Calmann-Lévy (p. 187-278).

NOTES COMPLÉMENTAIRES

Quelques lettres ou fragments de lettres, dont je n’ai eu connaissance qu’après l’impression de ce livre, et qui attestent encore non seulement les atrocités chrétiennes, mais la haine des orthodoxes contre les catholiques et les « uniates ». J’ai voulu prendre les plus typiques, parmi d’innombrables qui ne cessent de m’arriver ; mais pourquoi les unes, plutôt que les autres qui apportent les mêmes accablants témoignages ? Je crains d’avoir choisi trop à la hâte ; il aurait fallu les publier toutes !… Du moins, parmi celles que je vais citer un peu au hasard, il n’en est pas une dont le signataire ne me soit connu et dont je ne puisse garantir l’absolue véracité.

Au moment où ces notes complémentaires sont déjà à l’impression, je reçois la liste détaillée des grandes tueries d’ensemble commises dans les environs de Roptchoz, Doïran, Kilkish et Serrès. Dans ces seules régions, cinquante-deux bourgs ou villages, dont j’ai la liste, anéantis, incendiés, les hommes massacrés, les femmes violées, quelques-unes converties de force à l’orthodoxie et puis emmenées par les alliés pour les besoins des soldats !… Trop tard pour publier tout cela, trop tard pour publier les lettres et documents qui continuent de m’arriver chaque jour : ce livre lugubre ne peut pas être interminable, il faut finir. D’ailleurs la cause est entendue, pour tous les gens de cœur et de bonne foi, on sait de quel côté sont les assassins.

Les hommes politiques affirment que l’intérêt de notre pays est maintenant avec les alliés, c’est là une thèse soutenable peut-être, bien que dangereuse infiniment. Mais que la France, notre chère France soit devenue tout à coup celle qui ne s’indigne plus des pires abominations, c’est un signe de déchéance, hélas ! et un présage de malheur…


I

Nouvelle lettre de M. Claude Farrère au Gil Blas,
à propos de l’incident du Bruix.


Au moment de la prise d’Andrinople, j’y reviens… Mais je me trompe fort, ou ce sera pour la dernière fois. Je ne crois pas que beaucoup de gens, même de la plus mauvaise foi, oseront ergoter sur le document que j’apporte.

Pardon à tous ceux dont le cœur se soulèvera, quand ils liront ce document-là.

Un mot d’explication d’abord.

Il y a trois ou quatre mois, en décembre dernier, un de mes camarades, officier de marine embarqué dans la division navale du Levant, écrivait à sa femme une lettre familière, au cours de laquelle il lui dépeignait en termes indignés les abominations commises par les troupes grecques et bulgares de Thrace et de Macédoine.

Cette lettre me fut communiquée. Je la communiquai à mon tour à force personnalités parisiennes. L’une d’elles, M. Raoul Aubry, écrivit alors, sous la forme d’une interview prise à moi, un très bel article où la lettre en question était relatée.

Se fiant aux termes exacts de cet article, que j’avais eu le tort de ne pas relire mot à mot, mon maître révéré, Pierre Loti, écrivit à son tour, dans sa très noble Turquie agonisante, que « les officiers du Bruix avaient vu les troupes grecques et bulgares crever les yeux de leurs prisonniers turcs ».

Or, ces officiers-là n’avaient en réalité pas vu, — j’entends vu de leurs yeux, ce qui s’appelle vu, — l’atrocité ci-dessus rapportée. Sollicités par le prince Nicolas de Grèce, ils furent donc contraints de le déclarer officiellement. Et force gens, — ceux-là mêmes dont je parlais tout à l’heure, les gens de mauvaise foi, — essayèrent de transformer cette déclaration, toute visuelle, si j’ose dire, en un démenti que les officiers du Bruix auraient infligé à Pierre Loti.

De là à conclure que les alliés balkaniques n’avaient jamais crevé les yeux du moindre prisonnier turc, il n’y avait qu’un pas.

Et ce pas-là, divers journalistes peu recommandables se risquèrent sournoisement à le franchir, en écrivant divers articles, tous fort vilains, au commencement de ce mois-ci, mars 1913.

Par malheur, un de ces articles-là tombait, le 11 mars, sous les yeux de mon camarade, embarqué dans la division navale du Levant, — l’officier de marine qui avait écrit en décembre dernier la fameuse lettre, source de ma précédente documentation, et origine de toute l’affaire.

Et cet officier, — dont je persiste à taire le nom, tenant à ne point l’exposer aux couteaux des assassins prétendus soldats qu’il soufflette comme on va voir, — sautait immédiatement sur sa plume, et m’écrivait, dans le premier jet de son indignation, la nouvelle lettre que voici.

Je m’en voudrais à mort d’y changer une virgule ; et je n’en supprime que la date et que la signature, pour la bonne raison exposée ci-dessus[1] :


À Monsieur le lieutenant de vaisseau
Claude Farrère, 5, rue de l’Échelle, Paris.
À bord du…
De X…… (Turquie.)
Mon cher ami,

Je viens de lire à l’instant dans le Petit Var du 2 mars (qui nous parvient aujourd’hui), une tartine au sujet du différend de Loti et des officiers du Bruix. J’avais bien pensé que c’était vous qui aviez fourni les tuyaux à Loti ; et je comprends à présent que ce sont ceux que je vous avais envoyés. Je ne me rappelle plus aujourd’hui les termes exacts que j’ai employés, à cette époque, pour vous peindre les atrocités qui se sont commises en Turquie d’Europe. Mais, ce que je peux vous dire, c’est que je maintiens sans restriction tout ce que je vous ai conté ; et que je vous remercie de n’en avoir point douté. Ces notes avaient été écrites au jour le jour et sous l’impression des événements. D’ailleurs je retrouve les faits détaillés dans mes papiers, avec la collection des télégrammes T. S. F. se rapportant aux événements. Tout cela est d’autre part encore entièrement présent à ma mémoire. Puisqu’il paraît y avoir discussion sur cette matière, je juge bon d’y ajouter d’autres détails que je ne vous avais pas signalés à cause de la longueur déjà exagérée de mes lettres précédentes.

Comme vous le dites très justement : Le démenti des officiers du Bruix est TOUT DIPLOMATIQUE et ne se rapporte certainement qu’à l’expression « VU DE LEURS YEUX ». On n’a, en effet, pas l’habitude de nous convier à ces petites fêtes (bien qu’il soit quelquefois possible de commettre des indiscrétions ainsi que vous le verrez plus loin). Je ne crois pas en commettre une contre le secret professionnel en vous communiquant des extraits de télégrammes du Bruix qui, envoyés en clair par T. S. F., n’avaient par conséquent rien de confidentiel et d’ailleurs ont été interceptés par tous les croiseurs étrangers, puis publiés partiellement dans divers journaux du Levant. Voici donc : — Le 14 novembre, je lis : « Des notables musulmans ont renouvelé aujourd’hui auprès de moi de pressantes demandes d’assistance contre les assassinats et les excès abominables que commettent les soldats Grecs… je suis assailli de plaintes de FRANÇAIS VOLÉS ET MALTRAITÉS PAR LES GRECS… »

En date du 17 novembre : « Des témoignages incontestables me sont fournis au sujet des atrocités commises par les Chrétiens à l’égard des Musulmans de la province de Salonique. IL S’AGIT D’UN MASSACRE GÉNÉRAL entrepris dans des conditions particulièrement odieuses… LES SOLDATS TURCS BÉNÉFICIANT DE LA CAPITULATION DE SALONIQUE et évacués sur l’intérieur SONT AUSSI ASSASSINÉS EN COURS DE ROUTE… » Ceci émanait du Bruix, ne l’oubliez pas.

Je pourrais vous en citer d’autres, mais ceux-là sont, je crois, suffisamment nets et catégoriques. Ils font d’ailleurs le plus grand honneur au commandant qui a osé les rédiger dans cette forme et les transmettre en clair. C’était ce que je vous disais je crois, au sujet du Bruix.

Quant à l’histoire des prisonniers turcs aveuglés, je n’ai naturellement pas assisté à l’opération, mais cela nous a été rapporté de divers côtés en pays chrétien et en particulier par DEUX FRANÇAIS EMPLOYÉS DANS UNE GRANDE ADMINISTRATION LOCALE. D’ailleurs je ne conçois pas quelle raison on peut avoir d’en douter, honnêtement, car des exercices de ce genre ne sont pas tellement rares dans ces parages. Croyez bien que ces « gentillesses » n’ont pas été les seules de l’espèce commises… Mon cher ami, quand mon esprit se reporte sur tout ce que j’ai vu dans ces régions, le cœur m’en lève de dégoût. Je ne suis pas suspect de sensiblerie. J’ai déjà vu la guerre de près, je l’ai faite, au Maroc et ailleurs, et je conçois tout ce qu’elle comporte de misère et d’horreurs. Mais en ce qui concerne les façons de faire des alliés, je ne peux m’empêcher de penser à l’invasion des Huns, dont ils sont d’ailleurs les dignes descendants.

Je vous disais plus haut qu’en dépit du soin que les orthodoxes prennent de faire endosser leurs atrocités aux Musulmans, on peut arriver parfois à en apercevoir des échantillons non équivoques. Je m’explique. Il s’agit encore de Dedeagatch. Je ne reviendrai pas sur les conditions dans lesquelles la ville fut prise par quelques centaines de comitadjis bulgares, conditions que je vous ai déjà relatées et qui permirent aux Grecs d’assouvir leurs haines personnelles (en dénonçant des « Turcophiles » immédiatement massacrés par les Bulgares), et surtout de piller, voler, violer, etc…

Je vais simplement vous conter trois petites histoires dont j’ai été le témoin… j’ai vu moi-même, VU DE MES YEUX, cette fois : — Je me promenais à terre, avec un camarade, tous deux en tenue. À un certain moment, nous regardions des cadavres de Musulmans qui gisaient, nus, sur la plage. Nous échangions la remarque qu’ils avaient bien été tués à coups de baïonnettes et par derrière, ainsi qu’on nous l’avait dit. Ces pauvres diables avaient dû fuir dans les rues et être lardés par les bourreaux lancés à leur poursuite. Un comitadji qui nous considérait s’avança alors, et nous dit en ricanant : « Bien sûr, Turc pas valoir une balle ! » L’homme avait un tel air et une telle face de bandit, qu’instinctivement j’ai fouillé ma poche pour y sentir mon revolver.

2o Quelques heures plus tard, dans la ville turque. Les chacals grecs avaient passé par là, et il ne restait plus aucune chose ayant un nom. De loin en loin, des femmes en larmes assises sur des ruines fumantes. Tous les hommes tués ou enfuis. Une très vieille femme turque s’est jetée à nos pieds, pleurant à chaudes larmes, baisant nos mains, etc… Elle racontait une histoire que, en unissant notre sabir, nous ne parvenions pas à saisir. Mais il était visible qu’elle était en proie à une vive émotion, et qu’elle implorait quelque chose. Nous lui avons fait signe de marcher devant et nous l’avons suivie. Elle nous a conduits, au pas de course, à quelques centaines de mètres plus loin, et là, nous avons compris : dans une chose qui avait dû précédemment être une maison, deux jeunes femmes et une gamine turques, figures découvertes, pleuraient silencieusement. À côté, deux soldats bulgares, sans armes, la face congestionnée, se rajustaient, l’air désagréablement surpris de notre arrivée inopinée. Un gamin, pâle comme un linge, nous a désigné les deux soldats, en hurlant une histoire d’où il ressortait qu’il avait voulu faire fuir les femmes, et que les soldats l’avaient menacé de leurs couteaux. Nous avons escorté tout ce monde sanglotant, en lieu sûr, non sans avoir fait constater le fait à un officier bulgare qui passait par là. (Il avait l’air embêté.) — Ce qui s’était passé n’était que trop net, — et trop net aussi que nous étions arrivés trop tard.

3o Le lendemain, après-midi, je regardais la ville, du bord, dans la lunette du télémètre Barraud Strond. Vous savez que cet instrument, utilisé comme longue-vue, donne, outre un fort grossissement, un relief remarquable. D’autre part nous n’étions pas très éloignés de terre. Je voyais donc toutes choses comme si je les avais touchées du doigt. J’ai vu deux bons vieux bateliers turcs poursuivis, sur la plage, par des soldats bulgares. La chasse a duré cinq bonnes minutes. Les deux bateliers ont été tués à coups de bâton. J’ai su ensuite qu’ils avaient été découverts dans leurs caïques où ils étaient cachés depuis quatre jours.

Voilà. Je m’arrête parce qu’un pareil sujet n’a pas de limites et qu’il faut une fin. Je suis content, tout de même, qu’en dépit du pacte de silence de la presse, la vérité commence à se faire jour. Mais on ne dira jamais assez quelle engeance immonde sont ces soldats soi-disant chrétiens ; — les Grecs surtout. Quant aux Bulgares, je veux bien que la plupart des horreurs aient été commises par leurs comitadjis. Mais, comme les réguliers ne les renient même pas, c’est à mon sens le même tabac.

Adieu, mon cher ami. Excusez le pêle-mêle de cette lettre écrite à la six-quatre-deux. Je m’en serais voulu de retarder d’un jour mon témoignage, que je vous apporte non comme une justification, mais bien comme une confirmation de ce que vous avez avancé. Il va de soi que je vous laisse entièrement libre d’en faire l’usage qui vous conviendra, voire même de la publier intacte et sous ma signature, si vous le jugez préférable. Par ailleurs, je vous serais obligé d’en donner connaissance au commandant Viaud. Je trouve rudement chic l’attitude qu’il a prise vis-à-vis des Turcs, et je serais désolé qu’il pût penser un seul instant que j’aie pu, indirectement, l’induire en erreur, bien que je n’aie pas l’honneur de le connaître personnellement.

Je pense d’ailleurs pouvoir causer bientôt de tout cela avec vous : nous serons à Toulon à la fin du mois… Tant mieux. C’est assez d’atrocités comme ça !…

(Signature.)


P.-S. — Encore un autre radio, malheureusement incomplètement reçu par suite de brouillage, en date du 19 novembre. Adressé du BRUIX au GAMBETTA pour Ambassade : « Massacres épouvantables par bandes bulgaro-grecques… la malheureuse population musulmane… centaines de cadavres femmes, enfants, affreusement mutilés… sans sépulture… horribles représailles exercées par éléments orthodoxes. 50 WAGONS DE CADAVRES.

C’est peut-être les Turcs qui ont tué eux-mêmes leurs femmes et leurs enfants, qui sait ?

X.

Voilà.

Moi, Claude Farrère, je certifie le texte ci-dessus exact, et je garantis sur mon honneur de soldat, l’honneur et la véracité du soldat, mon correspondant.

Pour la bonne réputation de la presse française, j’espère qu’il ne se trouvera pas un seul journal français pour oser ne pas reproduire les termes essentiels de cet écrasant témoignage.

La cause est entendue.

Nous savons, des musulmans et des orthodoxes, lesquels sont les bourreaux, lesquels sont les victimes.

Et nous savons aussi, de M. Pierre Loti et de ses insulteurs, lequel est le grand honnête homme, lesquels sont les aboyeurs à gages.

CLAUDE FARRÈRE.


II


Maintenant ce passage de la lettre que je reçois aujourd’hui même d’une religieuse française, supérieure d’une des plus grandes maisons d’éducation en Orient, une sainte femme universellement connue et vénérée là-bas, qui a transformé ses salles d’étude en ambulance pour les blessés turcs :


« Nos pauvres Turcs, oui, je les plains du fond de mon cœur. Jamais nous ne trouverons autant de tolérance, autant de bonté chez ceux qui veulent les chasser.

» Nos blessés ont été admirables de reconnaissance, et très faciles à soigner, etc. »


III

Lettre sur le passage des alliés à Salonique.


CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE DES « DROITS DE L’HOMME »


« … Les Turcs continuent à se livrer au pillage et à tous les excès, tant en Macédoine qu’en Thrace et en Épire… »
(Les Agences.)


Tous les deux à trois jours, cette information revient comme un leitmotiv dans les communiqués que les agences télégraphiques d’Athènes, de Sofia et de Belgrade envoient sans se lasser à la presse mondiale, qui les enregistre bénévolement. Je demande la permission de donner aux lecteurs français connaissance des nouvelles lamentables qui parviennent directement de Salonique, de Serrès, de Cavalla et d’autres centres macédoniens, et qui montrent sous un jour diamétralement opposé les prétendus excès turcs.

Tout le monde sait déjà ce qui s’est passé à Salonique, où l’armée grecque s’est livrée à un sac en règle de la ville. Je n’insisterai donc pas sur ces pénibles événements, me contentant d’ajouter que dans les premiers jours de décembre, malgré les démentis arrachés par la force, la tranquillité était encore bien loin d’être revenue. Les Saloniciens n’osaient pas sortir de chez eux et ils se mettaient à plusieurs, en plein jour, pour aller jusque chez le boulanger ou l’épicier.

À Serrès, au moment de l’entrée des Bulgares dans la ville, un Turc tira deux coups de feu et abattit deux soldats. Ce fut pour les envahisseurs le signal d’un carnage épouvantable, autorisé par les supérieurs. Durant vingt-quatre heures, sous la conduite des orthodoxes indigènes, et sous l’œil indulgent de leurs chefs, les soldats bulgares pillèrent, volèrent, violèrent, massacrèrent, s’enivrant de sang et de rapine. Plus de quinze cents musulmans tombèrent victimes de ce carnage inouï. Naturellement, les juifs ne furent pas épargnés. Un des leurs, M. H. Florentin, vit sa demeure envahie par une horde sanguinaire qui fit main basse sur les objets de valeur, détruisant tout ce qui ne pouvait pas être emporté.

À Cavalla, la tuerie ne fut pas aussi terrible, mais les actes de sauvagerie ne furent pas moins atroces. Le nombre des notables musulmans égorgés comme des moutons n’est pas inférieur à cent cinquante. Le consul d’Autriche-Hongrie, M. Adolf Wix, n’a dû son salut qu’en se réfugiant à bord d’un bateau du Lloyd. De connivence avec la police bulgare, trois voïvodes se présentèrent, à minuit, chez les riches négociants en tabacs israélites. Malgré les prières, les supplications, les offres de toutes sortes des femmes éplorées, les comitadjis enlevèrent six chefs de famille, dont un asthmatique, un rhumatisant, un troisième atteint d’obésité, et les conduisirent par une pluie torrentielle à Yeni-Keuy, situé à six heures de distance. Les malheureux ne furent relâchés que le surlendemain, contre une rançon de 22 000 livres turques (500 000 francs). Les voïvodes auteurs de cet acte de brigandage seraient les compagnons de Tchernopeïew, caïmacam actuel de Cavalla.

À Drama, à Nousretli, dans la région de Xanthie, à Demir-Hissar, et un peu partout, où les croisés ont pourchassé les adeptes du croissant, les mêmes scènes se sont déroulées sous l’œil bienveillant des officiers, presque avec leur consentement, sous leurs ordres peut-être. Soixante-dix mille musulmans ont été ainsi massacrés par les conquérants qui ont juré d’exterminer l’Islam, d’en extirper la racine.

Ce qu’il y a de plus révoltant, c’est l’attitude des orthodoxes sujets ottomans qui servent d’espions aux vainqueurs.

N’est-il pas temps pour la presse, ce quatrième pouvoir, de demander un peu de pitié, un peu de charité chrétienne, pour tant d’innocents, tant de veuves, tant d’orphelins, dont le seul crime est d’être nés musulmans ?

SAM LÉVY,
ancien rédacteur en chef
du Journal de Salonique.


IV

Lettre d’un Français de Constantinople.


Constantinople, 8 décembre 1912.

Le mardi 19 novembre, vers 8 heures du soir, cent cinquante comitadjis bulgares pénétrèrent soudainement dans la ville de Dedeagatch.

Jusqu’à minuit, ces comitadjis se livrèrent à un épouvantable massacre de Turcs ; ils pénétraient dans les maisons, pillant et tuant vieillards, femmes et enfants.

La complicité des chrétiens (orthodoxes) de la ville n’est pas douteuse : nous en avons vu plusieurs conduisant ces brigands et désignant les maisons et les personnes turques.

D’ailleurs toutes les habitations chrétiennes étaient marquées d’une croix blanche pour indiquer qu’elles devaient être épargnées.

Des Musulmans avaient cherché un abri dans une mosquée ; il n’y avait que des vieillards, des femmes et des enfants.

Les Bulgares les cernent ; de la porte entr’ouverte, un coup de revolver part ; aussitôt une vive fusillade est dirigée sur ces malheureux, des bombes sont lancées dans la mosquée, ce fut un véritable carnage.

Le lendemain, quand j’ai visité ce lieu de désastre, j’y ai vu plus de vingt-cinq cadavres.



Les prêtres catholiques italiens, qui ont une école où est enseigné le français, avaient recueilli une trentaine de Turcs qui s’y étaient réfugiés. Ils furent dénoncés par des Grecs qui, comme orthodoxes, haïssent les écoles catholiques, dont la tolérance des Turcs avait jusqu’alors facilité le développement.

Les Bulgares s’y présentent et exigent la livraison des réfugiés : les Pères s’y refusent ; mais l’un des principaux Turcs, nommé Riza bey, commissaire du gouvernement ottoman auprès de la Compagnie Française des Chemins de fer, craignant que cette hospitalité ne soit la cause de grands malheurs, se rend spontanément à ces forcenés.

Ceux-ci l’emmènent et, à une cinquantaine de mètres de l’école italienne, je les ai vus s’arrêter, croiser la baïonnette et demander à Riza bey de leur remettre son argent et de leur indiquer sa propre maison.

Riza bey, que je connaissais, était un jeune homme instruit, d’une très bonne famille, et qui avait une femme et un enfant. La pensée du danger qu’allait courir sa famille lui inspira, je n’en doute pas, le refus d’obéir à la sommation de ces bandits, qui le transpercèrent de leurs baïonnettes. Le malheureux s’affaissa ; il était mort. L’un de ses assassins lui enleva ses souliers pour s’en servir, et son corps resta pendant cinq jours à la même place ; chaque jour, on lui enlevait un effet ; au dernier moment, il ne lui restait que sa chemise et son caleçon.



Les comitadjis bulgares retournèrent alors auprès des Pères italiens et les menacèrent de les tuer s’ils ne leur montraient pas leur caisse. Force leur fut de s’exécuter : la caisse contenait cent livres turques, dont les bandits s’emparèrent.

À côté de ces Bulgares, il y eut les habitants de religion grecque qui envahirent les maisons turques, les mosquées, les locaux du gouvernement et emportèrent tout ce qui leur tombait sous la main, meubles, tapis, literie, etc…

… Ce pillage dura huit jours, c’est-à-dire jusqu’au moment où le drapeau français apparut à l’horizon ; c’était notre cuirassé Le Jurien-de-la-Gravière ; alors, comme par enchantement, les comitadjis disparurent et le calme revint. Les Grecs, dès l’entrée des troupes balkaniques, s’étaient montrés arrogants subitement vis-à-vis des étrangers, insultant le vice-consul d’Autriche, M. Bergoubillon, agent de la Compagnie du Lloyd, ne parlant de rien moins que de fermer tous les établissements européens : banques, etc., pour les remplacer par des grecs.

Mon devoir est de rendre hommage à l’évêque grec de Dedeagatch, qui employa, dans cette triste circonstance, son énergie et son autorité à protéger les Turcs contre le pillage de ses propres fidèles. Il réussit ainsi à sauver le caïmacam et de nombreux Turcs ; mais il fut peu écouté et menaça de quitter ses coreligionnaires et compatriotes aussitôt la fin des hostilités, « ne voulant plus rester, dit-il, à la tête d’une communauté aussi indigne ».

À l’arrivée du croiseur français, le courageux prélat tint à se rendre à bord pour saluer le commandant, qui, pour le remercier et le féliciter de son attitude, lui rendit les honneurs en tirant plusieurs coups de canon.

… L’armée bulgare, qui avait laissé la ville à la merci des comitadjis, rentra à Dedeagatch dès l’arrivée du croiseur français. Le commandant, voyant la ville désormais occupée par les réguliers, jugea inutile de débarquer des marins et mit le cap sur Cavalla.

À Cavalla, des horreurs pareilles à celles de Dedeagatch s’étaient commises. Cependant, les officiers français eurent le temps de descendre à terre à Dedeagatch et de se rendre compte des abominations commises ; ils prirent même quelques photographies.

L’armée bulgare était, à Dedeagatch, sous les ordres du général de division Gueneff.

Les Pères italiens se plaignirent à lui de la conduite odieuse à leur égard des comitadjis. Le général fit une enquête, constata les faits et retrouva même soixante-dix livres turques sur les cent qui leur avaient été volées.

« Mais, leur dit le général Gueneff, comme nous avons l’intention d’élever un monument en l’honneur des soldats bulgares morts pendant la guerre, je garde cet argent pour cette œuvre. »

Le même général Gueneff, ayant appris que l’évêque grec avait recueilli toutes les femmes turques dans l’école grecque, afin de les mettre à l’abri des mauvais traitements, réussit à décider ce prélat à les relâcher, pour loger ses soldats.

Les malheureuses durent retourner dans leurs maisons pillées et abandonnées et, dans la nuit, restées sans défense, elles furent violées par les soldats de ce général.

La deuxième nuit de leur arrivée, les mêmes soldats du général Gueneff pillèrent les magasins de M. Rodhe, vice-consul d’Allemagne et agent de la Compagnie de transports Schenker.

Les Bulgares ont placé des sentinelles devant chaque consulat, avec défense à qui que ce soit d’y pénétrer ; c’est ainsi que, malgré les protestations énergiques des consuls de France et d’Allemagne, les agents consulaires sont pour ainsi dire prisonniers, privés de tout contact avec leurs nationaux ou protégés et mis dans l’impossibilité de remplir leurs fonctions et leurs devoirs.

Devant l’hostilité de la population grecque indigène, beaucoup d’entre nous, Français, s’étaient concertés pour prendre des mesures communes de défense, en cas d’attaque. Heureusement, le Jurien-de-la-Gravière, avisé, put arriver à temps pour imposer respect et nous transmettre l’ordre de l’ambassadeur de rentrer à Constantinople.

Les Bulgares se sont également emparés du chemin de fer français, ont expulsé brutalement tout le personnel indigène et français, sans distinction, et l’ont remplacé par un personnel bulgare. Les autorités militaires refusèrent de délivrer aux agents français le moindre reçu ou pièce officielle de prise de possession du matériel.

Signé : X…
(Communiqué par M. J. Odelin, de l’Œuvre.)


V

Lettre d’un missionnaire français.


MISSION DE MACÉDOINE


R…, 21 novembre 1912.

… Enfin, j’ai des nouvelles de Yenidjé.

Une fois que les Grecs y sont entrés, ils ont commencé à brûler le Tcharchi (marché couvert turc) et les maisons turques ; mais, auparavant, tous les bons chrétiens (orthodoxes de Yenidjé) se sont mis à piller d’une manière odieuse ; magasins et maisons turques, tout y a passé. Le samedi après-midi, le dimanche, le lundi, etc… cependant que les maisons continuaient à brûler ; les riches n’étaient pas moins ardents à la curée que les pauvres, chacun a pris selon sa capacité, les uns pour vingt-cinq livres turques, les autres pour cinq cents.

Il y a, à Yenidjé, quelques centaines de soldats grecs. Ils s’y conduisent comme à Salonique, c’est-à-dire qu’ils pénètrent dans les maisons, volent, pillent et violent. C’est du reste ce qu’ils ont fait dans tous les villages des environs de Yenidjé, partout où ils ont passé.

Ils se montrent très fanatiques, réservant toute leur faveur pour ceux qui sont de religion grecque et traitant plutôt mal les autres ; aux Grecs de religion ils ont payé ce qu’ils ont réquisitionné, mais ils ont pris quatre-vingt-six moutons à un pauvre Bulgare (schismatique) de Yenidjé, sans paiement et sans garantie pour l’avenir.



Grecs et Bulgares se conduisent, en Macédoine, comme des Barbares, et cela fera certainement détestable impression en Europe, quand on le saura.

Tout s’est bien passé pour Paliortsi, mais aux alentours, les chrétiens (orthodoxes) des villages se sont conduits comme des sauvages.

À Bogdantsi, les chrétiens ont dévalisé les maisons turques, arrachant aux femmes leurs ornements, leur coupant le bout de l’oreille pour leur prendre leurs pendants, puis violant femmes et jeunes filles.

À Pobregovo, les gens de Bogdantsi et de Stoyakovo ont fait irruption et, pendant que les uns se livraient au pillage, les autres violaient femmes et filles, et ce sont des chrétiens !

De son côté, M. M… m’écrit que les femmes et les filles qui, après le massacre des hommes à Rayanovo, avaient été recueillies à Tolni-Todorak, ont été tuées et qu’il n’en reste plus que trois, selon les uns, neuf selon les autres.

Inutile de dire que toutes ces victimes sont turques.

À Dolni-Poroy, les Turcs ont été massacrés.

À Vaisly, toute la population turque a été tuée.

À Roucouch, les exécutions continuent et il y a une dizaine de Turcs tués chaque jour.



Après cela, que les journaux européens, Croix, Univers ou autres, entonnent des dithyrambes à la gloire des peuples balkaniques et parlent encore de Croisade, et de Croix contre le Croissant !

Ici, tout le monde est écœuré, et il faut espérer que l’Europe finira par ouvrir les yeux ; car, le vol, la lubricité et l’homicide s’en donnent à cœur joie, en ce moment, en Macédoine, et ce sont des chrétiens (orthodoxes) qui sur ce point rivalisent entre eux.

Ce qui nous inquiète, c’est l’avenir.

Quel sera le sort de la Macédoine ?

Grecs ou Bulgares ? plaise à Dieu que ce ne soit ni les uns ni les autres, car ce serait la ruine de nos missions françaises.

Vous connaissez les Grecs, ils n’auront pas de repos qu’ils n’aient détruit nos missions, car ils ne peuvent supporter les Uniates.

Ce qui se passe en Bulgarie, même pour les catholiques latins, n’est guère encourageant, et c’est encore pis que ce qui se passe en Grèce. Aussi, désirons-nous vivement que la Macédoine reste autonome, dût-elle même devenir autrichienne. Peut-être ne serait-ce pas, pour nous, un bien personnellement, mais ce serait le salut de la mission, du catholicisme et même encore de l’influence française.

Signé : D…
(Communiqué par M. J. Odelin, de l’Œuvre.)


VI

(Émanant du Consulat austro-hongrois sur l’entrée des Serbes à Prizrend le 5 novembre dernier.)


Peu après que les troupes serbes eurent pénétré en ville, nous entendîmes la fusillade de l’infanterie dans les rues. M. Prochaska me dit alors avec indignation : « C’est une trahison. Les Serbes sont en train de tirer sur les habitants qui ne leur font rien. »

Dans le consulat se trouvaient, en plus du consul, son secrétaire, deux kawas, un marchand italien, un sujet allemand et deux voyageurs autrichiens. En outre, il s’y trouvait également vingt-deux blessés, dix-huit familles de la ville, plusieurs dames qui se chargeaient de prendre soin des blessés et un assez grand nombre d’enfants.

Une section de soldats serbes conduite par un officier à cheval apparut alors devant le consulat. L’officier demanda à parler au consul. M. Prochaska vint alors à la porte. Le chef lui renouvela l’ordre d’ouvrir le consulat afin d’y placer les soldats serbes blessés et afin de permettre la recherche des traîtres turcs qui auraient pu s’y réfugier.

M. Prochaska répondit, avec politesse mais avec fermeté, que l’hôpital était déjà plein de blessés. L’officier repartit : « Oui, il est plein de misérables Albanais, et ceux-là, nous les jetterons dehors. »

Le consul riposta : « Messieurs, je vous ferai remarquer que le terrain sur lequel se trouve le consulat est un terrain neutre, et qu’il jouit de la protection de la monarchie que je représente. Vous voyez flotter sur ces murs le drapeau autrichien, et en outre le signe de la Croix-Rouge internationale. »

Le Serbe lui répliqua : « Ce sont là des mots inutiles. Je vous ordonne d’ouvrir. »

M. Prochaska ne fit à ces paroles aucune réponse et rentra dans son bureau. L’officier serbe donna l’ordre à ses soldats de pénétrer de force dans le consulat. Avec des bravos et des cris insultants pour l’Autriche-Hongrie, les soldats arrachèrent le drapeau austro-hongrois et le traînèrent dans la boue. La porte fut ouverte avec violence, les soldats escaladèrent le mur de l’entrée et pénétrèrent dans le bâtiment. Les familles des Albanais qui s’y étaient réfugiés furent tuées sans merci. Il en fut de même des blessés qui furent massacrés dans leur lit. Les femmes et les enfants furent tués.

Il y eut des Serbes qui allèrent jusqu’à souiller des cadavres.

Le consul protesta solennellement. Les Serbes lui répondirent par des ricanements.

(Communiqué par M. J. Odelin, de l’Œuvre.)


VII

Lettre d’un Français de Constantinople.


Je viens, dit-il, de parcourir la région entre Demir-Hissar, Serrès et Salonique ; c’est un spectacle horrible, j’ai vu sur la route plus d’un millier de cadavres de paysans turcs, hommes, femmes, enfants, vieillards, massacrés par les chrétiens.


VIII

Lettre adressée à M. J. Odelin, qui, dans l’Œuvre, a si vaillamment fait campagne pour le bon droit, par M. Lucien Maurouard, ministre plénipotentiaire, qui fut vingt ans diplomate français en Orient.


Paris, le 2 janvier 1913.
Monsieur,

Par ce fait même que les Turcs sont plus adonnés à l’agriculture qu’enclins aux initiatives industrielles et financières, l’Empire ottoman est terre d’élection pour le développement des intérêts économiques étrangers.

Voilà plusieurs siècles qu’à la faveur des Capitulations, nos comptoirs commerciaux se sont installés dans les Échelles du Levant, y prospérant avec sécurité, et, de nos jours, mines, ports, quais, phares, chemin de fer, régies financières, banques, manufactures et exploitations diverses se sont créés dans cet Empire sous la direction de notre personnel technique français et avec le concours de nos capitaux.

Voilà bien longtemps aussi que nos missions, nos écoles (laïques ou religieuses) propagent dans la plupart des villes notre enseignement et notre influence, à l’abri, non seulement d’une parfaite tolérance, mais même de réels privilèges.

En cas d’incidents dommageables aux personnes ou aux propriétés étrangères, on sait combien la protection de ces intérêts et l’obtention d’indemnités s’il y a lieu, sont facilitées aux autorités diplomatiques et consulaires par le régime des Capitulations.

Voilà pour le passé ; et voici pour l’avenir.

Assez différente est et sera sans doute la situation dans les territoires détachés de l’Empire pour la formation et l’accroissement des États balkaniques.

Ces peuples jeunes se montrent, comme c’est leur droit d’ailleurs, animés d’un nationalisme ardent, à tendances plus ou moins exclusivistes, et certainement moins propice que la mentalité et les usages musulmans à la pénétration des intérêts étrangers.

Il est notoire que la Croix orthodoxe, qui préside religieusement et politiquement aux destinées des États balkaniques, est nettement adverse à la Croix catholique et qu’elle cherche à évincer celle-ci autant qu’elle le peut.

J’ai pu l’observer pendant un séjour de quatorze années en Grèce.

Les réserves protocolaires, formulées par la France dans les traités pour l’institution du Royaume de Grèce et l’annexion des Îles Ioniennes, sont éludées par les autorités helléniques sur des points de réelle importance : reconnaissance et situation de certains évêques latins ; statut des mariages mixtes.

En raison même de ce que leur excellente tenue leur assure une clientèle nombreuse et distinguée, les écoles catholiques sont plus ou moins jalousées, ce qui, combiné avec l’influence de l’antagonisme confessionnel, les met parfois en butte à des attaques de presse et à des tracasseries administratives sous de fallacieux prétextes.

Il me paraît aussi que nos intérêts commerciaux et industriels n’ont qu’à perdre au passage de la domination turque à la domination balkanique.

Ces données ont été généralement omises dans presque tout ce qui s’est publié à l’occasion du conflit oriental.

Par contre, on a donné un large mais immérité regain aux légendes tendancieuses et spécialement à celles qui sont relatives aux massacres et pillages, mis indistinctement à la seule charge des Turcs, dans le but, semble-t-il, de les discréditer devant l’opinion publique ; or, il est avéré que le Turc, naturellement placide, ne se livre à des violences que provoqué par une rébellion : j’en ai été témoin moi-même en Crète, où les violences ont toujours eu le caractère de réciprocité entre chrétiens et musulmans.

De même en Macédoine, ce fut entre les alliés d’aujourd’hui, rivaux quand même, ennemis d’hier, et peut-être aussi de demain, entre Bulgares et Grecs, que se produisit un long échange d’actes de barbarie comme moyen d’éviction et d’intimidation au service de la propagande politique.

LUCIEN MAUROUARD.


IX

Lettre à moi adressée par deux Français hautement honorables, qui s’étaient fixés à Salonique et vont être obligés d’en partir.


Salonique, 19 janvier 1913.

Un calme relatif existe en ce moment, avec la Cour martiale et la censure préalable. Et combien encore de vilenies !

L’exode des familles musulmanes est presque général. Les Israélites à leur tour songent à partir. Quant à nous, Français, beaucoup des nôtres ont déjà perdu leur situation.

Grecs et Bulgares se disputent la ville.

Le Bulgare, plus brutal, fera sentir son joug plus inexorablement ; le Grec, avec plus d’hypocrisie. Quant à la France, l’admirable expansion de sa langue, de son influence industrielle et morale, sera absolument détruite. Déjà toutes les communications officielles, toutes les enseignes, tous les avis de chemins de fer ou de trains qui se faisaient en français ne se font plus qu’en grec.

Chaque jour nous apporte de nouveaux témoignages des atrocités bulgares. Elles dépassent l’imagination. Des femmes enceintes ont été éventrées et, de la population musulmane de cette partie de la Macédoine, il ne reste que les fuyards.

Quant aux prisonniers turcs qui étaient à Salonique, on ne les voit plus. Et les officiers bulgares, pressés de questions, commencent à avouer qu’ils les ont méthodiquement exterminés.


X

Lettre que m’adresse le colonel français Malfeyt, qui fut détaché pendant sept ans dans la gendarmerie internationale de Macédoine.


J’ai vécu avec les Turcs pendant sept ans, à Salonique, Monastir, Uskub, dans toutes les classes de la société et surtout parmi les soldats ; c’est vous dire combien je les connais et, dès lors, combien je les aime.

Pendant mes années de service en Macédoine, je n’ai jamais constaté ni entendu parler de crimes commis par des Turcs, et je crois qu’on ne pourrait pas en signaler un seul, en prouver un seul, tandis que je puis citer par douzaines des crimes commis par les Balkaniques. Les autorités ottomanes dépêchaient constamment des troupes pour mettre à la raison les bandes grecques, serbes ou bulgares, qui s’entretuaient, fomentaient des troubles et maintenaient le pays dans une anarchie continuelle. Est-ce que ce sont ces répressions qu’on appelle des massacres ? Dans ce cas, moi aussi, j’ai contribué à pourchasser ces bandes.

En Asie Mineure, n’y a-t-il pas une tranquillité parfaite ? Pendant les deux années que j’ai parcouru le pays, je n’ai jamais entendu parler de meurtre ni de vol ! On peut dormir portes ouvertes ! Et cependant il y a des Grecs et des étrangers en grand nombre ; mais ici aucune puissance ne poursuit une politique annexioniste.

Non, notre injustice envers les Turcs est révoltante. Ce peuple si bon, si doux, si digne, ne mérite que notre estime.

COLONEL MALFEYT.


XI

Lettre que m’adresse un Roumain de Bucarest.


Comme on voit que vous connaissez bien les Turcs — que nous coudoyons depuis des siècles, nous autres Roumains — ces Turcs, que les vicissitudes des temps ont rendus nos maîtres pendant de longues années, mais qui, chose incroyable et sans exemple dans l’histoire, n’ont jamais été haïs dans le pays, tant ils étaient bons et justes, et tant ils avaient le respect de la parole donnée.

La Roumanie vous portera dorénavant une affection reconnaissante pour les paroles de justice, pour les accents indignés que vous jetez à la face de l’Europe comme une flétrissure.

DEMÈTRE RACOVICEANO.


XII

Lettre que m’adresse un capitaine français qui servit onze ans dans la gendarmerie internationale de Macédoine.


Votre plaidoyer en faveur de nos amis turcs a un très grand retentissement dans leur cœur, qui est un cœur d’or, comme vous le savez. Le bien que vous faites ainsi à la cause française répare les ravages que notre presse, vendue aux vainqueurs, a causés à notre influence ; vous maintiendrez quand même, chez la victime insultée, l’amour de notre pays, tandis que les vainqueurs d’aujourd’hui nous renieront demain.

CAPITAINE X***.


XIII

Lettre que m’adresse un Turc de Constantinople.


Notre cœur saigne à la pensée que, dans notre malheur, l’insulte nous vienne de cette noble France que nous avons appris à aimer dès notre plus tendre enfance, au foyer maternel d’abord, puis à l’école française installée dans nos villes et nos villages ; c’est avec votre littérature que nous ne cessons de nourrir notre intelligence. Eh bien ! monsieur, vous ne le croiriez pas ; malgré les insultes du Temps et d’un grand nombre de vos journaux, nous ne pouvons cesser d’aimer la France, notre seconde patrie, et la pensée qu’en cas de guerre avec l’Allemagne elle pourrait être de nouveau vaincue, me plongerait dans la douleur et la tristesse comme cela m’arrive pour mon propre pays.

X*** BEY.


XIV

Lettre que m’adresse un groupe de jeunes filles israélites de Constantinople.


Nous sommes de petites israélites turques et nous partageons toutes les souffrances endurées si courageusement par nos compatriotes musulmans. Oui, malgré ce qu’en diront nos ennemis, les vrais Turcs pourront être fiers de s’être vaillamment défendus et d’avoir sauvegardé l’honneur. Oui, malgré tout, la Turquie sera notre patrie, celle qui nous a recueillis, nous israélites, avec tant de générosité !

Nous sommes heureuses de trouver en vous un défenseur de cette Patrie sur laquelle pèsent tant d’injustes accusations, etc.

(Suivent cinq noms de jeunes filles.)


XV

Lettre que m’adresse un ingénieur en chef français.


Combien vous avez raison d’élever la voix en faveur de cette race si belle et si bonne : les Turcs ! Je parle leur langue, j’ai vécu douze ans parmi eux en Macédoine, en Anatolie, en Arabie. Si tant est que les vertus indiquent et distinguent la religion des hommes, en Orient, le meilleur chrétien, c’est le Turc.

Comme vous j’ai souffert des ignominies légendaires répandues comme à plaisir sur nos pauvres amis ; mes yeux se sont mouillés des malheurs immérités qui les frappent. J’ai essayé d’élever la voix après votre premier appel ; mais, bien entendu, aucun journal n’a accueilli mes plaintes. Néanmoins j’essaierai encore, avec ardeur, presque avec colère. Le ressentiment que j’éprouvais contre mes semblables a été calmé par votre livre, il m’a semblé être moi-même alors moins impuissant.

B***
Ingénieur en chef.


XVI

PRESSE ALLEMANDE
KREUZZEITUNG, 5 février.


En éditorial et sous la signature
de Theodor Schiemann :


Les bandes qui suivent les troupes bulgares et serbes, les comitadjis, se rassemblent partout comme des hyènes, et malheur à quiconque tombe entre leurs mains ! À notre satisfaction, l’Italie a pris l’initiative de réclamer une enquête au sujet des atrocités qui ont été commises par ces bêtes fauves sur le sol albanais, macédonien et thrace. Sir Edw. Grey, en présence d’une question posée à ce sujet à la Chambre des Communes, s’est réfugié derrière un « ignoramus », bien que son devoir eût été de savoir, et d’ailleurs l’Angleterre n’a pas l’habitude de se taire quand il s’agit d’atteintes portées aux fondements de la morale humaine.

Le docteur Ernst Jaeckh a fait paraître un livre intitulé : L’Allemagne en Orient après la guerre balkanique (chez Martin Möricke, Munich 1913). Il a rendu ainsi le service de mettre en lumière, grâce aux communications de témoins dignes de foi, les faits qui, à la honte de l’humanité, se sont accomplis dans cette guerre épouvantable. Nous ne pouvons nous empêcher d’en signaler quelques-uns empruntés aux récits de témoins allemands : fonctionnaires, pasteurs, etc… Il existe d’ailleurs des documents officiels et des photographies qui confirment notre affirmation.

« La conduite des Bulgares, déclare une lettre allemande, dépasse au décuple tout ce que les Turcs ont pu commettre, et on pourrait croire revenus les temps des Huns ou les périodes les plus terribles de la guerre de Trente Ans. C’est toujours la même histoire : les hommes trouvés dans les villages et les villes sont massacrés sans pitié, les femmes et les filles sont violées, les villages sont pillés et brûlés, et ce que les balles ont épargné meurt de faim et de froid. »

Voici d’ailleurs un exemple :

« Dans le village de Pétropo, deux jeunes filles ont été violées devant les yeux de leur mère ; celle-ci, ne pouvant supporter ce spectacle, saisit un fusil et tira. Ce fut le signal d’un véritable bain de sang. On rassembla toutes les femmes et toutes les filles, on les enferma dans le café du village et on y mit le feu. Toutes périrent dans les flammes au milieu de cris déchirants. »

Ce cas est tout à fait typique. Dans certains endroits, on a eu le front de donner aux victimes le baptême chrétien (!!!) avant de les massacrer. Dans le village d’Esehkeli, près de Kilikich, on a enterré vivantes dix jeunes filles.

Une dame autrichienne écrit de Cavalla à son frère :

« Des gens qui n’avaient pas commis d’autre crime que celui d’être musulmans et pris parmi les notables de la ville, furent emprisonnés et traités sans procédure de la façon la plus cruelle. À minuit, les prisonniers furent éveillés, dépouillés de leurs vêtements, attachés trois par trois, lardés de coups de baïonnette et assommés à coups de crosse. La première nuit, trente-neuf furent exécutés, la seconde nuit, quinze, etc… À Serrès, les Turcs se mirent en défense et abattirent deux soldats. Aussitôt l’officier qui commandait ces derniers tira sa montre et dit : « Il est maintenant quatre heures ; jusqu’à demain quatre heures, faites des Turcs ce que vous voudrez. » Ces bêtes fauves massacrèrent pendant ces vingt-quatre heures 1 200 Turcs, d’après les uns, 1 900 d’après les autres… »

Sans aucun doute, l’appel à la croisade du tsar Ferdinand est cause de ces atrocités. Le colonel Veit raconte que les comitadjis ont brûlé toutes les localités musulmanes entre Tchataldja et Andrinople.

« On ne voit plus aujourd’hui une seule maison, une seule cabane ; tout a disparu dans les flammes. Des milliers de familles ruinées ont émigré, emportant leur petit avoir ainsi que leurs femmes et leurs enfants dans des chars traînés par des buffles. Ils sont en ce moment devant les portes de Constantinople où la faim les tourmente. Ils ne se plaignent pas, ils ne mendient pas et se nourrissent misérablement de quelques grains de maïs. À Büyük Kardistan, j’ai vu moi-même des douzaines de blessés turcs que les troupes en déroute n’avaient pu emmener avec elles et que les patrouilles bulgares ont horriblement mutilés. Nous autres officiers, nous l’avons déjà répété à des correspondants de guerre : c’est en caractères de feu qu’il faudrait répandre sur la terre la nouvelle de toutes ces atrocités… »

Au contraire, tous les rapports sont à la louange des Turcs, tels sont ceux du capitaine Rein, et du professeur Dühring. Ce dernier, en parlant des Turcs, les qualifie de « peuple honnête et brave » et conclut par ces mots : « Ils ne sont pas encore mûrs pour la civilisation européenne. Espérons cependant qu’il sera permis à la Turquie de renaître en Asie Mineure, car les Turcs le méritent pour leurs qualités : ils sont pieux, fidèles, honnêtes, simples et braves. » Le capitaine Rein, lui, résume son jugement dans le mot de Bismarck : « Le Turc est le seul gentilhomme de l’Orient. »

Quand on songe à toutes les atrocités commises et dont nous ne citons ici qu’une faible partie, on comprend le cri d’appel du docteur Jaeckh : « Il n’y a donc en Europe aucune volonté, aucune main en faveur de l’humanité, aucune voix en faveur de la civilisation ? Et cependant, les faits qui se sont passés sont établis par des documents sérieux, par des photographies, etc… »

Il nous semble impossible que l’opinion ne s’agite pas et que l’initiative prise par l’Italie reste sans écho. C’est en vain que la Russie s’efforce de cacher les crimes de ses protégés bulgares et serbes. C’est en vain que la presse française persiste à se taire. C’est en vain que Sir Edw. Grey reste d’un flegme glacial et bouche ses oreilles pour ne pas entendre et ses yeux pour ne pas voir.


XVII

Traduction de la lettre adressée à Pierre Loti, en turc, par S. A. I. le prince Youssouf Izzeddine, héritier de Turquie.


Mon cher monsieur Pierre Loti,

L’humanité entière est témoin des drames sanglants qui se sont déroulés ces derniers temps dans cet Orient qui constitue le fond de vos œuvres et de vos poèmes inappréciables et immortels par leurs vues généreuses et leurs beautés naturelles. Des fumées, des brouillards de sang innocent répandu à flots et sauvagement, ont obscurci le ciel clair et limpide que vous admiriez dans le temps et des lamentations ont remplacé le gazouillement des oiseaux. Alors que des massacres et des horreurs se perpétuent en Roumélie, c’est-à-dire sur les confins de l’Europe ; alors que les oreilles se bouchent à ces calamités et à ces tempêtes vous seul, avec quelques amis de l’humanité et de la civilisation comme vous, avez élevé la voix en faveur du droit et de la vérité. Votre plume est devenue l’étendard du combat pour la justice. Vous avez déchiré les ténèbres, éclairé les hommes de conscience et de foi. Je suis sûr qu’un jour le monde civilisé tout entier se groupera sous les plis de votre drapeau du droit et de la vérité. Ni mon pays ni moi n’oublierons jamais vos nobles et généreux sentiments ainsi que vos luttes humanitaires. Nous vous vénérerons et glorifierons éternellement, homme juste et sage.

YOUSSOUF IZZEDDINE.


XVIII

Réponse de Pierre Loti au Prince héritier de Turquie.


Monseigneur,

Au delà de ce que les mots peuvent dire, je suis ému de la reconnaissance que me témoigne la Turquie, et dont je viens de trouver la haute et souveraine affirmation dans la lettre que Votre Altesse Impériale m’a fait l’honneur de m’écrire. Cette lettre, je la conserverai parmi ce que j’ai de plus précieux, et mes fils, à qui elle sera léguée, continueront après moi, je l’espère, mon attachement à ma seconde patrie orientale.

Cependant, je ne méritais pas d’être remercié, car il m’eût été impossible de ne pas faire ce que j’ai fait : tout simplement, j’ai suivi l’élan de mon cœur, si fidèle à la noble nation turque, j’ai obéi à l’impulsion de ma conscience indignée, — et je me suis senti fier ensuite de subir l’insulte et la menace pour avoir dénoncé tant de crimes.

Mon effort n’a pas été vain. Il y a dans mon pays une immense majorité de gens de cœur et de sens, que l’on avait abusés par des calomnies éhontées, par d’officiels mensonges — ou même d’officiels « démentis » ; ceux-là, il m’a suffi de les éclairer pour les ramener vers notre chère et malheureuse Turquie. J’en ai ramené beaucoup, ainsi que me le prouvent les lettres qui m’arrivent par centaines, et aussi les articles d’une presse non vendue. Je suis heureux d’ajouter du reste que j’ai été secondé dans ma tâche par tous ceux de mes compatriotes qui ont habité l’Orient et qui connaissent les Turcs autrement que par d’abjectes ou enfantines légendes. Je continuerai la lutte comme si ma propre patrie était en jeu. Mais ce petit courant de sympathie, que je serai parvenu à créer peut-être, comptera, hélas ! pour si peu de chose auprès des effroyables malheurs qui fondent de tous côtés sur l’Islam et dont je me sens cruellement meurtri !…

J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, Monseigneur,

De Votre Altesse Impériale,
Le reconnaissant et affectionné
PIERRE LOTI.


XIX

Lettre du Grand Vizir à Pierre Loti.


SUBLIME PORTE
GRAND VIZIRAT
Le 16 février 1913.
Cher monsieur,

Tandis que l’Europe entière et la presse salariée avaient pris le parti de fermer les yeux sur les atrocités et les tueries organisées par les alliés balkaniques, votre noble voix s’est fait entendre pour prendre la défense des opprimés.

Je vous remercie chaudement pour cette belle tâche que vous avez assumée au nom de l’humanité.

J’aime à espérer qu’il se trouvera en France de nobles cœurs qui, se souvenant de l’amitié séculaire des deux nations, ne tarderont pas à imiter votre bel exemple et unir leurs efforts aux vôtres pour arrêter l’extermination systématique de la population paisible des provinces occupées par les alliés.

Agréez, cher monsieur, avec l’expression de mes sentiments de profonde reconnaissance, l’assurance de ma très haute considération.

Le Grand Vizir,
MAHMOUD CHEVKET.



Réponse de Pierre Loti :


Altesse,

Combien profondément je suis touché de la lettre que vous avez bien voulu m’écrire. Rien ne pouvait m’être plus précieux qu’un tel témoignage de reconnaissance.

Ma voix cependant n’a eu que bien peu de pouvoir, hélas ! pour flétrir comme il eût fallu tant de crimes hypocrites, commis au nom de la Croix. Mais que faire, quand on a contre soi le gouvernement de son pays, presque toute la presse — et presque toute l’opinion, préparée de longue main par d’habiles calomnies !

Au moins, aurai-je affirmé à vos compatriotes qu’il leur reste, chez nous, l’inébranlable sympathie « documentée » de tous ceux qui les connaissent, qui ont vécu en Orient et qui savent la vérité. Peut-être en même temps aurai-je quelque peu servi mon pays, dans la mesure de ma force, en proclamant que tous les Français, grâce à Dieu, ne sont pas avec ceux qui souscrivent à l’extermination sans merci d’une noble race vaincue.

Avec mes remerciements, veuillez agréer, je vous prie, Altesse, l’hommage de ma respectueuse considération.

PIERRE LOTI.


XX

Document communiqué au Gil Blas par M. Robert Duval.


Le sous-gouverneur de l’île de Lemnos porte à la connaissance de la Sublime-Porte que des événements d’une excessive gravité se sont produits récemment.

Les autorités militaires hellènes procèdent actuellement, dans les villages de Lera et de Strati, à la révision des procès ayant acquis force de loi depuis vingt ou trente ans, et prononcent à l’heure actuelle des sentences arbitraires en faveur des Grecs, à la seule fin de terroriser les musulmans, que l’on extermine après les avoir battus de verges et fouettés au sang. Ceux qui ont pu échapper à ces massacres se sont vus dans la douloureuse nécessité d’abandonner leurs foyers pour sauver leur propre existence.

Le cheikh des derviches à Serrès, Aghiagh effendi, informe en outre ses supérieurs qu’après l’occupation de cette ville par les Bulgares, des milliers de musulmans ont été massacrés, plusieurs hommes et femmes contraints par des violences à embrasser la foi orthodoxe, nombre de jeunes filles enlevées et expédiées en Bulgarie, des maisons pillées et saccagées, les cimetières et les mausolées profanés et les objets précieux s’y trouvant, enlevés.

D’autre part, le préposé des fondations pieuses de l’île de Mitylène fait savoir au ministère compétent que tous les mausolées et les tombeaux musulmans ont été pillés et saccagés par les soldats hellènes. Le chef de la communauté musulmane à Chio a déclaré également aux autorités impériales du vilayet d’Aïdin que les mêmes profanations ont été commises froidement dans l’île, après l’occupation grecque.

En outre, le gouverneur de Lemnos informe, dans un rapport, la Sublime-Porte que les fonctionnaires ottomans, ci-dessous mentionnés, ont été assassinés de la manière la plus féroce par les officiers et les soldats grecs dans le port de Moundouros :

Assaf bey, greffier de justice ; Salin effendi, commandant du port ; Mahmoud effendi, fermier de la dîme ; Chukri effendi, notable de Moundouros ; Hussein effendi, facteur ; Remzi effendi, greffier ; Ahmed effendi, fonctionnaire de la Banque agricole ; enfin, Ibrahim effendi, notable de Lemnos, assassiné par méprise à la place de son frère.

Ledit gouverneur ajoute qu’il tient aussi d’une source privée et authentique que douze autres personnes notables et fonctionnaires dans les îles avoisinantes de Lemnos ont été également conduits au port de Doundouros et lâchement assassinés en même temps que les malheureux ci-haut mentionnés.

On parlera encore des atrocités turques !…

ROBERT DUVAL.


XXI

Lettre que m’adresse un ingénieur roumain.


Ici, nous savons de façon certaine que pendant cette guerre, les alliés ont massacré non seulement les populations musulmanes, mais aussi de tranquilles populations roumaines. Ils ont fermé les églises et les écoles roumaines, ont brûlé les livres et les évangiles écrits en roumain, ont emprisonné et tué les prêtres et les instituteurs roumains. Les tortures subies par ces malheureux sont inouïes. L’instituteur roumain Démètre Cicina (lisez Tjicina), le directeur des écoles de Turia, a été appelé par lettre officielle et tué d’une manière atroce ; on lui a coupé d’abord la langue, ensuite on lui a arraché les cheveux, puis on lui a coupé chaque veine du corps. Le cadavre de ce malheureux a été jeté sur les bords d’une rivière à la proie des chiens vagabonds.

La veuve et les enfants de notre martyr se trouvent à Bukarest, et on peut leur faire demander les récits de ces atrocités par une personne digne de foi, par exemple M. le ministre français résidant à Bukarest… etc… etc.

À Klebi-Cliscera, les Grecs ont incendié 250 maisons roumaines et l’église roumaine Saint-Nicolas. Les écoles roumaines ont été incendiées aussi. Les Roumains : George Galbadjari, N. Maugrosi et Caracuta ont été tués.

DANIEL KLEIN,
Ingénieur forestier.


XXII

Fragment d’une lettre que m’écrit un notable Turc de la ville de Brousse.


…… Comme vous le savez, pendant la guerre turco-russe, ce sont encore les Monténégrins, ces coupeurs de nez et d’oreilles, qui s’étaient lancés les premiers, surprenant à la première rencontre les réguliers turcs et les martyrisant, et faisant de leurs figures de véritables effigies d’orangs-outangs. L’Europe était alors plus bienveillante pour les pauvres Turcs puisque les photographies, représentant une vingtaine de malheureux défigurés, envoyées à la presse par mes soins pour que l’opinion publique fût édifiée, trouvèrent place dans le Graphic, le périodique anglais bien connu. Les autres journaux cependant n’en soufflèrent mot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il serait facile de retrouver encore chez Abdullah frères, photographes à Péra, les clichés de ces photographies. Mais, pour le cas où cela ne serait pas possible, se trouverait-il en France un journal illustré qui consentirait à reproduire un groupe de vieillards encore en vie, de ceux qui, durant la guerre turco-russe, furent abominablement défigurés par les mêmes Monténégrins sauvages et inhumains ?


XXIII

Fragment de la lettre que m’adresse la Ligue de la Défense nationale turque.


… Et lorsque nous restions stupéfaits de notre abandon par la France que nous avions appris à aimer, c’est vous qui nous avez rappelé qu’en dehors et bien au-dessus de cette nouvelle France financière, âpre et jouisseuse, aveuglée par les reflets de son fétiche d’or, vit toujours la France que nous connaissons, la France intellectuelle et morale, la vraie France, qui pendant de longs siècles a patiemment édifié sa grandeur sur de nobles traditions de justice, de moralité et de solidarité humaine.

C’est à elle que les financiers arrogants doivent leur existence ; c’est de son prestige qu’ils abusent lorsque, sous l’empire de la passion aveuglante du lucre, ils prostituent à de bas appétits le fruit de son travail, qu’elle leur a confié pour servir à l’extension de son influence civilisatrice, et au relèvement moral et matériel des peuples moins heureux.

Cette France, souvent lointaine, distraite par le travail de la pensée, ignore les abus qui se pratiquent en son nom. C’est vous encore cette fois qui, à la tête d’un petit groupe d’amis dévoués à la cause du Droit, avez assumé la tâche de la réveiller.

Lorsqu’elle le sera, qu’elle aura déchiré le voile de mensonges et de calomnies dont on a couvert ses yeux, et que, dans toute leur hideuse réalité, elle contemplera les crimes indescriptibles qui se perpètrent au nom de la Croix, emblème de l’amour fraternel, frémissante d’indignation et d’horreur, elle n’hésitera pas, nous en sommes sûrs, à élever la voix, et à faire sentir le poids de sa colère à ceux qui oublient trop que la devise : « La Force prime le Droit » n’est pas la sienne, et qu’elle est jalouse de ses hautes traditions… etc…, etc…

Signé : HOULOUSSI,
Président de la Ligue
de la Défense nationale ottomane.


XXIV

Lettre que m’adresse un étudiant polonais de l’Université de Vienne.


Quand les Polonais, après trois insurrections désespérées, furent définitivement battus, ils se réfugièrent en France et surtout en Turquie où ils furent reçus avec une générosité admirable. Et cependant, c’est la Pologne qui, de toutes les nations européennes, avait fait le plus grand tort à la Turquie, surtout pendant la guerre de 1683. Cette générosité avec laquelle les Turcs nous accueillirent est un exemple sans pareil. Le sultan d’alors, Abdul-Medjid, en protégeant ainsi les réfugiés polonais, risquait cependant de s’attirer une guerre terrible.

Votre livre nous a causé une consolation si grande que je ne puis vous l’exprimer. Le directeur de notre Université, un vieillard respectable, qui avait vécu vingt ans parmi les Turcs, s’écria presque en pleurant, après avoir fermé votre livre : « Vraiment il a élevé un monument impérissable, non seulement dans le cœur des Musulmans, mais encore de tous ceux qui les connaissent », etc…


XXV

Fragment d’une lettre que m’écrit une dame russe.


La photographie que vous reproduisez sur la couverture de votre livre a remué tous mes plus tristes souvenirs. Je suis une vieille femme, monsieur, et, en 1877, lors de cette campagne de Turquie qui fut le premier déchaînement d’une Europe imbécile contre ces infortunés Turcs, j’étais en qualité de sœur de charité sous les murailles de Plewna. Combien de pauvres Turcs n’ai-je pas vu amener à peu près dans l’état dans lequel a été mis l’original de la photographie que vous avez fait reproduire ! Ils avaient été mutilés par des bandes serbes, bulgares et monténégrines, ces atroces Monténégrins surtout, qui portaient comme croix d’honneur pendues à leur ceinture, les oreilles des Turcs qu’ils avaient martyrisés avant de les tuer ! Et cela on l’oublie, de même que la résignation de leurs victimes, qui avaient la force de ne pas les maudire. Et toutes ces atrocités se pratiquaient au nom de la religion chrétienne, en l’honneur de la Croix du Christ ! etc., etc…


XXVI

Lettre que m’adresse un lieutenant de vaisseau français, au retour d’une campagne dans le Levant.


J’étais nourri des classiques et plein d’admiration pour la nation grecque, quand je suis arrivé pour la première fois dans le Levant, en Crète. M. Venizelos présidait alors, avec l’astuce et la mauvaise foi que vous connaissez, aux destinées de l’île.

Après deux ans de séjour, je suis revenu avec un dégoût profond pour tout ce qui est grec, et une immense pitié pour le bon, le doux, l’hospitalier peuple turc, opprimé par ses propres chefs, spolié, assassiné par les orthodoxes chaque fois que ceux-ci en trouvent l’occasion. Je ne puis vous dire avec quel sentiment de soulagement j’ai entendu votre voix s’élever enfin pour démasquer les mensonges et exciter la pitié envers ces malheureux innocents que l’on tue et dont en outre on souille la mémoire.

X.,
Lieutenant de vaisseau.


XXVII

Lettre d’un religieux français de Scutari publiée par M. Jean Tharaud dans sa brochure La Bataille à Scutari.


… Vous me trouvez turcophile, chers parents. Comment ne le serais-je pas ! Voilà vingt-trois ans que je vis au milieu des Turcs, que j’apprends à connaître l’âme de ce peuple, ses qualités de cœur, sa large tolérance, sa foi profonde en Dieu, son respect de l’autorité, sa vaillance, son patriotisme. Tous les journaux catholiques de France peuvent parler de croix contre le croissant, ils négligent d’ajouter que cette croix est tout ce qu’il y a de plus grecque. Et, vraiment, ils oublient trop que depuis des années déjà la Turquie donne à nos religieux le pain que la France leur refuse… Les mensonges d’une presse vénale ou mal informée n’y changeront rien, les Turcs font la guerre en soldats ; les Balkaniques la font en bandits. Les journaux peuvent parler des atrocités turques, mais les atrocités des États orthodoxes dépassent en horreur tout ce qu’ont fait les Turcs dans le passé. Des lettres écrites par nos frères de Salonique et de Chio ; d’autres lettres adressées par des parents aux enfants de nos écoles pourraient vous édifier sur la soi-disant civilisation de ces petits peuples prétendus chrétiens.


XXVIII

Lettre que m’écrit un notable français de Salonique.


Salonique, 21 mars 1913.

Mardi, 18 courant, sur les quatre heures et demie du soir, le roi Georges de Grèce, revenant d’une de ses coutumières promenades à pied, fut mortellement atteint d’une balle de revolver tirée par une sorte de déséquilibré. Un aide de camp accompagnait Sa Majesté. Deux gendarmes crétois suivaient à une certaine distance.

L’assassin, aussitôt arrêté, fut interrogé par un officier grec. Voici les paroles textuelles de cet officier : « L’assassin parle trop purement notre langue pour que ce ne soit pas un Hellène. » En effet, il avoua s’appeler Alexandre Skinas, être grec et professeur. Ces choses vous sont connues. Ce que vous devez ignorer, ce que, du moins, on a précieusement caché, ce sont les scènes qui suivirent.

Soldats et gendarmes crétois se ruèrent dans ce quartier avec cette soif de massacrer, de tuer qui paraît être la plus grande jouissance des peuples balkaniques. Je vis trois égorgements sous mes yeux, dont un d’un pauvre vieux mendiant nègre. Les officiers disaient à ceux qui portaient le fez, de l’ôter, car ils n’étaient pas maîtres de leurs hommes. Aux balcons, les dames grecques criaient : tuez-les, tuez-les. On estime, comme nombre le plus bas, à une centaine le nombre des victimes.

Une élève du cours des jeunes filles de la mission laïque et un garçon du lycée, tous deux musulmans, ont eu leurs parents assassinés. Le père de ce dernier, Kapandii effendi, ne rentrant pas chez lui, sa femme affolée court les postes de police. On la reçoit avec des sarcasmes en lui disant que son mari repose en lieu sûr. Cette victime très connue, notable d’ici, tuée à sa porte, est transportée au loin pour enlever la preuve du crime.

Le lendemain, les journaux — par ordre — affirment que la gendarmerie crétoise a été admirable dans cette horrible soirée.

Hypocrisie et cruauté.

Censure préalable et impossibilité d’établir la vérité.

Voilà des faits nouveaux — si j’ose m’exprimer ainsi — et absolument contrôlés.


XXIX

Documents officiels contrôlés, et qui furent publiés en premier lieu par le Gil Blas.


180 paysans turcs brûlés vifs.


Sans même parler des 5 000 soldats bulgares du général Kordatcheff, qui, le samedi 27 octobre, fusillaient 5 120 musulmans, et auraient tué jusqu’aux orthodoxes, sans l’intervention du métropolite, rappelons les événements de Kulkund.

À Kulkund, du caza d’Avret-Hissar, les villageois turcs furent appelés par les Bulgares de Montoul, sous prétexte de les faire inscrire dans un registre. C’était un mardi, quinze jours après l’occupation. Ils furent amenés dans une djami (mosquée) et là, les comitadjis bulgares, accompagnés de villageois bulgares, ont divisé les Turcs en groupes de huit personnes et après avoir mis de la paille arrosée de pétrole les ont brûlés.

Le nombre de Turcs brûlés dans la localité s’élève à 180 personnes.

Puis les Bulgares ont brûlé 200 garçons et ont amené avec eux 58 jeunes musulmanes, au village de Montoul.

Seulement 60 familles de la localité de Kulkund ont pu échapper à cette tuerie.

Des faits analogues se sont déroulés à Poroy-Zir, Poroy-Bala, Orgamli, Reyan, Durlan, Zchirnal, Dedeagatch, Stroumnitza, Garnach-Zir, Zioran, etc.

Les villageois de Petritch, Menlek, Demir-Hissar, Angista, Vilasta, Koutta, Chililan ont été exterminés.

Les armées bulgares et balkaniques semblent avoir voulu procéder à l’extermination systématique de toute la population paysanne islamique.

Dans les régions de Serrès, Cavalla, Demir-Hissar, plus de 70 000 musulmans ont été suppliciés et massacrés, sous l’œil des officiers bulgares.


XXX

Je reçois d’un groupe de Juifs de Salonique la protestation suivante, qui est toute à l’honneur de la race israélite :


Cher maître,

À la page 119[2] de votre livre, vous dites : « Pauvres Turcs, les voici reniés même par les Juifs de Salonique. »

Au nom de tous mes coreligionnaires, je viens protester contre cette affirmation. Non, les Juifs de Salonique n’ont pas renié leurs amis les Turcs. La lettre à laquelle vous faites allusion pour l’attester, et que le Temps s’est empressé de reproduire, est l’œuvre d’un Grec, fonctionnaire au bureau de la presse d’ici, qui pour la circonstance a cru politique de mettre un nez juif ; elle a été publiée dans un petit journal grec gouvernemental de langue française, fondé pour attirer les Juifs, tous de culture française, à l’hellénisme.

Non, cher maître, les Juifs d’ici n’ont pas renié les Turcs ; ils n’ont pas oublié que, à l’époque où toute la chrétienté, liguée dans une commune pensée de haine, traquait de toutes parts leurs ancêtres errants à travers les mers en quête d’un gîte, le Turc leur ouvrit larges les portes de l’hospitalité. Non, les Juifs de Salonique n’ont pas renié leurs amis les Turcs. Ce petit fonctionnaire grec en a menti. L’attitude des Juifs de Salonique a été héroïque lors de l’entrée des armées grecques dans la ville. Risquant les pires représailles de la part des soldats ivres de leurs victoires, les Juifs, malgré des injonctions directes, refusèrent énergiquement de pavoiser aux couleurs helléniques. Ils observèrent une réserve si digne et si sincèrement attristée qu’ils s’attirèrent, durant plusieurs jours, les haines et la colère de la populace et de la soldatesque. On viola leurs femmes, on pilla leurs maisons, on les maltraita, on les emprisonna, et on fit peser sur eux, pendant une semaine, la menace d’un massacre en masse.

Encore aujourd’hui, après trois mois d’occupation, malgré des avances pressantes, des protestations de sympathie, de fervente amitié, les Grecs n’ont pu obtenir que les Juifs renient les Turcs. La conversation du Grand Rabbin avec le roi de Grèce, que tous les journaux ont publiée, en est la preuve évidente. La mémoire de notre peuple est fidèle et tenace : l’empreinte de la reconnaissance ne saurait s’en effacer.


Je ne donne pas le nom des signataires, par crainte de leur attirer de cruels châtiments.

P. LOTI.


XXXI

L’opinion de Frédéric Masson, de l’Académie Française.


Je suis convaincu, depuis que j’ai été en Orient, il y a quarante-cinq ans, que, sans les Turcs, voilà longtemps qu’il n’y aurait plus un catholique romain dans l’empire ottoman.


XXXII

Encore une des lettres que m’adressent mes lecteurs inconnus.


J’ai vécu en Orient les trois meilleures années de ma vie ; j’y ai été en relation avec toutes les races. Je puis d’autant mieux dire combien est profondément justifiée votre sympathie pour les musulmans, combien vrai le jugement que vous portez sur la bassesse, la rapacité et la lâcheté des levantins chrétiens. L’accord de tous ceux qui ont vécu en Turquie est unanime là-dessus. J’en causais l’autre jour avec un de vos collègues de l’Institut, qui a longtemps séjourné là-bas et son avis était que si les Turcs ont massacré les Arméniens, c’est qu’il y avait à leur haine des causes profondes, dont les moindres sont le vol et l’usure que ces gens-là pratiquent à l’excès contre les pauvres paysans musulmans.

Et pourtant, qu’on est tranquille là-bas, chez eux, et libre, loin de nos menteuses formules de liberté ! Et quelle sécurité, à toute heure de jour et de nuit, même au fond des campagnes !

Merci pour votre geste, de vous être penché sur nos amis les Turcs, merci pour avoir, le seul en France, au milieu des croassements d’une presse ignorante ou vendue, dit les mots qu’il fallait dire !

M. GROSDIDIER DE MATONS,
Licencié ès-lettres, professeur d’Histoire.


XXXIII

Extrait d’une lettre que m’écrit un lieutenant de vaisseau français.


Mars 1913.

Si je n’ai pas encore eu la chance de vivre en Orient, j’ai au moins connu un Bulgare. Il était au Borda avec moi et j’avoue ne pouvoir prononcer le mot de barbare sans que quelque chose de lui ne traverse ma mémoire. Et voici le trait qui maintenant se présente ; il nous disait à table : « Moi, j’ai tué mon homme à seize ans, et pas au fusil, au couteau. » La façon dont, dédaigneux des fourchettes, il portait la nourriture à sa bouche était un commentaire ne laissant guère de doute sur sa familiarité avec les instruments tranchants.


XXXIV

Lettre écrite par un petit matelot français de l’escadre internationale à son capitaine.


Patte du Lac, à Scutari, 19 mai 1913.

La première nuit, nous avons été obligés de coucher dans la cour de la caserne, vu que la caserne était occupée par les Monténégrins ; ils avaient tout chaviré dans cette caserne et c’était infect partout. Les Monténégrins, avant de s’en aller, fouillaient dans le magasin d’armes et d’habillements abandonnés par les malheureux Turcs et ils emportaient tous des chargements. Pendant que je visitais les chambres, j’ai rencontré un pharmacien autrichien connaissant très bien le français et qui habitait à toucher la caserne ; il m’a parlé de la misère qui a sévi pendant le siège et des atrocités des Monténégrins qui massacraient les blessés turcs abandonnés dans la caserne ; les premiers jours de leur entrée à Scutari, ils ont envahi toutes les maisons et pillé partout, en incendiant à leur départ. Enfin il m’a montré que lui aussi avait souffert, sa maison a été percée par les obus et toute pillée ensuite.


XXXV

Traduction de la lettre d’un jeune sous-lieutenant turc, qui m’est envoyée par sa sœur.


Tchataldja, mai 1913.
Ma jolie grande sœur,

Néjad vient de rentrer de son congé ; il m’a apporté le livre que tu lui avais donné, c’est-à-dire la Turquie agonisante de Pierre Loti. Accroupis hier, le soir, dans un coin de notre misérable campement, à la lueur de la flamme mourante d’une bougie, nous commençâmes à le lire et nous nous mîmes à pleurer. Nous attirâmes bientôt l’attention des soldats. Ils s’approchèrent doucement un à un, comme s’ils craignaient de troubler nos pleurs et notre isolement. Nous leur dîmes ce que nous lisions ; ils firent aussitôt un rond autour de nous, comme toujours lorsque, pendant nos loisirs, nous leur faisons des lectures. J’ai tâché de leur traduire quelques lettres des plus émouvantes que contenait le livre et j’ai vu alors qu’ils pleuraient aussi. L’un d’eux nous dit : « Allah ! Allah ! Pauvres Turcs ! Y a-t-il donc des Chrétiens qui aiment les Turcs ? Et c’est un Français qui écrit cela ? Bravo, Français, qui a su comprendre que nous ne sommes pas des fanatiques barbares, féroces, comme prétendent les chrétiens orthodoxes. » Un autre : « Au lieu de prétendre que les Turcs sont barbares, il vaudrait mieux voir ces lâches Bulgares et alliés qui ont commis tant de crimes. »

Un autre, dans son emportement, s’écria : « Ah ! si j’attrape un Bulgare, je le mangerai tout cru pour venger le sang de nos pauvres victimes. » Mais tout à coup on entendit un cri : « Dour ! » (Arrête), qui semblait venir des profondeurs des ténèbres et se prolongea sinistre bien loin dans la vallée. C’était la sentinelle en faction, devant les tranchées, qui avait crié, et nous nous jetâmes sur nos fusils. L’officier de veille alla en avant, accompagné de deux soldats. Après dix minutes d’attente anxieuse, ils reparurent, accompagnés d’un autre homme. La clarté pâle de la bougie nous montra son visage : c’était un soldat bulgare. « Camarades, nous dit l’officier, je vous amène une visite. » Et le Bulgare se baissa jusqu’à terre pour nous saluer. Nous lui rendîmes son salut et puis on se rassit. Je ne sais quoi de lourd nous empêchait de le questionner.

Nos soldats l’examinèrent de la tête aux pieds : c’était tout à fait un type de sauvage, un homme maigre, âgé, très pâle, les cheveux et la barbe très longs, les habits déguenillés. Enfin on le questionna. Depuis quatre jours il n’avait rien mangé ; leurs provisions n’étaient pas arrivées et il priait qu’on lui donnât quelque chose. Un soldat turc tira de son sac un gros morceau de pain, des olives, du fromage et les donna à l’ennemi de sa race comme il eût fait à un frère. Le Bulgare, après s’être rassasié, nous dit que leur nourriture manquait très souvent. Les nôtres l’invitèrent à venir chaque soir prendre sa part de pain qu’on lui garderait, et le Bulgare revenait, chaque soir à la même heure, manger et retournait dans son camp. Au fur et à mesure la sympathie vint. Nos soldats lui taillèrent les cheveux, le rasèrent, et lui donnèrent de quoi coudre ses habits. Celui qui le soignait le plus était justement celui qui sous l’impression du livre de Loti avait annoncé qu’il mangerait tout cru le premier Bulgare qu’il attraperait.

Un jour, le Bulgare ne vint pas ; on garda sa part pour lui remettre à son arrivée. Il revint le lendemain, mais il nous dit que c’était la dernière fois, car son officier s’étant aperçu qu’il venait au camp turc, l’avait fait battre et lui avait défendu de venir chez nous prendre son pain…

  1. La rédaction de Gil Blas, tout en s’associant à la juste indignation de Claude Farrère, prend sur elle de supprimer dans la lettre en question quelques termes énergiques dont l’auteur stigmatise les faits rapportés par lui, — cela par pur et simple respect dû aux lectrices de ce journal.
  2. Page 126 de cette nouvelle édition.