Un département français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 349-389).
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UN
DEPARTEMENT FRANCAIS

I.
LES PAYSANS, LE CLERGÉ, LES GRANDS PROPRIÉTAIRES.

La France est aujourd’hui le pays du monde où la capitale présente l’aspect le plus différent du reste de la nation. En face de trente-cinq millions de provinciaux se dresse une ville, ou plutôt un petit état, supérieur, par sa population, à la Grèce, à la Serbie, au Danemark, à la Norvège et quelques autres royaumes plus ou moins constitutionnels. Cette république, enclavée dans la grande, est représentée par une assemblée agressive qui réclame tous les jours une autonomie plus complète. Elle se vante d’être cosmopolite, et ne désespère pas de rompre un jour quelques-uns des liens qui subordonnent son sort à celui de la patrie. Combattue par les lois, sa prépondérance a été longtemps favorisée par la politique. Après avoir imposé trois ou quatre révolutions à la province, elle ne peut se consoler d’avoir perdu ce privilège. Tous les ans, un parti puissant célèbre l’anniversaire du jour où ce petit État, exaspéré par un siège de quatre mois, a tourné ses armes contre la volonté nationale. Les mœurs elles-mêmes semblent perpétuer des causes de mésintelligence entre ces deux fractions inégales du pays. En vain la population de la capitale est sans cesse renouvelée par des élémens provinciaux, au point que sur dix Parisiens, il y en a au moins cinq dont la famille a une autre origine. Il semble qu’en respirant l’air de Paris, le même individu change de caractère et de langage. Il s’empresse d’oublier ses anciennes attaches. Il croit échapper à la tyrannie des incidens mesquins et contradictoires ; il se jette à corps perdu dans le monde des idées générales. Paris est le sol béni des abstractions. On y juge de tout par principes. On y cueille la fleur de la civilisation sans se préoccuper de la tige et des racines. Paris nous vaut notre réputation de gens à théories et à maximes humanitaires.

À force de manier des idées plutôt que des faits, la capitale aperçoit le reste de la France de loin, de haut, et sous une forme abstraite. Le spectateur, attentif au drame qui se joue sur le devant de la scène, distingue à peine, au fond du théâtre, une foule confuse, qu’il désigne par l’expression commode et vague de « masses profondes ; » c’est-à-dire une poussière d’individus, un amas de ces monades dont parle Leibniz.

Nous voudrions montrer que la province renferme au contraire une société très vivante, très particulière, et moins disposée que jamais à subir les formules des faiseurs de systèmes.

I.

Chacun peut expérimenter pour son compte sur le coin de France qu’il connaît le mieux. Le programme du voyage est très simple : il n’est pas nécessaire de recourir à l’agence Cook. On prend au hasard un des quinze ou vingt départemens du centre. La variété des sites est recommandée ; un terroir trop uniforme serait moins instructif. Il n’est pas mauvais que la qualité du sol multiplie les contrastes de richesse et de pauvreté. Une fois le terrain choisi, on fait un premier voyage de reconnaissance, et, pour ainsi dire, un peu de topographie sociale à vol d’oiseau, sans craindre de revenir ensuite sur ses pas. Mais, dès le début, plusieurs écueils sont à éviter : d’abord, il ne faut pas imiter certains journalistes qui, après avoir causé avec deux ou trois bourgeois d’une petite ville, écrivent à Paris des lettres de province, et font parler la France comme un seul homme, toujours dans le sens de leurs opinions. Il est peut-être plus difficile de ne pas glisser dans le pessimisme littéraire et bourgeois, qui voit des complots partout et mêle l’imagination d’un Balzac aux sentences de M. Prudhomme. Ce dernier foisonne en province, et il ne manque jamais de vous peindre son propre pays comme un repaire de brigands uniquement occupés à se déchirer les uns les autres. Heureusement, un aussi fâcheux pronostic est démenti pur l’aspect laborieux des campagnes et par la face bien nourrie du bourgeois qui vous parle. Tout en décrivant l’état social avec la plume de Hobbes et le pinceau de Salvator Rosa, il boit tranquillement le lait que de farouches conspirateurs lui apportent le matin, et, le soir, il ne cherche pas d’aspic au fond des corbeilles de fruits qui décorent sa table.

Une circonstance contribue beaucoup à assombrir les perspectives des hautes classes sur les paysans, et sur les gens du peuple en général : ils les jugent d’après les échantillons qu’ils ont le plus souvent sous les yeux, à savoir la foule des petits marchands, maraîchers, jardiniers, manœuvres et hommes de peine qui font la navette entre la ville et la campagne. Ce sont eux qu’on voit d’abord en faisant une pointe dans la banlieue. Ils viennent en ville les jours de marché. Leur physionomie est triviale comme la borne au coin d’une place. La plupart des littérateurs ne vont pas plus avant. Ils ont la prétention de nous montrer le fond et le tréfond du paysan, et ne connaissent que le fruitier du coin. Or il faut reconnaître que cette engeance n’est pas aimable. Fournisseurs presque toujours anonymes de la classe supérieure, travaillant de leur mieux à transformer nos écus en gros sous, ils passent leur temps à considérer l’envers du luxe ; et les sentimens peu recommandables qui se développent dans ce petit commerce ne sont pas tempérés par le caractère affectueux des relations. Ils ont les défauts d’une espèce hybride. Ils ne sont ni chair ni poisson, ni ville ni campagne, trop inquiets pour des ruraux, trop rustres pour des citadins. A leurs yeux, tout homme qui ne gratte pas la terre avec ses ongles est un oisif, par suite un inutile. Ils ne lui reconnaissent qu’un mérite, celui de jeter l’argent par les fenêtres, à la condition qu’il se trouve quelqu’un pour le ramasser. Si on vient à leur aide, ils sont d’une candeur d’ingratitude admirable. On juge alors quels trésors de bile s’amassent dans le cœur de ceux dont le travail alimente la jouissance d’autrui. Et, cependant, il entre plus de sotte vanité que de haine raisonnée dans les passions qui fermentent autour de la richesse. Le plus grand grief de ces gens-là, c’est précisément qu’on les tienne à distance. Quelques bonnes paroles opèrent davantage auprès d’eux qu’un bienfait à longueur de bras. Entrez en vous promenant dans une des maisons qui entourent la ville. Jamais on ne vous refusera un abri, s’il pleut ; un morceau de pain, si vous avez faim. Avez-vous été seulement poli, on se dérange pour vous indiquer votre chemin. Avec les amours-propres malades les procédés ont plus d’importance que les actes.

Cette population suburbaine n’est qu’une minorité dans le département, mais elle est intelligente, laborieuse, perfectible. Elle fait rendre à la terre 50 pour 100, lit dans le journal le cours des halles, tire parti des chemins de fer, et ne redoute pas de lancer ses produits au-delà des mers. Le type le plus complet, c’est le maraîcher : être insupportable mais industrieux, flottant entre ses intérêts et ses convoitises, insolent par accès, conservateur par tempérament, déclamant le lundi contre l’infâme capital, parce qu’il a bu avec les ouvriers de la ville ; recueilli et sentencieux le mardi, lorsqu’il a cuvé son vin ; esprit fort le dimanche, mais tous les jours courbé sur ce sol nourricier qu’il triture avec un acharnement sans égal. En politique, il incline vers le despotisme, qui lui paraît être le régime des grands dîners et des pêches à trente sous.

Les vignerons ne sont pas non plus en odeur de sainteté. On récolte dans le département un petit vin de pays qui a peu de corps et beaucoup de montant. Ce cru tout à fait paysan tient le milieu entre les vins de Touraine et ceux de Bourgogne. Il a un goût de pierre à fusil et procure à ceux qui en abusent une ivresse bavarde, mais promptement dissipée. Le caractère de nos vignerons ressemble à leur vin. Ils se montent, s’échauffent sur un rien, et s’apaisent de même. Distribués par groupes compacts sur les coteaux où la vigne réussit, serrés autour de petites villes très prospères et très anciennes, ils ne manquent jamais de voter pour le candidat le plus radical. les terrains de vignobles sont marqués d’une teinte rouge sur la carte politique du département. Si, en passant, vous admirez les lignes douces et molles des collines chargées de ceps et couronnées de forêts, un conservateur sourit avec amertume. « Contemplez, dit-il, de loin ce paradis. De près c’est un enfer. » D’où vient ce penchant décidé des vignerons pour les opinions violentes ? serait-ce, pour employer le langage de leur ami Rabelais, quelque vertu latente et propriété spécifique cachée au fond des cuves, qui attire le radicalisme comme l’aimant attire le fer ? La vérité, c’est qu’ils sont tout enivrés de la lutte qu’ils poursuivent avec succès contre la grande propriété. La grosse chevalerie de l’agriculture a, depuis longtemps, abandonné les pentes où pousse la vigne, et concentré ses forces sur les plateaux. C’est là qu’elle se défend, solidement campée en plaine, adossée à des forêts d’aspect féodal, ravitaillée par des fermes aussi massives que des châteaux-forts. Les vignerons ressemblent à des tirailleurs agiles qui montent à l’assaut des collines, cherchent les points faibles des positions retranchées, et inquiètent les gros bataillons. Ils se considèrent modestement comme l’avant-garde des petits cultivateurs, et de la démocratie en général. Ils s’imaginent de bonne foi être les rois du monde, parce qu’ils règnent sur quelques arpens pierreux. Ce n’est pas le premier peuple qui cède à pareille illusion. Au fond, ces mauvaises têtes valent mieux que leur réputation. Il faut les excuser d’être un peu quinteux : ils sont à la merci d’une gelée ou d’un rayon de soleil. Il y a du jeu dans leur affaire ; impatiens dans la mauvaise fortune, arrogans dans la bonne, ces joueurs voudraient risquer beaucoup et ne jamais perdre. Quand la grappe a coulé, l’édifice social leur parait manquer par la base. Ils veulent tout remanier, hormis, bien entendu, la petite propriété dont ils jouissent. En somme, ces impatiences d’enfans gâtés ne sont pas plus redoutables que les plumets scandaleux dont leurs filles coiffent un front hâlé pour faire enrager les dames de la ville.

Lorsqu’on s’éloigne du chef-lieu en descendant la vallée, on marche au milieu de magnifiques pâturages. Il y a là des jumens poulinières primées dans les concours, des taureaux de race Durham, à la croupe rectiligne, et des bœufs tellement gras qu’ils peuvent à peine marcher en écartant les jambes : ce ne sont plus des animaux, c’est de la viande sur pied. Quand un fermier passe devant eux, ses yeux se mouillent d’attendrissement. De même que ces ruminans participent de la physionomie plantureuse du sol, de même on croit saisir une vague ressemblance entre l’élève et l’éleveur : même encolure, même charpente, même imposante majesté. L’herbager parait riche, bon vivant, et fréquente plus le café que l’église. Vous l’avez probablement rencontré, en casquette de soie et en blouse flottante, car il vient souvent jusque sur le marché de La Villette. Il est monté dans votre wagon, heureux de frotter à votre habit noir son orgueilleux bourgeron. Sans demander pardon de la liberté grande, il a tiré un cigare de sa poche, et il s’est mis à l’aise, en étalant sa large personne sur les banquettes capitonnées. Vous vous êtes reculé avec horreur, en maudissant intérieurement les privautés démocratiques. Une malice ingénieuse forme le fond du caractère de ce pachyderme. D’autres, les jours d’aubaine, aiment à revêtir la livrée bourgeoise ; il trouve un plaisir plus raffiné à vous imposer le contact de la sienne, et à vous agacer les nerfs par le spectacle de son sans-gêne. Ne croyez pas cependant qu’il se livre tous les jours à ces ébats innocens. Vous le jugez riche ; il l’est par momens : c’est un spéculateur. Mais il n’est pas son maître. Il relève le plus souvent d’un petit bourgeois de la ville voisine, qui vit à l’étroit du produit des fermages. On pourrait même citer telle commune où les propriétaires, pour tenir plus sûrement leurs turbulens vassaux, n’ont point de bail écrit, et gardent ainsi le droit de les congédier du jour au lendemain, comme naguère en Irlande. C’est une remarque fort ancienne que la Providence, dans sa bonté, a départi plus de finesse aux gros animaux empêtrés dans leurs membres. Nos herbagers ne se piquent pas de consistance politique. Ils ne peuvent sauver leurs intérêts privés qu’aux dépens, non de leur conscience, qui n’a rien à voir dans ces matières, mais de leurs préférences secrètes. Leur penchant pour les opinions avancées n’est pas douteux ; et cependant ils savent attendre. Courtisés par tous les partis, ils se laissent caresser, solliciter, s’assoient à la table du baron, ne repoussent pas les avances du député. La politique du jour, en attendant mieux, leur parait un excellent moyen de manger à tous les râteliers. Si les vignerons sont les troupes légères de la démocratie rurale, ceux-ci forment le corps de bataille. Ils rachètent leur lenteur par des manœuvres savantes. Leurs hésitations apparentes sont profondément calculées. Parmi tant de marches et contremarches qui déconcertent l’adversaire, ils ne cessent d’avancer, et demain on sera surpris de les voir dans la place.

Il est temps de gravir les plateaux, réserves de notre agriculture. Nous sommes en rase campagne. De tous côtés s’étendent les longues rangées de sillons. Le vent, qu’aucun obstacle n’arrête, souffle rudement au visage et apporte des odeurs saines et fortes. On se croirait en mer. La ligne monotone de l’horizon n’est rompue que par le maigre profil de quelques ormes oubliés au bord d’une route, ou par la silhouette d’une grande ferme. Les labours, les semailles, la moisson viennent successivement animer cette solitude. Le soir, les grandes meules de paille, allongeant leur ombre, semblent des bouées énormes au milieu d’un océan immobile. Sur le chaume où croît une herbe rare, un troupeau de moutons se presse autour de la hutte du berger et accroît l’impression mélancolique de ce sahara cultivé. La ferme oppose aux assauts du vent ses épais contreforts. A l’intérieur, c’est une arche de Noé. Grand et petit bétail, percherons vigoureux, troupeaux d’oies, volaille familière, pintades criardes, enfans, valets de ferme, moissonneurs à gages, tout vit et grouille pêle-mêle, sous les larges poutres à peine équarries, dans une atmosphère de foin, de grains et d’étable. Cependant le maître du lieu est un solitaire, en ce sens qu’il voit rarement ses supérieurs et que, dans l’enceinte de ce caravansérail, on ne connaît d’autre autorité que la sienne : image à peine altérée de la vie patriarcale. A chaque instant, il vient à l’esprit des comparaisons bibliques. Regardez l’air soumis des valets de charrue et des gens d’août, lorsqu’ils se glissent le long de la grande table, à l’heure du souper. La maîtresse leur distribue des portions d’une soupe épaisse qu’ils dévorent en silence ; quand elle ordonne, sa voix chantante et rude ressemble à une bise d’hiver. Chacune de ses paroles tombe de haut : c’est une reine en sabots. Voici le patron qui entre. On ne peut pas dire qu’il soit beau : trapu, large d’épaules, roux de poil, la mâchoire encadrée dans d’épais favoris, la peau durcie, les yeux rougis et fatigués par le vent, cet ensemble ne compose pas une physionomie avenante. Cependant on distingue dans toute sa personne un air de commandement. Sur ses traits ingrats on lit tant de sérieux, de virilité et de force, qu’il est impossible de méconnaître un homme. Au prix de ces grandes qualités, la différence d’éducation n’est rien : vous n’hésiterez pas à accepter la franche poignée de main qu’il vous offre. Demandez-lui ce qu’il exploite : d’un geste dominateur, il étend le bras vers les quatre points cardinaux, et taille dans l’immense plaine un grand cercle. Planté ainsi solidement sur ses jambes, humant l’air vif, promenant un regard de maître sur les moissons, il a une mine assez fière. Il passe en revue la ligne des moissonneurs, et soudain les rires se taisent, les faux ronflent plus fort. Il parle peu, mais chaque mot bref, accentué dans le patois du pays, porte juste, et tombe sur le paresseux comme un coup d’aiguillon sur le col d’un bœuf. Il est permis de se demander si ce maître redouté, accoutumé dès l’enfance à se faire obéir des animaux d’abord, des hommes ensuite, libre de pétrir le sol à sa fantaisie, soigneux du détail, attentif à l’ensemble des opérations, n’est pas l’égal, sinon le supérieur, d’une demi-douzaine de désœuvrés, auxquels il verse une fois par an ses fermages, et qu’il aborde, le jour du terme, avec une contenance embarrassée.

C’est une question qu’il se pose peut-être à lui-même, mais il ne dit pas volontiers son secret. Le temps lui manque pour approfondir la philosophie sociale. Il est trop absorbé par l’expérience qu’il poursuit, c’est-à-dire par un essai, timide encore, de grande culture industrielle. Les capitaux et la science lui font défaut. Son père s’en tenait au métayage et croyait à la vertu des jachères. Le fils ressemble à un navigateur, qui, après avoir longtemps serré de près la côte, se lancerait en pleine mer, avec une boussole mal réglée. L’anxiété se peint souvent sur les traits du pilote, et il s’abandonne rarement à ces accès de joyeuse humeur si familiers à ses confrères de la vallée. Il faut une noce ou un enterrement pour le dérider. Auprès de ses combats intérieurs et de ses calculs, les jeux de la politique sont un pur enfantillage. Tous ces grands intérêts d’un jour passent comme la nuée sur sa tête : lui seul demeure. Tant de générations qui ont arrosé de leurs sueurs le même sol ; labouré et semé à travers les révolutions des empires ; tiré de siècle en siècle le pain du sillon ; supporté successivement le poids du colonat, celui du servage et les inquiétudes de la liberté, ont pu transmettre à leur dernier représentant la conscience vague de quelque chose de grand et de stable qui survit aux orages. Cependant, il ne saurait plus laisser à autrui le soin de la chose publique. Au fardeau déjà si lourd de ses soucis professionnels s’ajoute la défense de ses droits. Fût-il sourd à l’appel des partis, une crise agricole le réveille brusquement et lui arrache une plainte, qui, de proche en proche, se répand d’un bout de la France à l’antre. N’en doutez pas, c’est lui qui souffre, plus que le petit propriétaire vivant sur son propre fonds, plus que l’homme aux machines, plus que l’éleveur et que le vigneron. Si la main-d’œuvre « augmente, si les journaliers s’en vont à la ville, le fermier des grandes plaines est atteint. A considérer les responsabilités qui pèsent sur sa tête et la somme d’impôts qu’il supporte, on lui pardonne des récriminations un peu vives, une disposition naïve à envelopper dans sa disgrâce le pays tout entier, et des méprises trop excusables sur les causes de son malaise.

Dans ce voyage circulaire autour du département, tous les visages ne sont pas également dignes d’attention. Il suffira de descendre rapidement cette jolie vallée où s’attarde une rivière aux nonchalans détours. Ce n’est pas que le séjour n’en soit agréable : on le devine au nombre des châteaux de tout âge et de toute forme qui se succèdent à intervalles rapprochés. Les Valois ont aimé ces rives. La rivière semble se complaire autour des vieilles murailles et reflète en courant les fleurs de lis et les salamandres. Le sol porte la trace d’une vie facile et heureuse. Divisé en parcelles aussi petites que les cases d’un damier, ombragé d’arbres à fruits jusque sur les routes, rompant la monotonie des cultures par des bouquets d’essences forestières, il semble mettre l’abondance à portée de la main. La plus grande occupation des habitans est de disputer le moindre lambeau de ce terrain béni à l’étreinte des grands parcs. Il n’existe aucun ensemble dans les cultures ; elles présentent à l’œil l’aspect d’un tapis diapré. De même, aucun lieu de solidarité durable ne s’est formé entre les paysans. Chacun vit à l’ombre de son noyer, et, philosophe sceptique, cultive son jardin comme il l’entend. On joue des tours au voisin, mais on ne se querelle ni très haut ni très longtemps. Les gens du pays ont conservé la bonne humeur narquoise qui court comme une veine brillante dans le métal du caractère national. On y boit maint verre de vin frais sous la treille et on ne se met point en peine de savoir comment tourne le monde. Cette bonhomie est doublée de sagacité et ne se laisse pas prendre aux grands airs de MM. les châtelains. Mais le menu peuple, condamné à la faiblesse par son isolement, n’a aucune force de résistance ni d’attaque dans la mêlée politique. Il compose une sorte de matière plastique que l’administration façonne à son gré et qui lui échappe avec la même facilité. Ces gens-là tiennent du roseau plus que du chêne.

De l’autre côté de la forêt, l’aspect du pays change. Aux vallons accidentés succède un sol plat, coupé de haies vives, avec des alternatives de labours et de landes. Cette région présente la plus grande analogie avec le Bocage vendéen. Des chemins primitifs, aux ornières profondes, s’enfoncent et tournent sous les doubles rangées de chênes trapus, au tronc vidé par le temps. Comment les lourds chariots de bœufs peuvent circuler à travers les fondrières qui ne sèchent jamais, franchir des pentes invraisemblables, rouler et tanguer comme des bateaux en mer, et cependant arriver au but, c’est ce que les inventeurs du pavé de bois auraient quelque peine à comprendre, mais qui eût paru tout simple aux contemporains de saint Louis. Les bœufs à la robe fauve tachée de boue, aux maigres fanons, attelés deux par deux sous le joug, poursuivent leur marche sans jamais ralentir ni presser l’allure. Non moins flegmatique, le bouvier va devant, son aiguillon sur l’épaule, grave comme un porte-croix. Il chante une chanson monotone qui, dans son opinion, soutient le pas de son attelage ; cela s’appelle arauder les bœufs. Il est difficile de voir par quels signes extérieurs ces bêtes manifestent leur satisfaction ; mais on serait mal vu dans le pays si l’on mettait en doute l’efficacité de cette musique. L’aspect d’un pareil équipage en dit plus qu’un gros volume sur les mœurs des habitans. Qui peut suivre ainsi son chemin sans se presser, sans éviter un détour, sans interrompre sa chanson, est un homme que l’inquiétude du siècle n’a pas mordu à fond. Un autre trait de cet étrange et charmant pays, c’est qu’une fois engagé dans le dédale compliqué des routes, on fait plusieurs lieues sans aucun l’horizon. La forêt se confond avec le village ; et pour apercevoir un clocher, à moins d’être devant l’église, il faudrait grimper sur un arbre. C’est une vie douce, sinon très active, celle à qui l’horizon fait défaut. La pensée ne franchit pas si rapidement les distances, mais elle n’embrasse rien que la volonté ne puisse atteindre. Il semble qu’un pays si fermé et si bien clos est moins ouvert au souille des idées nouvelles. Ces haies vénérables, barrières vivantes qui ont arrêté longtemps la révolution, ne cachent plus aucun fusil de chouan, mais il leur reste la force d’inertie. Elles ralentissent l’invasion des courants du dehors. Elles enveloppent de leur réseau onduleux les champs, les près et les métairies., retenant au passage ce qui subsiste des vieilles croyances. On se défend difficilement contre le charme de ces lieux, et si l’on reste seulement quelques jours, on est bientôt gagné par un délicieux engourdissement qui endort les soucis. C’est ainsi que, sur le territoire d’une même nation, bien plus, dans l’enceinte d’un même département, on peut, en se promenant, remonter le cours des âges. Pour connaître les mœurs de nos pères, nous n’avons pas besoin de soulever la poussière des bibliothèques ; il suffit de changer de place et d’ouvrir les yeux. Quelques kilomètres de distance mettent cent ans d’intervalles entre un habitant et un autre. Plaisant progrès qu’une rivière borne ! mais cette borne n’a rien d’immuable ; elle se déplace sans cesse ; et toutes les fractions du territoire, ou, pour mieux dire, les cœurs des hommes, obéissent un peu plus tôt, un peu plus tard, au mouvement qui emporte la nation toute entière. Le Bocage cède à son tour. Il n’a pu résister aux larges brèches que la civilisation pratique depuis vingt ans à travers ses défenses naturelles. Un chemin bien damé appelle une carriole, laquelle à son tour suppose un cheval ; tous deux inspirent à l’individu voiture le goût de l’impulsion rapide, et le conduisent, par une pente irrésistible, au chemin de fer le plus proche. Déjà, les jours de foire, les yeux du métayer ont perdu leur placidité habituelle. Il ne retrouve une partie de son flegme qu’une fois rentré chez lui, lorsqu’il s’enfonce dans les chemins ravinés et qu’il reprend, avec l’aiguillon, sa chanson paisible. Mais le calme profond des anciens jours, le retrouvera-t-il jamais ? Il a senti l’air du dehors. Bon gré mal gré, il faudra qu’il secoue sa nonchalance, et qu’il se mette, comme les autres, à espérer, à craindre, à transformer ses désirs en calculs, ses calculs en actes, en un mot, à vivre.

Tel qu’il est, cet être de transition, suspendu entre les deux abîmes du passé et de l’avenir, tient entre ses mains une petite part de nos destinées présentes, et peut, avec son faible poids, déplacer les majorités. Pénétrons donc un instant dans son intérieur. Un moyen presque infaillible de savoir quels sentimens se cachent sous la rude écorce du chef de famille, c’est de regarder la femme. Celle-ci a la voix musicale, les attaches fines, un air modeste et tranquille. Elle porte encore la coiffe blanche du pays. Évidemment, elle ne fléchit pas sous des travaux trop rudes, et n’est pas non plus secrètement minée par une vanité mal satisfaite. Le dimanche, elle porte avec grâce son costume traditionnel et ne se couvre pas de nouveautés ridicules. Elle se plaît dans sa condition ; elle n’a pas encore la pensée d’en sortir. Déjà, peut-être, le mari couve des projets ambitieux, tandis que la femme, dont la vue est plus bornée, respire l’ancienne sérénité. C’est un moment à saisir : demain, si le hasard la fait entrer en contact avec la ville, ou si son époux la met de moitié dans ses calculs, la simplicité patriarcale s’envolera ; l’honnête petit bonnet blanc sera remplacé par l’horrible chapeau. Moins mesurée que l’homme, elle anticipera sur l’avenir, et le premier effet du progrès sera de la rendre laide. Espérons que, sous ses atours d’emprunt, elle conservera la plupart de ses vertus domestiques, et qu’elle y joindra la prévoyance et la pénétration des « dames de la grande culture, » auxiliaires indispensables des entreprises conjugales. Souhaitons aussi que l’époux apporte à la démocratie un lot de qualités solides. Quels que soient les desseins qu’il forme ou les opinions qu’il embrasse, il y mettra sans doute l’esprit de suite, la ténacité, la réflexion qui, à d’autres époques, ont rendu ses vengeances si redoutables.

Il existe, à l’extrémité du département, une région que la nature semble avoir sévèrement traitée. Naguère encore, il n’y a pas trente ans, on la considérait comme à peu près inabordable. Pas un arbre, si ce n’est dans quelques combes étroites ; un sol aride, couvert de bruyères et d’ajoncs ; des eaux stagnantes qu’aucune pente ne sollicite ; de maigres pâturages, marqués de taches sombres ou rougeâtres ; un horizon morne, tel est encore, dans maint endroit, l’aspect de ces tristes cantons. Bêtes et gens se ressentent d’un pareil milieu. Les maisons sont basses et mal crépies. Les pierres des murs, grossièrement jointes avec un peu de boue, disparaissent dans une teinte grise uniforme. Les étables sont infectes. Le fumier pourrit devant chaque porte, car c’est une opinion bien établie qu’on l’améliore en marchant dessus. Dans ces maisons-là, on se nourrit mal : quelques pommes de terre, un peu de lard, et, les jours de fête seulement, de la viande douce, voilà les plus grands régals qu’on se permette. Le vin y est presque inconnu, et remplacé par de la boisson ou par une mauvaise eau-de-vie de grains. Tous les habitans d’un village pourraient à peine, en réunissant leurs ressources, atteler un bidet à une charrette. Mal nourris et médiocrement vêtus, ils ont moins de force musculaire que la plupart de leurs compatriotes. Ces quartiers sont bien connus des conseils de révision, qui refusent la moitié des conscrits pour arrêt de développement. Un vieil habitant du pays nous racontait qu’autrefois on n’en prenait même pas le quart. Ces pauvres êtres, aux membres décharnés, à la face douce et résignée, défilaient humblement devant les autorités, étalant leur triste nudité, comme dans les Jugemens derniers de nos cathédrales, où les élus sont aussi piteux que les damnés. C’était un moyen âge ambulant. Le général faisait la grimace, et le préfet, avec une impertinence administrative qui était de bon ton dans ce temps-là, s’écriait, à chaque exhibition nouvelle : « Toi, tu es trop laid. Va te cacher ! »

Aujourd’hui, le pays est en pleine transformation. Non-seulement les préfets sont plus polis, et les conseils de révision moins difficiles, mais les hommes sont réellement plus forts, parce que la terre est mieux cultivée. Quelques villages seulement ont conservé l’air délabré des anciens jours. Partout ailleurs, les maisons sont mieux aérées, la nourriture plus solide ; la blancheur du plâtre égaie la bâtisse primitive, le bétail engraisse, l’homme s’épanouit. Au dehors, le sol se couvre de gerbes un peu maigres encore. Des canaux de drainage dessèchent les marais. Autour des terres nouvellement retournées on a semé, pour protéger les frêles moissons contre le vent, une triple rangée d’arbres forestiers. Les jeunes plants de chênes et de peupliers ont déjà passé hauteur d’homme et mêlent un parfum sauvage à l’odeur des granges. Le dimanche, les femmes sont toujours vêtues de droguet et leurs maris de gros drap, mais ils ont un aspect de santé et de propreté. Depuis trente ans, la charrue n’a pas cessé d’attaquer vaillamment ce terroir. La lande et le marécage reculent tous les jours.

Ce résultat est dû principalement à l’accord des petits propriétaires et des gros. Est-ce que, dans tous les temps, le péril commun n’a pas groupé les petits états derrière les grands ? Le péril ici est de mourir de faim, ou tout au moins de rester indéfiniment embourbé dans une misère crasse. On y croupissait depuis une dizaine de siècles sans avoir l’idée d’en sortir : aujourd’hui ces populations paisibles ont entrevu une condition meilleure ; elles ne peuvent plus supporter leur ancienne ordure. Quiconque les en tire est le bienvenu. Peu leur importe au nom de quel principe, sous l’invocation de quel saint on leur tend une main secourable. Elles ne demandent point ce que pense le voisin, mais comment il amende son champ. La seule affaire sérieuse, c’est le défrichement. Le capital ici. n’est point un gros monsieur qui se repose après fortune faite, et se drape dans l’immobilité des droits acquis : c’est un personnage actif, familier, nécessaire, et très considéré. Singulier contraste : dans une vallée opulente, on se déteste ; dans un désert repoussant, on s’unit. Pour résoudre la question sociale, n’ouvrez point aux hommes un eldorado : donnez-leur plutôt les Marais-Pontins à dessécher.

On peut suivre, de commune en commune et presque de porte en porte, tous les degrés par lesquels passe un paysan, depuis l’abrutissement séculaire jusqu’à l’émancipation complète. Parfois, le cultivateur vit dans l’eau ; il a l’œil terne, le dos voûté, les membres racornis, avec l’expression effarouchée et défiante d’un fauve surpris dans sa bauge. Un peu plus loin, il relève déjà l’échine. Il prévoit et calcule, mais ce sont des calculs d’enfant. Pour entasser quelques sous au fond d’un vieux bas, il retranche sur sa nourriture, au risque d’affaiblir ses forces. Sur son front bas et obstiné, recouvert d’une toison crépue comme la tête d’un taureau, un pli profond révèle l’idée fixe et la volonté indomptable. Plus loin encore, son confrère se redresse tout à fait. Héritier d’une certaine indépendance, il n’est point déformé par un travail trop lourd. Il est simple et robuste, circonspect plutôt que défiant ; jeune, il a une gravité précoce. Quel plaisir de longer les rives abruptes d’un fleuve naissant, assez fort pour frayer son chemin, trop voisin de sa source pour charrier des élémens impurs, encore limpide et sentant la forêt ! Tel apparaît le paysan, au moment unique où l’esprit d’entreprise, qui sommeillait en lui, s’éveille, où son front s’éclaire d’un rayon de soleil levant. Fidèle encore aux mœurs et aux vêtemens de ses pères, étranger aux convoitises, libre et calme dans ses allures, il s’avance d’un mouvement égal, fécondant le sol sur son passage : mais déjà la pente se précipite, le flot se trouble et une attraction invincible l’entraîne vers des destinées nouvelles.


II

La population n’est affranchie nulle part des influences locales, et souvent, quand elle croit s’émanciper, elle ne fait que changer de maître.

Parmi ces influences, la plus ancienne, sinon la plus puissante, est, sans contredit, celle de l’église. L’instinct populaire ne s’y trompe pas : l’histoire d’un village tourne autour de son clocher. Aucun centre de ralliement n’a été à la fois si durable et si universel : c’est, dans nos moindres hameaux, le signe encore visible de l’ancienne unité du monde chrétien d’où est sortie la civilisation européenne. D’autres puissances sont mortes : le château féodal n’offre plus qu’un amas de pierres chancelantes où croît l’œillet sauvage. Il n’en est pas de même des clochers ; non-seulement on conserve ceux qui existent, mais on en construit tous les jours de nouveaux. Allez donc imaginer un village sans clocher ! L’habitude est si forte, que telle petite ville, qui se targue de ne croire ni Dieu ni diable, si elle vient à ouvrir un nouveau quartier, se bâtit une église, ne fût-ce que par vanité. Toute la différence réside dans le luxe de la dépense. Nos fanfaronnades d’incrédulité ne vont qu’à faire le clocher moins pointu, ou à le relever d’assez mauvaise grâce quand il tombe. Les villages libres penseurs se contentent d’une simple tour carrée recouverte en zinc. Ils considèrent qu’en traitant la divinité cavalièrement, ils ont sacrifié an progrès. Au contraire, nos pauvres paroisses des landes, dont les ressources sont des plus minces, poussent vers le ciel, comme une prière, la flèche de leur petite église. Il n’est pas rare de rencontrer, dans nos cantons les moins riches, des édifices religieux tout neufs, qui étalent la splendeur de leur style néo-gothique au milieu des chaumes et des tas de fumier. Un étranger, nourri de notre littérature politique, et persuadé que les sentimens religieux se meurent en France, serait bien étonné s’il parcourait nos provinces à la manière d’Arthur Young. Il verrait chaque village paisiblement groupé autour de son église. Il entendrait les cloches sonner, comme autrefois, les baptêmes et les funérailles. Il assisterait peut-être à la consécration de quelque nouvelle basilique où l’on aurait prodigué la pierre la plus fine et les vitraux les plus coûteux. Ne serait-il pas disposé à conclure que toutes nos grandes batailles sont des querelles de ménage ? On se dispute ; mais on ne pourrait se passer l’un de l’autre.

L’action politique du clergé ne se fait guère sentir que dans la partie la plus pauvre du département, c’est-à-dire environ sur un sixième de la population. Si l’on songe à l’isolement relatif dans lequel vivent nos cultivateurs, à la stabilité des institutions ecclésiastiques au milieu de nos bouleversemens, on s’étonnera moins de l’ascendant que l’église a conservé dans ces campagnes reculées, lorsque la chute successive de tant d’autres dominations laissait comme une place vide à remplir dans l’imagination des hommes. Il est facile de parler d’indépendance à des gens qui ont à peine de quoi manger ; il est moins facile de leur procurer l’aisance et l’éducation, qui les dispensent de recourir à l’assistance d’autrui. Lorsqu’une poignée de cultivateurs besogneux vit à l’écart dans quelque bourgade reculée, à qui s’adresseront-ils, si ce n’est à leur curé, pour avoir un bon conseil ou pour accommoder leurs différends ? Tel orateur de club qui déclame contre l’influence des prêtres, consentirait-il à s’enterrer pour plusieurs années dans un pareil trou, sans relations sociales, sans distraction intellectuelle ? Telle est, cependant, la vie d’une bonne partie du clergé campagnard. On l’engage beaucoup à se confiner dans l’exercice de son ministère. Cette réserve ne lui est pas toujours permise. Dans une foule de cas, elle ne serait ni chrétienne, ni humaine. Faudra-t-il que le curé ferme sa porte à de pauvres diables qui savent à peine lire et qui viennent le consulter sur un procès ? Refusera-t-il de soutenir les autorités municipales, qui défendent leurs communaux contre un village voisin, et qui pâlissent au seul aspect du papier timbré ? Interdisez-lui alors d’être homme et d’avoir un cœur. Pour quiconque connaît son pays, ces grands principes uniformes qu’on veut appliquer à des citoyens abstraits sont destinés à rester sur le papier. Donnez aux paysans le moyen de s’enrichir et de s’instruire ; qu’ils n’aient pas besoin d’aller faire leur provision d’idées à la cure, rien de mieux. Mais empêcher que le prêtre ne les aide, se révolter contre la gratitude qu’on lui témoigne, c’est tout simplement absurde. Dans tel de nos hameaux, le curé a tout fait à lui seul. Il a bâti l’église et l’école. On rencontre partout ce petit vieillard alerte, aux joues couperosées, à la physionomie ouverte. Entre deux messes il raisonne d’agriculture et ne croit pas pour cela manquer à ses devoirs religieux. Seulement sa tête faiblit un peu et il est sujet à embrouiller les dates. Il a pris à part le préfet, qui s’était égaré dans ces steppes, et lui a dit d’un air de confidence : « Tout va bien ; nous sommes les princes du pays. » Le préfet a souri ; il venait de disperser les jésuites. Il a pensé sans doute que cette royauté débonnaire, avec son école et son troupeau, servait la cause de la démocratie beaucoup mieux que les rigueurs administratives.

C’est particulièrement sur nos plateaux arides que le clergé garde son autorité. Là, en effet, les châteaux sont clairsemés. Le passage d’un fonctionnaire est chose presque aussi rare aujourd’hui qu’au temps où la reine Berthe filait. Un commis des contributions à cheval, un agent-voyer qui vient en courant vérifier ses routes, la silhouette imposante de deux gendarmes en tournée, telles sont, au cœur de l’Europe civilisée, les manifestations les plus habituelles de la puissance législative et exécutive. Tous les vingt ans à peu près, une affiche blanche apprend aux habitans que le gouvernement a changé ; mais on s’accoutume à tout. On s’aperçoit seulement que l’impôt est plus lourd et le service militaire plus dur. Le curé est la seule autorité qui soit toujours là : on en conclut qu’il est le seul puissant.

Dans plusieurs villages, les curés reçoivent encore en nature le supplément de leurs maigres appointemens. À certaines époques de l’année, ils passent avec leurs charrettes devant les granges et prélèvent sur la récolte une gerbe ou un sac. La Vigie, journal radical du chef-lieu, a plusieurs fois flétri cette coutume en termes énergiques. Selon cette feuille bilieuse, il s’agirait de rétablir sournoisement la dîme. La Vigie s’est alarmée trop vite : presque toutes ces paroisses sont pauvres, et les habitans trouvent, dans les dons en nature, un moyen de faire vivre leur curé sans grever leur budget. Il en est ainsi de beaucoup de grands abus qui alimentent la polémique locale : tout le monde en parle ; de près, ce sont bâtons flottans.

Ces rudes ouvriers de la vigne du Seigneur, au front hâlé, à la forte poigne, compromettent quelquefois par des sorties déplacées la dignité de la robe. Ce qui les indigne particulièrement, ce sont les tentatives d’émancipation de leurs ouailles. Un gardeur de moutons ne serait pas plus étonné de voir ses animaux lui tenir tête. Pour eux, une bonne population est celle qui ne fait pas de résistance. Ils enseignent l’honnêteté, la résignation, la douceur, les bonnes mœurs. Ils ne peuvent prendre sur eux de recommander l’esprit d’entreprise, l’énergie, la fierté, toutes les qualités viriles. Le changement les effraie, soit que l’éducation du séminaire les prépare mal à comprendre leur temps, soit que, dans l’exercice de leur ministère, ils succombent à un certain penchant pour les vertus négatives. Trop souvent ils enveloppent dans la même réprobation l’inquiétude d’esprit et la curiosité, le goût des aventures et celui de l’indépendance, la confiance légitime en soi-même et la présomption. Ils accusent particulièrement le service militaire : « Ah ! monsieur ! quelle plaie d’Egypte ! Nous formons des garçons soumis, respectueux, religieux. Quand ils ont passé sous les drapeaux, on nous renvoie des beaux fils qui ne veulent rien écouter, des jolis cœurs qui tournent la tête aux filles. Ils lisent les journaux, ils parlent politique. Trop heureux s’ils ne méprisent pas la charrue. » Nous répondrions volontiers : « Pasteurs respectables, vous vous trompez. Ce sont là de petits maux pour un grand bien. Si la caserne n’est pas précisément un séminaire, la discipline du drapeau enseigne à connaître et à aimer la pairie. On contracte à l’armée des idées nouvelles : tant mieux ! ce qu’il faut fuir, ce n’est pas la nouveauté, c’est l’erreur. Donnez à vos jeunes gens un jugement droit, une volonté ferme, et laissez-les se débrouiller tout seuls. Votre morale est trop timide ou trop haute. Elle pourrait convenir à un peuple qui n’aurait aucun espoir d’améliorer son sort ici-bas. Aujourd’hui, il faut faire des hommes d’action, parce que chacun porte sa fortune dans ses mains. Vous vous plaignez avec raison du relâchement des mœurs. Qu’arrivera-t-il si les gardiens naturels de la morale publique s’oublient dans le regret du passé ? On marchera sans eux, au grand dommage de toute la communauté. » Voilà ce qu’on pourrait dire à un curé intelligent. Mais crier, s’emporter de part et d’autre, quelle folie ! Comment reprocher à ce protecteur des humbles et des faibles d’avoir une préférence marquée pour l’humilité et la faiblesse ? Combien de pères, qui adorent leurs fils, ne peuvent jamais s’accoutumer à les traiter en hommes faits ? Nos populations rurales sortent à peine de l’enfance ; pendant des siècles, elles n’ont eu d’autre guide que le clergé. Ce vieux maître les voit avec douleur secouer leurs lisières. Mais les émancipés de la veille ont mieux à faire que d’outrager un sentiment si paternel. Quand ils auront perdu la verdeur de l’âge et jeté leurs gourmes, ils sentiront peut-être que les défenseurs des vieilles croyances ont encore quelque chose à leur apprendre.

Les époques de crise ont pour effet habituel de rapprocher toutes les nuances d’un même parti. L’église offre aujourd’hui le spectacle d’une remarquable unité. Cependant il ne faut pas confondre ces curés à demi campagnards avec le clergé plus militant des centres privilégiés. Il existe de petites colonies où l’on s’encourage à combattre pour la bonne cause. Les manifestations religieuses y prennent une fougue presque méridionale. L’église du bourg a été construite sur la plus haute colline et frappe de loin les yeux. Un calvaire, célèbre dans toute la contrée, attire chaque année de nombreux pèlerins. Le clergé, jeune et actif, retrempe continuellement sa foi au contact de deux ou trois couvens. Les jours de fête, il aime à déployer la majesté des grandes processions sur le flanc des coteaux. Il faut voir alors l’aspect des rues montantes de la petite ville, surtout si l’on attend quelque auguste visite. Partout se dressent des mâts ornés de banderoles dont on a soigneusement exclu les trois couleurs. Celles-ci ne se rencontrent que sur le drapeau de la mairie, sorte d’appendice en métal qu’aucun souille n’agite et qui fait contraste avec la gaîté générale. Le cortège s’avance, enseignes déployées, au chant des cantiques, entre deux longues files de cierges, qu’on porte avec une certaine crânerie, comme s’il s’agissait de délier un ennemi invisible. Les femmes sont agenouillées jusque dans les ruisseaux et forment une haie blanche et noire, depuis l’église jusqu’au calvaire. Ce sont là des démonstrations bien inoffensives. Nos populations ont beaucoup de goût pour les pompes extérieures du culte, et l’on ne peut commettre de plus insigne maladresse que de les leur interdire. Dans tous les pays libres, chaque parti n’a-t-il pas le droit de se compter ? Ne s’accoutumera-t-on jamais, en France, à voir de sang-froid parader ses adversaires ?

Un fait plus regrettable, c’est l’intervention du clergé dans les luttes électorales. De récentes défaites l’ont rendu plus circonspect. Il n’en est pas moins vrai qu’à certains jours de bataille, des essaims de jeunes séminaristes sortent des ruches pieuses pour se répandre dans les campagnes. On affirme encore que la même ardeur irréfléchie transforme, en instruments de propagande politique les conférences ecclésiastiques qui se tiennent chez le doyen du canton. On y discuterait le langage à tenir en chaire, les moyens à employer pour assurer le succès de telle ou telle candidature, et diverses combinaisons fort étrangères au dogme et à la morale. Sans nul doute, l’entourage d’une petite bourgeoisie désœuvrée ou d’une noblesse bouillante contribue beaucoup à pousser le clergé dans l’arène politique. Les laïques n’ont point charge d’âmes. Si sincère que soit leur piété, ils sont beaucoup plus accessibles aux passions temporelles. Ils ont des espérances ou des regrets. Les uns ne pardonnent pas à la démocratie la perte de leurs avantages ; les autres, gonflés d’une importance de fraîche date, s’efforcent de faire oublier leur origine en exagérant le zèle pour le trône et l’autel. Il se forme ainsi autour du clergé une espèce d’opinion locale à laquelle il cède involontairement. C’est un nuage qui s’interpose entre le prêtre et la classe populaire, véritable source de sa force, selon l’esprit évangélique. A force de gémir ensemble sur le malheur des temps, on finit par se croire réellement persécuté. On déclame contre un siècle sans foi ni loi, et l’on attend un miracle : que le ciel, dans sa colère, anéantisse la république, et soudain, comme pur enchantement, tout rentrera dans l’ordre.

Ce serait une erreur de croire que ces petits centres d’opposition obéissent toujours à un mot d’ordre venu de haut. Le plus souvent l’évêché serait disposé à jeter de l’eau sur le feu. Mais les efforts des évêques se heurtent aux passions locales ; puis les attaques du parti contraire forcent à serrer les rangs et à couvrir des auxiliaires compromettans. Un jour, deux prélats éclairés, dont l’un venait d’être préconisé, causaient ensemble des réformes à introduire dans l’éducation du clergé ; ils voulaient, l’un et l’autre, le tenir à l’écart de la politique. Au moment de se séparer, l’un d’eux avisa, sur la table de son collègue, une feuille cléricale d’une extrême violence. Il ne put s’empêcher d’en l’aire la remarque. « Voilà, dit-il, notre pire ennemi. Pensez-vous réformer votre clergé en accueillant et en protégeant ces enfans perdus, qui tirent si souvent sur leurs propres troupes ? — Hélas ! répondit le prélat en soupirant, je ne suis pas libre. Si je cessais de recevoir ce journal, une partie de mon troupeau m’abandonnerait. » Le propriétaire même du journal, un grand seigneur sanguin et franc, grand amateur de coups de poing cléricaux, se vantait, non sans raison, de mener le diocèse. Il disait un jour devant un nombreux auditoire : « Est-ce que vous croyez que l’évêché peut me faire de l’opposition ? Il n’oserait, car j’ai la moitié du clergé avec moi. Un de nos évêques essaya naguère d’enrayer le mouvement. C’était sous l’empire. Mon journal avait, à cette époque, deux cents abonnés, ni plus ni moins. Un matin, j’appris qu’il était tombé à cent quatre-vingt-dix-neuf. Je vis d’où partait le coup et j’allais droit au palais épiscopal : — Monseigneur, dis-je, si demain Votre Grandeur n’a pas renouvelé son abonnement, je la préviens respectueusement que je soulève contre elle son clergé. — Le lendemain, mon deux-centième abonné rentrait au bercail. »

Cependant, malgré quelques intempérances de langage, nos curés sont beaucoup moins compromis que les philippiques d’extrême droite et d’extrême gauche ne le feraient supposer. Même au sein de cette petite société frondeuse qui les soutient, il se dépense, pour la bonne cause, moins d’énergie que d’argent, et moins d’argent que de paroles. Si le clergé était conséquent avec lui-même, il dirait : « Mes enfants, tout ce qu’on a fait depuis une centaine d’années ne vaut rien. Rendez à l’église votre part des biens nationaux. Restituez aux nobles ces terres dans lesquelles vous vous êtes taillé d’assez jolis morceaux. Détruisez les routes. Faites sauter les rails des chemins de fer. En fait d’instruction, bornez-vous au catéchisme. Un croyant en sait toujours assez long, pourvu qu’il distingue une charrue d’une herse. » Ces doctrines, quel curé voudrait les soutenir ? quelle paroisse les écouterait de sang-froid ? Notre clergé a le sens trop juste pour se mettre en travers des progrès légitimes. Quels que soient ses vœux secrets, il accepte ce qu’il ne peut empêcher.

Il consacrait dernièrement, par sa présence, l’inauguration d’une nouvelle ligne ferrée. Toutes les soutanes et tous les surplis du canton étaient là, en grand appareil. Le doyen prononça des prières latines où il comparait la locomotive au char de feu du prophète Isaïe. Un autre prêtre, dans une allocution pathétique, sut mêler à dose égale les pensées d’avenir et le regret du passé. Il ne se défendait pas d’une certaine défiance contre cette machine, plus rapide que le désir, plus dévorante que l’ambition. Il montrait la déroute des vieux costumes et des traditions respectables devant l’invasion foudroyante des idées modernes. Mais il concluait sagement que tout vient de Dieu. Puisque sa dextre nous avait octroyé une aussi terrible invention, il fallait tâcher d’en faire le meilleur usage possible, Est-ce là le ton d’une aveugle et folle résistance à la marche des événements ? Si vous voulez voir un fanatisme de qualité solide, passez les Pyrénées et visitez l’Espagne. Là, le clergé ne transige pas. Là, le chemin de fer et le télégraphe, fréquemment détruits dans les guerres carlistes, sont traités d’inventions diaboliques. Là, on trouve encore des chemins de casse-cou et de coupe-jarret qui font trébucher les mulets ; de jolies vallées sans issue, où l’on bâtit de beaux séminaires, où, faute de débouchés, le vin s’achète et se vend au prix de l’eau. Des prêtres, fort doux dans la vie privée, portent dans leurs yeux, quand ils montent en chaire, tout le feu de l’inquisition. Ces hommes tout d’une pièce, à l’âme « plus grande encore que folle, » soulèvent, au seul nom d’un prétendant, une population qui leur ressemble ; ils mettent leur vie comme enjeu du combat. Nos mœurs, Dieu merci ! sont plus calmes. Nos prêtres, qui savent bien mourir, — ils l’ont prouvé en 1871, — ne songent nullement à faire répandre le sang dans l’intérêt de n’importe quel prétendant. Toutes ces grandes batailles se dénouent pacifiquement autour des urnes.

Ajoutons qu’en matière électorale, nos populations ne sont pas aussi malléables qu’on le suppose. Nos paysans les plus catholiques ne ressemblent guère à ces Flamands de Belgique qu’on enrégimente et qu’on mène aux élections, tambour battant. On raisonne beaucoup chez nous : or le raisonnement est mortel aux grandes passions. Même dans l’ardeur de la mêlée, personne ne se livre tout entier. Si les chefs parlent plus qu’ils n’agissent, les soldats n’agissent qu’à bon escient. Une certaine finesse gauloise empêche de part et d’autre qu’on ne dépasse les limites du possible. Le paysan songe d’abord à mettre son vote d’accord avec son intérêt. Si vous avez barre sur lui, vous réussirez deux ou trois fois à lui glisser dans la main le bulletin préféré. La quatrième fois, il raie le nom imprimé et trace péniblement, mais spontanément, celui d’un autre candidat. Au moment du dépouillement, il rit dans sa barbe, et le bureau stupéfait constate qu’il n’y a plus d’enfans.

Quelques personnes regretteront peut-être, pour l’amour de l’art, le temps héroïque de la chouannerie et des coups de fusil. Nous nous féliciterons plutôt des heureuses inconséquences des partis. Rien de plus systématique que nos théories ; rien de plus accommodant que notre conduite. Les étrangers qui nous font l’honneur de chercher le mot de nos contradictions ne peuvent comprendre que le fonds du pays soit si calme lorsque la surface est si agitée. Ils seraient bien plus étonnés s’ils voyaient de près avec quelle activité ce même clergé, qui s’incline devant le Syllabus, travaille de ses propres mains à l’éducation, c’est-à-dire à l’émancipation du peuple, et devient ainsi le principal auxiliaire de la démocratie. Imaginez un bateau qui descendrait rapidement le cours d’un fleuve, poussé par un courant plus fort que la rame ou que la voile. Plusieurs pilotes se disputent le gouvernail : l’un veut incliner à droite et l’autre à gauche ; aucun ne pense à jeter l’ancre. Tous, entraînés par le même mouvement, portés sur le même esquif, atteindront l’embouchure à la même heure. Combien vaines paraîtraient leurs discordes à un spectateur désintéressé qui, de la rive, les verrait passer dans leur tourbillon !

A mesure qu’on s’éloigne des landes et du Bocage, le zèle pour les intérêts de l’église se refroidit peu à peu. Un fait digne de remarque, c’est la situation équivoque du clergé à l’égard des châteaux. L’église, qui apporte un grand discernement dans le choix des hommes, désigne, pour ces paroisses, des prêtres plus dégagés de l’enveloppe rustique, plus aptes, lorsque les circonstances l’exigent, à plier sans céder. Il semble que la communauté d’opinions devrait toujours établir une alliance étroite entre le presbytère et le manoir. Bien des fois cependant le curé est gêné par la propagande intempestive ou le ton impérieux du châtelain. L’esprit démocratique envahit, à leur insu, les âmes qui se croient les mieux affermies contre l’orgueil du siècle. Sous l’habit ecclésiastique, le curé reste fier et jaloux de ses droits. Il n’aime point qu’on tranche avec lui du gros personnage. Il se tient en garde contre les prévenances excessives et s’enferme, de parti pris, dans son presbytère. Le prêtre débonnaire, demi-domestique et demi-chapelain, commensal du baron et serviteur très humble de la baronne, est un type à peu près disparu. Comme il arrive souvent, cette figure d’autrefois ne se rencontre plus que dans de la littérature courante : les prétendues peintures de mœurs de nos jours retardent généralement d’une vingtaine d’années. A la fin de ce siècle, on verra surgir un clergé de campagne bien différent de ce modèle : aussi absolu peut-être sur le dogme, mais lentement pénétré par l’esprit des temps nouveaux, il défendra pied à pied l’autel et la sacristie contre l’envahissement aimable, les guirlandes et les exigences de la haute dévotion.

L’esprit particulariste d’un certain clergé, s’il ne va pas jusqu’à la guerre ouverte, développe quelquefois chez lui d’injustes défiances. Voici un hameau qui n’aurait pas d’église, si le châtelain n’offrait sa chapelle au desservant. Ne croyez pas cependant qu’on tienne compte au maître du logis de sa complaisance. La messe commence à l’heure militaire, même si le maître n’est pas là. L’officiant prêche pour l’assistance et ne tourne jamais les yeux vers le banc privilégié. Il dépouille en courant ses ornemens sacerdotaux ; le châtelain qui désirait lui parler ne peut le saisir. Nous voilà loin du temps où l’on attendait l’arrivée du haut et puissant seigneur pour commencer la messe dans l’église paroissiale ! Ce sont là de minces tracasseries, mais elles sont d’autant plus significatives qu’elles s’adressent aux partisans dévoués de l’autel. Il faut donc qu’elles aient leur source dans quelque amour-propre plébéien mal réprimé. Ailleurs le même sentiment emprunte le masque de l’indifférence philosophique. Un curé, fort indulgent pour les peccadilles de son troupeau, prend un malin plaisir à dérouter l’élite de la paroisse en changeant tous les jours l’heure de la messe. La dévotion exaltée d’un certain nombre de familles bien posées a le don de l’exaspérer. Il se dit janséniste afin de simplifier les cérémonies du culte et se dédommage au prône en faisant l’éloge de son propre zèle à la barbe des châteaux. Ainsi, tandis que le clergé des villes se rapproche de plus en plus des hautes classes, avec lesquelles il est en harmonie complète d’origine et d’éducation, un mouvement contraire tend à se propager dans les campagnes.

Il y a des bourgs populeux où l’isolement se fait autour de l’église. Le pasteur ne songe plus à lutter. Le culte n’est suivi que par les femmes. Les hommes se rassemblent devant le porche pour causer de leurs affaires, mais n’entrent pas. Quels sont les vrais motifs de cette défaveur qui semble atteindre la partie la plus modeste du clergé ? Il est facile d’accuser la propagande révolutionnaire. Mais les partis n’inventent rien : ils ne font que profiter des circonstances ; si le terrain n’était pas bien préparé, toute entreprise dirigée contre l’église serait frappée d’impuissance. La vérité, c’est que les mêmes causes font sa force d’un côté du fleuve et sa faiblesse sur l’autre bord. Là, elle est aimée parce qu’elle représente le passé ; ici, on affecte de la redouter pour la même raison. Ce n’est point impunément qu’on a la gloire de représenter les plus antiques traditions et de résumer, dans le symbole du clocher, tous les pouvoirs disparus. Ce même clocher devient, pour une population ambitieuse et remuante, le signe visible d’une tutelle incommode. La confusion qui s’est établie peu à peu entre des formes sociales plus ou moins condamnées et les intérêts ecclésiastiques favorise cette disposition. On s’est posé en adversaires de la révolution ; la révolution vous traite en ennemis. Chacun prétend que l’autre a commencé. C’est ainsi qu’Hérodote raconte les origines de la guerre de Troie : un Grec d’Europe enlevait une femme aux Grecs d’Asie, qui, par représailles, répondaient par un autre enlèvement, et ainsi de suite, jusqu’au rapt d’Hélène. Au village, on ne s’occupe guère de trancher la question historique. On n’examine pas si la révolution a bien fait de confisquer les propriétés du clergé ; mais on ne veut point être dépossédé, ni même entendre l’éloge d’un temps qui n’est plus. Ce que nos vignerons tiennent, ils le tiennent bien ; la simple menace d’un retour en arrière les met en fureur. À ces motifs généraux ajoutez le désir d’affirmer son importance, la satisfaction de briser un frein, l’idée bien arrêtée de ne pas se laisser sermonner, le besoin plus légitime d’écarter toute ingérence dans les affaires locales : toi est l’amalgame de raisons solides et frivoles qui détermine, ici comme ailleurs, la conduite humaine. Jacques Bonhomme et son frère Gros-Jean tombent d’accord pour mettre l’église en quarantaine.

Toutefois, la quarantaine n’est ni sévère ni durable. On se tromperait si on divisait la population rurale en deux parts : ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Ces bonnes gens ne regardent pas si loin. Rarement ils négligent de demander à l’église la consécration des grands événemens de ce bas monde : naissance, mariage ou mort. Ils sont même assez fidèles aux grandes fêtes. Ils éprouvent le désir instinctif de se réunir de temps en temps, à l’abri d’une institution vénérable qui dépasse le train ordinaire de la vie. Dernièrement, on eut l’idée de faire un enterrement civil. Le cortège se mit en marche ; mais on s’avisa tout à coup que le défunt faisait partie d’une confrérie placée sous le patronage de saint Vincent et que la bannière du saint était enfermée dans l’église. On s’en fut donc quérir la clé chez M. le curé, qui eut l’esprit de ne pas la refuser. On prit la bannière et on la porta triomphalement jusqu’au cimetière. Là nos gens furent encore bien embarrassés. Après un moment d’hésitation, chacun fit bravement le signe de la croix, et jeta sur le cercueil un peu de terre en guise d’eau bénite.

On ne rompt pas en un jour avec les vieilles habitudes. Il est si facile à un pasteur intelligent de les restaurer ! On pourrait citer telle paroisse dont l’église fut délaissée pendant près de vingt ans. Les curés fulminaient et perdaient leur latin. L’un d’eux, homme instruit, tout rempli d’idées générales, d’ailleurs nerveux et irritable, passait son temps à déclamer eu chaire, devant des bancs vides, contre l’athéisme, le scepticisme, le déisme, et toutes les bêtes de l’Apocalypse. Survint un petit curé tout rond, fort ignorant en théologie, jeune, actif, heureux de vivre, qui prit bonnement la paroisse comme elle était, c’est-à-dire également dépourvue de grands vices et de grandes vertus. Il nettoya l’église, redora l’autel, acheta un bel harmonium pour soutenir les chantres qui, pendant ce long interrègne, avaient greffe sur le rituel les fioritures les plus extravagantes. Il fit même sa partie dans une fanfare, aucune bulle du pape n’interdisant aux curés les jouissances de l’art en dehors des offices. On vint d’abord à la messe par curiosité : on y resta, à cause de la musique. La première honte bue, l’église se trouva pleine. Le petit pasteur ne brille pas par l’éloquence, mais il donne par-ci par-là un bon conseil, une idée consolante habillée en langage un peu vulgaire ; et voilà une paroisse reconquise.

Comme on le voit, l’influence ecclésiastique subit de fortes oscillations. Quand le pouvoir du clergé atteint son maximum, il trouve des limites dans la modération qui forme le fond du caractère national et dans les changemens matériels qui modifient l’état de la société. Lorsque le sentiment religieux descend le plus bas, il suffit de la plus légère impulsion pour faire remonter sensiblement le niveau des croyances. Ceux qui pensent, avec Tocqueville, que la religion est indispensable aux sociétés démocratiques, n’ont pas lieu de désespérer. Le sort du clergé est entre ses mains ; il lui appartient d’approprier son enseignement aux nécessités nouvelles. On sait que les catholiques sont nombreux en Angleterre et aux États-Unis. Le dogme sur lequel ils s’appuient est exactement le même que celui qu’on enseigne dans nos séminaires. Cependant le ton, l’allure et la méthode du clergé d’outre-mer diffèrent absolument de ce qu’ils sont chez nous. Il abandonne volontiers le terrain brûlant du dogme pour des leçons plus familières, mais plus utiles. Il sait au besoin parler affaires à des gens d’affaires. Il pénètre en expert dans la conscience d’un négociant, et accommode d’une manière merveilleuse les conseils de l’évangile à des opérations qui n’étaient guère connues des contemporains de saint Mathieu. Il ne maudit ni l’esprit d’entreprise ni le désir du mieux ; mais il place le progrès sous l’égide de la religion. D’où provient cet esprit de sage tolérance ? C’est que l’orateur sait qu’il ne serait pas écouté s’il tenait un langage moins énergique, moins précis, moins exactement modelé sur les préoccupations de son auditoire. Il n’est pas défendu d’espérer qu’une révolution analogue se fera dans nos mœurs, que le prêtre perdra un peu de son exaltation théologique, le fidèle de ses rancunes enfantines, et que tous deux se rencontreront à mi-chemin, non plus dans la région des orages, mais sur le terrain pacifié de la morale pratique.


III

L’influence du clergé est celle d’un corps dont les membres sont liés par une forte discipline. Chaque ecclésiastique pris à part est faible : l’ensemble se maintient par la cohésion. Les grands propriétaires sont divisés entre eux. Ils diffèrent d’origine, d’opinion et d’éducation. Où l’un ne voit qu’un accessoire agréable de la vie mondaine, l’autre cherche un instrument pour son ambition. La grande propriété n’est plus une institution politique. Elle ne confère point à son heureux possesseur le droit de juger, d’administrer et de rançonner ses semblables. Mais les mœurs, plus fortes que les lois, attachent encore à la situation territoriale une prérogative insaisissable, la prépondérance. Nos grands domaines ressemblent à ces arbres que la hache du bûcheron épargne dans les coupes réglées : ils tiennent au sol par toutes leurs racines et ils étendent au loin leur ombre sur les arbustes inférieurs. Tant de révolutions qui ont passé sur leur tête et emporté quelques maîtresses branches n’ont pu ébranler leur solide fondement. Ils profitent même des abatis qu’on pratique autour d’eux en recevant à flots l’air et la lumière. Ainsi la grande propriété, participant au progrès de la richesse publique, croît d’importance et de valeur à mesure que le sol se divise autour d’elle.

Dans nos dîners de province, lorsque le vin et la politique délient les langues, et que tout le monde parle à la fois, le tournes conversations est une sorte de gémissement continu et bruyant sur l’impuissance de l’homme de bien. Nous sommes débordés ! Tout nous échappe ! La lèpre radicale gagne les campagnes ! Le sage n’a plus qu’à vivre aussi doucement que possible entre sa vigne et son figuier, jusqu’à ce qu’on le chasse à son tour. Les plus riches propriétaires tiennent ce langage. Ils paraissent ignorer que la nature et les lois leur donnent une avance énorme sur leurs concitoyens. Ils ont un petit état, qu’ils transmettront à leurs héritiers ; sur ce territoire vit une population de fermiers et de journaliers, libre, il est vrai, d’aller chercher son pain ailleurs, mais placée dans la dépendance du maître tant qu’elle y reste. En a-t-il fallu davantage pour fonder de grands empires ? Que cherchaient nos premiers rois, au prix de tant de sang répandu, si ce n’est l’hérédité pour leur race et la consistance territoriale pour leur puissance ? Avec la seule Ile-de-France, les Capétiens ont assis leur domination et groupé autour d’eux des voisins plus turbulens que les nôtres. Dans une sphère plus modeste, nos conservateurs pacifiques ne sauront-ils pas se servir des armes que la civilisation met entre leurs mains ? Faudra-t-il encore que les lois favorisent leur paresse à l’aide de privilèges et d’exemptions d’impôts qui les rendraient odieux ? Attendront-ils qu’on attache à la possession de la terre quelque grande charge publique, avant de savoir s’ils en seront dignes ? La révolution leur a laissé davantage en organisant la propriété moderne, qu’elle n’a retiré à leurs ancêtres en les dépouillant des redevances féodales. Si cet ancien lustre leur était rendu, ils seraient probablement tout aussi incapables d’en tirer profit et ils laisseraient la chose publique péricliter entre leurs mains, faute de comprendre qu’il n’est pas de droit sans devoir.

Mais, reprennent les pessimistes, la grande propriété est fort menacée. Elle est à moitié ruinée par la crise agricole : demain la terre ne vaudra plus rien, on l’abandonnera comme un instrument rouillé. Quand elle conserverait sa valeur, ne tomberait-elle pas morceau par morceau sous les coups impitoyables du code, qui a établi la loi des partages égaux ? — Oui, sans doute, il y a en ce moment un peu de tiédeur. Quelle passion n’est sujette à refroidissement ? Mais croire qu’elle va s’éteindre à la suite d’une épreuve passagère, ce serait mal connaître le cœur de nos compatriotes. S’ils mesuraient exactement leur penchant pour la terre au revenu qu’elle donne, ils auraient commencé à la dédaigner le jour où le mouvement des valeurs mobilières a offert des placemens bien plus lucratifs que ce misérable 1 ou 2 pour 100. Ils ne l’ont pas fait cependant. Ce qu’on achète avec un domaine, ce n’est pas seulement un certain nombre de poignées de blé ou de bottes de foin : ce sont les vieux souvenirs qui planent autour de certaines murailles, c’est l’empreinte laissée par tant de générations sur le sol sacré de la patrie ; ce sont encore des jouissances d’un ordre élevé, ou tout simplement le coup de chapeau du paysan ; c’est, enfin, la consécration de la fortune, le prolongement de la personnalité, le fondement durable de la famille, toutes choses impalpables et qui étonneraient bien un citoyen de Chicago. Il faut être Américain pour ne rien laisser au sentiment. Là-bas, la terre circule de main en main, comme une marchandise ; elle se crie à la bourse, se troque contre un morceau de papier, se négocie chez le banquier du coin. Chaque parcelle, découpée au hasard dans d’immenses plaines uniformes, ressemble à un visage qui n’aurait point de physionomie. Comment s’y attacherait-on ? Ici, chaque motte de terre a son langage, et chaque pierre est un symbole.

Tout Français qui consent à devenir propriétaire a, dans sa vie, une heure de désintéressement : c’est la minute où il paie au fisc le tarif exorbitant des droits de mutation. Pour qu’une pareille fiscalité soit possible, il faut que nous nous fassions une idée bien extraordinaire de l’agrément qu’on peut avoir à figurer sur le livre d’or de la propriété territoriale. Il est douteux qu’aucune redevance vexatoire, ou même que la taille aient jamais prélevé sur les biens de la terre, en faisant gémir les contribuables, ce que le trésor prend sans effort aujourd’hui sur les ventes ou sur les legs. Cela fait 9 ou 10 pour 100 du prix principal. Vous croyez peut-être que le malheureux acquéreur trouve la charge lourde ? Nullement. Les gens du métier affirment qu’il n’en supporte aucune aussi légèrement ; et l’on serait tenté de le croire en voyant qu’il l’augmente de son plein gré. Car, enfin, personne ne le force à s’assurer contre les évictions par un contrat authentique ; ou du moins, si ce luxe de précautions ne correspondait pas à un penchant essentiel, on verrait bientôt une procédure expéditive naître et se développer à côté de la procédure officielle, de même que la coulisse s’est formée à côté du parquet des agens de change. Mais non, après avoir payé trop cher son vendeur et l’état, il faut encore que cet infortuné accumule le papier timbré. Tel qui bondit au seul nom de dîme, trouve tout naturel que la société prélève, sous mille formes différentes, la dîme de son ambition. Et l’on voudrait nous faire croire que ce même propriétaire, après avoir supporté sans se plaindre un tel fardeau, se dégoûterait tout d’un coup ? Si la grande propriété ne reposait que sur des intérêts, elle fléchirait avec eux ; mais elle a son principal fondement dans l’amour-propre : elle est bâtie sur le roc.

Il serait puéril de nier les effets de la loi des partages, ou de ces agens de destruction plus actifs encore : la prodigalité et l’incurie. Combien de propriétaires calculent mal leurs forces et sont écrasés par la nécessité de tenir un grand état de maison ! Combien sont forcés de réaliser ! Il faut vendre s’il y a des mineurs ; vendre, si l’on n’est point assez riche ; vendre de toutes mains et à tout venant. Nous avons reçu les confidences d’un marchand de biens qui venait d’acheter un magnifique château. Il ne pouvait se consoler d’avoir à le débiter en détail. Ce digne successeur des bandes noires avait des entrailles et ne s’acquittait de sa tâche qu’en larmoyant. Il est d’ailleurs, à sa manière, une espèce d’influence départementale, une excroissance maladive de la grande propriété. On le rencontre sans cesse, mais on ne le remarque pas, car il a des yeux, un visage et jusqu’à une nuance de vêtement qui se dérobent à l’attention. C’est quelque chose d’incolore à force de rouler partout. Le regard est fuyant et n’a d’éclat que pour le commissaire-priseur. La parole, au contraire, est nette comme un prospectus bien fait. Vous n’êtes pas depuis un quart d’heure avec cet homme, qu’il a trouvé moyen de vous glisser son adresse. Il vous offre tout ce que vous pouvez désirer, une terre qui vaut un million, jusqu’à un fond de cheminée où l’on voit en relief l’écusson des anciens maîtres. Il revend séparément, bien qu’à contre-cœur, la forêt, le parc, les serres, les ferrures des serres, le mobilier, et jusqu’au gibier. Voulez-vous quelques paires de chevreuils pour repeupler vos chasses, ou préférez-vous des faïences anciennes ? Il tient de tout. Il est du reste sérieux, posé, sans affectation ni vanité malséante, comme il sied à un insecte de bien qui remplit une tâche essentielle dans la nature. De même que le termite ronge consciencieusement sa poutre, il va et vient, s’empresse, divise et subdivise, comme si le salut du monde dépendait de sa diligence. Il joue à la baisse pour acheter la terre, et à la hausse pour revendre. Aujourd’hui, il est alarmé de la dépréciation du sol et il se jette dans la politique pour obtenir des droits protecteurs. Il se fera, s’il le faut, agent électoral : c’est une annexe de son petit commerce. Il trouve ses députés trop mous ; il les harcèle, et, avec sa lucidité d’homme d’affaires, il frappe juste. D’ailleurs, ce répartiteur juré de la fortune territoriale n’est point uniquement occupé à broyer et à morceler. S’il détruit, il se plaît à reconstituer, et revend en gros aussi bien qu’en détail.

Les grands domaines renaissent avec autant de rapidité qu’ils se défont. Nos pères, en décrétant la division des héritages, agissaient en disciples de Rousseau et en admirateurs de l’antiquité. Ils attendaient peut-être de ce morcellement un équilibre social digne de Lycurgue. Au bout d’un demi-siècle, les Français seraient devenus égaux et médiocres. Cent ans sont presque écoulés : l’aspect de nos champs ne rappelle pas plus l’égalité Spartiate que l’ordinaire de nos tables ne ressemble au brouet lacédémonien. Nos pères n’avaient pas prévu le développement merveilleux de la richesse mobilière, ni que cette richesse retournerait à la terre comme par une pente naturelle, pour reformer les chasses immenses, les futaies vénérables, et les garennes d’autrefois.

Ce sont les grands noms qui ont le plus de propension vers les grandes terres. Ils prouvent, par leur exemple, qu’avec un peu d’esprit, on n’a pas à craindre les partages et qu’on arrive toujours à combler les trous de son patrimoine. Jadis, un duc et pair disait à sa belle-fille, en apprenant la naissance d’un troisième héritier : « Ma bru, voilà qui va fort bien ; mais si vous m’en donnez encore un, il faudra vendre. » Ce grand seigneur avait compté sans les mariages, qui, pendant trois générations successives, ont redoré son écusson. Le dernier duc vient d’épouser la fille d’un riche industriel. Il abandonne à son cadet la terre patrimoniale, qui ne lui suffit plus, et il achète, à deniers comptans, une ancienne résidence royale. Cette demeure, depuis longtemps silencieuse, s’emplit du bruit des voitures, des piqueurs et des chiens. L’apparence des livrées, la tenue des équipages, surpasse les anciens modèles. Le velours et la soie frôlent de nouveau les vieux escaliers de pierre. Des barques élégantes réveillent l’eau dormante des étangs. Une centaine de fermiers dépendent du château, et, à défaut de véritable déférence, l’intérêt suffit à les maintenir. Que le duc se montre seulement humain, qu’il paie largement les indemnités de ses chasses, qu’il ferme les yeux sur le braconnage, on l’enverra, s’il le désire, à la chambre ou au sénat. Le voilà entré de plain-pied dans les affaires, et plus puissant peut-être, de par ses électeurs, qu’il ne l’aurait été jadis par droit de naissance, avec sa duché-pairie. S’il a plusieurs enfans, il faudra partager. Mais qu’importe ? Ses fils feront comme lui. Ils se marieront bien, et le même somptueux décor les suivra de leur berceau jusqu’à leur tombe. Séduits par le mirage du passé, ils pourront oublier, ils oublieront trop souvent dans quel siècle ils vivent, et quels devoirs d’activité leur incombent, pour être à la hauteur d’une telle situation, car, cette existence magnifique, si elle n’est pas relevée par de hautes ambitions, devient la plus vide et la plus fatigante des féeries.

Qui donc a reproché à la noblesse française d’être fermée, sévère aux nouveau-venus, dédaigneuse de la richesse ? Qui l’a accusée de ne pas savoir, comme l’aristocratie anglaise, se plier aux circonstances, éviter la pauvreté toute nue ? Dans notre province, les sacs et les parchemins n’ont pas cessé d’avoir de l’attrait l’un pour l’autre. C’est une loi aussi constante que l’attraction et la pesanteur. Elle survit aux révolutions les plus profondes, elle tient aux fibres même du cœur. Autrefois, on épousait pour se refaire du jeu et des grandes dépenses de la cour. On épouse maintenant par économie bien entendue et pour soutenir sa maison. La démocratie n’y change rien. La cote des grands noms n’a point baissé ; bien plus : elle a monté. Un titre est de bonne défaite à l’exportation. Les Américains, ces princes des parvenus, en sont les plus friands. Un duc, un comte, un marquis, n’ont qu’à choisir, en France ou à l’étranger. Dans n’importe quelle branche d’industrie, s’il naît une fille, belle ou laide, elle est à eux. Il serait ridicule de crier au scandale. Dans un âge commercial, tout se trafique. Il en est d’un grand nom comme du clos-vougeot ou du laffitte, qu’un seul terroir peut produire. C’est un monopole naturel, qui se paie au prix d’amateur. Il y a une trentaine d’années, notre littérature a beaucoup daubé sur ces alliances. Aujourd’hui, elles sont complètement passées dans les mœurs, ce qui prouve qu’elles répondent à une nécessité sociale. Elles sont, pour la noblesse, la rançon d’une loi très dure, qui lui interdit de faire un aîné, et elles témoignent d’un certain niveau commun entre un sang rarement pur de tout mélange et la haute bourgeoisie, qui ne le cède à cette élite ni par la culture, ni par les manières. Il serait souvent malaisé de saisir la différence entre une duchesse improvisée et une grande dame dont les quartiers sont irréprochables.

La grande propriété est l’accompagnement ordinaire, ou, pour mieux dire, le prix de ces mariages politiques. C’est dans l’isolement majestueux du château seigneurial ou dans le développement princier d’une large vie élégante que la fusion se consomme. Le noble, fidèle à ses traditions de famille, a transformé à son profit la puissance financière du siècle et recouvré comme châtelain une partie de l’influence perdue. Le bourgeois, quand il a respiré cette atmosphère aristocratique, dépouille le vieil homme. Il trouve enfin ce qui lui manquait à la ville : l’espace et le prestige. Il ne sent plus les coudes d’une foule fiévreuse, il n’entend plus les milliers de voix discordantes dont l’ensemble forme la rumeur des grandes cités. Il atteint réellement le faite de son ambition, ce rêve de stabilité qui se dérobait sans cesse à son étreinte. Le spectacle de nos agitations politiques augmente encore chez lui le besoin du repos : la propriété territoriale lui en offre l’image la moins imparfaite. Il n’en jouira peut-être qu’un jour. Mais pendant cette heure fugitive, il aura eu l’illusion de la durée. Ses fils, paisibles possesseurs du domaine acquis, s’étonneront qu’on ait pu végéter dans un entresol et user ses yeux sur des comptes. Demain, ils seront parfaitement confondus avec les anciens maîtres du sol. L’œil exercé d’une femme pourrait seul démêler le parvenu sous l’impertinence du faux gentilhomme.

Il subsiste encore, dans un grand nombre de cantons, toute une petite noblesse rurale qui ne parait guère avoir changé depuis la révolution. Beaucoup de biens patrimoniaux ont traversé les orages politiques ou sont rentrés entre les mains de leurs anciens possesseurs. Sans doute, les privilèges ont péri dans le voyage ; mais, à l’exception de quelques redevances plus bizarres qu’utiles, on ne voit pas que ces hobereaux aient perdu grand’chose dans le naufrage du 4 août. Ils n’ont plus le droit exclusif d’élever des pigeons, ce qui était assurément flatteur, mais ils ont encore, avec l’estime publique, un bon abri pour les générations futures. C’est généralement ce qu’on appelle un grand logis, moitié ferme et moitié manoir. Sous l’enduit de plâtre moderne reparaissent les croisillons de pierre et les fines sculptures du XVIe siècle. Même quand le logis est rebâti à neuf, le portail se dresse dans son ancienne majesté et porte dans ses pierres noircies quelques restes de blason à demi effacés sous les saxifrages. Le pigeonnier aussi est encore debout. L’ancienne cour seigneuriale, qu’il domine de son chef branlant, est devenue basse-cour. C’est là que le gentilhomme campagnard, rude d’aspect et de langage, reçoit ses fermiers avec une familiarité qui maintient les distances. Le partage de la recolte se fait sous les yeux du maître : il a le droit de choisir sa part le premier. Il se rendra, comme jadis, au marché sur son cheval maigre. Il chausse volontiers de gros sabots, boit sa piquette, surveille son bien et mène au demeurant une existence assez tolérable. Il n’est pas rare qu’un titre de comte ou de marquis se cache ainsi sous la blouse. Le métayer aime ce propriétaire qui l’aide au besoin et ne le presse pas trop. D’un côté, la simplicité de la vie, de l’autre, la fidélité des souvenirs entretiennent la sympathie et la confiance réciproques.

Au centre de cette région, l’une des plus anciennement cultivées du pays, se dresse une petite ville qui est comme le dernier refuge de cette classe respectable. La ville a gardé sa ceinture de murailles, couvertes de mousse et de ronces, ses douves à l’eau dormante, ses quatre portes flanquées de tours. On conçoit que la petite capitale ait pu longtemps se suffire à elle-même, dans le domaine que la nature et l’histoire lui avaient tracé. Si jamais quelque invasion de barbares rompait les routes et brisait les communications administratives, elle renaîtrait dans son ancienne indépendance, ainsi qu’un rejeton vigoureux détaché de la souche nationale. Les jours de fête, elle secoue sa torpeur et s’emplit de gens, de bêtes et de bruit. Les coiffes blanches innombrables, les chapeaux aux formes étranges, les visages fouettés par le vent, l’étalage des marchands forains qui débitent des amulettes religieuses avec des ustensiles domestiques, toute cette animation locale nous reporte au XVe siècle, avant les grands chemins et la politique.

Là vivent assemblés tous ceux de nos hobereaux qui n’ont pas le courage de se faire laboureurs. On trouve parmi eux d’assez grands seigneurs et des noms de très vieille date. Mais la plupart sont tombés dans la médiocrité, et quelquefois dans la misère. Ils se sont fixés dans cette enceinte étroite, et, bien serrés les uns contre les autres, comme leurs vieilles maisons, ils s’étaient réciproquement. Ils vivent chichement, mais avec une certaine dignité, mettent en commun leurs préjugés doublés d’un peu de morgue innocente et se réchauffent au foyer qu’ils alimentent avec les débris du passé. Quoique pauvres, ils ont encore la satisfaction de se sentir respectés, d’abord par bénéfice d’ancienneté, puis parce que, dans leur oisiveté, ils ont conservé l’honneur pointilleux du gentilhomme. Quelques-uns, hélas ! sont tout à fait écroulés. Tel dont le nom figurait aux croisades a été forcé d’accepter un emploi de facteur rural. Tel autre, sous ses pauvres habits, a la physionomie d’un garde champêtre, et devient le régisseur trop scrupuleux de quelque bourgeois enrichi. La plupart ont encore des terres et restent en communion étroite avec les campagnes environnantes. Ils tirent vanité de leur désœuvrement. Une de ces nobles dames, qui végète avec trois ou quatre mille francs de rente, dit, en parlant de millionnaires : « Ce sont des gens de rien ; ils ont travaillé toute leur vie ! » La déchéance, pour eux, commence au travail ; et c’est par là qu’ils se distinguent nettement de la classe bourgeoise, même lorsque celle-ci a la sottise de renier son origine. Naturellement, cette oisiveté nourrit une assez jolie collection des aimables vices pour lesquels l’ancienne société se montrait indulgente : par exemple, un penchant prononcé pour la bouteille ou bien un libertinage d’ordre inférieur. Il y a de petits scandales qu’on se chuchote à l’oreille. Ces vieux péchés ne défigurent pas trop un fond de droiture et de qualités solides. Ils ressemblent aux plantes folles et parasites qui poussent dans les crevasses des vieux murs.

Dans ce nid de hobereaux, quelques familles bourgeoises ont conservé, avec un nom intact, toute la verdeur de leurs opinions voltairiennes. Elles sont aussi entichées de préjugés révolutionnaires que les autres de noblesse, aussi dédaigneuses des subtilités du point d’honneur que M. Poirier lui-même, et cependant pleines de probité, de verve, avec le goût du terroir, qui ne gâte rien. On est encore libéral, dans ce pays-là, comme on l’était sous Louis-Philippe, avec beaucoup de passions anticléricales, qui se dépensent en paroles, mais avec des ménagemens pour les personnes. Un bon bourgeois parle « d’écraser l’infâme » et fait paisiblement sa partie de piquet avec le curé. De temps immémorial, on a choisi dans ces familles, aux époques de révolution, des administrateurs de district et des commissaires du gouvernement. Une fois le péril passé, elles rentrent dans leur existence modeste, tandis que des fonctionnaires patentés viennent de la capitale pour régenter un pays qu’ils ne connaissent pas.

Ces opinions tranchées communiquent une saveur particulière aux luttes politiques de la petite ville. Les passions sont vives des deux côtés. Malgré la supériorité numérique des nobles, la ferme attitude de quelques roturiers suffit à balancer la victoire. On se prend à regretter que notre tiers-état n’ait pas conservé partout le même caractère un peu âpre et la même vigueur de bon sens. Les bourgeois ici restent bourgeois, et, malgré les provocations de la noblesse, ils ne cèdent pas à la manie des duels politiques dans lesquels on s’extermine si rarement. Ils sont à l’abri de cette contagion absurde, parodie du sentiment chevaleresque, qui met la pointe d’une épée sous chaque parole de journaliste aux abois et qui n’exige même pas de courage, tant le dénoûment est prévu. Aux dernières élections, l’homme le plus considéré de la contrée était une espèce de colosse, gentilhomme et propriétaire, ne dédaignant pas de mettre la main à la charrue. Cette figure biblique appuyait de ses poings les opinions les plus orthodoxes, de sorte qu’il ne faisait pas bon tomber sous le coup de ses argumens. Au même moment, les opinions contraires avaient un jeune champion, moins vigoureux de corps, mais beaucoup plus vif d’esprit, frais émoulu des écoles de Paris, et prêt à soutenir dans toute leur pureté les traditions révolutionnaires de sa famille. Il correspondait avec les journaux les plus avancés, et ne laissait pas passer un abus à cinq lieues à la ronde. L’autre aimait les abus, et pour cause. Bref, il parut un article assez mordant, avec des allusions transparentes. Ce grand diable, qui ne mettait jamais de chapeau, de peur des congestions, ne put résister à l’impétuosité de son tempérament rustique. Il alla chercher le plus saugrenu des gentillâtres et tous deux tombèrent à bras raccourcis sur le malheureux jeune homme. Celui-ci, qui était prévenu, les attendit de pied ferme, se laissa rosser consciencieusement, bien qu’il eût un pistolet chargé sous la main ; puis au lieu de les appeler sur le terrain, il les conduisit en police correctionnelle, où ils eurent six mois de prison. Nos piliers de salles d’armes trouveront cette conduite bien pusillanime. Tous tant que nous sommes, esclaves de l’opinion, nous aurions fait les matamores. C’est cependant une question de savoir si ce petit homme n’a pas montré plus de sang-froid et de courage en risquant de se faire assommer qu’en mettant flamberge au vent. Il a renvoyé la brutalité au seul endroit qui lui convienne, au banc d’un tribunal. Ce dédain du préjugé sent d’une lieue son Molière. Combien M. Jourdain, dont la personnalité bruyante encombre maintenant notre presse et nos assemblées, aurait été moins grotesque, s’il avait écouté les conseils de sa digne épouse, au lieu de se travestir en gentilhomme !

Si nous cherchons un endroit où la grande propriété brille de tout son lustre, nous nous arrêterons dans les deux ou trois vallées qu’on peut appeler la région des châteaux. La tradition, le charme du site, le voisinage des grandes forêts et des rivières ont déterminé leur emplacement. De temps en temps, on aperçoit, au-dessus des ombrages des grands parcs, de fières tourelles, des pignons aigus, des girouettes, tout l’appareil compliqué et gracieux de l’architecture féodale. Une grande partie de ces manoirs ont été construits dans les cent années qui séparent l’avènement de François Ier de la mort d’Henri IV. Ils témoignent de la vitalité puissante et de l’originalité qui étaient, pendant cette époque troublée, les traits de notre noblesse provinciale. Les plus modestes pignons se paraient alors d’ornemens dont l’imprévu et la grâce rappelaient l’exubérance de Rabelais ou la finesse de Montaigne. Parmi les résidences plus anciennes, il y en a peu qui ne soient à l’état de ruine. Cependant on conserve avec soin deux ou trois bastilles féodales à la mine rébarbative, avec pont-levis, poternes et mâchicoulis. Les aménagemens modernes qu’on est forcé de faire pour habiter ces forteresses ne sont pas sans leur donner un léger ridicule. On s’approche de ces terribles murailles : un chien solitaire remplace à lui seul les hommes d’armes qui gardaient la première enceinte. On avance : la cour du donjon est déserte. Une tête paraît enfin à une fenêtre haute. C’est la dame du logis, qui appelle sans façon son domestique. On vous introduit dans une vaste salle où les châtelains rendaient la justice. Le seigneur est un homme tout uni, demi-savant, demi-campagnard, avec des lunettes bleues et des guêtres de chasse. Il est épris de son vieux château. Il vous promène avec amour à travers les pièces vides et incommodes, le long des créneaux veufs de coulevrines. Il démonte sous vos yeux son château-fort comme un jouet. On se fatigue à la longue de voir des salles du trône sans trône, des armures sans chevaliers, et des hallebardes sans suisse. Le goût de l’archéologie et de la restauration envahit tout. Les fortunes bourgeoises ne sont pas toujours à la hauteur de ces prodigalités. Un simple papier gaufré remplace alors les tentures en cuir de Cordoue. Des moulures de plâtre grossièrement peintes comblent les lacunes des boiseries sculptées. On ne retrouve dans ces imitations ni le caprice de la main, ni le prix de la matière, qui sont les véritables signes de l’opulence mariée au goût. Se procurer rapidement et à bon marché des jouissances aristocratiques, voilà où le bourgeois barbouillé de noblesse montre le bout de l’oreille.

Il n’est pas beaucoup plus à l’aise dans les solides demeures, encore intactes, que lui a léguées le XVIIesiècle. La sévère ordonnance de ces grands châteaux de brique et pierre convient mal au laisser-aller des mœurs modernes. C’était bon pour l’ancienne noblesse de robe qui lisait Descartes, Gassendi et Pascal en guise de distraction, et qui, jusque dans son faste, conservait la rigidité imposante d’un tableau de Philippe de Champaigne. Nous avons beau nous hausser sur la pointe des pieds, nous nous sentons petits garçons en présence de ces murs vénérables ; et si la mode ne s’en mêlait, les nouveaux habitans avoueraient qu’ils s’y ennuient à périr. Peu à peu, ils désertent les grands salons trop froids, où ils avaient accumulé toutes les reliques du passé ; ils préfèrent le joli au grand, le style Pompadour aux meubles de Boule. Tout en conservant, pour la montre, une sorte de musée, ils s’accoutument à vivre dans une seule aile du château, où toutes ces splendeurs gênantes sont remplacées peu à peu par de bons divans bien capitonnés. A la raideur des anciens fauteuils ils substituent ces chauffeuses complaisantes où l’on se tient moins assis que couché ; aux boiseries correctes, un fouillis d’étoffes et de bibelots contemporains. Ce sont les coulisses de la comédie politique que notre haute société joue pour la galerie. Elle chausse volontiers le cothurne, et se guinde, en paroles, sur des opinions digues de Port-Royal. Il faut la voir en déshabillé, lorsqu’elle pose son masque et qu’elle se détend dans le bien-être. Si alors ces messieurs et ces dames, tout en buvant leur café, répètent que nous marchons aux abîmes et se lamentent sur le temps présent, nous pourrons leur représenter doucement que leur sort vaut bien celui de leurs aïeux. Jamais, quoi qu’ils en disent, la vie privée n’a été plus moelleuse ni plus confortable. Elle s’écoule sans émotion, sans secousse, exempte des lourdes obligations qu’imposent le rang et la grandeur. Que diraient nos châtelains s’ils devaient, comme autrefois, donner audience à leurs vassaux, paraître aux assemblées de la noblesse, observer les préséances ? Ou bien, puisque leur archéologie se complaît dans les temps héroïques, s’il fallait vivre l’épée à la main, prendre parti entre les huguenots et les catholiques, défendre leurs murailles contre des bandes de partisans, ou redouter, à la suite de quelque galante escapade, la sévérité d’un roi ? Ils tremblent aujourd’hui devant quelques démagogues. On prétend qu’à la veille de la grande révolution, une cour frivole et insouciante dansait sur un volcan. Certes, ce ne sont point nos gens qu’une nouvelle tourmente surprendrait en flagrant délit d’optimisme ! Pour dénigrer leur pays, ils rendraient des points à l’étranger le plus hostile. Ce sont là des bravades puériles. En aucun temps, on n’a montré plus d’indulgence pour certaines fanfaronnades, qui consistent à mépriser ouvertement les institutions dont on réclame la protection. Puisque les murs de ces châteaux ont vu les querelles religieuses et celles des parlemens, ils pourraient enseigner à leurs possesseurs ce qu’il en coûtait autrefois de penser autrement que le pouvoir. Ces comparaisons ne seraient pas toutes à l’avantage du passé, mais les dissidens montraient alors plus de courage et de politique qu’il n’en faut aujourd’hui pour tenir tête à trois ou quatre pédans de village.

Doit-on attacher plus d’importance à cette recherche d’archaïsme que les châteaux apportent dans leurs opinions, comme ils en mettent dans leur mobilier ? Telle est l’influence de la pierre sur l’homme, que le bourgeois le plus saugrenu, une fois installé dans la carcasse d’un vieux manoir, se croit obligé d’entrer dans la peau des anciens propriétaires. Il perd le peu de cervelle qui lui restait au contact de toutes ces vieilleries. La possession d’un salon Louis XV lui inspire des goûts de talon rouge. Il parle du bout des lèvres et prend un air mauvais sujet. Ailleurs, la mode est aux armures et aux grands coups d’épée. On dirait qu’après fortune faite, chacun n’a plus qu’à choisir, dans la succession des temps, celui qui convient le mieux à son imagination ou à son tempérament. Voulez-vous du moyen âge, de la renaissance, ou du directoire ? La baguette d’une fée va vous transporter cent ou deux cents ans en arrière, vous, votre château et votre parc. Si encore cette fantaisie s’en tenait à la bagatelle ! Mais il faudrait, pour satisfaire le caprice de nos parvenus, ou les exigences tout aussi déraisonnables de la vieille noblesse, que la France entière modelât ses institutions et ses idées sur cet idéal à reculons. « Eh ! ventre-saint-gris, dirait le bon roi Henri à ses courtisans rétrospectifs, j’étais de mon temps, messieurs, soyez du vôtre ! »


IV

Les déceptions commencent pour les grands propriétaires quand ils veulent entrer dans la vie politique. Un grand seigneur parait une fois dans sa terre au moment des vendanges, et, le reste du temps, vit à Paris. Un bourgeois mange ses revenus à la ville voisine et traite ses fermiers du haut en bas. Cependant, vers quarante ans, il leur pousse une ambition. L’un vient étaler devant les braves gens qui l’ont vu naitre le luxe de ses équipages et la hauteur de ses grandes manières. L’autre imite gauchement la bonhomie rustique, prend le menton aux filles, et frappe sur l’épaule des pères. L’un distribue des écus et l’autre des cigares. On prend les écus, on fume les cigares, on cache les filles, et finalement on nomme quelque politique du cru, qui ne fait point grande figure, mais qui, depuis dix ans, est installé dans la place.

Il faudrait au moins que nos ambitieux consentissent à résider. Voici un grand parc désert. C’est au mois de juin : tout est en fleur ; mais les fenêtres du château sont closes. L’herbe pousse dans les allées du parc. Il y règne un air d’abandon que cette magnificence rend plus triste. Les fermiers sont inquiets, car leur grenier penche et leur étable est insuffisante. Ils ne savent quand viendra le châtelain, si ce sera pour le mois d’août, ou seulement pour les chasses. Il arrive enfin. Le château secoue sa torpeur. Les jardiniers se hâtent, donnent aux corbeilles un air de fête, et flattent délicatement l’amour-propre de madame, qui, de sa fenêtre, peut voir ses initiales et sa couronne tracées en géranium sur le gazon. Pendant un mois, c’est un tapage à rompre la tête. Les piqueurs donnent du cor, les cuisiniers s’empressent autour des fourneaux. Le pauvre diable de fermier se présente alors, ruminant sa requête, et tournant son chapeau entre ses doigts : osera-t-il parler devant tout ce beau monde ? Non, il préfère revenir un peu plus tard. Il revient en effet : le tourbillon est déjà passé et tout est retombé dans un morne silence.

On ne dira jamais assez aux propriétaires le tort que leur font les régisseurs. Est-il rien de plus humiliant, pour des hommes de cœur, que d’être à la merci de ces chiens de garde qu’il faut craindre ou flagorner ? Nous ne sommes point en Russie ; et cependant on ne saurait croire combien il reste encore, dans nos provinces, de tyrannie subalterne, de valetaille orgueilleuse, de renards et de loups-cerviers. Éternels défauts de la nature humaine, dira-t-on ; soit, mais ne sont-ils pas singulièrement favorisés par l’absence ou par l’oisiveté du maître, presque toujours invisible ? Qu’importe même un séjour de six mois, si, uniquement occupé de vos plaisirs, vous vous déchargez des affaires, comme au bon vieux temps, sur le dos d’un intendant voleur ? Vous n’êtes point agronome ; la campagne est pour vous un délassement et non un devoir. Au moins, tenez en laisse le chien de garde, soyez d’accès facile, passez quelquefois par-dessus la tête de votre subordonné pour réparer une injustice. Et, après tout cela, si, pendant neuf mois sur douze, votre carrière ou votre fantaisie vous appellent à Paris, ayez le bon sens de n’avoir pas d’ambition locale. Ne maudissez pas une ingrate patrie qui néglige les absens. Vous pouvez être un ingénieur exact, un excellent officier, un diplomate délié : vous ne sauriez devenir, du jour au lendemain, une puissance départementale.

On a hâte de jouir, et on croit acheter tout ensemble : le château, la terre, et les dépendances, c’est-à-dire le prestige territorial. Un de nos députés, voulant liquider son bien, disait à un acquéreur irrésolu : « Prenez ma terre. Je vous la vends peut-être un peu cher, mais vous ne regretterez pas votre argent. C’est mon mandat que je vous cède par-dessus le marché. » Il aurait pu, comme le personnage de Cicéron vendant sa villa, convoquer le ban et l’arrière-ban de ses tenanciers et organiser, sous les yeux de l’acheteur charmé, une petite fête patriarcale. Mais quand le nouveau propriétaire serait accueilli par des démonstrations de joie, des cris, et des salves d’artifice ; quand même le chœur de ses fermiers lui chanterait du matin au soir :


Que de grâce ! que de grandeur !
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui-même !


il devrait s’attendre à de cruels déboires. Le temps n’est plus où l’on vendait les âmes avec le sol. Laissez passer six mois. Le vent a tourné. L’idylle s’est évanouie. Ces villageois de Berquin ne sont plus, à l’entendre, que des misérables sans foi ni loi. Quel est leur crime après tout ? De lui en avoir donné pour son argent et d’avoir régalé sa vanité de vains hommages. Erreur de jugement, le ton impérieux et cassant de la grande dame : ce petit notaire, qu’elle traite avec un sans-gêne insultant, lui revaudra cher toutes ses courbettes. Erreur encore, la charité dédaigneuse, qui traite les hommes comme les enfans, et pense, avec quelques bonnes paroles, les maintenir dans l’ancienne dépendance. Autre faute, l’air protecteur qui appelle la fermière : bonne femme, et son époux : mon brave. Il faut engager tout ce beau monde à puiser ses notions sur la société moderne autre part que dans le vieux répertoire.

Une difficulté beaucoup plus grave tient à la forme même de notre éducation. Voici un homme excellent, modéré, respectueux des droits d’autrui. Avec une âme fière et maîtresse d’elle-même, de la discrétion, un peu trop de réserve peut-être, il semble né pour de grands emplois. L’incertitude des temps l’a déterminé à se fixer dans sa terre, qui est belle et vaste, mais ne se prête pas aux expériences. C’est un mélange de prés, de bois et de vignes sur un terrain accidenté, dans un site délicieux. Notre propriétaire ne veut pourtant pas s’y engourdir. Il se lève dès l’aube, visite ses fermiers. Il est à lui-même son propre intendant. Il se couche harassé de fatigue et dort d’un sommeil de plomb. D’où vient cependant qu’avec tant d’exactitude et des occupations si pressantes, il s’ennuie profondément ? Il a beau s’évertuer, il ne saurait prendre intérêt à une aussi plate besogne. Il n’a pas même la ressource des petites jouissances dont ses voisins nourrissent leur désœuvrement. Il ne tire gloire ni de son nom, ni de son château, ni d’un vignoble renommé. Il traite ses inférieurs avec une politesse recherchée, qui passe pour de la froideur. On le respecte, mais on lui préfère tel de ses parens, qui, avec moins de fond, a plus de rondeur et de familiarité. Il n’est vraiment heureux que pendant les heures trop courtes qu’il dérobe à ses tracas pour s’enfermer dans sa bibliothèque. Là, son esprit ouvre ses ailes et prendre l’essor. Du fond de son cabinet il porte sur les affaires publiques des jugemens dont le ton décidé tranche avec sa timidité ordinaire. Ne croyez pas cependant que ce rare esprit renonce à réaliser le bien qu’il rêve. Il a fait de louables efforts pour associer les petits propriétaires voisins dans une entreprise commune. Tous l’écoutèrent en silence et paraissaient approuver du bonnet. Mais quand on alla aux voix, le projet fut rejeté. Cet échec fut très sensible à notre solitaire. Il reprit, la tête basse, son train de vie monotone. Cœur candide, âme trop pure, mal préparée pour agir. Suffit-il donc d’avoir raison ? Combien de pas et de démarches ne faut-il pas au plus honnête homme pour l’aire triompher l’idée la plus simple ! Avant de lancer votre proposition, que n’allâtes-vous visiter chacun en particulier ? Ne pouviez-vous diriger adroitement l’entretien, et tout en parlant de la pluie et du beau temps, étudier du coin de l’œil le point faible de votre interlocuteur ? Le jour de la délibération, vous aviez ville gagnée. Mais s’en rapporter à l’effet d’un argument bien coordonné, croire que l’histoire se fait avec des harangues, comme dans Tite Live, c’est vraiment trop de bonne foi ou trop d’inexpérience. Nous dirons à cet homme, digne d’une meilleure fortune : Déployez vos remarquables facultés sur un autre théâtre. Choisissez les armes, l’administration ou les lettres. La nature nous a créés pour différens rôles, et le vôtre est d’entrer tout droit dans le pays des idées générales, sans passer par la filière des petits moyens et des petites gens. Ce qu’il faut ici, c’est la pratique des hommes ; c’est un tempérament sanguin et gai qui surmonte aisément les dégoûts ; c’est une certaine facilité de commerce, et, comme on dit, de l’entregent ; plus d’audace que de scrupules, de sympathie que de sévérité ; une opiniâtreté à toute épreuve sous une apparente souplesse ; en un mot, les qualités de l’homme d’action. Ce n’est pas là le produit d’une éducation littéraire et raffinée.

De la vie aristocratique les châteaux, n’ont conservé que la façade. Ils n’ont aucune prise sur le pays. Leurs affinités avec les coteries ne font que les affaiblir. Tout autre est la situation des hauts et puissans barons de l’agriculture qui font valoir leurs terres. Ceux-là s’attachent au fond plutôt qu’à la forme et sacrifient volontiers la façade pour sauver le corps de logis. L’existence du grand propriétaire défricheur est fort austère. Nous sommes loin de la vie facile et élégante, du mouvement des réceptions, de l’échange des idées. L’isolement est ici une nécessité topographique. En traversant ces espaces déserts où l’agronome n’a d’autre distraction que d’écouter pousser son blé, on se sent frissonner de la tête aux pieds. Un homme habitué à notre température de serre chaude ne pourrait jamais s’y faire. L’habitation du maître n’offre aucune recherche. Quand on vit toujours dehors, l’intérieur est chose secondaire. On rentre crotté jusqu’à l’échine. On préfère aux parquets cirés les dalles et le carreau qui peuvent se laver facilement. Le sang est tellement fouetté par le grand air qu’on oublie d’allumer du feu. La salle décorée du nom de salon est une glacière qu’on n’ouvre presque jamais. Le maître, en supprimant toute trace de luxe, diminue les frais généraux et flatte un entourage dont il imite la simplicité.

Le monde croit qu’on est fort à plaindre quand on se passe de lui. Nous avons cependant rencontré peu d’existences aussi dignes, aussi bien réglées et, en définitive, aussi heureuses que celles qui s’écoulent au sein de ces petites colonies agricoles, entre quatre murs blanchis à la chaux, et dans l’exercice d’une tâche librement acceptée. Par la sérénité du visage et par le calme profond de l’âme, certains propriétaires ressemblent à des cénobites. Ils se lèvent, travaillent, mangent et dorment avec autant de ponctualité que dans un couvent. Il est bon, après tout, qu’il y ait des caractères entiers, dont le frottement des villes n’ait point usé le tranchant. Chez d’autres, ce genre de vie développe un certain penchant au despotisme. Tout partage d’autorité leur paraît un empiétement et toute concurrence une rivalité. Quelques-uns conservent jusque dans la vieillesse des rancunes mal assoupies. Prenons-les tels qu’ils sont, à la fois tracaasiers et bienfaisans, épineux avec leurs pareils, indulgens aux faibles, autoritaires avec les uns, libéraux avec les autres.

Dans ce gros village écarté, tout est en l’air aujourd’hui. Il règne un va-et-vient continuel entre la mairie, sorte de grange perchée au-dessus de la halle aux grains, et une petite maison basse qui occupe l’autre bout de la rue. C’est la demeure du maire, conseiller général, président du comice, secrétaire perpétuel de la Société d’agriculture et plus qu’à demi sénateur. Tandis que tant de dignités s’accumulaient sur sa tête, il a gardé, comme Auguste, sa chaumière du Palatin et dissimulé la dictature sous la simplicité du citoyen. Il parait au milieu de son peuple. Sa haute taille est un peu voûtée : on dirait qu’il exagère le poids des ans pour se faire pardonner sa puissance. Son allure est pesante, mais ses petits yeux mobiles, enchâssés sous un front bombé, dénoncent une pensée toujours en mouvement. Il s’avance, suivi de la foule des courtisans. Le cortège grossit. Des chuchotemens signalent l’arrivée de deux hobereaux qui saluent d’un air pincé, mais qui sont à leur tour entraînés par le courant. Quant à lui, satisfait d’avoir enchaîné les vaincus à son char, il triomphe avec modestie, et montre que le roi de France oublie les griefs du duc d’Orléans. Il s’est rallié de bonne heure aux institutions libérales, par le calcul d’un génie supérieur : la branche aînée de sa famille, dont la fortune est plus ancienne, perd son temps à briguer le suffrage des salons. Le chef de la branche cadette a voulu rester paysan et il s’est orienté vers les régions officielles, comme l’aiguille aimantée vers le pôle.

Les autorités se montrent enfin sur le haut de la côte ; dans un nuage de poussière brillent les sabres de l’escorte. Les autorités mettent pied à terre et abordent avec empressement le patriarche du canton, qui a pour elles des inflexions de voix câlines. Il s’efface. Il n’est qu’un pauvre et rustique vieillard, et ne fait pas de cérémonies. Les autorités deviennent graves en se demandant de quel bureau de tabac, de quelles révocations le pauvre vieillard va leur faire payer son hospitalité. Le bruit de la fanfare couvre cet échange de complimens, et la foule s’achemine vers le bourg, à distance respectueuse, derrière l’état-major. Tout ce qui a du poids dans le canton prend place autour d’un déjeuner de gala. La maîtresse du logis fait les honneurs avec plus de résignation que d’enthousiasme. C’est une bonne petite vieille que tout ce bruit intimide. Elle jette un œil de regret sur le coin de fenêtre où elle coud d’ordinaire. Le bonnet éclatant qu’elle arbore semble ne pas tenir à sa tête. Ce sont deux pièces rapportées, qui jurent ensemble. Le bonnet chante un air de bravoure. La petite figure fatiguée et ridée ressemble à une vieille chanson mélancolique.

On commence à dévorer en silence. Aux deux bouts de la table, les ruraux, muets comme des poissons et presque aussi voraces, le nez dans leur assiette, promènent de temps en temps un regard sournois sur les autres convives. Les autorités montrent seules de l’aisance au milieu de l’embarras général, et, sans perdre un coup de dent, partagent habilement leurs attentions entre le maître du logis et ces autres figures rechignées qu’il faut conquérir. Bientôt la glace est rompue. Le vin rend les âmes transparentes et dessine les contours des caractères, comme à l’aide de certaines substances on fait reparaître une écriture effacée. Les autorités oublient de flatter leurs voisins pour se complaire dans la redondance de leurs paroles. Les partis hostiles font de petites coquetteries à l’administration. L’amphitryon lui-même se déride. Immédiatement la double rangée de ruraux, par sympathie, montre une quadruple rangée de dents blanches. L’instituteur, qui rêve une école-monstre, se lève et fait un discours : « Oui, messieurs, oui, je le déclare, je suis républicain ! seulement à la manière des anciens Romains. (Stupeur générale.) Je suis pour la république des patrons. (Marques d’approbation dans le camp des ruraux.) Buvons à la santé de notre excellent conseiller général et protecteur… » Le toast est voté par acclamation. Mais le mot de république, adroitement évité jusque-là, jette un froid dans le camp conservateur. Au même moment, la fanfare, largement humectée dans un cabaret voisin, attaque avec furie les premières mesures de la Marseillaise. La foule en dehors trépigne de joie. La réaction se rembrunit. On se sépare un peu brusquement. Le patriarche reste seul en face des autorités et se frotte doucement les mains. Il s’est prêté à une tentative de rapprochement avec les hobereaux du voisinage, et avec tant d’art, qu’elle a complètement échoué.

Voilà le grand propriétaire, avec ses défauts et ses qualités. Pour lui, comme pour les autres, l’influence repose sur des services rendus. Allez au fond des choses. Oubliez vos amusemens futiles. Sous les distinctions artificielles que la civilisation a mises entre les classes, dégagez le fait primitif qui fait de la propriété une véritable association pour la conquête du sol. Vos associés, ce sont les centaines de bras qui s’emploient sur vos terres ; c’est le fermier, que vous avez tort d’abandonner à ses propres forces ; ce sont les petits propriétaires voisins, dont la collaboration vous est indispensable. Si vous pratiquez cette confraternité des intérêts, vous n’avez rien à craindre de la démagogie ni de l’intrigue. Si, au contraire, les neuf dixièmes du territoire français continuent d’appartenir à des citadins ignorans ; si l’aristocratie territoriale ne montre ni esprit de conduite, ni énergie, ni aptitudes spéciales, alors le gouvernement des campagnes lui échappera définitivement et les cultivateurs délaissés se tourneront vers d’autres conseillers.


René Belloc.