le même jour, à la même heure, on lit, sous la coupole de l’Institut, un mémoire lumineux, et à quelques lieues de là, on se nourrit encore des billevesées du xve siècle.

Il faut en prendre son parti. À l’exception des journaux à un sou, et des plus violons, la plupart de nos écrits n’arrivent pas jusqu’au peuple des campagnes. Nous ferraillons par-dessus sa tête. Le véritable intéressé entend à peine l’écho lointain des querelles de plume. Les publications prétendues populaires s’arrêtent en chemin. La meilleure de toutes, le Magasin pittoresque, n’a guère dépassé les rangs de la petite bourgeoisie, ou des artisans les plus éclairés. Quant aux recueils à visées politiques, tels que le Père Gérard, avec leur feinte bonhomie, leur enfantillage vieillot, leur optimisme sempiternel, nos paysans sont bien trop défians pour leur accorder le moindre crédit. Sous prétexte de les éclairer, on les représente là plus lourds, plus obtus, plus paysans qu’ils ne sont. Ce pédant insupportable est bien le personnage le moins fait pour leur plaire. Comme ils connaissent mal Jacques Bonhomme, les plumitifs qui, pour le convaincre, commencent par le coiffer d’un gigantesque bonnet de coton, sorte d’éteignoir qui symbolise « l’obscurantisme ! » Les journalistes ressemblent, en pareil cas, à ces grandes personnes maladroites qui parlent bête pour se faire comprendre des enfans. Ceux-ci préfèrent l’accent viril au zézaiement des sots qui cherchent à les imiter. De même, les ruraux n’aiment pas qu’on prenne un air trop rustique pour leur adresser la parole. Si on a l’air de se moquer d’eux, ils entrent dans la farce, et jouent un rôle qui n’est pas à l’avantage de maître Pathelin.

Deux nations ont vécu juxtaposées sur le même territoire: l’une, accessible aux idées générales, reliée facilement au centre, pesant, par l’opinion publique, sur les destinées de l’état, avant qu’elles lui fussent directement confiées; — l’autre passive, entraînée dans des conflits qu’elle ne comprenait pas, dotée de libertés qu’elle ne demandait pas, soulevée quelquefois, aux grandes crises de notre histoire, par ces frissons qui renversent un monde, et retombant ensuite dans son aj)athie. Les hommes d’état marchent à la découverte d’un pays inconnu, car un paysan n’a pas la cervelle construite comme celle d’un bourgeois. Regardez ces deux êtres : ils sont l’un pour l’autre un sujet perpétuel d’étonnement. L’un, de solide complexion, carré, réfléchi dans ses allures, soigneusement rasé à l’ancienne mode ; — l’autre, plus élancé, un peu étroit d’épaules, les mains et le visage efïilés, mobile, cherchant à se composer une tête par une coupe savante de la barbe et des cheveux, les yeux toujours fixés sur quelque miroir invisible, suant par tous les pores les idées générales. L’un interroge plus qu’il ne parle ; ou s’il se noie dans un discours plaintif, c’est pour amuser le tapis : d’ailleurs rude et anguleux. L’autre disserte et tranche ; il donne comme une trouvaille personnelle la leçon apprise par cœur. Il est, selon les cas, banquier, avocat, fonctionnaire, mais rarement un homme. Le frottement de la profession l’a poli, usé sous toutes les faces, comme le roulement du flot arrondit le galet. Le mélange de ces deux types est nécessaire à la démocratie ; et quelle difficulté pour s’entendre, lorsque l’on a ni le même cœur ni les mêmes pensées !

Les voici en présence. Le bourgeois s’efforce d’expliquer sa politique au paysan. Le terrain de la discussion se dérobe. Le lettré s’empêtre dans les langes de ses abstractions ; son raisonnement se heurte à une dialectique enfantine et serrée. Alors il se lance dans les phrases, et il s’aperçoit qu’il prêche dans le désert. Quelquefois l’autre est un malin compère et fait poser le bourgeois. Il devient beau parleur et prie humblement qu’on lui démontre en quoi la liberté de la presse favorise la vente de ses blés. Pour le paysan, la discussion politique est un art d’agrément, une manière de tuer le temps quand il pleut. À la fin, le bourgeois se sent mystifié. — Pensez-vous, dit Hamlet à Rosencrantz, qu’on joue de moi comme d’une flûte ? — La question est justement de savoir qui sera un instrument sous les doigts de l’autre, et dans ce duel, le plus instruit n’a pas toujours l’avantage.

Les beaux esprits ont horreur du lieu-commun : c’est tout simple. Dès le collège, ils ont été forcés de le dévider, en mauvaise prose ou en plus mauvais vers. Ils font partie d’une société où l’on se comprend à demi-mot. Ils adorent le sous-entendu. Le gros bon sens leur donne des nausées. Si, par hasard, ce qu’à Dieu ne plaise, l’envie les prenait d’entrer en relations avec nos campagnards, leurs demi-sourires, leurs figures de langage entortillées seraient peine perdue. Eh quoi ! personne pour admirer leurs affectations savantes ? Non, ils sont chez des Hottentots. Ils fuient au plus vite, laissant la place aux tribuns fortement embouchés. Ceux-ci ne craignent pas le mot propre, qui est quelquefois le mot bas. Ils habillent les idées de couleurs voyantes et même criardes. Quand la pensée est trop subtile, ils inventent une petite histoire, à l’exemple de cet illustre agent électoral qu’on appelait Menenius Agrippa. Si les bonnes raisons font défaut, ils crient encore plus fort. Surtout, ils développent avec aplomb les thèmes favoris qui nous paraissaient épuisés jusqu’à la lie. Ils ont raison : ce qui est lieu-commun pour nous est nouveauté pour l’intelligence rurale. La langue des salons est une algèbre, c’est-à-dire une collection de formules abrégées qui résument une somme énorme d’idées générales. Le paysan comprend ce qu’il peut voir et toucher. Il faut donc décomposer la formule : travail rebutant pour les délicats. Ces derniers l’abandonnent à des esprits médiocres qui faussent l’histoire à plaisir, à des charlatans de foire, qui noient le bon sens populaire dans un torrent de phrases.

Tous les Français sont égaux, dit-on. Il n’y a plus de classes. Que signifie ces mots de bourgeois et de paysan ? Ils n’ont plus de sens dans notre langue. Ils s’appliquent à des distinctions effacées. — Mais les mœurs sont ingénieuses à rétablir les barrières. Nous en citerons un tout petit exemple. Dans l’incertitude des conditions, il fallait trouver une frontière assez précise pour marquer où commence la bourgeoisie, et telle cependant que personne ne pût désespérer de la franchir. Serait-ce la fortune ? Elle ne suppose pas toujours l’éducation. La manière de vivre ? C’est prendre le terme de bourgeois dans le sens que lui donnent les cochers, à savoir la personne qui est traînée par opposition à celle qui traîne. On dit aussi, dans les campagnes : une maison bourgeoise, un habit bourgeois ; et ces signes souvent trompeurs de l’opulence indiquent tout au plus une candidature à la bourgeoisie. On aurait pu recruter celle-ci par des examens difficiles, comme en Chine, mais la mesure eût paru bien aristocratique. Les diplômes ne sont à la portée que du petit nombre. L’usage a fait mieux : il a inventé un certificat d’instruction assez facile à acquérir, une monnaie courante de la valeur intellectuelle, moins précieuse que l’or, moins vile que le cuivre, et qui permet de distinguer un bourgeois d’un manant. Il faut un ensemble de règles assez compliquées pour dérouter la logique d’un homme fait, assez élémentaires pour qu’un enfant pût les apprendre en quelques années ; une analyse de la pensée traduite par des concordances subtiles, mais indiscutables ; des locutions irréductibles qu’il est impossible de deviner sans les avoir apprises, — en un mot, l’orthographe. Toutes les taquineries imaginées par la loi sur l’enseignement primaire sont des jeux d’enfans auprès de cette enquête perpétuelle ouverte par l’opinion sur le degré d’instruction de chacun. La faute d’orthographe est un péché véniel : mais il en est de cette lacune comme de la légère tache brune qu’un Américain découvre sous l’ongle du métis. C’est une démarcation sociale, avec cette différence qu’on peut apprendre l’orthographe, tandis que tous les parfums de l’Arabie ne peuvent enlever la petite tache du négrillon. « Enseignez-moi l’orthographe ! » dit M. Jourdain à son maître de philosophie. Cet aspirant gentilhomme n’est même pas bourgeois : il lui faut retourner aux élémens.

Notez que ce préjugé est d’origine essentiellement bourgeoise : autrefois, un grand seigneur ne se piquait pas d’orthographe. Ce sont les robins et les gratte-papier qui ont établi ces règles minutieuses après avoir, pendant plusieurs siècles, noirci le vélin pour le compte d’autrui. On s’étonnait encore, au xviie siècle, que « la grammaire pût régenter jusqu’aux rois. » Du jour où le tiers-état a tout envahi, la noblesse a dû subir cette tyrannie roturière. Les caprices de la langue sont devenus d’autant plus exigeans que la société était plus démocratique, puisqu’ils fournissaient la seule distinction extérieure qui subsistât entre les citoyens. On peut sourire des libertés qu’un parvenu prend avec la grammaire ; mais il faut songer qu’un homme peut avoir toutes les qualités d’action, le sang-froid, l’énergie, l’art de conduire ses semblables ; qu’il peut joindre à ces dons naturels plus de connaissances pratiques et de valeur morale que n’en ont les fruits secs des professions libérales, et qu’avec tant de causes de succès, il sera peut-être arrêté dans sa carrière par ce seul fétu de paille.

Foin de la bourgeoisie ! disent les démagogues. Moquez-vous de son orthographe, de ses phrases, de sa noire livrée ; soyez franchement peuple. — Le conseil est peut-être bon, mais les paysans ne paraissent nullement disposés à le suivre et, au fond, les ouvriers ne le sont pas davantage. La bourgeoisie, dépouillée de toutes ses défenses accessoires, sans traditions, sans propriété, sans hiérarchie, reste encore le centre de tous les efforts. C’est un type dont chacun tend à se rapprocher. Les plus forcenés, lorsqu’ils ont rempli la place publique du tapage de leur querelle, s’ils peuvent réaliser quelques économies, viennent à petit bruit se glisser dans nos rangs. Les chefs du parti populaire roulent carrosse, touchent leurs rentes, et leur bonne figure satisfaite reparaît sous le masque du tribun. Notre démocratie, à son insu, est bourgeoise jusque dans les moelles.

Nous connaissons maintenant le but de l’ambition rurale et les étapes à franchir. Quels sont les auxiliaires dont elle se servira ?

II.

Plus la distance est grande des bourgeois aux paysans, plus les idées doivent se transformer en gros sous pour circuler dans les campagnes. Elles passent entre les mains d’une foule de petits intermédiaires, d’honnêtes courtiers, paysans dégrossis, demi-bourgeois, gros marchands ou commis. En apparence, chacun ne suit que son intérêt. En réalité, chacun découpe les notions supérieures pour les débiter en détail, et distribue autour de lui des morceaux de raisonnement qu’on avale sans y prendre garde. Les lettrés redoutent le contact de ces agens subalternes et médiocres. Les politiques les subissent et s’en servent. Les philosophes les considèrent comme des facteurs essentiels de la civilisation. Voyons d’abord ceux qui sortent directement du peuple, et commençons par les plus humbles.

Pourquoi les gens d’esprit voyagent-ils rarement en troisième classe? Les banquettes leur sembleraient un. peu dures; mais ils se procureraient à bon marché cette expérience directe des hommes, ces leçons de choses qu’ils recommandent dans leurs écrits. Il est sans doute gênant de respirer l’odeur d’un tabac inférieur et d’entendre ses voisins causer très haut de leurs affaires. Peu à peu, cependant, on finit par prêter l’oreille. Il est rare que la conversation ne tourne point à la politique. C’est alors un singulier mélange de bon sens et de divagation. C’est surtout une manière de mâcher et de remâcher la même pensée, au point de la réduire en petite boule qui puisse pénétrer dans l’intellect le plus obtus. Les mots pittoresques jaillissent comme des traits de lumière dans le crépuscule. Ces expressions d’argot ou de patois, il faut être du peuple pour les rencontrer. Le goût de la propagande étant inné chez tous les Français, il n’est pas de sous-officier qui ne soit prêt à Reverser sur le simple soldat le trésor de ses réflexions. Rappelez-vous dans Bellah l’enseignement pratique distribué par le sergent Bridoux au conscrit Colibri, et l’admirable théorie de « l’effet moral; » ou bien, dans les livres d’Erckmann-Chatrian, les phrases sentencieuses des oracles de village. Voilà le ton qui convient. On peut en faire des pastiches plus ou moins habiles, mais, pour se servir de cette langue, il faut la parler de naissance. Un homme de salon qui s’exerce à cette gymnastique, y gagne une courbature. Il est forcé de prendre des interprètes dans la classe inférieure.

Un charretier se lève à la pointe du jour, dans la plus rude saison. La bise lui souffle au visage, engourdit ses mains et son esprit. Il va devant lui sans penser à rien qu’à ses chevaux. Il se repose un instant, ou plutôt il se laisse tomber sur le banc d’une auberge. Tandis que le vin du matin le ranime, l’hôte lui parle de la pluie, du beau temps et des affaires publiques. L’hôte est un penseur, car il se lève tard, et il réfléchit dans son lit. Son bonnet à oreilles de loup, tantôt enfoncé gravement sur les yeux, tantôt rejeté gaillardement en arrière, est un thermomètre politique et social. À le voir, on devine comment vont les choses. Le manœuvre se sent fasciné. Il écoute, en regardant les images grossières pendues au mur : c’est tantôt l’héroïne du siège de Saragosse debout sur des remparts fumans, tantôt une bataille dans laquelle des soldats bien astiqués s’embrochent avec un sourire sur les lèvres : peu importe la naïveté de l’exécution. Quand notre homme se lève et reprend son fouet, il a entrevu un horizon plus large que sa misérable destinée; il s’en va par les chemins, en ruminant les phrases de l’aubergiste.

Entre l’homme qui vit au grand air, supportant le poids du jour, les muscles raidis sous l’effort, les mains durcies, le front rougi par le hâle, indifférent à la pluie et au soleil, et celui qui remue des brocs dans la fraîcheur d’une cave ou qui cuisine à l’aise à son foyer, la partie n’est pas égale. Le premier sort tout droit des âges primitifs. Le second est le produit d’une civilisation avancée. En rinçant ses verres il compare et il médite. Immobile en apparence, il voit passer dans le cadre de sa porte le tableau changeant du monde. Les voyageurs lui apportent un peu de la poussière des grandes villes. Il sait les nouvelles de Chine et les commérages de la rue. Dans ses accès de bruyante gaîté, il est arrêté par une de ces réflexions philosophiques qui déforment si drôlement les bonshommes de Teniers. Comme eux, sa pipe dans une main, sa cruche dans l’autre, il s’enfonce tout à coup dans un abîme de pensées, penchant la tête, plissant le front, tordant la bouche, à moins que toute cette philosophie ne s’évapore à la française en joyeux propos.

Nous sommes à coup sûr des personnages très moraux et très éclairés ; mais nous ne savons comprendre ni les besoins ni les joies du peuple ; c’est ce qui le dispose si mal à nous écouter. Une douzaine de moralistes, après avoir grassement dîné à leur cercle et risqué quelques louis sur le tapis vert, déclament contre la plaie des cabarets. Quel pays ! quelles mœurs ! Ils s’attendrissent au souvenir d’un temps qu’ils n’ont jamais connu ; car, s’il s’agit des Bretons, par exemple, il faudrait remonter jusqu’à saint Dunstan pour les trouver sobres. Mais les Bretons pensent bien. Ils « chopinent théologalement. » Ce qui inquiète nos conservateurs, c’est le bruit, l’indiscipline, l’ivresse capiteuse et frondeuse du cabaret, les idées qui s’entrechoquent dans les fumées du vin. Combien ils seraient plus indulgens pour un honnête citoyen qui s’enivrerait à huis clos, à l’anglaise ! Cependant, il faut aux pauvres gens une soupape, une détente. Ces vitres qui s’éclairent le soir, toutes couvertes d’une buée de chaleur, et sur lesquelles se détache en grosses lettres le titre de Café du Centre, représentent, au village, le mouvement, la vie sociale que nous demandons au club ou ailleurs. Étrange contradiction ! on voit des amateurs se pâmer devant un Teniers ou un Steen. « Voilà, disent-ils, la vérité, l’exubérance et la force. Les grands artistes seuls ont compris la joie populaire. » — Et ces mêmes hommes s’indignent si la démocratie mène sa kermesse à la porte de leur château ! Ils ne peuvent supporter leurs semblables qu’en peinture. Dès qu’ils ont affaire à des êtres de chair et de sang, cette large sympathie se resserre et s’éteint. Il ne reste qu’un bourgeois grognon qui se cache derrière les gendarmes. Quel tapage, cependant, quel charivari démocratique, si toutes les bouches ouvertes d’un tableau de Jordaens se mettaient à crier ! Il y a au Louvre, dans la galerie La Caze, un tableau de Lenain qui ne tire point l’œil. Trois manœuvres en guenilles sont assis autour d’une table : l’un éreinté, les mains sur les genoux, n’a même plus la force de se réjouir ; l’âme du second est concentrée dans son verre ; le troisième, au moment de boire, suspend son geste, en écoutant le refrain d’un ménétrier et ses traits s’éclairent d’un sourire mélancolique. Tout à l’heure ces bras noueux vont reprendre la pioche : mais le cabaret aura procuré à chacun, selon l’état de son âme, un instant de relâche ou un rayon de lumière.

C’est une question de savoir si le progrès des mœurs politiques diminuera l’influence des cabarets. Nous avons été bercés par de belles et nobles phrases que des théoriciens polissaient dans le silence du cabinet. Tant que la liberté est restée dans les livres, elle a gardé sa virginité. Un Tocqueville, évitant de salir son style, a pu écrire trois gros volumes sur la démocratie sans évoquer une seule image vulgaire. Il engage les hommes à se voir, à combiner les moyens d’exécution. Il faut, dit-il, que « les opinions se déploient avec cette force et cette chaleur que ne peut jamais atteindre la pensée écrite. » Et tout un auditoire cultivé s’empresse d’applaudir. Mais à l’enfantement des hautes conceptions succède l’âge de l’action. Des empiriques, des orateurs de carrefour qui n’ont jamais lu Tocqueville, organisent la liberté comme ils peuvent. Ils poussent les citoyens à se sentir les coudes; ils prononcent des harangues dans les cabarets. Aussitôt la phalange libérale se voile la face. — Ce n’est point ainsi que nous comprenons la liberté. Nous ne voulons pas qu’on la traîne dans le ruisseau. — Que voulez-vous donc ? comment concevez-vous le gouvernement du peuple par lui-même ? Devra-t-il délibérer dans les clairières des forêts, à la manière des anciens Germains ? ou bien s’assembler sur la place publique, pour entendre de beaux discours comme à Rome ou à Athènes ? Donnez-lui donc aussi le climat d’Athènes ou de Rome. Sous notre ciel brumeux, avec nos mœurs casanières, le forum est là, autour de ces tables boiteuses, au milieu de la tabagie. On se dispute, on vocifère, mais de ce vacarme sortent les vœux que les représentans de la nation convertissent en formules précises. La philosophie allemande n’a point eu d’autre berceau et la politique anglaise est conduite par des brasseurs. M. Gladstone sait ce qu’il en coûte de les mécontenter. Cependant l’Angleterre est, aux yeux de l’école, la terre classique de la liberté. Alors pourquoi reculer d’horreur devant les cabarets? Au fond, notre libéralisme est un vernis léger qui s’écaille au premier choc. Il nous faut une liberté correcte, à l’usage des messieurs en habit noir et en cravate blanche.

Par un juste retour de fortune, à mesure que le nombre des cabarets augmente, l’influence personnelle des cabaretiers diminue. On rencontre encore, dans certains pays écartés, l’hôte à la Walter Scott, patriarche ventru qui tient le haut bout de la table ; il est à la fois voiturier, cultivateur et marchand. L’auberge alors est un caravansérail où se concentre tout le mouvement de la contrée, et le maître du lieu tient le fil de toutes les intrigues. Souvent une vitie précoce révèle sa puissance intellectuelle. Les partis recherchent avec empressement sa clientèle ; de là cet air d’importance qu’on lit dans son triple menton. Il les attend chez lui, se fait longtemps prier, et joue volontiers le rôle du sphinx. Le préfet fonde de sérieuses espérances sur une note exorbitante qu’il a payée sans sourciller le jour de la revision. Le candidat de l’opposition a des promesses. Notre homme serait bien sot de se prononcer avant l’heure. Ses hésitations lui font des rentes. Hélas! tout empire est caduc, et celui-là, comme celui d’Alexandre, s’affaiblit par les partages. Depuis qu’une loi imprudente a supprimé le contrôle administratif, les débits sortent de terre. En face même de l’auberge, se dresse la concurrence d’un méchant aventurier, sans ramification dans le pays. C’est le rendez-vous de tous les mauvais garnemens, le quartier général des radicaux. On y chante, on y boit une partie de la nuit, et l’écho de l’orgie trouble les rêves paisibles de l’hôtelier. Dans les bourgs populeux, cette honnête industrie se subdivise encore plus. Toute une engeance de petits cabaretiers avides et chétifs, serviteurs dociles des ivrognes, s’en va claudicant, vociférant, glapissant. Ils sont hargneux ou serviles, plaintifs ou mauvais coucheurs, et violons de langage parce qu’ils n’ont point de consistance. Ils poursuivent de futiles doléances les candidats qui ont la bonté de les prendre au sérieux. Afin de jouer un rôle, ils forcent la note du pays. Ce sont eux qui inventent les programmes téméraires et qui les propagent. C’est leur figure de roquets affamés, c’est leur trogne impudente qui passe devant les yeux du député au moment où il vote. On dirait une meute lâchée pour aboyer après les consciences et les pousser hors du droit chemin. Tristes organes de l’opinion publique ! — Mes électeurs l’ont voulu, dit un honorable. — Non pas eux, mais une vingtaine de braillards déconsidérés, qu’on mettra demain en faillite. C’est confondre le contenu avec le contenant, l’auberge avec l’aubergiste. Il faut aux électeurs un lieu pour se réunir. Mais ce pied-plat, qui empoche leur argent, ne gouverne point nécessairement leurs âmes.

Toutes ces petites influences de clocher montent ou descendent, suivant l’offre et la demande des idées générales. Quand celles-ci sont rares, on n’est point difficile sur la qualité. On va en prendre chez l’unique commerçant du village, qui débite sa maigre provision de philosophie, avec son poivre et sa toile imprimée, jusqu’au jour où les émissaires des grandes villes font pénétrer dans les campagnes un produit supérieur. Malheureusement, les figures triviales sont les premières qu’on aperçoit. Ces borgnes parmi les aveugles ont quelque loisir, une demi-instruction. Les cultivateurs s’en servent tout en les méprisant; et les gens du dehors. qui veulent nouer des relations avec les chaumières, sont bien forcés de les employer. Au fond, ces patrons verbeux, ces grippe-sou, ces porte-balle ne sont que des bourgeois manques. Ils n’ont point la solide complexion du laboureur, ni cette noblesse que le travail au grand air imprime sur les traits. Leur geste est court, leur allure sautillante. Ils ont les défauts de la classe supérieure : faconde, timidité, indécision, mais aucune de ses qualités. Ils sont, à l’espèce des villes, ce qu’un sauvageon dégénéré est à un bon pommier de rapport. Ils contribuent à faire de la politique une vilaine -besogne. Un candidat qui leur distribue trop de poignées de main se dégoûte promptement du métier. Création transitoire, destinée à disparaître, à mesure que l’instruction se répand autour d’eux ; nains contrefaits, êtres hybrides, gnomes et lutins qui pullulent dans les ténèbres, mais que l’aurore du vingtième siècle chassera devant elle, pour faire place à des créatures plus solidement organisées.

Déjà, on voit surgir, dans les campagnes, des hommes autrement trempés pour la lutte : paysans par la structure, par la patience, par l’adresse des mains ; bourgeois par la mobilité du regard, et par l’étendue d’esprit. Chez eux, le travail du cerveau n’a pas fait du corps un simple appendice drapé de noir. Combien de fois leur conversation pittoresque nous a délassé du bavardage des villes ! Quelques-uns, plus sages, que les autres renoncent à toute ambition. Ils ont tâté de la science, ils se sont fait recevoir médecins, puis ils sont rentrés au nid paternel avec la résolution de n’en point sortir. Il nous a été donné de connaître un de ces philosophes champêtres. Ce vigoureux garçon, avec une toison crépue et un cou de taureau, avait des délicatesse de jeune fille. Comme la réalité est parfois supérieure au roman ! Il ne ressemblait guère à la race des révoltés et des déclassés, au Bénédict de George Sand ni à cet odieux Julien Sorel, qui, aujourd’hui, paraît-il, fait école. Il était impossible d’être plus simple. Son immense savoir, au lieu de lui tourner la tête, lui avait enseigné le prix des moindres choses. Bien souvent nous avons erré ensemble dans les sentiers bordés de haies. Il déchiffrait dans un caillou l’histoire du globe. Nous rapportions à la maison d’étonnantes découvertes, une plante rare, la carcasse d’une bête dépouillée par les fourmis. Ces curiosités composaient une sorte de musée dans un grand logis où les rats couraient derrière des restes de tapisseries à ramages. Insensiblement, le voisinage de cette flânerie intelligente calmait la fièvre des grands chemins qui nous tient tous un peu. Il était admirable avec ses proches. Ce savant parlait le patois natal, et se mettait sans effort à la portée des humbles. Sa mère, une vraie paysanne ambitieuse, rêvait pour lui de hautes destinées : il l’apaisait avec un mélange d’autorité et de douceur. Ses oncles, ses tantes étaient gens de mince étoffe : à force de simplicité affectueuse, il comblait les distances, effaçait les disparates. Il savait les belles histoires de son pays, la source où Mélusine retrempe son éternelle jeunesse, le manoir authentique d’un des innombrables Barbe-Bleue. Il racontait cela, sans raillerie, faisant comprendre la poésie cachée sous la vie monotone du paysan, filet d’eau qui se perd dans les herbes, mais qui répand encore une exquise fraîcheur. Assurément, nul homme n’est mieux fait pour ménager la transition de l’âge légendaire à l’âge moderne. Au lieu de secouer brusquement le dormeur, il le prend doucement par la main, et le conduit, par des nuances insensibles, du songe à la réalité.

La famille des ambitieux est plus nombreuse et elle y met moins de façons ; mais aussi son action s’étend plus loin. Qui pourrait suivre les trames compliquées, les alliances offensives ou défensives, les combinaisons d’intérêts qui se nouent et se dénouent dans les campagnes, penserait aux traités de Westphalie et à la confédération du Rhin. Qu’importe la grandeur du cadre ? Il faut presque autant de génie pour manœuvrer dans un canton que sur la scène du monde. Et il est bien inutile d’imaginer, comme Balzac, de ténébreuses conspirations. Quoi de plus légitime que l’influence d’un gros marchand de grains qui prête à ses voisins et leur achète la récolte sur pied ? Il ne prélève point d’intérêt exorbitant, il prend à sa charge les risques de l’entreprise et enlace tout le pays dans un réseau d’obligations mutuelles dont il tient le nœud central : « Devez-vous toujours à quelqu’un ? dit Panurge. Par icelui sera continuellement Dieu prié vous donner bonne, longue et heureuse vie ; craignant sa dette perdre, toujours bien de vous dira en toute compagnie. » Notre rustique partisan doit à tout le monde et tout le monde lui doit. Il est sérieux, appliqué, hardi en spéculations, délibéré dans les manières, mais surtout dévoré du besoin d’agir. Vraiment fils de ses œuvres, c’était à l’origine un simple mitron qui pétrissait la pâte. Chaque pas en avant a été un coup de partie dans lequel il pouvait tout perdre. Il n’a jamais tenté l’impossible, mais il ne s’arrêtera qu’à la mort. Avec cela, nulle sotte vanité ne soutire ses forces. Déjà riche, son intérieur est celui d’un paysan et sa femme fait la cuisine. Il n’en rougit nullement et vous convie avec une dignité tranquille à vous asseoir à la table de famille, dans la grande salle carrelée, en face d’une soupe aux choux et d’un gros linge parfumé de lavande. Que d’embarras il s’épargne en retardant le jour où il faudra mener l’existence bourgeoise, mettre le plus clair de son revenu dans son loyer et dans ses meubles ! Il tient au peuple par toutes ses fibres, et il n’en est que plus puissant.

III.

À côté de l’officier sorti du rang, l’officier breveté des écoles. Après le paysan, le bourgeois de province. Il a son rôle marqué dans la démocratie, mais il faut le bien comprendre.

Il est une classe de la nation qui, depuis plus de deux siècles, semble concentrer sur elle tous les traits de la satire. Molière a ouvert le feu en offrant aux railleries de la cour les Pourceaugnac, les Sotenville, les Escarbagnas, les George Dandin et les Arnolphe qu’il avait rencontrés en poursuivant son roman comique à travers les villes de France. Depuis lors, ces types immortels ne font que changer de costume et de prétentions ; mais toutes les fois qu’ils reparaissent dans leur gaucherie provinciale, une longue fusée de rire les accueille d’un bout à l’autre de la capitale. Le roman de mœurs s’en empare et s’en délecte. On commence par la description d’une petite ville et l’on ne manque pas d’opposer au charme du site les travers des habitans. Plusieurs centaines de volumes peuvent se résumer dans cette phrase de La Bruyère, que Balzac a prise pour épigraphe : « Je me récrie et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans un séjour si délicieux !Je descends dans la ville, où je n’ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir. » Parfois la critique devient amère et tourne au drame. Le dos rond et débonnaire de M. Bovary, cause première de ses infortunes conjugales, a des conséquences si terribles qu’on en frémit. Plus gai, mais encore plus grotesque, apparaît le défilé des provinciaux ahuris, hébétés, phraseurs solennels, admirateurs maladroits, que la fantaisie des vaudevillistes promène à travers des aventures étourdissantes. Cette veine est tellement inépuisable, le succès si certain, qu’on a vu des écrivains draper leur ville natale pour faire pouffer la galerie, et conquérir leur droit de cité dans les lettres en livrant à la risée publique la petite patrie dont ils imitaient plaisamment l’accent et les rodomontades. Il n’est pas étonnant, après cela, que les jeunes filles refusent de se marier en province et n’aient pas plus de goût que Marianne pour visiter « Madame la baillive et Madame l’élue. »

Au premier abord, la satire a raison. Ce sont toujours les mêmes salons où l’on vous invite fréquemment à garder votre chapeau sur la tête ; les housses éternellement jetées sur des élégances surannées ; les cheminées dont la fumée vous aveugle quand, par hasard, on les allume ; les aigres médisances, les fades romances d’Henrion ; les demoiselles en saules pleureurs, les grosses mains qui se débattent dans des gants trop étroits ; les piques pour les visites non rendues, les petites fêtes insipides et les bas-bleus de province, les vieilles filles naïves et romanesques qui pondent des romans édifians. Toute cette surface n’a guère changé. En vain les femmes s’efforcent de suivre les modes de la capitale et font venir leurs robes de Paris. Presque toujours elles n’ont ni la grâce, ni l’esprit d’à-propos. Si on porte des boucles sur la tête, ce ne sont plus des cheveux : c’est une toison. Si les chapeaux grandissent, c’est un assaut de pyramides qui relèguent le visage au point géométrique où devrait naître la poitrine. Les plus spirituelles ne s’en aperçoivent pas : il leur manque de vivre dans ce courant dont l’harmonie changeante reflète la couleur du temps. Il en est de même des hommes pour les manières et pour les opinions. Ils sont rudes, et, malgré eux, frottés de paysan. Ils prennent l’habitude de vivre en galoches, et à la cuisine plus souvent qu’au salon. Ils suppriment ainsi les cloisons sociales, sauvegarde de la dignité bourgeoise. Poussez-les tout à coup dans un bal, parmi les lumières, le velours et la soie, sous le feu des regards moqueurs et des rires étouffés, ils iront, marchant sur la queue des robes, écrasant les bottes vernies, rentrant le cou, balançant les épaules, semblables à de gros papillons de nuit qui se heurtent contre une vitre. Leurs opinions ne sont pas moins surannées. Presque toujours, ils vivent sur le ionds intellectuel qu’ils ont acquis pendant leur vie d’étudians. Selon l’âge et la date, ils en sont à Béranger, à Lamartine et à Lélia. Les vieux s’expriment dans le style sonore qui était de mode en 1848. Les jeunes, qui se croient très avancés, relisent, dans des bouquins qui sentent le moisi, tous les anciens pamphlets révolutionnaires. D’autres ne connaissent que leur journal. Ainsi leur bagage intellectuel s’amincit d’année en année. Ils croient se sauver par la violence des doctrines : ils se trompent. Les idées sont des plantes si fragiles ! il leur faut l’atmosphère ardente des grandes villes. On les emporte toutes fraîches : elles sont déjà à moitié fanées sur la route. En vain on les transplante dans un petit jardin et on les arrose de lectures choisies. La bouture s’étiole ; ou bien, au lieu d’une plante magnifique et vénéneuse, il pousse une bonne grosse tulipe qui, pour être veinée de rouge, n’en est pas moins tulipe.

D’où vient cependant que ces mêmes hommes reprennent l’avantage quand ils ont affaire aux paysans ? Leur langage est alors ferme et coloré ; leurs manières paternelles et brusques ont la mesure exacte qui convient à ces grands enfans. Ici, mettez un vrai citadin à côté d’eux : les rôles sont renversés. C’est l’habitant de la ville qui est gauche, emprunté, trop poli ou trop hautain, presque toujours dupe du paysan finaud. C’est le provincial qui est à son aise, et qui voit clair. Contre le premier il serait facile de retourner la satire. Seulement, Paris a le monopole littéraire, et l’on ne raille que les provinciaux.

Cette différence d’optique tient tout d’abord à la différence de milieu. Le meilleur moyen de n’être pas ridicule est de se tenir à sa place. La vulgarité, cette peste des sociétés modernes, n’est, après tout, que 1-a trace d’un effort prématuré pour s’élever au-dessus de sa condition. Un laboureur à sa charrue, un semeur sur son sillon, une maritorne dans sa basse-cour ne sont pas vulgaires. Ils le deviennent quand ils endossent la livrée bourgeoise. — Pourquoi, disait une grande dame assez dédaigneuse, les bouviers de la campagne romaine ou le dernier des chameliers arabes ont-ils une si fière tournure, tandis que vos paysans laborieux, vos commis, vos marchands, ont une mine si plate ? — Pourquoi ? C’est que les premiers se prélassent noblement sur leur fumier et n’ont point l’idée de changer leur sort, tandis que les autres sont travaillés du besoin incessant d’imiter la classe supérieure. Ainsi de nos petits bourgeois.*Toutes les fois qu’ils veulent singer les grandes villes, ils prêtent à rire. Le modèle sera toujours fort au-dessous de l’original. Il est telle de ces familles qui occupait une situation honorable dans une ville de second ordre. Elle était estimée, recherchée, et la crainte de l’opinion la maintenait: à son rang. Il fallait trier ses relations, se surveiller. L’ambition l’amène à Paris. Elle s’y installe médiocrement, dépense au-delà de ses ressources, accepte des liaisons de rencontre, et, sous prétexte de beaux-arts, tombe dans la bohème. On y fait de la musique de pacotille, on y ramasse les fruits secs du Conservatoire. Cet intérieur ressemble plus à une loge de concierge qu’à un salon d’honnêtes rentiers.

Non-seulement il est bon de rester chez soi ; mais il ne faut pas se croiser les bras, plisser les lèvres, prendre des airs et regarder en pitié la démocratie. Les petites villes, à cet égard, sont au-dessous des campagnes. Dès que dix bourgeois habitent la même rue, ils fondent une coterie et tiennent à distance le populaire. Si par hasard, ils sont jusqu’à vingt, leur superbe ne connaît plus de borne. Ils se visitent, s’admirent, lisent l’Univers et s’entretiennent dans une commune ignorance des faits qui crèvent les yeux. Chacun se dit : Quel est le gouvernement qui sied le mieux à l’air de mon visage, à mes traditions de famille ? Personne n’a l’idée de regarder par la fenêtre et de demander d’abord ce qui convient à la nation. Qui interrogerez-vous sur les campagnes environnantes ? Sera-ce le petit banquier, qui tire avec tant de soin son verrou et craint de trouver un partageux sous son lit ? ou bien le bourgeois étriqué, qui, sous prétexte de religion, distille des phrases doucereuses avec une rage concentrée ? Les croirez-vous quand ils vous diront que chaque habitant cache un tonneau de pétrole dans sa cave et se tient prêt à mettre le feu aux quatre coins de la ville ? Dans une petite ville, nous avons connu un magistrat, jeune encore, malade imaginaire, atteint d’ankylose morale, et qui ne sortait de l’audience que pour s’asseoir au soleil, dans son cabriolet dételé. Image parfaite d’un certain bouddhisme provincial ; don Quichotte immobile traîné par une voiture sans cheval ! Cette petite bourgeoisie fermée a peur du mouvement, du bruit, de tout. Elle ressemble à la servante qu’on assoit sur un mulet pour aller à Chamounix. On part, le mulet s’ébranle : « Ô monsieur ! s’écrie-t-elle, le voilà qui marche! »

Maintenant, osez braver le préjugé et sonnez chez le révolutionnaire d’en face. Ce n’est pas assurément la fine fleur de l’éducation. Il est, comme on dit, fort en gueule : la bouche grande et taillée pour le sarcasme, la désinvolture populaire, la mise un peu débraillée, peut-être avec calcul. Il est passionné, souvent injuste. La peinture qu’il trace des abus est fort chargée. Son imagination opère sur les menus faits avec le grossissement d’une lentille. Mais là au moins on sent palpiter la vie et, même à travers le sophisme, on démêle une indignation généreuse. Dès l’abord, vous êtes captivé par un regard franc, limpide, chaleureux. Cet homme, dites-vous, peut se tromper, mais il est de bonne foi. La glace une fois rompue, il parle avec abandon, s’anime, improvise. Avec son accent mordant et son geste de tribun, il dévoile à vos yeux, derrière la surface unie de la province, le réseau compliqué des intrigues et des passions. Sous la conduite d’un tel guide, vous risquez de faire fausse route, mais non de vous ennuyer. En deux heures, il achève la dissection du département, marquant d’un mot heureux chaque région et chaque groupe. Quand il rencontre sur son chemin une personnalité politique, d’un tour de main il la déshabille. 11 vous montre le personnage vaniteux ou solennel en pantoufles, dans son intérieur, tremblant Sous le despotisme de sa femme. Il reconstitue sa généalogie, démasque ses ruses de parvenu, et soudain, dans l’histoire d’une seule famille, vous apercevez l’enchaînement de toutes les causes qui déterminent une opinion ou commandent une attitude. Par la déchirure pratiquée dans le vêtement du mannequin, vous voyez couler le son qui le remplit. D’autres fois, à la colère de l’orateur, à la vivacité de ses invectives, vous pressentez que l’adversaire dont il parle n’est plus une poupée, mais un homme de chair et d’os, violent et passionné comme lui, prêt à lui disputer les sympathies de la foule, et vous comprenez que la partie est sérieuse lorsque toute une population en forme l’enjeu. Si, de plus, vous remarquez que cet homme est pauvre, qu’il a dans son bureau trois chaises de paille pour tout mobilier ; si l’on vous apprend que sa porte est toujours ouverte aux plaideurs besogneux, et que, sauf la satisfaction de ses passions politiques, il ne tire aucun profit personnel de sa popularité ; qu’au contraire, il a perdu de gaîté de cœur une brillante clientèle en affichant ses opinions ; si l’on ajoute enfin qu’il est l’âme de tous les conciliabules à vingt lieues à la ronde, vous comprendrez sans peine que ce bourgeois démocrate ait supplanté son voisin boudeur et désœuvré.

Ce n’est pas toujours une question d’opinion : il y a, paraît-il, des cercles catholiques d’ouvriers en pleine prospérité ; soyez sûrs que l’étiquette n’y fait rien ou peu de chose. La grande affaire est de s’occuper du peuple avec sympathie et avec intelligence. La charité privée ne suffit pas. D’abord, c’est une poignée de sable jetée au monstre. Puis, dans nos campagnes, elle se trompe de date. Elle s’adresse à une démocratie qui ne demande pas l’aumône, qui la trouve blessante, et qui tient encore plus à ses droits qu’à son bienêtre. La bienfaisance toute seule, au lieu de rapprocher les distances, les fait plus vivement sentir. Comme elle est forcément temporaire, elle consacre l’inégalité des conditions. Elle en est le palliatif, mais non pas le remède. La passion de l’égalité rend amer le pain d’autrui. Voilà ce que la bourgeoisie de province comprend difficilement. Sa vanité ne peut supporter celle des autres. Dès que les classes laborieuses ne se présentent plus à elle dans une attitude suppliante, elle en abandonne la direction à des pharmaciens chevelus, à des tanneurs barbus, en un mot à tous les industriels que la nature de leur profession met en contact avec les humbles. Dès lors toute la vitalité des petites villes se réfugie dans les régions inférieures. On s’endort en haut : en bas, on s’agite ; on forme des syndicats, des sociétés de secours mutuels, des compagnies de pompiers ; on se réunit pour banqueter, pour fêter les saints du calendrier républicain ; on déclame à tort et à travers ; mais ce qu’on connaît le moins, c’est la torpeur. Ce fameux sommeil de la province, auquel on croit à Paris, est un trompe-l’œil. Sous l’eau dormante, la vie pullule dans le clair-obscur des petits métiers et des esprits médiocres : les philanthropes, les hommes politiques doivent plonger courageusement pour aller la chercher.

Le peuple est ingrat et léger, soit ; sa faveur est aussi changeante que les flots de la mer. Comment expliquer cependant que toute influence locale soit fondée sur des services rendus, et ment, qu’il y ait peu de services réels sans influence ? Il existe, dans chaque canton, un homme qui jouit de la confiance universelle. Il tient entre ses mains le secret de la petite et de la grande propriété. Son cabinet est une espèce de confessionnal. C’est le seul endroit du monde où les paysans s’expriment avec franchise et démasquent leurs batteries. Ont-ils un peu d’argent caché ? ils viennent le déposer entre les mains de cet arbitre, en le priant de le faire fructifier comme il l’entend. Tout ce qu’il dit est parole d’évangile. S’il hésite à accepter un dépôt, s’il parle de précautions et de garanties, on se bouche les oreilles. Est-ce qu’on prend des chiens contre le berger ? Vous demandez quel est cet homme, s’il a de grands domaines, et par quel miracle il a conservé, en pleine démocratie, l’autorité patriarcale des anciens seigneurs. C’est tout simplement un petit notaire de campagne.

Voici mieux encore. Vous vous promenez sur la place d’un village un jour de marché. La foule est épaisse, les bestiaux tirent sur leur longe, les pourceaux grognent : c’est une houle à ne point s’entendre. Une charrette met un quart d’heure à traverser la place. Le flot humain résiste à la poussée. Chacun ne pense qu’à ses affaires. Soudain paraît, dans un cabriolet lancé au grand trot, un bourgeois brusque et bourru. Le chapeau enfoncé sur les yeux, sans regarder ni à droite ni à gauche, il distribue des coups de fouet et des injures pour se frayer un passage. Voilà, dites-vous, un grand malotru : il va se f :iire lapider. Nullement ; tout le monde s’écarte, les chapeaux se soulèvent et même les casquettes de soie ébauchent un salut. Toutes les rides, les crevasses de ces visages bronzés ne forment plus qu’un seul pli qui s’épanouit d’une oreille à l’autre. « Bonjour, monsieur le docteur ! vous passerez à la maison ? Le bras du petit n’est pas encore bien remis. Le vieux a des douleurs… » Et le brave docteur passe son chemin, mêlant une ordonnance et un juron, interpellant chacun par son nom et tutoyant les pères aussi bien que les fils.

Quelle misère, s’écrie-t-on, qu’une politique conduite par des médecins, par des vétérinaires ! Le mot est devenu historique. Soit ; mais les persifleurs iront-ils se mettre en campagne, quitter leur intérieur douillet pour courir par monts et par vaux, braver la pluie, la neige et le soleil, donner des soins gratuits aux plus pauvres, se prodiguer de toutes les manières, et souvent vieillir avant l’âge ? Qu’on se représente l’état d’esprit d’un homme qui fréquente les êtres les plus disgraciés, et qui contemple l’animal humain dans sa triste nudité. Plus de châteaux, plus de laquais, plus d’orgueil de caste : mais un abaissement commun de toutes les conditions devant la maladie et devant la mort, des membres forcés par le tratravail, des estomacs affaiblis par le jeûne, des plaies atroces, des petits citoyens qui viennent au monde sans être attendus. Voilà la carrière, elle est ouverte. Peu de gens disputeront aux médecins une popularité aussi chèrement payée.

— Mais quelle nécessité pour eux de se mêler de politique ? Puisqu’ils remplissent un sacerdoce, qu’ils s’y tiennent. — Les médecins sont hommes, et la politique est le sel de l’existence. Nous en avons connu un qui n’avait que le souille. C’était un petit être insinuant et doux, avec des palpitations, parlant bas, d’une voix caressante et comme trempée de larmes ; si faible, il menait une vie à tuer un bœuf. Où puisait-il ses forces ? Dans l’ardeur de la propagande. Le plaisir d’offrir à ses malades, en guise de cordial, quelques doctrines vinaigrées, soigneusement roulées dans le miel, était le dédommagement de ses peines. Appelé la nuit dans quelque hameau éloigné, il songeait, en se frottant les mains, qu’il allait ajouter cinq ou six voix à son troupeau électoral, et il éprouvait la joie du bon pasteur à la recherche de la brebis égarée. Il ne fallait pas lui parler du clergé ou de la noblesse ; il serrait alors son petit poing, et tout son corps tremblait : ce qui ne l’empêchait nullement de porter ses soins au chevet des hobereaux, et de les droguer en conscience. Leur santé lui importait d’autant plus, que, sans eux, on n’aurait pu recommencer la bataille. Ainsi, deux champions du moyen âge, se frappant d’estoc et de taille, déposaient un instant le harnois et se pansaient mutuellement leurs blessures.

On discute, au coin du feu, les qualités qui conviennent à un homme d’action. — Un tel, dit-on, est supérieur. Il a du coup d’œil et de la décision, une main à la fois ferme et légère. Avec lui, point de lenteurs paperassières, point d’ajournement, mais des résolutions et des actes. Quand les faits résistent, il ne s’entête pas, car il a peu de principes arrêtés ; mais il observe, et il poursuit la nature dans ses continuelles métamorphoses. Il est souple, ingénieux, plein de ressources, d’une patience à toute épreuve, et quelquefois brutal, quand il faut brusquer le dénoûment. — De qui parle-t-on ? D’un médecin ou d’un homme d’état ? Le doute est permis, tant les qualités requises sont semblables dans les deux cas.

Pour étendre son influence au-delà de deux ou trois clochers, et devenir réellement conducteur d’hommes, il ne faut pas seulement de la suite et de l’habileté : il faut savoir négliger ses intérêts et se ruiner au besoin. Qui s’occupe des affaires d’autrui fait généralement mal les siennes. Ceci explique les mécomptes des chefs d’industrie quand ils se lancent dans la politique. Faire sa fortune est assurément un grand dessein. Il y faut une application soutenue, de vastes relations, l’art de gouverner les ouvriers, de s’en faire craindre ou aimer, la vigueur dans les commandemens légitimes, le discernement dans la bienfaisance. Nul métier ne fait des hommes plus complets. En ce temps d’effacement général, la littérature elle-même s’est éprise des maîtres de forges. Elle adore la lueur fantastique des hauts fourneaux, l’aspect de la fonte en fusion, le bruit des marteaux-pilons. Tant que l’industriel se cantonne dans son domaine propre, il est inattaquable. Cités ouvrières, sociétés coopératives, salles d’asile, écoles, voilà le champ ouvert à sa philanthropie. C’est encore de l’intérêt bien entendu. Ces parties accessoires de son empire ressemblent aux dépendances de l’usine, dans lesquelles on utilise la force perdue ou les déchets de la fabrication. Au bout de l’année, on dresse l’inventaire, et les actes d’humanité, les dépenses d’hygiène, se traduisent en dévoûment, en augmentation de force musculaire, en stabilité du personnel. La grande affaire est toujours d’obtenir, en fin de compte, une balance favorable. N’embrouillez donc pas cette affaire si absorbante avec une autre, qui comporte tout au moins un vernis de désintéressement. À chaque instant, l’intérêt commercial se met en travers des projets électoraux. Tel fabricant de sucre très intelligent a échoué, parce qu’il avait pris sa betterave dans un département voisin. Si vous êtes sage, vous achèverez tranquillement l’édifice de votre fortune; et plus tard, après avoir réalisé, libre de tout engagement, vous pourrez mettre à la loterie politique. Les trois quarts des industriels qui siègent à la chambre se sont fait nommer comme grands propriétaires, et ne pourraient même pas compter sur les voix de leurs ouvriers.

Parmi les bourgeois de toute profession qui forment, dans les campagnes, les cadres de l’armée démocratique, peut-on démêler un caractère saillant, fixer un type? Suffira-t-il d’ouvrir le Manuel du démagogue et d’en tirer une caricature amère de nos mœurs politiques ? La vérité est plus complexe. Ce qui s’offre à nous, c’est un singulier mélange de finesse paysanne et de solennité bourgeoise ; un tribun qui ne croit pas toujours à ses phrases, un observateur sagace et passionné, qui confond trop souvent ses rancunes avec l’intérêt de l’état. Bourgeois, il l’est par l’éducation. Comme nous, il a été nourri de formules et de principes plutôt que d’histoire et de faits. Sa politique date de l’École de droit ou de médecine. Dans les parlotes de jeunes gens, il a contracté le goût des harangues et la verdeur du raisonnement. Plus sanguin que ses camarades de la ville, il s’est jeté sur les utopies et sur les subtilités juridiques avec une voracité prodigieuse. Il a dépensé, dans cette gymnastique intellectuelle, la sève accumulée de plusieurs générations. Mais en rentrant dans sa province, il a bien fallu pactiser avec les faits. Adieu le niveau révolutionnaire et la déclaration des droits de l’homme ! Qu’a-t-il rencontré dans sa carrière de praticien ? L’ancienne France encore vivace sous l’uniformité apparente des lois ; des châteaux égoïstes, des fermes plus égoïstes encore ; des superstitions mêlées à des croyances respectables, de vieux préjugés semblables à ces morceaux de roc qu’on aperçoit dans les terres labourées et qui forcent la charrue à faire un détour. Dès lors les déceptions ont commencé. La notion d’une société mal bâtie s’est imposée à la clairvoyance de l’homme d’affaires et l’idéaliste s’en est pris à tout le monde, particulièrement aux influences insaisissables, C’est ainsi qu’il croit fermement au spectre noir et aux machinations des jésuites. N’allez pas émettre en sa présence des doutes sur le péril clérical : « On voit bien, monsieur, dira-t-il, que vous arrivez de Paris, Votre prétendue tolérance n’est au fond que de l’incurie. Si vous luttiez, comme moi, depuis vingt ans contre les entreprises des curés, vous tiendriez un autre langage. » Ce qui accroît son irritation, c’est la confiance imperturbable des chefs qui lui envoient le mot d’ordre de la capitale. C’est trop commode, en vérité, de légiférer pour une France de fantaisie et de le laisser, lui, aux prises avec les difficultés de la France réelle. On pérore là-bas et on rédige de belles constitutions bien régulières : aux provinciaux d’ajuster sur ce lit de Procuste la taille et le tempérament variable de chaque département. Ln pareil métier engendre l’aigreur et la défiance. Même avec un gouvernement ami, le pli de l’opposition est pris. On est dans la place et cependant on n’est point rassuré : l’oreille au guet, l’œil soupçonneux, on flaire partout la trahison.

Nous avons rencontré un jour un de ces défenseurs du peuple. Il contemplait avec attendrissement un polisson d’une douzaine d’années qui cheminait entre deux gendarmes. Certainement, ces deux géans armés jusqu’aux dents pour traîner un avorton présentaient quelque chose de risible. Mais notre démocrate ne riait pas. « Quelle pitié ! murmurait-il entre ses dents ; quel abus de la force ! Un gouvernement républicain doit-il être servi par de pareils croquemitaines ! Ces gendarmes sont tous des bonapartistes. Sans doute, cet innocent a un père mal noté... » En cinq minutes, l’avocat avait construit, de la meilleure foi du meilleure foi du monde, toute une ténébreuse histoire et rattaché cette petite scène à la grande conspiration monarchique. Avec de pareils sentimens, on irait tout droit au délire de la persécution. Mais cette indignation, souvent sincère, ne gratte que l’épiderme. Cette colère sainte est une forme de style. La finesse de l’œil, — cet œil d’observateur qui a tout un réseau de plis spirituels dans le coin de la paupière, — dément le ronflement de la phrase. Dans l’arène électorale, ou dans les couloirs de la Chambre, le tacticien recouvre son sang-froid et laisse la rhétorique à la porte. On la fait entrer pour le bouquet final : ainsi dans un cirque, les trompettes et les cornets éclatent en marche triomphale, lorsque l’acrobate vient d’exécuter une cabriole compliquée.

IV.

Essayons de voir où le mouvement démocratique nous mène. Suivons le rural hors du village.

C’est seulement au déclin du siècle que nous pouvons entrevoir les effets de notre prodigieuse révolution. Un voyageur, après une longue course, descend le revers de la colline ; il aperçoit devant lui un immense horizon éclairé par les feux du couchant. Les ombres s’allongent au pied des bouquets d’arbres. La moindre ondulation de terrain prend un relief extraordinaire. Des vallées s’ouvrent dans les lointains bleuâtres, tournent et s’enfoncent vers l’infini. De même, à travers les formes confuses de l’avenir, nous pouvons discerner les traits saillans d’un pays nouveau, qu’illumine à nos yeux le reflet mélancolique du passé. Des changemens profonds s’annoncent dans le caractère national. On nous dépeint un Français aimable, léger, spirituel, éloquent, taillé sur le patron de l’ancien homme de cour : la classe rurale, qui forme la majorité de nos concitoyens, nous apparaît maussade, lourde, taciturne, énergique et tenace. Est-il possible qu’à la longue, une partie de ces qualités et ces défauts ne passent dans la nation entière ? C’est, dit-on, la différence du diamant brut au diamant poli. Non, car les deux types ne sont pas seulement dissemblables : ils sont contradictoires. Nous sommes gais, les paysans sont graves. Nous aimons le beau, ils n’apprécient que l’utile. Nous sommes prompts à l’enthousiasme et au découragement, ils sont aussi difficiles à entraîner que patiens dans la mauvaise fortune. Nous passons pour avoir de la franchise, ils sont sournois. Dépouilleront-ils leur âme avec la blouse ?

Autrefois, le grand chemin battu pour parvenir, c’était l’épargne et la richesse : bon moyen de maintenir la suprématie bourgeoise. Le rural arrivait par la grande porte, avec ses écus dans sa poche ; son ambition était contrôlée, et quand la société avait trouvé ses papiers bien en règle, il était immédiatement absorbé dans les rangs de la bourgeoisie. Peu importait qu’il eût conservé la grossièreté native, et qu’il en tirât même vanité, vous assommant du récit de ses débuts et du tapage de ses sabots. Ce brave homme après tout n’avait pas une idée à lui, car la richesse toute seule ne change ni l’éducation ni l’esprit. Il se hâtait de donner sa fille au marquis besogneux, ou de couler son fils dans le moule tout préparé pour fabriquer des bourgeois. Ses bévues servaient à divertir la galerie. En haut, le ton général changeait peu. Mais cette route n’est ni la plus courte ni la plus fréquentée. Les chemins de traverse abondent. Les paysans arrivent par la politique, par la science, par les fonctions publiques, par les professions libérales, en moins de temps qu’il ne faut pour construire une fortune. Un gardeur de vaches se fait remarquer à l’école primaire. Il obtient une bourse au lycée. Les jeunes bourgeois contemplent avec ébahissement ce piocheur infatigable qui ne lève jamais le nez pour regarder voler les mouches. Ils méprisent son travail de bête de somme, ses joues pleines et rougeaudes, son regard vieillot et sans éclat. Il n’a certainement aucune des grâces féminines qui, jusqu’à quinze ans, font du fils de famille le portrait de sa mère. En revanche, il ne perd pas une minute, et arrive d’un pas soutenu aux examens. De là, il saute sans transition dans une école du gouvernement, et il en sort avec une épée ou un diplôme : bourgeois par le savoir, rustre par les manières, et souvent pauvre comme Job.

Étudians amateurs, qui vous attardez aux études littéraires et inutiles; esprits curieux, qui philosophez avant d’agir, dilettantes, hommes d’agrément et de salon, défiez-vous de ce rude concurrent. Si vous vous oubliez à cueillir des fleurs, il vous aura bientôt dépassé. Il apporte, dans un labeur écrasant, la vigueur d’un tempérament intact, tandis que plusieurs générations de citadins vous ont légué un système nerveux trop irritable. Déjà le frottement des hommes et la comparaison des doctrines vous ont rendus sceptiques, tandis que son âme est neuve, et son ambition d’autant plus aiguisée qu’elle est étroite. Il va droit devant lui, poussant sa pointe, donnant du coude adroite et à gauche, moins soucieux d’équilibre que de résultats. Ce n’est pas lui qui gaspillerait ses soirées dans de vains commérages, pour le plaisir de voir frissonner le satin des belles épaules. 11 tient en bride ses appétits, et veille dans une mansarde : sa place est déjà marquée dans la grande usine intellectuelle où vous cherchez encore la vôtre. Cet intrus est d’une ignorance inouïe sur les faits généraux de l’histoire. L’enchaînement des causes le touche médiocrement. Mais il possède un lent instrument, et il s’en sert. Sa volonté est une hache acérée qui coupe et taille devant elle en plein fourré, tant qu’il reste quelque chose à couper.

L’ascension est singulièrement favorisée par une société qui recherche avant tout les spécialistes. Autrefois, il fallait un noviciat avant d’être admis dans la classe supérieure. Aujourd’hui, une bonne spécialité suffit. Pourquoi se donnerait-on la peine d’acquérir des manières, de l’éducation ? Chacun est jugé sur son œuvre, et cette œuvre est restreinte. Le tempérament du paysan s’arrange très bien de cette méthode. En creusant la médecine ou les mathématiques, il ne fait que changer de sillon. Le monde est sévère aux esprits investigateurs qui cherchent longtemps leur voie. Il a besoin de mettre sur chacun une petite étiquette bien claire. Il ne vous pardonnerait pas de déranger ses classifications. Il est au contraire d’une indulgence excessive pour les travailleurs bornés. Rongez une seule question, ou même un morceau.de question; vous êtes sauvé. Les gens qui commençaient à froncer le sourcil devant vos curiosités inconsidérées approuvent cette ambition de taupe et vous permettent de faire vos petits monticules qui ne portent ombrage à personne. Tout le monde, il est vrai, n’est pas également propre à cette besogne souterraine. Les paysans s’y montrent sans rivaux.

Aussi on les rencontre partout et ils sont aisés à reconnaître. Ils ont monté si vite que, sous l’habit professionnel, ils conservent la rusticité primitive et l’air de terroir. Noyés dans le grand Paris anonyme ou bien encadrés dans une corporation, dans une académie, un œil exercé reconnaît immédiatement leur origine aux pommettes saillantes du Béarnais, à la lourde mâchoire du Saintongeois, à la constitution pléthorique et à l’œil fin du Normand, au parler traînant du Tourangeau. Ils n’ont point eu le temps de dépouiller le vieil homme : bien plus, ils en tirent parti. Le geste brusque et gauche, qui faisait tache chez le débutant, donne un certain ragoût à la célébrité du savant. Ce chirurgien qui raconte en détail ses opérations ferait lever le cœur aux assistans, s’il était obscur. Mais il a un nom : les belles dames l’écoutent avec recueillement. On admire son chapeau à larges bords, sa redingote antique et ses souliers ferrés. Ils le savent bien tous, car ils sont fins. Silencieux et circonspects, tant qu’ils se sentent discutés, ils pincent alors les lèvres pour ne point laisser échapper d’énormités. L’un d’eux, dans sa jeunesse, n’avait que deux mots pour toutes les conversations : Diable ! — formule d’étonnement ou d’admiration, avec des nuances de ton variées, selon l’âge et l’importance de l’interlocuteur ; — et : Parfaitement ! — formule d’approbation, de sympathie, ou même, suivant les cas, d’indifférence. Une fois parvenus et acceptés, ils se mettent à l’aise et reprennent avec autorité les manières rustiques, exagèrent au besoin l’accent natal, risquent des plaisanteries grossières qui passent pour des chefs-d’œuvre d’atticisme et triomphent en secret des bourgeois badauds qu’ils enviaient quand ils étaient petits.

En même temps, ils mettent leur forte empreinte sur les professions qu’ils adoptent. Au Palais : avocats d’affaires, ennemis des phrases, suivant avec patience le dédale des lois, achevant un raisonnement par un coup de boutoir ; — à l’amphithéâtre : chirurgiens plutôt que médecins, empiriques à la main légère, à l’œil attentif, mais inhabiles à saisir les relations délicates de l’âme et du corps, et disposés à nier ce qu’ils ne peuvent palper ; — à la Sorbonne et au Collège de France : partisans déclarés des recherches minutieuses, coupant les cheveux en quatre et se cantonnant avec habileté dans un tout petit domaine ; — à la caserne, durs pour le soldat, surtout quand ils sortent du rang, exacts, disciplinés, supportant les besognes ingrates, et, sûrs d’arriver, parce qu’ils résistent mieux que les autres à l’ennui de la vie de garnison ; — partout les mêmes, avec leur ténacité, leur sang-froid, leur esprit pratique et leur absence totale de générosité.

Dans la vie privée, les traits individuels l’emportent sur les caractères généraux ; et, cependant, on pourrait suivre à travers les fusions et les transformations le filon des mœurs rustiques. On rencontrerait des pères plus ambitieux que tendres, et, en revanche, négligés de leurs enfans quand ils sont vieux. Ils comprennent la famille à la romaine, comme le prolongement de leur personnalité. Mais ils n’ont point ces affections tremblantes que nous avons pour les nôtres et ils ne pleurent pas longtemps leurs morts. À quoi bon s’attarder aux regrets inutiles ? Un de ces pères nous explique comment il élève ses fils. Quand ils atteignent huit ou neuf ans, il met une annonce dans un journal étranger et propose un troc avec une famille anglaise ou allemande. Le pauvre petit est expédié sur Francfort ou sur Londres, en échange d’un produit du cru. Les deux enfans, arrachés du giron maternel, apprennent chacun pour leur compte la langue du pays voisin. Il n’en coûte que le prix du voyage et quelques caresses de moins. Un autre père raconte le suicide de sa fille sur le ton d’un événement ordinaire comme un fait vraiment regrettable. Il l’aimait cependant. Mais elle est morte, n’est-ce pas ? il n’y a rien à faire. Les mères elles-mêmes, si semblables dans toutes les conditions, ont ici des entrailles différentes pour les forts et pour les faibles. Elles préfèrent l’enfant d’une belle venue, qui leur fait honneur. Les petits anges qui ne font que traverser la vie sont bientôt oubliés. Après tout, des mères de souche paysanne ne sont pas tenues d’être plus délicates sur ce point que Mme  de Sévigné. Il y a loin de ce chagrin raisonnable au sentiment absolu, qui ne connaît ni âge, ni sexe, ni considérations mondaines, qui s’étend de préférence aux êtres désarmés et qui s’acharne sur un tombeau, affection paradoxale dont le temps ne peut fermer les blessures, — en un mot, à l’amour maternel absurde et sublime qui plane sur nos misères bourgeoises. Arrêtons-nous devant le mystère des consciences. On nous citerait cent exemples de paysannes qui ont pour leurs enfans les faiblesses adorables et dangereuses de la classe supérieure. Nous conviendrons même qu’elles apportent alors dans leur passion une sorte de férocité. Mais il ne s’agit pas ici d’exception ; en moyenne , la fibre est plus dure chez les parvenus, la tendresse moins inquiète, la famille plus disposée aux sacrifices d’ambition. Les nouvelles couches gagnent en force ce qu’elles perdent en finesse. On y a moins d’esprit, moins de cœur peut-être, et plus de jugement. Dans cette autre France, les sites romantiques sont rares ; il y a peu de solitudes embaumées et de futaies inutiles : mais sous les moissons monotones, le long des fleuves bien endigués, on aperçoit par endroit les assises régulières et la structure compacte du sol nourricier.

En politique, l’ascension des ruraux s’opère tantôt sourdement, tantôt à ciel ouvert, avec les conséquences les plus inattendues. Quand elle est trop brusque, elle engendre un radicalisme d’une espèce particulière. Ce n’est point impunément que des esprits étroits pénètrent à l’improviste dans une atmosphère saturée d’idées générales. A l’exemple de quelques mathématiciens, ils croient tenir dans leur bienheureuse spécialité le remède à tous les maux. Ils professent un culte naïf pour la science envisagée comme une déesse Raison, et capable de transformer l’univers d’un coup de baguette. Un coin de vérité entrevue les aveugle. Il leur manque l’impartialité, la modération, l’horreur du ton dogmatique, l’équilibre en un mot, ce fruit d’une culture supérieure. La tête leur tourne sur les sommets. Quand, par hasard, ils mordent à la philosophie, ils ne s’en tiennent pas aux demi-solutions. Ils ne disent pas : Ceci est peut-être vrai, mais le contraire est possible aussi. Ils vont jusqu’au bout de leur idée. Parmi nos lettrés et nos journalistes, on pourrait citer des hommes très remarquables, qui, partis de bas après avoir franchi trop vite les étapes intermédiaires, confinent au nihilisme. C’est le dernier terme de l’évolution rurale. Ils ne peuvent se contenter d’un scepticisme à fleur de peau. Ils creusent plus avant, et le paysan, solitaire et mélancolique, reparaît dans le penseur désabusé.

Ce sont les moins nombreux. Les autres s’élèvent sur place, par les magistratures locales, le conseil général, la députation. Ceux-là ne font pas de métaphysique ; mais, dans le domaine de l’action, ils déploient la même activité triste et insatiable. Un paysan, lorsqu’il est saisi du démon de la politique, lui sacrifie tout, même le patrimoine acquis par ses sueurs. On voit bien alors que son avarice n’était qu’ambition déguisée. Sa profondeur de calcul proverbiale, il la tourne vers la conquête de l’autorité. Il se porte tout entier dans une seule direction avec une puissance extraordinaire. Lui, si prudent la veille, recherche l’émotion de la lutte, et même le péril. L’un d’eux, au plus fort de la bataille électorale, se livre à des actes de folle témérité, comme de franchir en bateau la chute d’eau d’un moulin, grossie par une inondation et transformée en cataracte. Il raconte la joie sauvage qu’il ressent à tenir le gouvernail et à commander aux élémens. De tels traits dessinent un caractère. La volonté, tendue à l’excès par les longs efforts et la dissimulation, a de brusques soubresauts. D’ailleurs, dans les limites qu’il s’est tracées, il est irrésistible. Il s’est juré de gouverner l’arrondissement, et il le tient dans ses serres. Malheureusement, cette activité se consume en querelles de clocher. Il dépense le meilleur de ses forces à proscrire des gardes champêtres et à tourmenter des instituteurs. Si un homme de mérite avait mis à la poursuite d’un grand dessein le quart de l’énergie, de la persévérance et de l’adresse que lui coûte ce pouvoir misérable, on l’enverrait au Panthéon.

Les parvenus de la politique sont mal connus et mal jugés. On s’imagine, parce qu’ils comprennent mieux leur canton que la France, qu’ils sont des incapables, voués pour toujours à l’avortement. Leur nullité, leur mutisme dans les assemblées parlementaires donnent le change sur leur réelle valeur. On éprouve une impression toute différente à les voir chez eux, dans leur province. Ce n’est pas une petite affaire que de grouper et de tenir dans la main un faisceau de vingt mille électeurs. Il y faut de rares talens : une vigilance continuelle, un grand empire sur soi-même, la science des intérêts, l’art de la persuasion. Ces gens qui « travaillent sur la peau humaine » rendent dédain pour dédain aux lettrés, et les considèrent comme des freluquets sans conséquence. Qui a raison ? En réalité, ceux-ci sont des hommes d’action, auxquels il ne manque que des notions supérieures pour sortir de l’ornière. Rien ne prouve qu’ils soient incapables de les acquérir. Seulement, l’écart est si large entre les préoccupations ordinaires des paysans et les grands intérêts de l’état ; cette manipulation de la matière électorale est si absorbante, que les hommes y passent tout entiers, corps et âme, et qu’ils arrivent trop tard à la vie publique.

S’il fallait cependant choisir entre ces ruraux mal dégrossis et la fine fleur du savoir pour le gouvernement de la France, nous n’hésiterions pas : les ruraux auraient la préférence. Sans doute, les Français adorent l’esprit. Ils lui élèvent des autels sur les trônes écroulés. Ils font aux poètes des funérailles qu’aucun César n’avait rêvées. Mais on ne gouverne point une société comme la nôtre avec le collège des cinq académies. Nous aurons toujours des lettrés et des savans : il nous faut des hommes d’action. Le savant reste sur le haut de la montagne et contemple les lois éternelles : le praticien descend dans la vallée, s’ingénie pour tourner les obstacles, lutte contre les frottemens, les pentes et les milieux hostiles. Ce sont deux tâches différentes; et il est plus facile au lutteur de monter, d’étendre son horizon, qu’à l’autre d’abandonner son observatoire et de brasser une besogne inférieure. Mieux avisés, nous accepterons les hommes que la démocratie nous envoie, et nous compterons un peu sur la force de la vérité, beaucoup sur l’exercice du pouvoir, pour leur dessiller les yeux.

Si un habitant de Saturne tombait à l’improviste dans un département français, il suivrait avec une curiosité de naturaliste l’agitation qui se propage dans certaines parties de la fourmilière. Il remarquerait que ce mouvement profite surtout à une classe de formation nouvelle, née du croisement des espèces communes avec une branche de l’espèce bourgeoise. Ce Micromégas ne manquerait pas d’en faire un rapport à l’Académie des sciences de son pays. « Le genre d’animal qui tend à prédominer parmi les Français, dirait-il, n’est pas de race pure. Il a des formes un peu grossières, et quelque incohérence dans les habitudes. Certains débris impalpables tendent à faire croire qu’il procède d’une fourmi ailée. Mais ses ailes sont tombées, et il devient tous les jours plus fort et plus vorace. À le voir s’empresser, courir dans tous les sens, soulever péniblement des brins d’herbe, on pourrait penser qu’il s’agite en pure perte. Mais rien n’arrive dans la nature sans une raison suffisante. Admirons les vues de la Providence, qui a placé jusque dans les êtres les plus minuscules le sentiment vague d’un certain intérêt général. Nous oserons même affirmer, au risque de froisser des opinions respectables, qu’un ordre quelconque tend à se dégager de cette apparente anarchie. »

Notre observateur, il est vrai, ne connaîtrait encore que les campagnes.


René Belloc.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. J.-J. Jusserand, la Vie nomade au moyen âge ; Hachette, 1884.