Un département français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 883-918).
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III.[1]
LE CHEF-LIEU, LA HAUTE BOURGEOISIE ET LA POLITIQUE.

I.

Le train siffle. La voie, décrivant une courbe, serre de près le grand fleuve national qui roule lentement ses eaux limoneuses. On ne voit pas encore la ville, mais le profil d’une cathédrale se dresse à l’horizon comme dans un rêve. Le train s’engouffre sous un tunnel. À la sortie, la perspective change. La cathédrale a tourné sur elle-même. On distingue, au-dessus d’une forêt de cheminées, la découpure des tours, la dentelle des clochetons, la pointe barbelée de la flèche. D’autres clochers surgissent au milieu de monstruosités modernes : noirs cylindres à gaz écrasant de leur poids l’hydrogène impondérable, longues cheminées d’usines à la gueule barbouillée de suie, échafaudages énormes qui semblent de grands métiers à tisser la pierre. Une maison, découpée en tranches par la voie ferrée, cache ses plaies sous l’enduit banal des annonces. Puis c’est un coin de quartier pauvre, avec des loques sordides pendues aux fenêtres, des intérieurs mal réveillés, des ménagères à peine vêtues, les grimaces des bambins, les pots de géranium sur des murs malades. Un nouveau tunnel, des magasins, des entre-croisemens de rails, des changemens d’aiguille, des soubresauts, des sifflets prolongés et plaintifs, des locomotives qui errent à la recherche de leurs wagons, des wagons veufs de locomotives, la lourde vibration des plaques sous le passage du train, la carcasse enfumée d’une gare, la cohue, l’effarement, enfin, cette crise d’épilepsie qui s’empare des choses et des gens aux approches d’une grande ville, tout annonce la civilisation. Nous sommes au chef-lieu du département.

Jadis, quand on arrivait en diligence, les transitions étaient mieux ménagées. Les faubourgs se présentaient avec ordre, faisant face à la route, et ne montraient point aux passans le triste envers de leur toilette. Le coche, cahoté sur des pavés pointus, s’arrêtait à tous les cabarets, répondait aux questions des habitans, et le voyageur patient, doucement égayé par les plaisanteries des postillons, avait le temps de savourer les détails de la vie locale. Aujourd’hui, en sortant de la gare, il aborde gauchement et géométriquement la ville ; ou plutôt il la cherche vainement des yeux : tours, clochers, monumens, tout a disparu. Il n’a devant lui que des avenues désertes et poudreuses, et un square vide. Les omnibus d’hôtels, rangés en ligne, l’attirent dans leur étreinte perfide. Ce sont autant de sphinx qu’il interroge avec anxiété. S’il se laisse tenter par les enseignes d’Europe ou d’Univers, quels oripeaux fanés, quels trésors de poussière accumulés, quels rideaux aux plis insondables, que de soin pour empêcher l’air de se renouveler ! quelles cuvettes minuscules ! Rien qu’à les voir, le géant britannique, ce Neptune accoutumé aux larges ablutions, demeure stupéfait, et il note sur ses tablettes qu’en dehors de Paris, les Français se composent exclusivement de commis-voyageurs.

Une fois la première impression passée, on trouve un singulier plaisir à parcourir la ville dans tous les sens et à reconstituer sa personnalité. Il sera toujours temps de recourir aux livres et de rectifier le travail de l’imagination. Les livres sont muets sur la vie de tous les jours. Ils ne parlent pas de cet auvent rustique qui s’adosse depuis tant d’années aux murs d’un vieux couvent, ni de ces rues étroites où grouille une population à peine différente de ce qu’elle était au moyen âge. Ils ne communiquent pas cette vive sensation de la perpétuité et de la ténacité des habitudes qu’on éprouve à l’aspect d’une échoppe de savetier, encore nichée dans une arcade à cintre surbaissé. Depuis trois cents ans, on a vu à cette fenêtre une figure d’homme penchée sur son ouvrage et sifflant sa chanson ; le même soleil n’a pas cessé de verser un rayon oblique dans son obscur réduit. Cet escalier, établi depuis si longtemps pour compenser la différence de niveau entre la ville haute et la ville basse, a été lentement usé par des générations de pieds grands et petits, et les pas des contemporains s’entremêlent avec les traces de ceux qui dorment sous la poussière. Les églises abritent des volées de pigeons, et les cris des martinets réveillent les corniches vénérables. Comme cette gargouille à la gueule ébréchée, cette ogive à moitié brisée, cette statue gauchement retenue par un crampon de fer sur son chevet fleuronné, paraissent vivantes sous le ciel changeant ! Les oiseaux se posent irrévérencieusement sur la tête des saints : mais les bons vieux saints semblent sourire à travers leurs rides de pierre et ne s’offensent nullement de ces familiarités de la nature. Les clochetons noircis, entamés, surtout du côté du vent d’ouest, s’assombrissent ou s’égaient suivant les alternatives des rayons et des ombres.

Il nous souvient d’avoir contemplé, dans une forêt de Pensylvanie, une ville entière construite la veille, et destinée à disparaître le lendemain avec le gisement de pétrole qui l’avait fait naître. Maisons, trottoirs, écoles, église, tout était en bois. Dans une grange, on montrait fièrement les presses et les bureaux d’un journal. On avait jeté un chemin de fer sur des traverses à peine équarries, et les arbres de la forêt, renversés par la hache, gisaient encore des deux côtés de la voie.

Nos villes, à nous, ont poussé dans le sol national de si profondes racines que, pour en trouver l’origine, il faut remonter jusqu’à l’époque romaine et parfois jusqu’à la Gaule indépendante. Elles ont été tour à tour lieux de refuge, villes impériales, fiefs ecclésiastiques, dépendances féodales, cités royales ; elles ont formé, dans certaines crises, le cœur même du royaume. Au lieu d’accuser Paris d’attirer à soi toute la vie du pays, on devrait plutôt admirer la force de résistance de ces robustes filles de notre sol, car elles ont traversé des révolutions vingt fois séculaires dont ni Paris ni aucun de nos gouvernemens éphémères ne sauraient être rendus responsables.

La base romaine, on la retrouve encore, sous les lichens et sous les ronces, dans les fondations d’une muraille à pic qui domine la campagne ; elle a servi de contrefort au palais des ducs, et elle porte aujourd’hui le poids de plusieurs administrations publiques. On dirait les couches successives d’une formation géologique. L’horizon qu’on aperçoit d’ici a peu changé depuis qu’il était contemplé par les yeux d’un proconsul romain ; et les mœurs administratives actuelles offrent plus d’un point de ressemblance avec celles de ces temps reculés.

Si la cathédrale, par l’effort puissant de sa masse, atteste encore la permanence du sentiment religieux, l’esprit du xvie siècle a déposé un peu partout ses bouffonneries et ses arabesques, mélange incomparable de grâce aristocratique et de verve populaire, qui devait passer dans le caractère national. Sons les rayons mouillés de notre ciel, dans la tiédeur exquise d’un été tempéré, les ciselures de la pierre, les rinceaux délicats, les galeries à l’italienne évoquent cette France des Valois, dont nous gardons encore l’empreinte : le plus séduisant des peuples, facile aux émotions, passionné jusqu’à la fureur, narquois jusqu’au scepticisme, simple et encore brutal dans ses impulsions, compliqué dans ses raisonnemens, si particulier enfin, que les artistes italiens eux-mêmes, comme le Primatice, changent de manière en changeant de climat, donnent à leurs figures les formes fuyantes des nymphes de Jean Goujon, et délaissent leurs beautés plantureuses pour les tailles ondoyantes de nos Françaises de race. Du palais, le style descendait à l’habitation privée et jusque dans la boutique. Les pauvres, ne pouvant faire mieux, traçaient autour de leur porte une courbe parfaite. C’est dans les souvenirs du xvie siècle qu’il faut retremper nos libertés provinciales. Les communes jurées du moyen âge sont trop loin de nous : elles dorment dans les vieilles chartes. Les bourgeoisies de la renaissance raisonnent et savent ce qu’elles veulent. Elles ont du bien et du loisir. Elles ne sont pas moins attachées à leurs privilèges qu’à la royauté, qui les a aidées à démolir les nobles et qui ne les a pas encore absorbées. Dans ces petites sociétés, on s’intéresse aux guerres d’Italie, on lit Rabelais et Montaigne ; et en même temps, on forme des unions de marchands, on a sa maison de ville et sa corporation.

Au-dessus d’un portique aux lignes hardies, trois statues sans tête tiennent entre leurs doigts brisés des instrumens de musique. Ces figures sont assez frustes et la pierre en est trop friable. Mais un souffle puissant soulève leur robe déchirée. Elles ont une liberté et une aisance qu’on ne retrouve plus au grand siècle. C’est de l’art de province. Il est éclos sur place, au lieu d’être fabriqué et estampillé par des procédés officiels. Cet édifice était la maison des luthiers. Les petits bourgeois nos ancêtres avaient dépensé, dans ces joyeusetés ingénues, un peu de leur vie surabondante. À cette époque, les corporations fécondaient le travail au lieu de l’emprisonner. Les institutions locales produisaient des fleurs et des fruits. Depuis lors, deux cents ans de despotisme jaloux et quatre-vingts ans de révolution ont coupé, taillé, nivelé ces pousses vigoureuses. Trop heureux si la vieille souche n’est pas morte, si la sève de l’association y sommeille seulement, et si les syndicats restaurés peuvent donner la main aux métiers du temps jadis !

Au xviie siècle, la vie municipale se ralentit dans la cité. Les constructions nouvelles deviennent rares. La grande noblesse bâtit à Paris ou embellit ses châteaux. Elle déserte la ville de province. Les hôtels ont une mine renfrognée. Le quartier silencieux qui entoure la cathédrale date de cette époque. Ce ne sont que portails sévères, grandes fenêtres majestueuses où s’ébattent correctement quelques Amours joufflus contemporains d’Anne d’Autriche, longs murs moroses qui tiennent la rue à distance au lieu de badiner avec le passant. Les marteaux des portes, avec leurs lions classiques, repoussent la main du visiteur, et les hautes bornes cerclées de fer ont une raideur de douairière. Il semble que, de toute éternité, l’herbe a dû pousser entre les pavés et que les ferrures des balcons ont été rouillées dès le premier jour. L’imagination ne peut évoquer, le long des perrons déserts, que de lourds carrosses, de lourdes perruques et de lourdes gens. Aujourd’hui, une sorte de moisissure semble envahir ces hautes maisons. C’est le séjour préféré de la petite noblesse et de la dévotion. Le soir, une course à travers ces rues désertes est une promenade dans un cimetière.

La place sur laquelle on débouche en sortant de cette nécropole ne manque pas d’une certaine grandeur. Elle a été construite au siècle dernier avec la préoccupation évidente d’imiter la place Vendôme. Ce sont les mêmes colonnes en relief cannelé, formant une sorte de palais continu. Une fontaine de style rococo se contourne au centre et nous reporte à cent cinquante ans de date, sous le ministère du cardinal de Fleury. Ce fut, pour notre ville, une ère de prospérité. L’industrie y naissait. Les relations avec les ports et les colonies devenaient fréquentes. C’est alors que le style de Versailles et de Trianon, réservé jusque-là aux habitations des nobles, fit invasion dans le haut négoce et que les riches marchands de la ville bâtirent cette place pour y vivre côte à côte dans une majestueuse opulence. Pleins de dédain pour les antiquailles et pour le style gothique, ils auraient transformé toute la ville si la mort, la banqueroute ou les révolutions n’y avaient mis bon ordre. Aujourd’hui, ces vieux hôtels sont envahis par les cabarets du bel air, les affiches en lettres d’or et les enseignes de dentistes. Une vie mercantile et grossière dérange la sereine immobilité des colonnes, se rit de la perfection de l’appareil et détruit la pondération des masses. Ainsi chaque génération croit fixer le temps. Mais il ne reste de son passage que le témoignage fugitif de ses aspirations ; les monumens qu’elle menaçait sont encore debout ; ceux qu’elle n’avait pas prévus sortent de terre ; ceux qu’elle a élevés sont détournés de leur première destination et ne forment plus qu’un îlot que le siècle prochain engloutira.

Moins nobles et moins harmonieuses sont les constructions modernes de la ville basse. Plus la fantaisie individuelle cherche à se donner carrière, plus elle retombe dans les formules banales du mauvais goût. Les négocians du xviiie siècle, qui copiaient Versailles, avaient un caractère ; les lignes un peu monotones de leurs édifices répondaient à une conception d’ensemble, tandis que ce mélange de tous les styles, ces cariatides trop bien portantes, ces chapiteaux surchargés qui imitent maladroitement les splendeurs de la capitale ne représentent rien, si ce n’est la richesse du fondateur et la pauvreté de son imagination. Il n’est pas beaucoup plus agréable de revoir ici l’horrible maison à cinq étages, ce phalanstère bourgeois qui crée l’encombrement sans favoriser les relations et qui entasse les unes sur les autres cinq ou six familles, dont le plus grand soin est de ne jamais se rencontrer, même sur l’escalier. C’est le triomphe de la société anonyme. On comprend encore que ce monstre se développe à Paris, où le terrain est fort cher et l’existence resserrée. Ne pouvant aisément se déployer en largeur, la grande ville monte en hauteur et les derniers venus se hissent sur les épaules des premiers. Mais ici l’espace ni la terre ne manquent. Les boulevards solitaires implorent des maisons. N’est-ce donc rien d’asseoir directement sur le sol ses lares domestiques au lieu de les loger dans les compartimens d’une boîte, le long d’une échelle de perroquet ? On regrette qu’une habitation séparée soit, en ville, le privilège de la fortune, alors qu’il serait si facile de construire, comme dans les faubourgs de Bordeaux, de longues files de petites maisons propres et tranquilles, ayant chacune un jardin.

Nous laissons sur notre gauche un cul-de-sac assez triste : c’est la place de la préfecture. Le préfet est bien logé : il occupe le palais des anciens intendans. Mais ce grand bâtiment a un air négligé. On dirait une immense hôtellerie dont l’unique voyageur serait pressé de partir. L’hôtel-de-ville, installé dans un ancien couvent, est mieux entretenu. On a blanchi à la chaux les longues galeries et les cellules où des cénobites laïques consacrent aujourd’hui des mariages civils.

Dans le coin le plus sombre de ce bâtiment, on a réuni, sous le nom de musée, un assemblage confus de copies en plâtre, de quelques bons tableaux, d’échantillons minéralogiques et de curiosités locales. Au rez-de-chaussée, un Laocoon commence à verdir. Un Apollon du Belvédère contemple avec colère l’œuvre d’un sculpteur indigène. Sous le regard bienveillant de deux ou trois magistrats à perruque, des armes anciennes gisent pêle-mêle à côté de fusils à pistons enlevés à la garde nationale. Quelques petits monstres enfermés dans des bocaux, des’ manuscrits de valeur inégale, des médailles romaines confondues avec des vieux sous du temps de Louis-Philippe, une bibliothèque de volumes dépareillés, rebut des châteaux voisins, complètent cette étrange collection, dont il serait difficile de dresser un catalogue satisfaisant.

Arrêtons-nous cependant à l’étage supérieur, où les tableaux sont un peu mieux classés. Les meilleurs sont contemporains de ces vieux hôtels dont nous avons admiré l’ordonnance. A cet heureux âge de grâce aisée et de pinceau facile, la médiocrité même savait se rendre supportable. Les bergers, les Amours aux contours amollis charment encore les yeux, tandis qu’à côté, semblables aux épaves du naufrage des ambitions, s’étalent les œuvres démesurées d’artistes modernes : presque toujours ce sont les fils du pays, les prodiges départementaux, qui, d’une aile imprudente, ont tenté de s’élever jusqu’aux cimes du grand art. Pour un talent qui perce, combien s’éteignent prématurément ou reviennent peupler les musées de province! On y rencontre de faux David qui n’ont que de l’emphase, de faux Géricault dont le pinceau est trempé dans l’encre, de faux Delacroix qui font du mélodrame. Paris ne saura jamais ce que coûtent ses jouissances. Sur ce point, la générosité de nos villes est inépuisable. A la moindre lueur de talent, elles expédient le futur grand homme à l’École des beaux-arts, paient sa pension, admirent naïvement ses productions. Quand l’échec est indiscutable, ces mères indulgentes restent seules convaincues du mérite de leurs fils et recueillent pieusement les reliques de ces martyrs de l’idéal.

Mais ce qui nous retient particulièrement, c’est une série de vieux tableaux et de gravures, à travers lesquels on peut suivre toutes les destinées de la ville. Voici d’abord une miniature du moyen âge, pleine de gaucherie dans la recherche de l’exactitude. Les clochers y prennent beaucoup de place et les remparts sont tracés dans tout leur développement, sans aucune perspective, comme sur un plan. Plus nette et plus précise sous le burin incisif de Callot, la silhouette connue domine tout un peuple de figures sveltes : des épées fanfaronnes relèvent des capes à l’espagnole. Un tableau plus ample représente une fête sous Louis XIV, à l’occasion de l’entrée d’un prince du sang. L’artiste, préoccupé de grandeur, a exagéré la perspective ; il donne à l’hôtel-de-ville les proportions d’un Versailles. Les peintres de cette époque trichent toujours avec la vérité ; ils lui mettent des talons et une perruque. Mais, sous ces dehors pompeux, on retrouve le profil connu des vieilles tours, et c’est toujours la même ville. C’est encore elle que ce graveur du xviiie siècle a surchargée d’ornemens parasites ; on dirait qu’il s’est fait un plaisir de chiffonner la réalité avec le dernier sans-gène. Sous ses doigts, la ville semble une vieille femme qui aurait mis de la poudre et des mouches. Enfin, elle nous apparaît une dernière fois, bourgeoise et propre, dans un tableau d’une platitude rare qui porte la date de 1830. Le peintre a copié comme à la loupe les maisons de la grande place, sans oublier une tache de plâtre qui tire l’œil, tandis qu’au premier plan un ouvrier sentimental, dont la blouse bleue est d’un fini admirable, se jette dans les bras d’un étudiant sublime.

Ainsi, depuis un temps reculé, des yeux différens contemplent les mêmes murs à travers le prisme changeant des idées. Ainsi chaque époque, asservie en quelque sorte au rêve particulier qui l’obsède, altère les proportions, modifie le contour extérieur des mêmes objets sans en abolir les lignes essentielles. Au milieu des interprétations les plus variées, la physionomie de la ville persiste, depuis le xni" siècle, et conserve son unité. Cependant, elle reflète en passant l’aspect des mœurs, grâce aux images plus ou moins troublées que chaque siècle nous en a transmises. L’antique cité s’est modelée sur l’humeur changeante des hommes : elle s’est faite tour à tour majestueuse ou riante, aristocratique ou bourgeoise, tout en demeurant identique à elle-même. Quand on sort du musée et qu’on la retrouve debout sous son ciel nuageux, on éprouve le même sentiment de respect qu’en présence d’un chêne dont le tronc renferme la sève accumulée des siècles et dont le front se couvre tous les ans d’un jeune feuillage.

II.

Le Français des villes est un être sociable et naturellement bon enfant, que la vanité isole et que la politique aigrit. Voilà ce qui saute aux yeux dès qu’on passe des édifices aux habitans.

Le bourgeois connaît à peine ses fournisseurs. Il ignore complètement les ouvriers. Il a fallu le terrible tremblement de terre de 1870 pour rapprocher tout le monde et pour confondre les rangs. On a vu alors sortir des taudis et des palais, des boutiques et des hôtels, des hommes qui, traversant tous les jours la même rue, ne s’étaient jamais regardés. Pour la première fois ils se dévisagèrent avec étonnement. De jeunes avocats, dont la faconde commençait à fleurir, fraternisèrent autrement qu’en paroles avec des charpentiers et des serruriers ; ceux-ci reconnurent pendant quelques mois, que tous les fils de la bourgeoisie n’étaient pas des fainéans. Après quoi, la paix faite, chacun rentra dans son trou et il ne fut plus question de fraternité. Tout au plus, de loin en loin, les souvenirs de la guerre font encore battre les cœurs. Au service, entre territoriaux, l’ancienne camaraderie reparaît. Dernièrement, dans un grand incendie, la seule présence d’un officier de mobiles, fort aimé de ses hommes, donna un élan incroyable aux ouvriers et disciplina la foule. Mais, dans la vie ordinaire, chacun vit pour soi, et les classes croiraient manquer à leurs principes si elles ne coupaient court à toute sympathie déplacée.

Si l’on peut constater un certain réveil de l’esprit d’association, c’est en bas, dans l’atelier et dans la boutique. Ces gens de peu prennent l’habitude de se divertir et même de s’entr’aider sans nous demander la permission. Il est vrai que, pour nous intéresser à eux, il faudrait surmonter des répugnances invétérées. Les fanfares incohérentes qui errent le dimanche sur les chemins de fer et qui, à chaque station, nous régalent de leurs cuivres enroués ; les chansons de café-concert répétées en chœur avec une voix de gorge; toute cette gaîté de barrière, ces lazzi banals comme les rues, ces interpellations intempestives mêlées de cris d’animaux, voilà de quoi nous faire fuir au bout du monde. Le bourgeois, que ce tapage importune, voue à tous les dieux infernaux les droits de l’homme et du citoyen. De plus, il a le désagrément d’apercevoir ses propres travers démesurément grossis dans les couches inférieures de la société. C’est un miroir déplaisant qui lui renvoie ses traits en les déformant. Idées d’emprunt, bribes d’éducation, sentimentalité fausse, gaudriole tombant dans l’ordure, tous les vieux galons dont se pare ce sosie de bas étage viennent de nous en droite ligne. La plaisanterie tourne chez lui à la farce de tréteaux et l’émotion à la grimace. Notre scepticisme, discrètement voilé sous les dehors du savoir-vivre, produit, dans les seconds rôles, les mangeurs de prêtres et les fanfarons d’incrédulité. Nos arts mêmes, ce mets des délicats, revêtent alors une couleur emphatique et vulgaire. Ces pauvres diables poussent jusqu’à l’indigestion notre goût du théâtre et du roman. Ils sont repus de littérature malsaine et de drames écœurans. Faut-il parler de leur politique? Assez faciles à vivre quand on les prend un par un, ils deviennent intraitables dans une réunion publique. Tout le monde connaît cette averse de phrases filandreuses que le dernier des Figaros verse, avec son eau de Portugal, sur la tête du client : c’est ainsi qu’on raisonne dans ce milieu-là. Évidemment la politique leur paraît une outre gonflée de vent qu’on se renvoie avec plus ou moins d’adresse. Si on leur demandait pour quel motif ils réclament avec tant d’insistance, du fond de leur province, la mairie centrale de Paris et en l’honneur de quel saint ils célèbrent, à grand renfort de petit bleu, l’anniversaire du 18 mars, ils seraient sans doute fort embarrassés. Toute leur joie est de contempler les figures effarées des badauds et déjouer, comme de vrais gamins, avec le feu !

Malgré tant de défauts qui agacent les nerfs, leurs actes sont plus raisonnables que leurs paroles. Tout n’est point à critiquer dans ces banquets un peu bruyans qui les réunissent périodiquement. Les retours des fanfares sont parfois pénibles, mais les départs sont magnifiques; et quand elles marchent bien en ordre avec leurs bannières frangées d’or et constellées de médailles, quand de braves gens, heureux de parader sous une coiffure militaire, se délassent du travail de la semaine en soufflant à pleins poumons dans leurs instrumens, bien sot qui s’en formaliserait. On peut rire tant qu’on voudra des sociétés de gymnastique, des sociétés chorales, des sociétés de tir et, en général, du penchant qui pousse les hommes à marcher au pas, musique en tête : mais c’est un bon emploi du dimanche. Nous aimons, quant à nous, à voir défiler ces guêtres de troupiers, ces ceintures multicolores et ces reins bien cambrés. Un de nos amis, qui s’est fait nommer capitaine de pompiers tout exprès, nous affirme que ces petites corporations ouvertes sont excellentes, qu’on les tourne aisément vers un but utile. Il a fondé, pour son compte, deux ou trois caisses de secours mutuels avec l’excédent des cotisations. Notre ami, qui est certainement un original, affirme que tous ces cerveaux subalternes sont en ébullition, qu’ils se débrouillent, que nous avons grand tort de ne pas les étudier de plus près. Depuis quatre ou cinq ans, la ville possède un nouveau groupe, d’intentions bien pacifiques : celui des « joyeux touristes du département. » Il se compose d’artisans et de petits employés. Les jours de congé, les «joyeux touristes » partent en bande pour faire des excursions pédestres aux environs. Ils dînent ensemble dans quelque auberge de village et rentrent le soir harassés et contens. Les uns cherchent des insectes et piquent triomphalement leurs trouvailles sur leur chapeau ; les autres portent une boîte verte pour herboriser. Ils ont, bien entendu, leur musique; au départ et au retour, dès l’aurore ou vers minuit, en passant devant les hôtels endormis, ils déchaînent leurs trombones, afin que nul n’en ignore. La vieille ville se frotte les yeux et ne reconnaît plus ses enfans. Et nous-mêmes, pour la plupart, ne sommes-nous pas fort étonnés, lorsque dans les cérémonies publiques, aux grandes funérailles par exemple, nous voyons sortir de terre ces milliers d’associations dont nous ne soupçonnions même pas l’existence ? Leurs devises, sans doute, ne nous plaisent guère. Leur panache rappelle un peu trop le casque de Mengin. Le mystère puéril dont s’enveloppent les loges maçonniques, les triangles entourés de lauriers, les bannières trop rouges, les prétentions des amis de la libre pensée, et même, pour tout dire, le fracas de cette ligue qui prétend nous donner des leçons de patriotisme, toute cette mise en scène froisse le bon goût. Mais à la réflexion, nous sommes plus équitables : nous sentons qu’il faut nous défaire de certains préjugés; que toute liberté, pour être féconde, doit être mélangée d’élémens impurs, et que toutes ces associations, parfois si enfantines, ont du moins sur nos conceptions abstraites un avantage énorme : celui d’exister.

La haute classe, au contraire , n’a qu’une préoccupation : c’est d’éviter le contact des gens mal élevés. Plus elle perd l’empire des faits, plus elle se montre exigeante dans le domaine des bienséances. Ici, 1789 est comme non avenu. La noblesse vit à part et ne voit guère la haute bourgeoisie. Les gros commerçans ne connaissent pas les petits. La magistrature forme à son tour une caste séparée dans le sein de la colonie. Les fonctionnaires arrivent, se déplacent, se visitent froidement et n’osent pas s’inviter, parce qu’il faudrait convier tous leurs confrères, beaucoup trop nombreux. Dans les garnisons, les armes savantes dédaignent la ligne et sont dédaignées de la cavalerie.

Naturellement, le préjugé des nobles est le plus tenace. Le personnel du quartier aristocratique est le même que celui des châteaux. Il vient ici afin de bouder publiquement. Un habitant nous raconte le fait suivant : « En 1871, dans le désarroi qui suivit l’armistice, les hasards de la route me rapprochèrent d’un hobereau fort entêté de sa qualité. Jamais je n’eus un meilleur compagnon, d’une humeur plus ouverte et plus familière. A nous entendre, on eût dit deux vieux amis dénués d’esprit de parti et cherchant la vérité avec une franchise ingénue. Déjà nous apercevions les toits de la ville. Lorsque les tours de la cathédrale parurent à nos yeux, les manières de mon compagnon devinrent plus réservées. La conversation tomba. En ville, il paraissait avoir oublié ma présence et s’arrêtait à chaque pas pour parler à des gens qui me toisaient de la tête aux pieds. Je m’esquivai discrètement et, depuis cette époque, je ne l’ai point revu. Ce bon vivant, en remettant le pied dans nos murs, était retombé sous le joug de l’opinion. »

Le haut commerce a presque autant de morgue. Il ne voit ni les professeurs, parce qu’ils sont trop pauvres, ni les fonctionnaires, parce qu’ils entretiennent des relations coupables avec le gouvernement. En revanche, on s’accable de dîners. À mesure que les vraies réunions deviennent rares, manger ensemble paraît le point capital de l’existence. D’abord il est facile de limiter le nombre des convives. Il y a les dîners professionnels, les dîners de famille, les dîners politiques. Ce qu’on voit le moins, c’est une société de gens aimables se réunissant autour d’une table pour déraisonner agréablement sous l’influence d’un vin généreux. Nos dîners de province ne sont que trop corrects. On n’y épargne ni les fleurs, ni les truffes, ni l’argenterie. La salle à manger exhale ce parfum de cave et de mousse humide qu’on remarque dans la boutique d’un fleuriste. Rien ne tempère l’effet réfrigérant d’un luxe à outrance. Il semble qu’on respire une odeur fade de bien-être coûteux jusque dans la parure des femmes, dans leur air ennuyé et indolent. Leur ton tranchant dénote une indifférence engendrée par la satiété. Leur moindre geste souligne le chiffre de leurs millions. Elles ne manquent cependant pas d’esprit quand elles veulent. Ce qui leur fait défaut, c’est la curiosité, la grâce intellectuelle, c’est-à-dire le mélange des qualités du cœur avec le mouvement de l’esprit. Toute cette richesse a poussé trop vite. Elle est sans saveur, comme les fruits de serre chaude, qui semblent faits pour les yeux, et non pour la bouche. Quand on s’est battu les flancs ’pendant toute une soirée pour éveiller l’attention d’une voisine chargée de diamans et d’ennui, on se lasse de contempler ces statues somptueuses et muettes. Le fumoir seul offre des compensations. Là au moins, les hommes se mettent à l’aise et se montrent tels qu’ils sont. Ils deviennent tout à coup loquaces dans ce nuage de fumée âcre qui fait tousser. Dire qu’il coule de leurs lèvres du nectar et de l’ambroisie, ce serait abuser des mots. Mais ils sont si heureux de n’être plus sous les yeux des femmes, de quitter leur tenue d’emprunt, de s’étaler sur les sofas, de se rappeler leurs grosses aventures de jeunesse, avec un clignement d’yeux et des tapes amicales sur l’épaule ! C’est un moment unique à saisir, comme le repas des phoques, au Jardin d’acclimatation. Dans leurs ébats légèrement vulgaires, ils ont des gaîtés de marsouins, ils font jaillir l’eau de tous les côtés. Nous apercevons enfin, sous le masque de convention, de bons bourgeois sans gêne, vifs d’intelligence et mobiles de gestes, Gaulois de propos, adorant leur métier, parlant tous à la fois, prenant le bruit pour la discussion, et, en somme très rapprochés du type populaire qu’ils méprisent.

Il est cependant, au milieu de notre bonne ville, un terrain neutre sur lequel les hautes puissances peuvent se voir sans se compromettre : c’est l’officine d’un libraire. Encore a-t-il fallu que ce libraire fût un homme de beaucoup d’esprit. On entre là pour feuilleter le livre nouveau. La conversation s’engage par hasard. On cueille sans effort, en fait de nouvelles et d’idées, le dessus du panier. La porte fermée, on ne se connaît plus, ou bien on échange un salut à distance. La maîtresse de la maison est d’ailleurs fort accommodante. Très souvent les habitués entr’ouvrent la porte, font un signe d’amitié à la bonne dame, et s’en vont sans plus de cérémonie. Ainsi les bourgeois de quelque valeur vont chercher presque dans la rue des distractions intellectuelles qu’ils ne trouvent pas à leur foyer.

C’est un spectacle curieux que de voir toute une partie de la nation, et la plus riche, sinon la plus éclairée, choisir ses opinions comme on choisit un chapeau, en consultant les modes. En ce moment par exemple, l’opinion républicaine est mal portée. On n’est admis dans certains salons qu’avec un air ancien régime. Quel régime? Peu importe. Le principal est de détester, et autant que possible, de tourner en ridicule la démocratie. Si on s’expliquait, ce serait la confusion des langues et la tour de Babel. Aussi on évite les explications. N’essayez pas, dans un tel milieu, de plaider les circonstances atténuantes en faveur de vos contemporains. On vous arrêterait par un sourire de pitié ou par des yeux levés au ciel. Il y a des questions qu’on n’aborde pas, des noms qu’on ne doit pas prononcer. Il faudrait ouvrir les fenêtres pour en dissiper l’odeur. Partez de ce principe que tout va nécessairement mal, que nous sommes en pleine décadence, à l’exception de quelques élus que le feu du ciel épargnera. Si les désastres ne sont point encore arrivés, ils arriveront demain. Si demain tout est tranquille, ce sont les faits qui ont tort. Les membres les plus intelligens du parti se contentent de poser comme axiome ce qu’il faudrait démontrer. Un jeune écrivain commence un livre par la phrase suivante : « On n’a jamais vu de nation subsister sous la forme républicaine... » Le reste découle naturellement. Telle est la tyrannie de la coterie, que les esprits les plus libres osent à peine s’y soustraire. La raison en est simple. Ils tiennent à leur monde encore plus qu’à leurs idées.

Toutes ces classifications, en apparence si absolues, ne sont pas fort anciennes. Nous les avons vues naître et se consolider d’année en année. Aujourd’hui les positions sont prises : mais en 1872, il n’y avait rien de fixe. Pendant que l’assemblée nationale se débattait dans les subtilités du pacte de Bordeaux, notre société provinciale, habituée à suivre une impulsion quelconque, ne savait où prendre son mot d’ordre. Il subsistait encore des traces de l’alliance contractée sous l’empire entre les partis vaincus. On voyait se succéder dans les mêmes salons un partisan des principes parlementaires, un royaliste fougueux, quelques vieux revenans de 1848 dont le lyrisme ne trouvait point d’écho, des adorateurs du sabre un peu honteux de leur culte. Aujourd’hui la haute société a fait son choix. Elle est royaliste et cléricale. On l’étonnerait beaucoup si on lui rappelait qu’elle n’a pas toujours eu des principes aussi arrêtés. Les femmes ont joué un grand rôle dans cette émigration à l’intérieur. Gambetta eût-il été le plus modéré des hommes, elles ne lui auraient pas pardonné ses allures de tribun. Le reproche le plus sanglant qu’elles adressent aux républicains, c’est de manquer d’éducation. Leur verve moqueuse s’exerce de préférence contre les femmes des hauts fonctionnaires, lorsque celles-ci portent un peu gauchement la toilette. Comme pour mieux marquer le caractère de cette singulière opposition, si impuissante et si hautaine, les reines de la mode sont aussi celles de l’opinion.

Nous connaissons cependant quelques intérieurs dont les principes invariables commandent le respect. Il est bon d’y pénétrer : on apprend ainsi à connaître la vieille France. Une demoiselle fort mûre et de haute naissance habite une grande maison solitaire, dont les fenêtres dominent les anciens remparts et la campagne. De sa chambre, paisible comme une chapelle, et protégée par un double châssis, on embrasse un immense horizon. L’aspect d’un ciel souvent agité et traversé par des rafales fait contraste avec le silence et la paix de cette demeure, tout imprégnée d’un parfum de cierges et d’eau bénite. L’âme de la maîtresse du logis n’est pas moins close aux influences du dehors, et cependant elle regarde avec curiosité le spectacle du siècle, de même qu’à travers la vitre elle aime à contempler un orage sans l’entendre. Elle a été très belle en son temps ; de son ancienne beauté il est resté l’aisance et la grâce. L’âge a plutôt terni que creusé son visage. Ses yeux encore très vifs, ses cheveux partagés en bandeaux plats, à peine semés de quelques fils d’argent, sa bouche fine et un peu pincée composeraient un ensemble agréable s’il ne s’y joignait une expression dédaigneuse. Quand elle cause, les bras serrés sous un châle de dentelles qui dessine sa taille, elle ramène une de ses mains sous son menton, et penche sa tête avec un air de méditation mélancolique, dans la pose de la Polymnie du Louvre. Cette attitude était fort à la mode vers 1845. Sa conversation est scandée de soupirs et de sous-entendus. Elle accentue chaque mot, comme si le sens naturel des phrases ne pouvait contenir une infinité de choses qu’elle veut y meure. Elle a coutume de dire, en parlant de son entourage : « Nous autres, carlistes !… » expression mystérieuse, si l’on ne savait que, sous Louis-Philippe, les légitimistes français se désignaient eux-mêmes par le nom de la faction que la politique du roi-citoyen combattait en Espagne.

Une douzaine de ces carlistes en cheveux gris se réunissent ici le soir pour faire leur partie de whist et forment le plus étonnant assemblage d’opinions dogmatiques. L’un d’eux surtout, avec sa longue figure pâle et son fanatisme inflexible, a été surnommé dans la ville « le duc d’Albe, » et paraît, réellement un échappé de l’Escurial, tout prêt à rallumer les bûchers de l’inquisition : au demeurant, le meilleur homme du monde. Il aurait fallu à ces gens-là, non pas un Louis VIII, mais le Louis XIV des dragonnades, ou le Charles X des ordonnances. À pareille hauteur, ils confondent dans le même mépris toute la pourriture du siècle. Empire, république, royauté constitutionnelle, c’est tout un pour eux. Contre la maison d’Orléans, leurs griefs prennent la proportion d’une haine de famille. Les protestans seuls ont le privilège de les irriter davantage. Ces deux erreurs de l’humanité, la réforme religieuse et le régime parlementaire, leur paraissent la source de tous nos maux. Nous avons entendu un prédicateur en renom raisonner de la manière suivante : Tous les désordres sociaux, et notamment la commune, ont pour origine la querelle de Philippe le Bel et de Boniface VIII. En effet, l’humiliation de la papauté a produit le grand schisme. Du grand schisme est née la réforme. Celle-ci a enfanté le Discours sur la méthode, et de cette philosophie pernicieuse, l’esprit d’examen s’est répandu sur toutes les connaissances humaines : après Descartes, Montesquieu ; après Montesquieu, Rousseau et Voltaire, qui sont les pères de la révolution, laquelle dure encore et conduit à l’anarchie et à la mort. Ce raisonnement à la Purgon est familier à nos ultras. Il y a de mauvais journaux : donc il faut bâillonner la presse. Notre raison nous égare quelquefois : donc il faut asservir la raison. En d’autres termes, il y a des ivrognes : donc il faut supprimer le vin.

Le plus piquant, c’est que, dans ce cercle intime, on admet un vrai fils de conventionnel, un petit homme à raisonnemens carrés, qui, sur certains points, dépasse Saint-Just : l’existence de Dieu lui paraît une hypothèse tout à fait contestable. Par quel mystère ces intolérances peuvent-elles se supporter mutuellement ? Apparemment, la distance est moins grande entre sectaires de droite et de gauche, qu’entre tous les deux et les hommes d’opinion moyenne. Les chevau-légers, formant la majorité, ne sont pas fâchés d’avoir sous les yeux une démonstration vivante en faveur de leur doctrine. « Car enfin, disent-ils, entre la foi aveugle et la négation absolue, on ne peut s’arrêter en route. Voyez plutôt cet infortuné… » Il s’ouvre alors des discussions épiques. Tandis que la maîtresse de maison verse aux assaillans une pâle décoction sous le nom de thé, ceux-ci, tout en battant les cartes, fondent de tous les côtés sur le libre penseur comme sur une proie, et l’accablent d’une grêle de flèches. Il fait tête en homme de courage, riposte vigoureusement, daube sur les préjugés gothiques, et la bataille continue, sans issue possible, entre les champions bardés de fer et le petit fantassin agile, jusqu’au moment où chacun s’en va coucher, fort satisfait de son personnage. Il nous est arrivé souvent, après avoir respiré cette atmosphère d’un autre siècle, de nous pincer pour nous assurer que nous étions bien éveillé. On comprend qu’à la longue les fidèles d’une petite secte, à force d’entendre le même son, croient sérieusement qu’il n’y a qu’une cloche. En sortant de cette maison hospitalière, il nous fallait dévorer cinq ou six journaux pour retrouver le diapason du siècle.

D’autres familles, sans aucun préjugé de caste, sans souci de la mode, avec beaucoup d’ouverture d’esprit et de connaissances, professent des opinions qui nous paraissent arriérées et se refusent obstinément à suivre le mouvement du jour. C’est l’ancienne France qui regarde vivre la nouvelle, et qui la juge avec un grand détachement. Au siècle dernier, la haute société était plus libérale que son temps. Aujourd’hui, la thèse est retournée, et l’humeur frondeuse s’exerce aux dépens des faiseurs de réformes.

Arrêtons-nous devant cet hôtel spacieux, d’apparence modeste, qui ouvre ses lourdes arcades au fend d’une rue peu fréquentée. On nous introduit dans une pièce très haute, un peu sombre, où se tient un petit vieillard fort alerte, malgré ses quatre-vingt-sept ans. C’est le doyen des négocians de la place. Il porte encore, comme jadis, la cravate blanche enroulée plusieurs fois autour du cou. Son visage sec et bleuâtre, rasé de près, respire un enjouement spirituel. Il passe constamment sur ses lèvres une petite langue acérée. Son sarcasme ne blesse jamais, tant le goût de la satire est tempéré chez lui par des habitudes de courtoisie. Quand on le contredit, le mouvement silencieux de sa bouche devient plus rapide et plus saccadé ; mais il se possède et plaisante au lieu de s’emporter. On doit y regarder de près pour discerner, sous sa bienveillance, une certaine ironie voilée. Les fils, qui sont mariés et qui vivent sous le même toit, ont de la bonhomie, avec moins de feu et de vivacité. L’aîné grisonne ; il a le regard en dedans des hommes absorbés par les recherches scientifiques. D’abord collectionneur, de proche en proche, son esprit exact s’est tourné vers la haute culture intellectuelle. À sa place, un Anglais eût considéré la fortune comme un levier : il en aurait décuplé la puissance par le crédit. De l’autre côté du détroit, on veut agir et gouverner ; ici savoir et comprendre.

Au dîner de famille, les brus se groupent autour de l’aïeul. Quelques-unes ont déjà passé fleur, mais elles ont une gaîté tranquille, un ton à la fois réservé et caressant d’un charme extrême. C’est dans les yeux des femmes qu’on peut lire l’histoire de la maison. La paix du cœur, le bonheur intime, quelques pleurs versés sur les tristesses inévitables, tout y a laissé sa trace. La politesse un peu froide des hommes devient ici bonté communicative et s’épanouit en grâce pénétrante.

Cependant, le patriarche s’est animé en causant. Au dessert, il fait passer un certain rhum d’une couleur sombre, d’une chaleur et d’une force remarquable, qui a, dit-il, cent ans de date. Tout son passé lui apparaît dans la transparence de cette topaze brûlée, où dort depuis si longtemps un rayon du soleil des tropiques. Il raconte ses premières armes, ses traversées, et, comme s’il s’agissait d’hier, une spéculation que fit son père pendant le blocus continental. Il a connu les négocians d’autrefois et décrit leurs allures de grands seigneurs. Il fait revivre sous nos yeux des figures entrevues dans des miniatures pâlies, des têtes poudrées, des visages satisfaits et solennels sur de hautes cravates, des nègres à livrée rouge et or, des patrons de navire à mine de forbans, tour à tour commerçans, flibustiers et corsaires, — car à cette époque on naviguait le pistolet au poing, et le bateau marchand était armé pour la défense et pour la course. Toute l’audace de ces temps héroïques, toute l’ampleur d’un commerce aristocratique et en même temps le goût des produits chers et fins, la bonne foi des transactions, les relations lentes, mais solidement formées, voilà ce que l’esprit, doucement excité, croit apercevoir dans une goutte de vieux rhum.

Au fond, la carrière de cet industriel résume admirablement les oscillations par lesquelles a passé toute notre bourgeoisie locale ; elle explique ses incurables défiances. Il entre dans les affaires vers 1813. On trafique entre deux guerres, ou plutôt c’est une guerre perpétuelle. Il se tient coi : trop heureux de n’être pas endetté quand le système s’écroule, et de rester seulement aussi gueux que devant. Avec la restauration un peu de calme s’établit. On respire, et on engage timidement quelques opérations, non sans tourner un œil inquiet vers Sainte-Hélène, d’où le héros pourrait s’échapper. Au dehors, toutes les places sont prises. L’Inde est perdue depuis longtemps. Les trois quarts de nos colonies sont à l’eau. La porte des autres nations est à peine entre-bâillée. C’est alors que le gouvernement a l’ingénieuse idée de fermer tout à fait la nôtre par un entassement prodigieux de taxes, de surtaxes et de contretaxes. Aux coups de fusil succède une guerre de tarifs. Que fait cependant notre négociant ? Il fabrique un peu, il achète et revend : mais sans audace, car il n’a pas d’horizon. C’est un métier d’épicier en gros. Et puis on s’accoutume à la protection comme au cache-nez et à la flanelle. Quand elle vous manque, on attrape froid. Arrive 1830. Il est alors dans la force de l’âge. Si le vent de la liberté commerciale enflait ses voiles, il serait temps encore de prendre le large. Mais cette liberté-là ne figure pas dans la charte. D’ailleurs, tous les matins, le digne homme lit dans son journal le récit d’une émeute ou d’un attentat. Sur dix-huit années, il en passe quinze dans les transes. Il s’enhardit en voyant durer M. Guizot. Il se tâte, il va se lancer. Il monte une grande opération… pour 1848. Février lui apprend qu’il avait tort d’avoir confiance, et les journées de juin ne sont pas pour le rassurer. Il tremble pour son coffre-fort autant que pour son usine. Le second empire lui garantit au moins la possession du premier. Mais l’empire traîne avec lui des souvenirs suspects, un grand sabre, un plumet, toutes choses dont il a horreur pour les avoir trop aimées quand il était petit. Vers 1860, lorsqu’il croit toucher au port, déjà vieux, secoué par le flot, on lui déclare soudain qu’il est libre, qu’il n’a plus besoin de protection, qu’il doit compter sur ses seules ressources ; et sans consulter personne, le gouvernement lève toutes les digues, abaisse toutes les barrières. Il lui manquait encore d’être aux prises, quinze ans plus tard, avec les hésitations des assemblées. En vérité, ce n’est pas la timidité de notre commerce qui doit surprendre, c’est au contraire la vigueur d’un tempérament qui lui a permis de survivre à de tels cahots.

Les mêmes vicissitudes ont rendu toute la haute bourgeoisie timorée ou sceptique en matière politique. Avant de se renfermer dans un silence hostile, elle a partagé toutes les illusions de son temps. En feuilletant les archives de ces familles, on y trouve la trace de bien des variations. On les voit tour à tour séduites et dégoûtées par la révolution, dominées d’abord par le prestige impérial, puis effrayées de la soif des conquêtes, désapprouvant, sous la restauration, les vengeances et les capucinades, mais cherchant dans la royauté le point fixe d’Archimède ; attendant, pour se rallier franchement, qu’un régime ait fait preuve de durée, et sans cesse rejetées, par de nouvelles révolutions, dans les mêmes perplexités ; rarement fanatique, jugeant les gouvernemens successifs avec une amertume de plus en plus marquée à mesure qu’ils se montrent plus caducs, et se réfugiant enfin dans le giron de l’église, comme dans le seul édifice immuable au milieu de la mobilité du siècle. Nous avons tenu entre les mains une liasse de lettres, toutes jaunies par le temps, dans lesquelles un bourgeois avait consigné sans préméditation l’histoire de sa vie depuis 1805 jusqu’à 1852. Cette correspondance n’offrait par elle-même rien de saillant : l’écriture était magistrale, les phrases d’une longueur démesurée, les faits noyés dans la pompe des maximes générales. Mais l’auteur des lettres représentait fidèlement la moyenne de sa génération. Cet homme, qui, dans les dernières années de sa vie, passait pour le légitimiste le plus ferme, avait été pourvoyeur aux armées en 1806, maître des postes en 1814, et il sollicitait une place de sous-préfet pendant les cent jours. Son langage, tout gonflé au début de l’emphase révolutionnaire, prenait à la fin une teinte religieuse. Il était parti de Diderot pour arriver à Joseph de Maistre. Après avoir cru à tant de choses et subi de si cruels démentis, après avoir épuisé toutes les formes de l’enthousiasme et de l’indignation, il s’était arrêté sur le seul terrain qui ne se dérobât pas. L’ancienne bourgeoisie dirait volontiers, de même qu’un vieux prêtre qu’on poursuivait d’objections théologiques : « Je suis lasse de controverses. Laissez-moi me reposer dans une foi quelconque et en jouir, avant de mourir. »

Ainsi la bourgeoisie des villes, moins apte au gouvernement que celle des campagnes, vit comme étrangère au reste de la nation. Elle est assurément fort respectable, et elle a de grandes vertus privées. Mais elle ne sait ni grouper les hommes, ni les conduire. Hardie dans ses jugemens, timide dans ses actes, elle forme des coteries, c’est-à-dire des petits conservatoires de traditions étroites, et non des associations fécondes, exposées à l’air libre. En offrant à la foule un idéal contraire à ses aspirations, elle se condamne d’avance à l’avortement. Elle se réfugie alors dans une indifférence hautaine, et, comme tous les vaincus, se console de l’inaction par des railleries. Même les habitudes laborieuses d’une partie de ses membres tournent contre elle et ne la préparent pas à la vie publique. Ses aptitudes professionnelles manquent d’élasticité et de variété. Lorsque, après fortune faite, ce petit courant d’activité s’arrête, il ne reste plus rien. Un bourgeois ressemble alors à une pendule dont on ôterait le balancier. Il cesse de marquer l’heure. Dans l’ordre social, ces mœurs comportent un certain appauvrissement. Si l’on juge les hommes par l’idéal qu’ils poursuivent, celui de la bonne société est un personnage contenu, court de geste, craignant le ridicule, dépourvu d’autorité virile, analysant ses passions et s’abandonnant à des rêveries sans but. La religion du moi peuple le monde et les livres d’Olympios en habit noir. Quant à la morale courante, c’est le manuel de la civilité puérile et honnête. Elle demande moins de rigidité que de correction, proscrit les émotions trop vives, les opinions trop libres et les passions trop fortes. Cette sagesse mesquine, auprès de l’audace populaire, c’est le parfum discret d’un jardin de curé à côté des âpres senteurs de l’océan.

Au temps où Balzac écrivait, la vieille bourgeoisie dominait sans partage au chef-lieu et lui imprimait un caractère d’immobilité. Aujourd’hui, la ville a repris un aspect animé. Grâce aux nouveaux chemins de fer, elle est devenue, en fait comme en droit, le véritable centre du département. Les anciennes familles n’ont plus qu’une valeur archéologique, et l’influence qu’elles exercent sur l’opinion se circonscrit chaque jour davantage. En vain elles se réfugient dans les quartiers tranquilles. Le flot montant frappe à leur porte ; et si les nouveaux courans qui sortent des campagnes ou des faubourgs sont fort mêlés, ils ont du moins pour eux le mouvement et la vie.

Un grand bal de bienfaisance doit être donné au théâtre, au profit des œuvres laïques. Selon sa coutume, la noblesse s’abstient. Tandis que les lustres du théâtre s’allument, elle souffle sur sa veilleuse et s’ennuie avec dignité derrière ses murs gris. Une trentaine de familles bourgeoises, servilement entraînées dans l’orbite de ces astres intermittens, se tiennent également à l’écart, au grand désespoir des jeunes filles, qui n’ont pas dansé de tout l’hiver et qui valseraient volontiers sur les dissentimens politiques. En revanche, tout le reste de la ville viendra. Le prétexte bienfaisant fait taire les divisions de paris. Non-seulement le chef-lieu, mais les petits centres départementaux se mettent en mouvement et députent à la métropole des bataillons plus robustes qu’élégans. Les lignes d’intérêt local regorgent de figures fraîchement rasées, de cheveux tout luisans de pommade, de bons petits visages féminins étonnés et affairés, que leurs toilettes suivent enfermées dans d’énormes caisses. Des mains hâlées s’exercent à entrer dans des paires de gants d’un numéro superlatif. À la même heure, les habitans des beaux hôtels de la ville se consultent : Irons-nous ? Au fond, ils savent parfaitement qu’ils iront. Depuis quinze jours, les doigts de toutes les couturières sont occupés à froisser la gaze et à plisser la dentelle. Déjà le coiffeur est à l’œuvre, et l’on feint encore d’hésiter. « Quoi ! ma chère, vous allez à cette horreur de bal ? — Que voulez-vous, ma chère ! il faut bien encourager le commerce. Ces pauvres gens ont gagné si peu cet hiver. Et puis, mon mari a des obligations. Une femme doit faire certains sacrifices, etc. » Bref, on y va, après avoir étudié dans son boudoir une entrée pleine de condescendance : la tête légèrement penchée en arrière, la démarche languissante, et ces mouvemens d’épaules résignés qui semblent dire aux amis : « Vous voyez ! nous y sommes, mais à notre corps défendant. Il faut prendre la chose en plaisanterie. »

Cependant, le préfet se promène de long en large dans son cabinet et se demande si la fête réussira. Il en a mûri le plan, guidé par la main légère de sa femme. Il voulait d’abord donner un grand bal à la préfecture, mais son bon ange lui a insinué que le drapeau préfectoral effraierait beaucoup de gens, qu’une fête de bienfaisance était un gage de neutralité : on ne tire point sur la croix blanche de la société de Genève. Aussi la conception de ce bal est un chef-d’œuvre de diplomatie. Des adversaires de dix ans doivent s’y rencontrer, comme par surprise. Une manœuvre bien conduite, un mot lancé à propos, peuvent faire tomber les résistances de cinq ou six cantons. Le premier magistrat du département, après avoir aiguisé la pointe de ses intrigues, revêt, avec sa cravate blanche, son air de cérémonie, et contemple avec satisfaction dans la glace les traits d’un petit Machiavel.

Mais le plus absorbé est certainement le maire de la ville, candidat à la députation, qui se considère, lui aussi, comme l’inventeur de la fête et qui compte en faire un tremplin électoral. Il emporte cinq ou six paires de gants : ce sont des relais pour les nombreuses poignées de mains qu’il doit distribuer sur son passage.

La fête est dans son plein. On a fort habilement disposé, pour descendre dans la salle, un grand escalier à la Véronèse, tout tendu de velours rouge. Sur les marches, les traînes se déploient en plis audacieux. Les corsages se cambrent en s’appuyant sur le velours des rampes. Les bras, gantés jusqu’au coude, supportent des têtes blondes ou brunes qui se penchent sur les balustrades. Une chaîne capricieuse de petits groupes se noue et se dénoue du haut en bas de l’escalier. Elles paraissent charmantes, toutes ces provinciales, semées en bouquets épars, et chuchotant derrière les éventails. Elles ont plus de sève que les Parisiennes. Leur grâce n’a rien d’alangui. Elles rient et s’amusent de bon cœur. On voit bien, par-ci, par-là, quelques bras rouges. On remarque dans les mouvemens plus de force que de finesse. Mais cette brusquerie même n’est pas sans charme. Tous les petits pieds frétillent à l’appel de l’orchestre, et les danseuses, au lieu de rester empêtrées dans leurs atours, relèvent, avec une vivacité d’enfans robustes, les longues queues des robes, afin de danser plus commodément.

Les hommes ont d’abord formé une espèce de bataillon carré au milieu de la salle, pour soutenir le feu convergent des regards. On dirait qu’ils ont peur de montrer leur dos à l’ennemi. Ils ont un vague sentiment que le dos les trahit. Ils peuvent encore surveiller la façade : mais les faux plis de l’habit sur les épaules, l’encolure pesante, la marque du bureau sur l’échine, voilà ce qui les inquiète, car ils sont presque tous gens de travail et n’ont point la tournure aisée des oisifs. À côté du teint mat des jeunes gens à la mode, on. reconnaît facilement les visages plus montés en couleur des habitans de la campagne : ils étouffent sous l’habit de parade. Nous retrouvons là notre ami le docteur, et tout un escadron de jeunes fonctionnaires cantonaux, propres, rondelets et roses, qui ressemblent aux figurans de l’Odéon jouant le rôle d’hommes du monde dans une pièce de Ponsard.

Cependant, le lourd bataillon s’ébranle et aborde l’ennemi en ordre dispersé. Les bons valseurs se détachent en éclaireurs. Le premier moment de gaucherie passé, chacun rentre dans ses allures naturelles, et tout le monde y gagne. On n’aperçoit plus les petits ridicules. Au moment où les contrebasses reprennent à l’unisson le rythme profond de la valse, la phrase musicale monte, emplit les voûtes, retombe en murmure voluptueux et semble entraîner dans la même harmonie la salle éclatante et sonore, les flots de satin et le tourbillon des groupes. C’est la ville entière, la ville grisée de bruit et de lumière, que le plaisir soulève sur son aile puissante. Elle plane au-dessus de la région où se font et se défont les fortunes et où s’agitent les ambitions. Décidément, plus la soirée avance, plus le parti de l’insouciance l’emporte. Les dames dédaigneuses oublient leur froideur de commande et se laissent gagner par l’entrain contagieux des campagnardes. Le préfet, qui était entré d’abord avec la majesté d’un triomphateur, est un peu vexé de voir qu’on ne fait aucune attention au premier fonctionnaire du département. Sans égards pour son importance, le tourbillon des groupes le froisse en passant; la cohue des irrésolus, flottant au milieu du bal, le pousse dans tous les sens; et, quand il va glisser dans l’oreille d’un personnage une période savamment préparée, l’orchestre couvre sa voix. Il semble que les violons moqueurs se jettent au travers de ses finesses et bourdonnent dans sa tête comme un essaim de mouches. Quand il se retourne, l’occasion s’est envolée, et le gros personnage n’est plus là. Et puis, le moyen de résister à ces rires étincelans qui vous partent de tous les côtés, à cette atmosphère vibrante ! La politique est bientôt en pleine déroute. Des échos de jeunesse chantent alors dans la mémoire des administrateurs les plus fermes. Ils deviennent sémillans avec les dames et goguenards avec leurs contemporains. La majesté étudiée du maire n’a pas mieux résisté à la détente générale. Vers trois heures du matin, maire et préfet, entourés de quelques joyeux drilles, se rencontrent autour d’un souper fin, et, tout en sablant du Champagne, racontent des aventures assez raides.

Le caractère saisissant de la fête réside dans le sentiment confus des intérêts, des soucis, des labeurs, sur lesquels s’étend cette surface brillante. On ne peut s’empêcher d’y voir l’image de la mêlée démocratique. Sans doute, un observateur qui s’arme d’un monocle impitoyable et qui examine chaque groupe séparément, remarque plus d’un détail choquant ou vulgaire : l’ensemble est vigoureux et sain. Des salons seraient trop étroits pour contenir cette foule au geste exubérant ; elle s’y sentirait mal à l’aise. Mais dans l’immense nef, où toutes les coteries sont noyées, elle déploie une grâce imposante et mâle.

III.

Vigueur et santé : telle est, en effet, l’impression dominante que nous rapporterons du département. Repassons, dans une vision rapide, les grands horizons aux lignes onduleuses, les blés à perte de vue, les coteaux chargés de vigne, les royales forêts percées de larges trouées, les friches que la charrue envahit ; puis les gros villages avec leur odeur d’étable et de foin coupé, les petites villes endormies, les usines pleines d’une sombre activité. En même temps, les figures défilent sous nos yeux : paysans obstinés, un peu lourds; marchands bavards et industrieux; ouvriers adroits et phraseurs; bourgeois timides et honnêtes. Presque tout le monde travaille. Pardessus les divergences particulières, les rancunes et les rivalités de classe, plane une atmosphère de bonne humeur. Une vapeur lumineuse adoucit les angles des préjugés et des passions. Elle flotte partout, impalpable et légère. Elle déride sur la colline la vieillesse morose du château féodal ; elle rafraîchit dans la plaine le laboureur qui supporte le poids du jour ; elle passe comme un souffle sur le front du manœuvre ruisselant devant la gueule béante des hauts-fourneaux. Le paysan, naturellement grave, n’y résiste pas : le contact de son semblable le réveille ; il éclate en plaisanteries salées, en dictons et en images. Des adversaires prêts à s’entre-dévorer s’arrêtent tout à coup et se regardent en riant comme des augures. Même caractère, même climat : le nôtre est souvent excessif. La chaleur arrive, imprévue, tropicale. On sèche, on devient mauvais. Puis, soudain, le vent d’ouest amène une petite brise de mer. Le lendemain on se lève avec une chanson sur les lèvres, et les cauchemars s’en vont en fumée. Si, dans un tableau du pays, on oubliait cette nuance d’insouciance et de gaîté, les tons paraîtraient criards et faux, les groupes seraient trop tranchés. Ce ne serait plus la vraie France, mais une peinture de fantaisie, poussée au noir, comme des barbouilleurs d’enseignes politiques en fabriquent tous les jours pour les besoins de la cause.

Le seul témoignage de nos yeux ne devrait-il pas nous rassurer contre les prédictions des médecins Tant pis ? Cette mosaïque de champs cultivés avec amour, ces riches vallées, ce réseau de routes dont les rubans clairs se croisent dans tous les sens, toute la parure sévère et gracieuse que des mains infatigables tissent incessamment sur les flancs de la vieille Cybèle, est-ce donc le linceul d’un peuple qui se meurt ? Tout bourrés que nous sommes de philosophie creuse, chaque aspect de cette France trop aimée nous fait rougir d’avoir pu douter d’elle. En la voyant si belle et si vivante, dans ses horizons familiers ; en contemplant la moisson nouvelle sur ce sol chèrement disputé à l’étranger, une émotion nous monte à la gorge. Jetons nos livres et laissons-nous séduire. Le muet langage des plaines, des fleuves, des bois et des collines possède une vertu secrète qui force à croire. Est-ce que l’homme ne communique pas à la terre elle-même quelque chose de sa force ou de sa faiblesse, de son courage ou de son inertie? Est-ce que les ressources d’une civilisation ne se trahissent pas dans les parfums agrestes et dans les sillons réguliers, de même que le caractère, chez les individus, se devine moins par les paroles, souvent menteuses, que par le jeu involontaire de la physionomie? Si un individu à la poitrine large, à la respiration égale, au teint reposé, nous parle de sa fin prochaine, nous haussons les épaules. À notre tour, n’imitons pas ces malades imaginaires qui cherchent le nom de leurs infirmités dans les dictionnaires de médecine. Ils n’ont pas lu vingt lignes qu’ils se croient perdus.

« Mais les hommes, dites-vous, me gâtent le pays. J’aime la campagne et je hais la province. » A coup sûr, nos compatriotes ne sont pas des anges ; trop souvent brutaux, ignorans, avides, d’accord; corrompus et impuissans, non pas. Leur âpreté au gain, leurs querelles de clocher, leur amour-propre même sont, comme leurs solides vertus, des gages de vitalité. Ils ne ressemblent pas plus à des êtres malsains qu’une fille des champs, fraîche et drue, ne ressemble à une créature dépravée, parce qu’elle s’émancipe un jour de printemps. Virgile, ce provincial impénitent, disait de l’Italie : « Terre riche en moissons, riche en hommes. De même, la France départementale contient des réserves de force et répare incessamment la dépense excessive d’une société raffinée. Si nos concitoyens se montrent plus entreprenans qu’aimables, croit-on que nos ancêtres, qui ont fondé la grandeur nationale, étaient des agneaux sans tache? Querelleurs et batailleurs, c’est à force de gourmades qu’ils ont conquis leur place au soleil. Ainsi font les gens d’aujourd’hui, avec des goûts moins sanguinaires. On nous crie : ce mouvement démocratique, que vous prenez pour un signe de vigueur juvénile n’est que la fièvre des peuples en décomposition. L’histoire nous enseigne au contraire que les nations vieillies sont les nations immobiles, et que la plus grande chance de durée réside dans le renouvellement incessant des classes supérieures. Que les décadens aient trouvé pour eux-mêmes une expression juste, c’est possible. Ils voient jaune, parce qu’ils ont la jaunisse. A côté d’eux, sous leurs pieds, la sève monte, frissonne et s’épanouit. Aveugles pour tout le reste, ils ressemblent à ces bonzes de l’Inde qui contemplent l’univers dans leur nombril.

Raisonnons cependant, et tâchons de définir le tempérament politique de ce peuple, sans dénigrement et sans flatterie. Il est incontestable que le grand nombre est indifférent aux questions politiques. Nous sommes, dans la France entière, quelques milliers, et dans le département, quelques centaines qui menons grand bruit autour de nos combinaisons. Le tapage des discours et des journaux lait illusion de loin. La foule ne s’en soucie guère, ou ne s’émeut que par accès pour retomber ensuite dans un calme plat. La politique d’un cultivateur, c’est de bien vendre son blé ; celle d’un vigneron, de n’être pas gouverné par son curé ; celle de l’ouvrier, de se sentir mal à l’aise partout, et d’aspirer à un changement quel conque. Le manant dégrossi veut devenir bourgeois, et le bourgeois défend comme il peut ses prérogatives. Nulle part, on ne rencontre ces vertus civiques qui, selon Montesquieu, sont nécessaires à la république. Le goût des affaires, la connaissance des hommes, des aptitudes administratives remarquables, et, dans toutes les classes, un amour sincère de la patrie, voilà des dons qui ne sont point à dédaigner. Mais, à l’exception du patriotisme, dont les élans sont rares, la plupart de nos qualités se déploient dans une sphère étroite, et le sens de l’intérêt général est peu répandu.

Il ne faut pas oublier qu’en Europe, la conscience des peuples s’est éveillée tard, et que, sans « la servitude volontaire » flétrie par La Boétie, les nations modernes n’existeraient pas. Les échanges de provinces, les guerres de conquête, et toutes les entreprises royales n’auraient pas été possibles si le dernier des paysans avait été appelé à donner son avis sur les affaires publiques. Chacun aurait voulu limiter la patrie à son horizon immédiat, et l’on aurait eu l’Italie du xve siècle, ou la Grèce antique, c’est-à-dire de petites communautés glorieuses, jalouses, éphémères, incapables de réparer leurs brèches. Au contraire, voici des demi-barbares, animés de sentimens vagues et puissans, aimant la guerre pour la guerre, servant à leur insu l’ambition de leurs chefs : ceux-ci sur veillent attentivement les agitations sourdes, les craquemens de cette masse confuse. Au premier symptôme de fermentation religieuse, sociale ou politique, ils tournent la fureur du peuple contre leurs propres ennemis ; et la lave incandescente des passions tumultueuses, brûlant tout sur son passage, se précipite dans le chenal tracé d’avance par la politique. Ainsi a été fondu le prodigieux amalgame d’où devait sortir l’unité nationale, comme un métal solide et résistant sort de la coulée fumante. Pense-t-on que l’humanité change du jour au lendemain et qu’il suffit d’une déclaration de principes pour que l’élément passif des peuples se dirige tout seul ? Les politiques du jour ne sont-ils pas forcés de reprendre, sous une autre forme, l’œuvre des princes, et de pousser le commun des martyrs en des endroits dangereux où ils n’auraient jamais été d’eux-mêmes ?

L’histoire nous a légué d’autres difficultés. Autrefois, tout principe d’autorité portait un nom d’homme : les magistratures locales étaient entre les mains du seigneur, l’état s’incarnait dans le roi, et la direction spirituelle des âmes appartenait au prêtre. Ce n’était pas très libéral, mais c’était aisé à comprendre, d’autant plus que personne ne vous demandait votre opinion. La foule suivait sans trop d’effort le panache, la couronne ou la mitre. La plus grande partie de l’Europe est encore soumise à ce régime. Or, indépendamment de la valeur des symboles, ce n’est pas une mince affaire que de remplacer toutes ces personnalités par des abstractions. Les gens à diplômes se reconnaissent peut-être dans le labyrinthe des lois constitutionnelles et ne prennent que rarement leur main droite pour leur main gauche ; mais des paysans et des manœuvres! on peut leur pardonner quelques tâtonnemens. Chez nous, l’autorité des nobles est tombée la première sans espoir de retour. Il subsiste cependant dans nos mœurs des traditions de patronage aristocratique. Pour l’état, c’est encore une question de savoir si nous avons décidément rompu avec la tradition monarchique et si la chose publique pourra désormais s’offrir sans voile à la vénération des citoyens. On s’en tire comme on peut : on remplace le buste du souverain, dans les mairies, par une figure assez froide à laquelle on donne le front impassible de la loi et la gorge plantureuse d’une paysanne. Cet effort allégorique suffira-t-il à l’imagination de nos concitoyens? Il est toujours à craindre que le peuple ne retourne à ses anciennes idoles. Quand Moïse, va sur la montagne, les Israélites relèvent le veau d’or. Enfin tout un parti attaque, dans l’ascendant du prêtre, le dernier rempart du principe d’autorité. Il suppose donc que la conscience populaire est suffisamment éclairée pour se passer d’un dogme. De là un dissentiment qui menace de couper en deux la nation.

Ces embarras sont communs à toute l’Europe : il y en a qui nous appartiennent en propre. Si nous avons fait quelque figure dans le monde, nous le devons à l’ambition patiente d’une famille féodale, qui, dans les environs de l’an 1000, n’était pas une des plus puissantes de la chrétienté. Cette famille ramassa la couronne de Charlemagne comme un titre déprécié dont on pourrait un jour tirer parti, et elle s’occupa d’arrondir peu à peu son domaine. Les provinces sont venues s’agglomérer autour de ce noyau central ; elles ont été rattachées une à une à la royauté par les liens les plus étroits, sans vassaux intermédiaires. Les matériaux d’un grand état ne furent d’abord que les biens particuliers de la couronne. Point de contrat, point de grande charte, point de conditions posées à un chef par des sujets : partout des serviteurs et un maître. Nos ancêtres sont entrés corps et âme dans le domaine royal comme des dépendances de la propriété, entre le cheptel et les immeubles par destination, sans rien réserver de leur indépendance, trop heureux de vaquer à leurs petites affaires, tandis qu’un pouvoir fort s’occupait des intérêts publics. Quand il y avait péril national ou espoir de butin, on s’éveillait pour voter des subsides ou pour monter en selle. Le reste du temps, chacun restait parqué dans l’intérêt le plus étroit. C’est la clé de notre histoire : des classes dépourvues d’esprit politique, des villes indifférentes au sort des campagnes, une noblesse belliqueuse, mais promptement déshabituée du gouvernement, une bourgeoisie associée à la conduite des grandes affaires, mais sans responsabilité. En France, le fonctionnaire a devancé le citoyen. Il s’est absorbé, non sans grandeur, dans la personne royale, enchérissant sur l’ambition du maître. Mais, après avoir goûté le grand jeu de la politique, fût-ce en subalterne, après avoir pesé les destinées des états et ressenti, sous le couvert des fleurs de lis, toutes les satisfactions du pouvoir, comment ce bourgeois aurait-il pu s’intéresser aux petites affaires locales et aux agitations de la liberté ? Une fois gagné à la démocratie, ne devait-il pas apporter dans ses convictions nouvelles le même esprit tranchant et la même rigueur de légiste ?

À la lueur du passé, la physionomie de la France s’éclaire. Nous comprenons que cette société, si éprise de distinctions, si variée dans ses nuances, demeure irrésolue en politique et tiraillée en sens contraire par des partis violens. Façonnée de longue main à l’obéissance, amoureuse de l’ordre, légèrement railleuse lorsqu’elle ne cède pas aux grandes impulsions patriotiques, elle veut être administrée plutôt que gouvernée. Quant aux hommes de parti, tous plus ou moins bourgeois, peu enclins aux transactions, ils forment une clientèle toujours prête pour des gouvernemens toujours absolus. Non moins ardens que les anciens conseillers de la couronne, ils conçoivent presque tous, sous des noms différens, un état absorbant, un Apollon vainqueur, qui, de son char, foudroie les monstres, c’est-à-dire les partis contraires, et dont ils seront les ministres fidèles. Mais ils n’ont point une assiette assez large dans le pays. L’armée qui les suit est toujours sur le point de les abandonner. Malheur surtout aux gouvernemens qui subissent leur redoutable tutelle ! Ils tombent successivement les uns sur les autres, étonnés de leur propre chute, parce qu’ils s’appuient sur des soutiens fragiles et qu’ils froissent la majorité du pays. Ce que les hommes supérieurs ont toujours su discerner chez nous, c’est le penchant du plus grand nombre pour les solutions moyennes et pour les gouvernemens réparateurs. Un vieux gentilhomme d’une rare impartialité nous disait dernièrement : « L’ennemi le plus redoutable du parti vainqueur sera toujours l’imprudent ami. Les hommes violons et bornés ont perdu, depuis 1789, toutes les combinaisons dont ils ont été les promoteurs. 11 en sera toujours de même. Henri IV et le premier consul ont pris la route contraire ; ils ont réussi. Louis XVHI aurait voulu suivre cet exemple : la faiblesse de sa santé et de son caractère ne le lui ont pas permis... Ne jamais s’engager sans réserve et suivre les plus modérés de son parti, puisqu’il faut en avoir un ; douter du lendemain et se souvenir de la veille, c’est l’unique moyen de bien servir et de se conserver. »

IV.

Mais le sentiment réel du pays ne se dégage qu’à la longue. Le jour du combat, on ne voit que des étendards déployés et des armées en présence. Les capitaines interrogent avec anxiété la carte politique du département. Ils marquent avec des épingles de diverses couleurs le théâtre des opérations. Ils ont leurs positions avancées, leurs lignes de défense, quelquefois un village jeté en avant, comme un îlot, au milieu des travaux ennemis : on doit lui porter secours, le ravitailler, dresser des mines et des contremines ; — et, pendant que la bataille se prépare, le brave laboureur, dont on escompte les faveurs, interroge le ciel et se demande s’il aura le temps d’engranger.

Le chef du parti radical, un ancien fonctionnaire aigri par des passe-droits qu’il qualifie de persécutions, est un personnage bilieux et maigre auquel son fiel remonte à la face. 11 compte beaucoup sur le journal à un sou, feuille-de-chou d’autant plus virulente et plus pernicieuse qu’elle est plus petite. Ainsi, dit Courier, l’acétate de morphine dans un verre d’eau rend malade, dans une cuillerée tue. Autour du chef s’agite, d’un air important, une tourbe de gens à mine de fouine, semeurs de mécontentement, déclassés, cabaretiers de bas étage. Il y en a au moins un ou deux pour chaque commune, et on peut croire que ce n’est pas la fleur des pois. Parmi eux se fourvoient d’honnêtes pères de famille qui colportent le vitriol politique pour gagner de quoi mettre le pot-au-feu. À la ville, la clientèle radicale se recrutait naguère parmi les ouvriers. Mais ils ont découvert que l’homme bilieux n’était, après tout, qu’un bourgeois et ils se sont déclarés anarchistes. Dieu sait ce qu’ils entendent par là et les cris qu’ils pousseraient si quelques praticiens de grande route venaient prélever leur part sur le salaire de la semaine ! Fort heureusement, ils peuveut déclamer tout à leur aise sous la protection de cette société qu’ils traitent de marâtre. Le radicalisme pur, c’est-à-dire l’envie enveloppée de phrases, l’esprit réformateur que rien n’arrête, recrute des auxiliaires actifs parmi les garçons coiffeurs, les commis de nouveautés, les voyageurs de commerce, les scribes de la basoche, les élèves en pharmacie, etc., tous bons travailleurs, mais grisés de leur demi-savoir.

Le drapeau blanc, teinté d’une forte nuance cléricale, a pour lui les châteaux. Mais le difficile est de donner le branle aux châteaux. Tant qu’il suffit de faire de grands bras et de s’indigner, tout marche à souhait. L’éloquence de cheminée va son train. Mais pour agir, c’est une autre affaire. Le légitimiste militant sait ce qu’il en coûte. En sa qualité d’homme politique, il est beaucoup moins absolu que ses coreligionnaires. En face de leur ineptie ou de leur mauvais vouloir, sa lèvre fine se contracte, et son visage, un peu fatigué, exprime un dégoût profond. Il se rejette alors sur les petits propriétaires crottés qu’en temps ordinaire i ! tiendrait à distance, mais qui, au moins, sont dévoués. Il descend plus bas encore ; il fait appel aux brasseurs d’affaires, aux régisseurs, aux va-nus-pieds. Il retrousse ses manches et met la main à la pâle, quitte à faire ensuite une sérieuse lessive. Au fond, il choisit ses inlrumens pêle-mêle, avec un sans-façon de démocrate. Sa grande ressource est le patronage que de hautes relations parisiennes lui permettent d’exercer à distance sur ses compatriotes émerveillés. On ne sait pas le parti qu’un conservateur peut tirer, en temps d’élection, d’un simple accusé de réception qu’un ministre a signé dans son innocence. Le seul aspect du cachet ministériel fait des miracles. Le grand art, c’est de faire croire, dans les cantons un peu arriérés, qu’on est toujours dans les meilleurs termes avec l’administration. Aussi le préfet, contre lequel on fulmine au conseil général, est accablé de prévenances quand il fait sa tournée. On l’enguirlande, on l’invite à dîner : est-ce que des hommes du monde ne s’entendent pas toujours sur le terrain des convenances ? Le tout à seule fin de lui frapper négligemment sur l’épaule devant les maires assemblés, en faisant entendre que c’est un bon préfet, qu’on en répond et, au besoin, qu’on en dispose.

Quant aux bonapartistes, la discorde ne règne pas seulement parmi les chefs, elle se met aussi dans les troupes. Nous avons le bonapartiste bien élevé, ancien fonctionnaire de l’empire, qui, après avoir mûrement réfléchi sur le principe d’autorité, sent la nécessité d’une alliance avec tous les autoritaires, monarchistes ou cléricaux. Mais il y a le bonapartiste par tempérament, gros cultivateur ou négociant ; celui-ci déteste les blancs, redoute le gouvernement des curés, tient fermement aux conquêtes civiles de la révolution et demande un sauveur. Il n’est point facile, on le conçoit, de faire marcher tout ce monde d’accord et d’associer des nuances aussi contradictoires. Aussi la république a fait de nombreuses recrues dans les rangs inférieurs du parti, tandis que l’état-major va à confesse.

Le parti républicain n’est point assez riche de nuances, dans notre département, pour avoir un centre gauche. C’est un luxe qui n’est permis qu’à certains grands départemens voisins de Paris, qu’on pourrait comparer à des champs d’expérience politique. Ici, la nécessité de faire face aux influences monarchiques a groupé ensemble des républicains qui, au fond, ne s’entendent guère. Ils sont parvenus à constituer un comité central, composé principalement de quelques avocats du chef-lieu, de deux ou trois journalistes et de grands propriétaires ambitieux. Vainement le comité a tenu une séance de nuit : il n’a pu rédiger un programme satisfaisant. À chaque phrase, un membre demandait la parole et faisait des réserves. On a examiné longuement s’il ne serait pas possible, avec certains ménagemens de forme, de recommander à la fois la séparation de l’église et de l’état, et l’application loyale du concordat. On dut y renoncer. Finalement, on résolut de se présenter tous ensemble, la main dans la main, sans entrer dans de vaines explications. Comme il fallait cependant dire quelque chose, le comité enfanta, vers deux heures du matin, la déclaration suivante : Article 1er. Respect de la volonté nationale représentée par le suffrage universel. Art. 2. Développement progressif des institutions républicaines. Le rédacteur de la Vigie courut au journal et fit un tirage à part, en gros caractères, pour annoncer au monde cette importante découverte.

Le parti a prouvé tout au moins qu’il était capable de discipline. Mais sa grande erreur est de croire qu’on fait vivre un régime avec des formules de combat, et son désespoir est de n’en plus trouver. Cette manie militante exaspère les gens paisibles. Il n’est permis qu’au marbre de conserver éternellement la pose du Gladiateur combattant. Encore tous ceux qui admirent cette statue au Louvre, ne voudraient pas l’avoir dans leur jardin : ils se fatigueraient de cet effort perpétuel. De même, la France des paysans et des travailleurs dit aux républicains : Reposez-vous, asseyez-vous, de grâce. Vous avez suffisamment montré vos muscles et soulevé des poids de cent kilo?. Une petite vie tranquille vous conviendrait davantage. Gouvernez maintenant pour tout le monde. — Mais les républicains de vieille roche sont plus sourds que le marbre et restent figés dans leur attitude héroïque.

Ceux du lendemain ont un autre défaut : ils sont si quinteux avec le gouvernement de leur choix, qu’on aimerait les voir dans l’opposition. Peut-être alors seraient-ils au moins polis. L’un d’eux prend à part son préfet et lui dit : Faites pour nous ce que l’empire faisait pour les siens. C’était le bon temps alors. Les fonctionnaires ne visitaient que les communes dévouées. Toutes les subventions passaient par les mains du député. L’administration ne travaillait que pour lui... En public, on n’ose pas professer ouvertement cette doctrine. Mais elle prend une autre forme. La politique a tant de ressources! Une grande conférence se tient à la préfecture. Toutes les fortes têtes du parti sont là : députés et conseillers généraux. Le préfet les a réunis avec intention, espérant neutraliser l’un par l’autre et comptant sur une sorte de pudeur pour éviter les grosses exigences. Le doyen prend la parole : « Nous ne voulons pas, dit-il, de candidature officielle. Justice égale pour tous, c’est notre devise. Mais les faveurs du gouvernement doivent être réservées à ses amis. » Admirable distinction, digne des casuistes les plus subtils. On n’empiète pas sur le libre arbitre de l’électeur, mais on l’attire par la suavité prévenante et la délectât ion victorieuse : ce sont termes de théologie. Car enfin, où finit la justice? où commence la faveur? la subvention que vous sollicitez pour la construction d’une école est donc une faveur? C’est faire la charité avec la bourse d’autrui. Et s’il s’agit de palmes académiques, de Mérite agricole, de Légion d’honneur ou de bureaux de tabac, vous avouez donc que l’équité est le moindre de vos soucis ?

Nous n’examinons point ici comment un gouvernement peut résister aux entraînemens de parti, se tenir en communication étroite avec la nation, profiter des rares momens où tout un peuple s’unit dans une même pensée. Nous n’avons pas la prétention de lui enseigner à discerner la véritable opinion publique de la fausse, ni à sauvegarder le patrimoine que lui ont transmis ses devanciers, c’est-à-dire l’ensemble imposant de nos lois civiles et de nos traditions administratives. S’il a pour lui la possession, s’il occupe dans le pays une position centrale qui lui permet de s’appuyer sur tous les intérêts et non sur des coteries, il faut convenir que l’hostilité systématique des minorités bruyantes lui crée de singulières difficwités, et que, foreé de défendre son principe, il doit accepter trop souvent des auxiliaires suspects. Il est commode de discuter sur l’art du navigateur quand on se tient paisiblement sur le rivage; mais les plus beaux morceaux d’éloquence ne valent pas, en pareille matière, l’expérience du dernier matelot qui a mis la main à la barre.

Demandons-nous plutôt si le suffrage universel est capable de faire son éducation et de régler lui-même ses destinées. Comment voulez-vous, dit un honorable en veine d’expansion, que cette foule, dont nous dépendons, fasse des progrès politiques ? En supposant, parle plus grand hasard, une génération éclairée, elle sera rempLicée demain par une génération ignorante et il faudra tout recommencer. On a calculé que, chaque année, 300.000 citoyens par nn atteignaient leur majorité. C’est 300,000 têtes folles dans lesquelles on devrait mettre du plomb. Du ne législature à l’autre, un dixième des électeurs a changé ; et comme cette dixième partie renferme les plus ardens, on est nécessairement submergé. — Non, assurément, s’il lai lait attendre, pour gouverner, que chaque petit Français eut pris ses degrés de civisme, on n’en sortirait jamais et tous les manuels n’y suffiraient pas. Rêver un état social dans lequel tous les citoyens auront des lumières égales sur la marche des all’aires publiques, c’est vouloir qu’un cordonnier fasse des livres, ou qu’un maçon, tout en mai-iant la truelle, pioche l’économie politique. Autant dire qu’il n’y aura point d’armée, si chaque conscrit, en entrant ati service, n’a en lui l’étoffe d’un général ou tout au moins d’un sous-lieutenant. Ce qu’il faut à la démocratie, comme à l’armée, ce sont des cadi-es solides. La véritable éducation du sulfrage universel consiste à créer des traditions dn gouvernement, à canaliser l’énergie des nouveau-venus à l’aide de bonnes institutions et surtout à former une élite capable de les diriger.

Est-ce impossible? Les anciens cadres sont brisés, mais d’autres se reconstituent sous nos yeux. Un instinct tenace enseigne aux hommes à se grouper autour du plus fort ou du plus intelligent. La démocratie la plus jalouse ne peut se soustraire à cette loi. Elle se tromj)e souvent dans ses choix, parce qu’elle manque de lumières. Mais jusque dans ses erreurs, elle manifeste le besoin de suivre des chefs : et presque toujours, elle les choisit de préférence parmi ceux qui ontun vernis d’instruction. On dit qu’elle a horreur des supériorités. Mais n’est-ce pas que ces supériorités s’éloignent d’elle? Dans notre pays, les carrières administratives, les travaux spéculatifs, les arts, les lettres, les sciences, ou simplement les loisirs d’une vie élégante, écartent du forum la fraction la plus intelligente de la classe élevée. Naturellement, le suffrage prend ce qui reste, et surtout ce qu’il connaît. Est-ce par un goût prononcé pour la médiocrité ? Loin de là : pour ces braves gens, un meunier qui a fait fortune, un riche marchand d’engrais, sont des supériorités sociales. Rendez-les aptes à faire de meilleurs choix, mais n’imaginez pas qu’ils les fassent mauvais de parti-pris.

On abuse du mot de suffrage universel lorsqu’on désigne par là une espèce d’être irresponsable auquel ses mandataires seraient tenus d’obéir servilement. — Le suffrage universel veut ceci, il veut cela ; — manières de parler commodes, mais inexactes. En réalité, il y a des citoyens qui votent sous F inspiration des mobiles les plus dilféreiis ; et il y en a d’autres, en petit nombre, qui se disputent ce vote, qui le préparent, et qui en tirent les conséquences. Avec tout le respect possible pour les droits du peuple souverain, on ne peut se dispenser de recourir à ces intermédiaires. Comment se présentent les candidats dans chaque département ? Quelquefois, sénateurs, députés, conseillers généraux se réunissent, et font un premier triage : manœuvre aristocratique que les radicaux ne manquent pas de flétrir. Mais les radicaux à leur tour, avant de dresser leur liste, ne doivent-ils pas faire appel aux plus notables et aux plus induens de leur parti ? Une assemblée imposante se charge de la comédie officielle ; et cette assemblée a été composée avec le plus grand soin par les chefs de file. Ainsi l’immensité même du suffrage universel favorise les influences locales et les inégalités nécessaires : qui n’apporte que sa voix ne compte pas en politique. Un gros monsieur dispose de 50, 100, quelquefois de 1,000 suffrages.

Le premier devoir des hommes politiques, quelle que soit leur opinion, est d’analyser la foule. Quand on s’indigne si fort contre la stupidité du nombre, on pense sans doute à ces masses épaisses, indéchiffrables, que les conquérans asiatiques poussaient autrefois devant eux. Il s’agit en définit ie de neuf ou dix millions d’électeurs, dont les deux tiers sont inscrits à la cote des contributions directes, tous étiquetés, parpiés avec soin dans des compartimens administratifs, dépendant les uns des autres par des relations très simples. Et quand les points de repère viendraient à manquer, est-ce qu’il serait impossible à des observateurs armés d’excellentes lunettes, les uns payés par le gouvernement, les autres aiguillonnés par l’ambition, de noter les ondulations de cette mer humaine dont on aperçoit partout les rivages ? Il faudrait renoncer à connaître la France, alors que nous sommes parfaitement renseignés sur les Tchèques, les Ruthènes, les Croates, les Serbo-Croates, et autres subdivisions de la famille européenne ?

Le second point est de savoir interroger le suffrage, ou mieux, de préparer la réponse, en condensant dans quelques mots bien nets l’idée vague qui flottait dans les esprits. Que les adorateurs de la souveraineté populaire ne s’y trompent pas : ils font comme les autres, et leurs discours-programmes ne sont que des procédés lort connus pour faire dire à un pays ce que souvent il ne veut pas dire. Les gi-ands politiques se distinguent par le don de saisir et de mettre en lumière la passion dominante, les vœux oliscurs d’une loule. Les brouillons prennent la rumeur de leur cerveau pour le bruit de l’océan.

La troisième partie de l’œuvre politique, et la plus ignorée, c’est de gouverner. On trouve encore chez nous des observateurs pénétrans, même des tribuns : mais les hommes d’état sont rares. Il faut s’élever au-dessus des intérêts de parti, braver l’impopularité, engager des entreprises dont la génération présente ne recueillera pas le fruit, accepter franchement la responsabilité de ses actes. Les individus ont la vue courte et une existence bornée, tandis que la patrie, qui ne meurt point, développe son action à travers les siècles. N’allez donc pas, si vous fondez une Algérie ou un Tonkin, dire au suffrage universel : C’est toi qui l’as voulu. Votre gloire, au contraire, est de voir plus loin que lui. Et, puisqu’il faut à toute force parlementer avec ce maître ombrageux, n’essayez pas d’expliquer en détail, avec des chilTres, le bénéfice immédiat de l’opération. Vous seriez infailliblement battu. Parlez d’honneur national ; demandez s’il faut laisser péricliter l’héritage transmis par nos pères ; en un mot, faites vibrer les sentimens larges et simples, et agissez : la foule suivra.

En résumé, le suffrage universel n’est ni meilleur ni pire que la plupart des souverains. Il a, comme eux, ses courtisans et ses flatteurs. Comme eux, distrait par ses plaisirs ou par ses intérêts, il abandonne quelquefois la conduite des affaires à d’indignes favoris. Mais souvent aussi il obéit à des inspirations généreuses, et il écoute les vrais serviteurs, qui lui arrachent des résolutions viriles. Il est même asst z bon prince, car il souffre qu’on lui dise en face toutes ses vérités, et ses détracteurs ne s’en font pas faute. D’ailleurs, tout régime, quel qu’il soit, vaut moins par lui-même que par la manière de s’en servir. Supposons un instant que l’établissement monarchique n’ait jamais existé, et qu’un législateur le propose en ces termes : Les intérêts de 30 à hO millions d’hommes seront confiés à un seul d’entre eux, c’est-à-dire à un composé d’un peu d’âme et de boue. Cet être privilégié, soumis aux mêmes entraînemens que ses semblables, sera de plus exposé au vertige du pouvoir absolu. Sur un signe de sa main, tout un peuple ira affronter la mort… Une pareille conception politique ne semblerait-elle pas le comble de l’absurdité ? Cependant la monarchie a vécu et nous a donné des jours glorieux. Tantôt les caprices du prince l’ont emporté, tantôt ils ont cédé au sentiment de sa dignité, ou fléchi devant les institutions qui l’entouraient comme autant de barrières ; et de toute cette fragilité on a fait un édifice qui a duré dix siècles. Notre nouveau maître, comme les anciens, subira l’ascendant des intérêts supérieurs de la patrie. Autrefois, le despotisme d’en haut rencontrait les remontrances des magistrats : aujourd’hui, celui d’en bas est contenu par la contradiction des partis. Il trouve un frein puissant dans une publicité sans limite, dans les sages lenteurs du système représentatif. Les hommes, au fond, ne changent guère, et il faudra toujours se donner beaucoup de mal pour exiruire de leurs passions, comme d’un grossier minerai, la pépite d’or du désintéressement. On se plaint aujourd’hui des déboires de la vie publique : Richelieu ne disait-il pas que vingt pieds carrés dans le cabinet du roi lui donnaient plus de besogne que l’Europe entière ?

En attendant que la république trouve des Richelieu, ou tout au moins des Lincoln, elle s’est imposé la tâche plus modeste de perfectionner l’organisation de ses cadres inférieurs. Le scrutin de liste n’a pas d’autre objet. Sans doute, il a fait concevoir, dans tous les partis, des espérances qui ne se réaliseront pas du premier coup. On a beau se tourner sur son lit pour appeler le sommeil, si on n’a pu chasser les soucis, le sommeil fuit. Le scrutin de liste ne nous débarrassera pas de nos petites misères : pendant longtemps encore, la liste se composera d’influences de clocher mises bout à bout. Les électeurs voteront-ils du moins en connaissance de cause ? C’est encore douteux. L’exemple des États-Unis prouve que le mot d’ordre des partis est suivi presque aveuglément. On pratique cependant là-bas le scrutin de liste à sa plus haute puissance, car on désigne par le même bulletin une quarantaine de mandataires pour les fonctions les plus différentes.

Ce qu’on peut espérer, non pour demain, mais à quinze ou vingt ans de date, c’est précisément la discipline qui nous manque. En admettant même que ce nouveau mode de consultation favorise le règne des politiciens, s’il force les députés à se concerter entre eux, s’il donne de la consistance au département, s’il introduit de l’unité et de la clarté dans les opinions en les inscrivant sur des écriteaux bien visibles ; en un mot, s’il forme de grands partis mieux pondérés, il nous aura rendu un service signalé. On pourra s’en défaire plus tard, lorsque le suffrage universel paraîtra suffisamment encadré. La liste unique fera-t-elle mieux encore ? Donnera-t-elle enfin quelque cohésion au parti conservateur ? Celui-ci apprendra-t-il à laisser de côté les compétitions dynastiques pour s’attacher à la défense de la religion, de la famille et de la propriété ? Le verrons-nous un jour, respectueux des institutions établies, accepter la république, comme les tories ont accepté la dynastie de Hanovre, et se montrer prêts à prendre, sans arrière-pensée, les rênes du gouvernement ? Certes, les républicains sincères ne seraient pas les derniers à s’en réjouir.

Mais cette perspective est peut-être un mirage. Il suffit de constater que les classes dirigeantes tiennent leur sort entre leurs mains. Vainement tenteraient-elles de rejeter la faute de leur paresse ou de leur indifférence sur un régime qui laisse franc jeu à toutes les opinions. Vainement, par une illusion inverse, attendraient-elles, pour agir, un millénaire qui ne viendra jamais, celui de l’instruction dite intégrale et de l’égalité parfaite entre les citoyens. Avant d’entreprendre l’éducation du pays, c’est la nôtre qu’il faut refaire. Le nombre fournit l’étoile : les bourgeois, ou, comme on disait autrefois, les capacités tiennent les ciseaux. Ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes si, depuis tantôt cent ans, ils se sont montrés trop souvent des gâte-métier.


René Belloc.


  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er août.